J’ai rencontré Fatih dans la rue, à Elazig, le 5 décembre 2008. Son visage m’a intéressé, et je lui ai demandé l’autorisation de le photographier. Il a accepté.
J’aime bien cette première photo, où se mèlent le plaisir d’être vu, remarqué, et l’expression, me semble-t-il, d’une sorte d’absence au monde qui l’entoure, absence un peu mélancolique. J’aime aussi le contraste entre un peu d’espièglerie et une virilité volontaire. Les photos prises plus tard n’auront plus cette fraicheur, et mon copain de rencontre prendra alors toujours la pose, empruntée.
On sympathisera rapidement : il fait froid et Fatih m’invite à venir boire un thé dans la boutique de son frère aîné, Riza. (Ils y font des clés-minute ; l’affaire, en plein centre-ville et sur une place dédiée au départ des dolmus pour les villes voisines, marche bien).
Quand je demande à Fatih s’il connaît un lieu d’entraînement de foot pour que je tente d’y faire quelques photos, malgré la grisaille assommante, il m’y emmène d’un coup de voiture. On discutera pendant le trajet, et sur le parking du stade désert, en allemand et en anglais. Il m’explique alors son parcours : départ à 19 ans pour l’Allemagne, petits boulots, délinquance, prison, expulsion et retour à Elazig. Il me dit aussi qu’il ne souhaite plus partir, qu’il est content d’être de retour dans son pays, avec ses amis. On parle de la taule, des petits détails de la taule, avec pudeur et franchise à la fois. J’ai l’impression qu’il est content d’en parler, mais qu’en même temps il se protège de tout ce que ma présence peut lui rappeler de son expérience européenne. Il met en avant son choix de vie, sérieux, le respect de la religion, de la famille. Je n’insiste pas et nous prenons congé l’un de l’autre.
Le surlendemain, en passant sur la place des dolmus, je passe dire bonjour à Fatih. Il semble très content de me voir et me demande de rester avec lui : nous irons alors chez son meilleur ami, Ali, grossiste en fruits et légumes. Avec ce dernier, il propose que nous passions la soirée ensemble. On se donne rendez-vous pour 19 heures, après mon travail sur le marché aux moutons.
Dans la soirée, deux autres copains se joindront en fait à nous. Tous les quatre veulent m’emmener au Hammam. Un instant, je pense à mon expérience syrienne… Il n’en sera rien.
Le Hammam en question vient d’ouvrir et tient autant de l’aqualand occidental que du bain turc traditionnel. C’est neuf, hyper-moderne et propre, ludique (un toboggan fantastique nous arrachera des hurlements sous le regard un peu sévère du garcon de bains). Ils ont voulu m’offrir ce que la ville réservait de meilleur à leurs yeux.
Après nous sommes allés manger une soupe dans un petit restaurant ouvert tard, et puis on a bu quelques bières, et je suis parti me coucher.
C’était du temps camarade, du temps fraternel. Une virée entre potes, dans cette petite ville perdue, et je pensais au film de Mickael Cimino, The deer hunter.
J’ai observé Fatih, ce rien de réserve qu’il conserve, son quant-à-soi, ces années allemandes qui le séparent tout de même un peu de ses copains d’enfance. J’ai pris conscience de tout le courage dont il fait preuve, à tenir bon sans rêve, à s’accrocher à une vie qui n’est plus tout à fait la sienne, mais qui est la seule possible pour lui aujourd’hui.
Fatih, c’est le deuxième nom du sultan Mehmet. Il l’a endossé après la prise de Constantinople. Mehmet le victorieux.
J’ai souhaité que mon Fatih d’Elazig soit aussi victorieux, dans le combat qu’il mène : rester droit.
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