Les grains de poussière glacés voletaient çà et là derrière les carreaux, ils s’égayaient en des milliers d‘atomes éclatants comme autant d’étourneaux tourbillonnant au hasard du blizzard et virevoltant au gré de la bise, ce spectacle de millions et d’infimes papillons de neige, cherchant un chemin dans l’hiver des boulevards parisiens en Février compte parmi mes plus heureux souvenirs et je pouvais m’enivrer pendant des heures de ce spectacle magique tant que s’il n’était le babil minaudant des cousines, je m’en serai littéralement glacé, et la joue, et le nez à la vitre de fascination, comme offert à la béatitude que seul l’hiver en son cœur est capable de nous offrir. Emotions enfantines et mélancoliques. Quand le givre scintille sur les vitres comme des petits soleils, que la bise s’invite sous les fenêtres, elle, dont le moindre petit souffle nous pique les lèvres comme le ferait une ortie blanche, qu’il fait tellement froid que l’on craint que nos lobes nous quittent, quand nos narines crissent et que nos lèvres craquent, quand la danse des fumées ne semble qu’une trainée morte, quand nos pas dans la mousse semblent briser du verre, quand le froid implacable, sec, obstiné par tous nos espaces veut nous envahir, nous traverser, il n’est point de lutte possible, par sa seule volonté il nous impose le repli et derrière la fenêtre, calfeutré, à l’abri, je sortais de ma torpeur quand j’entendis Antoinette qui, d’un pas doux nous faisait servir sur un plateau d’argent, ciselé à la manière d’un Barye, que tante Marthe affectionnait tant et qu’elle nous légua à son départ, ce délicieux thé doux à la bergamote auquel un savoir-faire acquis de ses années passées à Burgess Hill dans le Sussex au service des Hutchinson a donné la saveur d’un délice. La conversation entre Léontine et Clémence prenait un tour ennuyeux, chacune chamaillant l’autre sur les vertus comparées de ce qu’il sied le plus élégamment de revêtir aux mains pour les protéger du vent glacial ; l’une, Clémence, vantant le manchon en peau de jeune phoque, Hortense elle, restait campée, pour des raisons essentiellement pratiques, sur des gants en toison de vison que recouvraient des mains préalablement pommadées d’huile de castor, c’est à cette dernière combinaison qu’allait mon suffrage malgré l’aversion que je pouvais éprouver à l’idée de m’enduire les paumes d’un extrait de petit mammifère que l’on avait préalablement poinçonné à la dague à hauteur du jarret, la truffe vers le sol, pour le mieux vider de son sang puis, une fois dégorgé, mis sous une presse, en tirer le jus, puis bouilli jusqu'à le réduire en onguent, cette idée d’un castor sous l’étau me hérissait d’effroi, j’ai toujours eu en horreur ce genre de pratique d’un autre âge, enfin quoi, l’idée du petit animal écrasé me fit frémir et c’est avec la brusquerie du songe que je remis une bûche dans l’âtre ce qui eut l’heur de dissiper mon vertige, mais d’agiter mon tisonnier vivement dans les braises expulsa dans le petit salon une onde de chaleur qu’accompagnait aussitôt un picotement acre chatouillant les narines et démangeant la gorge ce qui incommoda immédiatement les cousines à les en faire toussoter alors, sous les récriminations et les plaintes j’allais tout contrit vers la fenêtre pour l’entrouvrir et nous laisser mordre un instant par le souffle des steppes de Sibérie, sur les vitres une buée s’était formée, témoignage humide du pépiement incessant des tendrons, j’y dessinai d’un doigt la face ronde d’un bonhomme rieur qu’aussitôt je recouvrit d’un chapeau, sur un autre carreau, la perspective d’un chemin menant à une maisonnée, au toit de laquelle une cheminée fumait, Léontine, dont le rosé des joues par l’effet de la toux devint rouge-pivoine, brisa net mon élan créatif et m’enjoignit d’ouvrir, sous peine de s’évanouir ce que je fis après avoir noué autour de mon cou l’étole de soie de chine offerte par maman pour fêter ma fragile guérison.La main sur la crémone à tête de lion que nous eûmes tant de mal à trouver mais que papa découvrit en chinant rue de la Contrescarpe, le regard sur l’ardoise des toits blanchie des flocons, je pensais qu’il fallait que ce brave monsieur Léon se penchât sur le grincement pénible que faisait le battant gauche, tandis que le froid sec me saisit à me glacer le souffle, à me congeler le gosier, un éclat sonore me parvint d’en bas, de la rue, un bruit net, aigu, tranchant, démarqué du silence que le givre accentue, j’entendais du trottoir des onomatopées, des bribes de sons, de mots, des bruits, des borborygmes, un volapük débité par des badauds rassemblés en cercle autour de ce qui semblait être le matériel déballé d’une vente sauvage et je songeais que c’était là une insolite cérémonie qu’une braderie improvisée par un temps pareil et qu’il fallut que cela soit de bien belles affaires à saisir, méritant que l’on bravasse de telles températures, mais de cette cacographie de trottoir je n’en pouvais rien saisir et je refermai prestement la fenêtre car à me contorsionner de la sorte sous le nordet mordant je risquais au mieux un torticolis au pire une myalgie, je jetais un dernier regard aux piétons transis dont certains s’agitaient à sautiller sur place ou à souffler dans leurs mains pour se réchauffer, il y a dans ce monde bien des hurluberlus m’exclamai-je in petto, des prêt-à-tout qui, pour trois babioles seraient disposés à rallier Zanzibar à cloche pied et pied nu encore.
La journée passa lentement entre pépiements et affèteries des conversations futiles et c’est engourdis d’une douce chaleur produite par le feu de l’humble bûcher que nous arrivâmes au crépuscule ou l’on nous servit pour dîner une délicieuse crème de potimarrons relevés d’exquises baies de poivre rose, accommodée de croutons de blé complet et de fines tranches de saucisse d’Ardèche, le petit vin d’Arbois que nous récoltions dans nos vignes jurassiennes, une gorgée à peine me ramenait à chaque fois dans ce village des Arsures si cher à mon enfance et à ses cortèges de souvenirs, je revoyais les noisetiers au printemps, l’eau vive de la source qui coulait dans le domaine de grand-maman, les reines marguerites que nous mettions en sautoir après les avoir tressées en un seyant collier et qui à la moindre enjambée, se démettait, je revois aussi tonton Jean ordonnant aux ouvriers la place qu’il avait à tenir pour les vendanges et son discours qui se terminait systématiquement par un : « nous sommes chez les Mercadier bon sang » la faux qu’aiguisait grand-père pour que Plantier ait un instrument bien affuté pour affronter les foins. Ce soir Hortense insista derechef –c’est une manie à chaque repas elle recommence- pour que je lui fisse gouter notre familial breuvage ce que bien sur je ne fis pas de peur que cela ne la conduise aux inconséquences dont elle se rendait parfois coupable.
Avec les tartelettes aux poires, Antoinette me donna le journal du soir et j’y pus lire, outre la nouvelle qu’une guerre était imminente à nos frontières, qu’il y eut dans notre rue, à deux pas, un malheureux retrouvé mort de froid ce matin.
La lumière des bougies nous laissait voir à travers les carreaux, que les cristaux neigeux voletaient davantage et l’on pouvait se figurer devant ce spectacle que les étoiles s’étaient mises à danser.