Cours de M. Antoine Compagnon

Cinquième leçon : L'auctor médiéval


C'est un gros dossier que celui d'aujourd'hui, et nous ne ferons que l'effleurer. Rappelons pour commencer le large chiasme observé par Foucault, et recevable en gros sinon en détail : les textes littéraires modernes sont impensables sans nom d'auteur tandis qu'aux textes scientifiques il suffit l'autorité de la science ; en revanche, les textes littéraires du Moyen Âge circulent souvent anonymement tandis que les noms d'auteur sont indispensables à l'autorité des textes de savoir. Le texte médiéval est remarquable par la glose, le commentaire, l'écriture collective et continuée, la reprise indéfinie des mêmes citations et emprunts, suivant l'adage non nova, sed nove, « non du nouveau, mais de nouveau ». D'où le fréquent reproche moderne d'absence d'originalité ou même de plagiat. Faisons pourtant attention de ne pas appliquer de critères modernes, datant des Lumières au romantisme, à l'écriture du Moyen Âge. Paul Zumthor signalait le peu de ressources pour la critique biographique institutionnelle du texte médiéval. Comme elle se trouve démunie, elle réagit. Les auteurs restent anonymes ou sont désignés par des prénoms courants, parfois accompagnés de toponymes ambigus : sont-ce des lieux d'origine, d'habitat ou de dépendance féodale ? La confusion entre auteur, récitant et copiste est partout, suivant trois significations enchevêtrées du mot « auteur ». Or l'absence d'auteurs au sens moderne n'implique pas, ajoutait Zumthor, celle d'originalité ni d'invention, à repérer autrement. De nombreux problèmes pourraient être abordés, comme la présence et le sens du « je » dans des textes où la notion d'auteur individuel reste incertaine, ou les diverses formes de l'écriture continuée, combinant conformisme et différence. Je vous renvoie, pour mesurer la variété des enjeux, à un riche colloque récent : Auctor et auctoritas : Invention et conformisme dans l'écriture médiévale (voir en fin de leçon la bibliographie particulière qui accompagne désormais chaque leçon).

Je me contenterai d'aborder une question centrale pour la conception de l'auteur, celle du rapport entre auctor et auctoritas dans l'exégèse, sacrée et profane ; et je m'intéresserai à l'émergence lente d'une notion d'auteur dans l'interprétation des textes, sacrés et aussi profanes, à partir d'une vision de l'interprétation pour laquelle l'auteur, surtout sacré, n'est pas pertinent. Les deux questions de l'auteur et de l'exégèse sont inséparables ; elles sont liées par l'allégorie. L'exégèse médiévale est allégorique : suivant la distinction affirmée par saint Paul, elle cherche l'esprit sous la lettre, le sens spirituel derrière le sens littéral (voir le grand ouvrage d'Henri de Lubac). Au Moyen Âge, mais aussi dans toute l'histoire de l'herméneutique, il existe un antagonisme latent entre l'auteur et l'allégorie : plus l'interprétation est allégorique, moins elle juge l'auteur pertinent ; plus elle tient compe de l'auteur, moins elle est allégorique. Si un terme est à la hausse, toujours l'autre est à la baisse. Ailleurs, j'ai parlé d'une polarité de longue durée en critique entre philologie (recherche du sens de l'auteur, de l'intention de l'auteur) et allégorie (recherche d'une autre signification du texte, afin de l'appliquer à un nouvel horizon d'attente). C'est à suivre le mouvement de cette polarité que je me limiterai.

L'auteur dans les prologues des commentaires

Au Moyen Âge le terme auctor, on l'a signalé la semaine passée, désigne, non pas n'importe quel l'écrivain, mais seul celui qui a de l'autorité, qui est respecté et cru. Le Moyen Âge aimait les étymologies : auctor était rattaché non seulement à augere (augmenter, accroître), mais aussi à agere (agir) - actor, le simple écrivain, le moderne, est ainsi opposé à auctor, l'auteur de poids -, et encore à auieo (lier, car l'auteur lie pieds et mètres). Les écrits d'un auctor ont de l'auctoritas, et, par extension, une auctoritas est un extrait d'un auctor, sententia digna imitatione. Deux critères fondent l'autorité : d'une part l'authenticité, c'est-à-dire le fait pour les textes d'être non apocryphes, ou canoniques, en particulier pour les livres de la Bible ; d'autre part la valeur, c'est-à-dire la garantie de conformité à la vérité chrétienne, à la Bible, par opposition notamment aux fables des poètes qui servent d'exemples de grammaire, et aux textes profanes en général.

Une certaine circularité est apparente : l'oeuvre d'un auctor a de la valeur et doit être lue ; une oeuvre de valeur doit être celle d'un auctor. Et bien sûr aucun moderne ne peut être appelé auctor ; il est vu comme un nain sur les épaules d'un géant, d'une auctoritas qu'il commente et continue. Un auctor est donc toujours un ancien. Mais, si l'auctoritas est une norme herméneutique qui garantit la conformité à la doctrine, elle peut aussi fournir un abri (idéologique, psychologique) pour dire quand même du nouveau, pour faire dire le nouveau aux auctores.

Il y a des auctores dans toutes les disciplines du trivium et du quadrivium, les sept arts libéraux enseignés. Ces auctores forment un canon : par exemple, pour le trivium, Donat, Priscien et les poètes en grammaire ; Quintilien et Cicéron en rhétorique ; Aristote, Porphyre et Boèce en dialectique. De même en musique, arithmétique, géométrie et astronomie pour le quadrivium, et ensuite dans les disciplines spécialisées, droit, médecine et théologie, où la Bible, les Pères, puis les Sentences de Pierre Lombard sont les auctores. L'école du Moyen Âge, aux origines antiques, est en entier fondée sur l'explication des auctores. L'enseignement du grammaticus repose sur la scientia recte loquendi, l'art de bien parler, et l'enarratio poetarum, le commentaire des poètes, ancêtre de l'explication de texte. Dans sa leçon, ou prelectio, le maître, suivant Quintilien et les grammairiens du Moyen Âge, explique mètre, syntaxe, lexique, figures, allusions de toutes sortes, etc. L'ordre d'exposition de la lecture de la Bible et de tous les textes est rituel : la lettre, littera, puis sensus, le sens obvie, enfin sententia, le sens plus profond, dans un approfondissement allégorique. Tout cela afin de comprendre, d'assimiler, mais aussi d'imiter en grammaire et rhétorique.

Les prologues des commentaires des auteurs permettent de se faire une idée précise de la notion médiévale d'auctor. Conrad de Hirsau (1070-1150), grammairien, commence son Accessus ad auctores par une introduction aux termes littéraires, suivie d'une introduction aux textes, vingt et un auteurs en ordre de difficulté. Les termes littéraires définis sont liber, prose, rythme ou mètre ; titulus, proème, prologue ; puis auteur. Quelle est la différence, demande-t-il, entre un auteur, un poète, un historien, un commentateur, un barde (vates), etc. ? Auctor vient du verbe augendo (augmentant), parce que, avec sa plume il amplifie les faits et dits des anciens. L'historien écrit sur ce qu'il a vu. Le poète est un faiseur, qui donne forme aux choses, mélange ce qui est faux et ce qui est vrai. Le barde (vates) a un pouvoir mental : il voit le futur. Les commentatores sont ceux qui éclairent les dits obscurs des autres. Les expositores découvrent les sens mystiques de l'Écriture. Les écrivains de discours composent des discours d'édification. Comme on le voit, le traité de grammaire commence par une vraie théorie littéraire classificatoire.

Les prologues des commentaires sacrés et profanes reprennent des schémas venus de l'antiquité. Le début est invariable : l'explication d'un auteur est rituellement introduite par des remarques sur le texte dans son ensemble, avant d'entrer dans l'explication de détail. La leçon inaugurale est appelée accessus, introitus ou ingressus. Et c'est là qu'une notion d'auteur est peu à peu apparue, au xiie et xiiie siècles.

Trois grands types de prologue coexistent au xiie siècle pour introduire les auteurs, témoignant de la notion d'auteur en gestation.

Le premier type est ancien ; il est apparu dans les commentaires de Virgile, avec pour paradigme l'introduction aux Églogues attribuée à Donat au ive siècle. Le prologue est divisé en deux parties : ante opus, avant l'oeuvre, le titre, la cause (la vie du poète) et l'intention sont évoqués ; puis in ipso opere, dans l'oeuvre même, trois objets doivent aussi être observés : le nombre des livres (les parties), l'ordre des livres (l'organisation), enfin l'explication. Le commentaire de l'Énéide attribué à Servius au ve siècle avait la même structure, et ce modèle, toujours associé à Servius, a survécu jusqu'au xve siècle. Il n'a d'ailleurs pas disparu : voyez vos anthologies de littérature qui introduisent toujours ainsi leurs extraits.

Le second modèle, qu'on trouve depuis le ixe siècle chez Jean Scot Érigène, présente des rubriques très différentes, une série de sept questions empruntées à la topique rhétorique et énumérant les circonstances du texte : « qui, quoi, pourquoi, de quelle manière, quand, où, par quels moyens ». Pour l'avocat, ces circumstantiae étaient celles du crime : le texte est décrit suivant ce modèle juridique, qui permet de traiter toute question. La question « qui » porte sur la persona, l'auctor ; « quoi » sur la chose même, le texte, désigné par son titre ; « pourquoi », sur l'intention, la causa ; « de quelle manière », sur le modus, par exemple le vers ou la prose ; « où » sur le locus et « quand » sur le tempus, le lieu et le temps du texte ; « par quels moyens », sur les matériaux utilisés, les sources. Ce type de prologue se résume parfois à persona, locus, tempus, comme une ébauche de biographie pour un manuel. Le modèle est d'origine profane comme le précédent, mais il est appliqué aux textes sacrés. Habituel dans les commentaires de la Bible de Hugues de Saint-Victor au xiie siècle, il est cependant en passe de devenir une exception.

En effet, ces deux types de prologue sont alors délaissés pour un troisième modèle, plus répandu, venu de Boèce et de son commentaire de l'Isagogè de Porphyre, où six rubriques étaient parcourues : operis intentio, utilitas, ordo (ou modus agendi), nomen auctoris (pour les questions d'attribution, d'authenticité), titulus, et ad quam partem philosophiae (la branche de la philosophie à laquelle le texte appartient). Diffusé au xie siècle comme un schéma moderne par opposition aux circumstantiae ou à la vita poetae, et souvent réduit à trois ou quatre termes (vie, titre, pars ; ou intentio, modus agendi, auctor ; ou materia, intentio, pars, utilitas), ce modèle devint dominant et systématique au xiie siècle, dans toutes les disciplines.

Ses sept rubriques constituent pour ainsi dire une théorie du texte. Le titulus, inscriptio ou nomen libri fournit une clé d'accès au livre, et fera l'objet d'étymologies compliquées pour en annoncer le sens. Avec le nomen auctoris, sont abordées les questions d'authenticité et d'attribution, ou une brève vita auctoris. L'intentio auctoris indique le sens intentionnel du texte, plus important que la lettre, ou sa finis, sa finalité, le but poursuivi (didactique et moral pour les poètes profanes, édifinat vers le salut pour les textes sacrés), suivant l'image du noyau (l'intentio) opposé à l'écorce (la lettre), qui figurera encore chez Rabelais. On retrouve ici une distinction rhétorique et juridique ancienne, entre actio et intentio, et l'intention, dans l'exégèse comme au tribunal, compte plus que l'action, c'est-à-dire que les mots. Si on s'intéresse au contexte historique en notant ce qu'on sait de la vie de l'auteur, cela n'a pas pour but de mettre le sens du texte en rapprt avec le contexte historique, ou avec les buts subjectifs et individuels de l'auteur. Quel que soit le type de prologue, le principe de la recherche du sens reste l'allégorie, le sens spitituel de la Bible, mais aussi le sens voilé sous l'integumentum chez les auteurs profanes, comme dans la tradition de l'Ovide moralisé jusqu'à la Renaissance, où des sens chrétiens sont révélés dans les Métamorphoses. Ensuite, la materia libri aborde le sujet, les matières ; le modus agendi, scribendi ou tractandi les qualités stylistiques et rhétoriques ; l'ordo libri, l'ordre du développement, naturel (linéaire) ou artificiel (avec retour en arrière) ; l'utilitas, l'utilité ultime du livre, les raisons pour lesquelles il fait partie du corpus canonique, raisons morales pour les auteurs profanes. Enfin, cui parti supponitur, la branche du savoir auquel le texte appartient, et on rattache les auteurs profanes à la philosophie pratique, à l'éthique, comme Lucain, Ovide ou Juvénal, malgré les passages douteux ou scabreux qui exigent de distinguer actores (sans autorité) et auctores. L'adaptation de ce schéma profane à la théologie pose un problème, puisque la théologie ne peut pas être reconduite à une partie de la philosophie et se situe au-dessus d'elle.

Les commentaires du xiie siècle avaient donc mis au point une méthode de lecture commune des auctores, anciens et vernaculaires, sacrés et profanes, relevant de la grammaire à la théologie. Ces prologues, passés des arts libéraux à l'exégèse biblique et témoignant d'une certaine émergence de l'auteur, n'étaient pas sans conséquences pour l'interprétation allégorique traditionnelle, c'est-à-dire niant toute contribution de l'auteur humain au sens du texte sacré, suivant la doctrine purement instrumentale de l'inspiration condensée dans le psaume 44, autorité en la matière : « Ma langue est la plume d'un scribe qui écrit vélocement » (Psaumes, 44, 2).

Hugues de Saint-Victor (1096-1141), tenu pour un traditionaliste, demande ainsi, dans son Didascalion, que lire et comment lire. Et il renvoie à la doctrine officielle de l'allégorie, exprimée par saint Augustin dans le De doctrina Christiana. Augustin distinguait les mots, qui signifient, et les choses, qui éventuellement signifient elles aussi, comme le bois que Moïse jeta dans les eaux, qui « d'amères qu'elles étaient devinrent douces », bois qui, figure même de l'allégorie, signifie la Croix (Exode, 15, 25). Les signes sont ou littéraux ou figuratifs ; le sens littéral est supposé lié à la signification des mots, tandis que le sens spirituel est lié à la signification des choses. Pour Hugues, dans les écrits humains seuls les mots signifient, tandis que dans la Bible les choses peuvent elles aussi aussi signifier. Il y a donc une différence irréductible entre les textes profanes et sacrés, qui sont allégoriques. Mais l'allégorie offre des dangers, puisqu'un sens spirituel peut librement être donné aux choses. Aussi Hugues ajoute-t-il cette précaution : on ne doit pas, sous prétexte que la lettre tue, préférer ses propres idées aux auteurs sacrés. La Bible n'est pas en entier allégorique ; parfois seules la lettre et la signification des mots existent, sans nécessité d'aller plus loin. Entre les exégèses patristiques, Hugues recommande de choisir celles qui correspondent aux intentions de l'auteur. Ainsi l'appel à l'intention d'auteur, au sensus auctoris, devient-il fréquent au xiie siècle pour prévenir les excès de l'allégorie.

Abélard (1079-1142) est plus original encore, ou moderne, dans le Sic et non, où il passe en revue 158 problèmes, c'est-à-dire différences et contradictions (pour et contre) entre les Pères. Ébauchant une démarche philologique, il s'intéresse aux contextes historiques, aux buts recherchés par les auteurs (exhortation ou information, par exemple), pour résoudre les conflits entre les autorités. Au reste, tous les textes n'ont pas, dit-il, la même autorité : celle des Pères est moindre que celle de la Bible. Abélard admet même que les prophètes et apôtres ont pu se tromper, mais certes non pas mentir comme les poètes, et il cite Augustin, qui reconnaissait la possibilité qu'il se soit trompé : pour mette en cause l'autorité des Pères, Abélard fait ainsi appel à l'autorité d'un Père, démarche subtile ou casuiste qui illustre à merveille la situation paradoxale du commentateur médiéval. L'inspiration, dit-il encore, ne comprend pas tous les détails du texte sacré, et la dictée de Dieu n'est donc pas infaillible dans le détail. Mais la situation n'est pas encore mûre pour en accorder davantage à l'auteur humain du texte sacré.

Pierre Lombard (1100-1160) dans les Libri sententiarum (1155-58), destinés à prendre rang auprès de la Bible comme recueil des autorités, juge l'auteur humain accessoire. Dans les textes profanes, l'intentio porte sur la lettre, dit-il, alors que dans la Bible, la materia est le référent allégorique, et l'intentio porte sur l'allégorie. Il y a donc encore une différence essentielle entres les deux types de textes.

L'auteur comme cause efficiente

La méthode herméneutique se libéra un tant soit peu de l'allégorie au xiiie siècle, et le genre du prologue des commentaires évolua parallèlement. Auprès des trois types antérieurs, une nouveau modèle de prologue apparut, de type aristotélicien, au sens où il se divise en quatre rubriques correspondant aux quatre causes principales de toute activité et de tout changement, suivant la Physique d'Aristote. Nouveau prologue et nouvelle herméneutique sont inséparables. En toute chose, Aristote distinguait : la causa materialis, soit en l'occurrence la matière, les sources, le substratum du texte ; la causa formalis, soit, suivant l'opposition aristotélicienne fondamentale de la matière et de la forme, le schème qui informe la matière, le style et la structure qui lui sont imposés dans le texte ; la causa efficiens, soit la motivation, la force motrice qui fait passer ce qui est en puissance à ce qui est en acte ; enfin la causa finalis, soit la finalité (finis), l'intention dernière, la justification ultime de l'existence de la chose ou du texte, par exemple le bien que l'auteur a voulu faire advenir dans le monde comme sens moral de l'oeuvre profane, ou son efficacité vers le salut comme sens final de l'oeuvre sacrée.

Suivant l'exemple traditionnel de la statue, emprunté à saint Thomas d'Aquin (1225-1274), les quatre causes seront les proportions et la disposition de la statue pour la cause formelle ; le bronze dont la statue est faite pour la cause matérielle ; l'artiste ou l'artisan qui l'a produite pour la cause efficiente ; enfin la raison qu'il a eue de la produire pour la cause finale.

Dans ce nouveau paradigme de prologue, l'auctor est défini comme cause efficiente, qui fait être le texte, et cela permet de poser autrement le rapport de l'auteur humain et de l'auteur divin dans l'inspiration des textes sacrés. La théorie des quatre causes rapproche l'auteur humain de l'auteur divin, ou même les commentateurs des auteurs. L'auctor reste une auctoritas, à croire et à imiter, mais ses qualités humaines sont prises en compte, ce qui devient net dans les prologues des commentaires de la Bible. Au xiie siècle, la prépondérance de l'exégèse allégorique empêchait une analyse des auteurs particuliers des livres de la Bible, car Dieu inspire partout les auteurs humains. Mais, au xiiie siècle, une exégèse plus libre apparaît, et l'accent se déplace de l'auteur divin à l'auteur humain, avec un intérêt, inconnu jusque-là, pour la cause efficiente et la cause formelle (l'homme et le style). Une fois Dieu défini comme la première cause efficiente et la source ultime de l'autorité de l'Écriture, le commentateur s'intéresse à l'auteur humain. Inspiré et instrumental, soumis mais indépendant, c'est celui-ci qui s'exprime dans le sens littéral, et les variétés de style et de structure des différents livres de la Bible sont ainsi rattachées à leurs divers auteurs humains.

L'influence d'Aristote, et non de la Poétique mais de la Physique, fut donc cruciale dans l'émergence de l'auteur au xiiie siècle. La théorie aristotélicienne de la causalité induit à la fois un nouveau type de prologue et de nouvelles attitudes envers l'auteur et l'autorité, le style et la structure, elle donne une nouvelle dignité aux facultés humaines, au « corps » de l'écriture, à son sens littéral. Pour les scolastiques, le sens n'est plus caché par Dieu au plus profond du texte biblique, mais exprimé au sens littéral par les auteurs humains de la Bible, chacun à sa manière. L'obsession des allégoristes pour l'auctoritas, au détriment de l'auctor toujours en retrait, cède la place à une reconnaissance des auteurs inspirés comme humains, avec leur propres buts et styles.

Suivant saint Bonaventure (1217-1274), par exemple, la causa finalis de l'Ecclésiaste, son but ultime, est le mépris des choses de ce monde ; la causa materialis est la vanité même des choses de ce monde, ou pus exactement les qualités de ces choses qui les rendent vaines ; la causa formalis, c'est ce qui fait l'unicité du livre, où Salomon procède en concionator, arrange des opinions diverses, sages ou folles, afin qu'une vision claire de la vérité s'en dégage ; la causa efficiens, c'est Salomon, car, pour montrer la vanité, il fallait l'avoir vécue, en avoir eu l'expérience, et l'auteur a eu l'expérience de la vanité de l'argent et du plaisir. Ainsi la faillibilité de Salomon comme homme ne dévalue pas l'autorité de son livre, mais au contraire justifie le livre écrit après que Salomon se fût repenti.

C'est donc autour de la causa efficiens que se noue la question de l'auteur dans la scolastique, suivant la doctrine classique exprimée par Albert le Grand dans le prologue de Jean : « La cause efficiente première est la sagesse divine qui se manifeste à Jean dans le Verbe incréé et qui, dans les Verbe incarné, l'instruit et l'incite à écrire [...]. L'esprit est celui de la sagesse qui parle, ce qui fait que l'autorité de cette Écriture ne laisse aucun doute [...]. Mais la cause efficiente la plus proche, à l'extérieur, est Jean, qui a bu les secrets du Verbe à même la source sacrée du coeur du Seigneur. »

Il y a donc une double auctoritas des textes bibliques, deux niveaux d'autorité ou une duplex causa efficiens : l'Esprit saint comme moteur, et le prophète comme opérateur, ou encore Dieu comme auteur premier, premier moteur non mû, movens et non mota, et l'auteur humain comme à la fois mû et moteur, movens et mota. Et tous les deux sont désormais reconnus. Suivant une doctrine bien établie au xiiie siècle, le prophète n'est plus seulement le ministre ou la plume de l'Esprit saint, mais a un rôle propre. Dieu est certes le garant, car il est la cause efficiente primaire qui fonde l'auctoritas du texte, mais l'auteur humain apporte aussi une contribution individuelle. Certains prologues réduisent encore le rôle des auteurs sacrés, mais la réaction des théologiens du xiiie siècle va dans l'ensemble vers l'affirmation du rôle des auteurs humains inspirés, de l'importance des causes intermédiaires entre le premier moteur et l'effet ultime, chacune ayant son caractère distinctif et inaliénable. Pour Bonaventure, le compilateur est même une troisième cause efficiente. Or l'auteur inspiré comme cause intermédiaire a un but personnel, une intentio à lui. Et si l'on reconnaît désormais un rapport entre les personnalités des auctores de la Bible et les causes formelles (style et structure) des divers livres de la Bible, ce n'est pas encore « Le style c'est l'homme » mais un pas vers l'attribution d'un style à l'individu.

Ainsi, suivant Henri de Gand, « Puisque les Écritures ont été livrées par le ministère d'hommes qui les ont mises par écrit et ont contemplé la sagesse même, autant qu'il est possible à des coeurs humains [...] ils ne doivent pas être considérés seulement comme les instruments ou les canaux par lesquels ont été transmis les mots de cette science [...] mais ils doivent être appelés auteurs véritables, bien que secondaires, eux qui l'ont décrite à partir du trésor de l'art qui a été infusé en eux. »

Il en résulte un accent accru sur le sens littéral, et une limitation de la liberté allégorique. Pour Thomas et Bonaventure, un passage obscur de la Bible doit être interprété en référence à d'autres passages où la signification des choses est expliquée clairement par les signification des mots, comme Augustin l'avait déjà soutenu. Ainsi rien de nécessaire à la foi n'est transmis au sens spirituel qui ne soit transmis ailleurs, clairement et ouvertement, au sens littéral. Et l'allégorie devient redondante, ou simplement plaisante et persuasive, mais non essentielle.

Il existe donc bien une alternative de l'auteur et de l'allégorie. Les auctores humains utilisent des mots qui signifient ; l'auteur divin utilise des choses qui signifient. Le sens littéral, lié à la signification des mots, est identifié à l'expression de l'intention de l'auteur humain. L'exégèse littérale du Moyen Âge tardif est de plus en plus attentive à l'intentio auctoris. Thomas s'y réfère souvent : « Cette proposition, dit-il, est littérale et conforme à l'intention de l'apôtre. »

Mais dans quelle mesure l'auteur des mots savait-il ce que voulait l'auteur des choses ? Les prophètes avaient-ils idée de la signification profonde de ce qu'ils disaient ? Auparavant, ils étaient vus comme des porte-parole passifs de messages mystérieux, mais au xiiie siècle on conçoit de moins de prophétie sans savoir de la prophétie. Puisque ce qui est obscur ici doit être clair ailleurs, les prophètes savaient ce qu'ils disaient.

Il y en a ainsi de plus en plus pour l'auteur humain et pour le sens littéral, au point que, mettant en cause la division ancienne entre signification des mots et signification des choses, un certain langage figuré est même tenu pour faire partie du sens littéral : les auteurs humains peuvent eux aussi parler figurativement, dans un duplex sensus literalis. Le sens littéral visé par l'auteur humain est double, à la fois propre et figuré. Toutes les figures ne sont donc plus des allégories mystiques.

Un texte fondamental sur l'auteur du temps de la scolsatique est la quatrième question de Bonaventure dans son prologue du commentaire des Sentences de Pierre Lombard, où il demande, question devenue obligée : Quelle est la cause efficiente ou l'auteur de ce livre ? L'objection est traditionnelle : Pierre Lombard ne doit pas être appelé auctor, car seul doit être appelé auteur d'un livre celui qui est à l'origine (auctor) de la doctrine qui y est contenue. « Seul le Christ est notre maître », dit Augustin, et lui seul est l'auteur de ce livre des Sentences. De même, Aristote dit : « On ne doit pas appeler grammairien ou musicien quiconque produit quelque chose qui est grammatical ou musical, car il peut produire cette chose par hasard, ou avec quelqu'un d'autre qui y met ses idées ou les dicte. » Or Pierre Lombard se réclame des Pères. Peut-ête y ajoute-t-il ses idées, mais on doit appeler auctor celui qui est plus important et respectable. La position traditionnelle est ainsi d'abord rappelée.

Mais, poursuit Bonaventure, il est clair que Dieu n'a pas écrit ce livre de sa main, donc il y a un autre auteur, créé. On ne peut pas en produire d'autre que Pierre Lombard. Pierre Lombard est donc l'auteur des Sentences.

Pour étayer ce raisonnement, Bonaventure, dans un passage célèbre, auquel Barthes se référera souvent pour souligner les subtilités de la théorie de l'auteur au Moyen Âge, distinguait quatre manières de faire un livre, ou quatre rôles, quatre situations d'énonciation possibles. Le scriptor écrit les mots des autres sans ajouter ou changer rien. Le compilator écrit les mots des autres en rassemblant la matière, mais non la sienne. Le commentator écrit les mots des autres et aussi les siens, mais ceux des autres forment la partie principale tandis que les siens sont ajoutés simplement pour rendre plus clair l'argument. L'auctor enfin écrit les mots des autres et aussi les siens, mais les siens forment la partie principale et ceux des autres sont ajoutés simplement pour servir de confirmation. Tel est Pierre Lombard, car il expose ses opinions (sententiae) et les appuie sur les opinions des Pères. Ainsi doit-il être appelé auteur de ce livre des Sentences.

Dante, premier auteur moderne

Je voudrais finir cette leçon avec Dante, premier moderne traité comme un auctor par les commentateurs du début du xive siècle. Ainsi Pietro Alighieri, son fils, avant l'expositio du poème, analyse l'intention de l'écrivain (mens), c'est-à-dire ce qu'il appelle la summa causa, la cause principale, toujours en référence à la Physique d'Aristote, car, dit-il, nous ne connaissons quelque chose que quand nous connaissons ses causes premières. Mais, ajoute Pietro, Aristote dit aussi que la cause finale (finalis causa) est la plus puissante des causes, et il faut donc commencer par elle. La cause finale mobilise la cause efficiente, laquelle mobilise la matière et a pour but de trouver une forme convenable à la matière. La théorie aristotélicienne des quatre causes est clairement rappelée. L'objectif existe dans l'intention de l'agent avant toutes les autres choses qui sont liées à cet objectif, et c'est la cause qui mobilise (Pietro adapte ici la théorie du premier moteur au texte profane). La cause finale est donc l'objectif que visait Dante en écrivant : montrer ce que les hommes devraient faire et ne pas faire dans ce monde. Cette cause finale, comme dans les textes profanes en général, est morale. La cause efficiente est bien sûr Dante ; la cause matérielle est le sujet déduit de l'objectif, à savoir les matières que Dante décrit ; la cause formelle, suivant la théorie est double, duplex forma, et se divise en forma tractatus (l'arrangement, l'organisation du texte) et forma tractandi (la méthode de traitement). Dante lui-même analysait cette dernière dans sa lettre à Cangrande : « poétique, fictive, descriptive, digressive tressomptive ; et en outre définitive, divisive, probative, improbative et positive d'exemples », autrement dit à la fois littéraire et savante.

Guido da Pisa, autre commentateur du début du xive siècle, distinguait l'intention principale de Dante, la causa finalis : sauver les vivants de leur misérable condition en les persuadant de renoncer au péché dans l'Enfer ; les ramener à la vertu dans le Purgatoire ; les conduire à la gloire dans le Paradis. Mais il y ajoutait trois autres objectifs : illustrer la langue, remettre en lumière les oeuvres des poètes anciens, condamner les méchants, notamment princes et prélats, par des histoires exemplaires. Dante fut ainsi le premier moderne traité comme un ancien, comme un auteur.

Conclusion : une notion de l'auteur émerge assurément dès le xiiie siècle, dans la pensée scolastique, à partir de l'analyse en terme de cause efficiente, qui contraint à réviser les rapports de l'auteur divin et de l'auteur humain dans les textes sacrés, et qui est aussi appliquée aux textes profanes, notamment à un poème allégorique moderne comme La Divine Comédie. Boccace, dans sa Vie de Dante, aborde un moderne comme Cicéron a été abordé par Pétrarque : il distingue l'homme, avec ses défauts, et l'écrivain, l'auteur, avec ses qualités littéraires. Son génie d'écrivain est loué, tandis que les fautes de l'homme sont blâmées, comme son avidité de pouvoir et ses licences amoureuses. Bonaventure, on l'a vu, ébauchait déjà ce genre de distinction à propos de Salomon, pour justifier qu'un auteur sacré ne fût pas parfait. Les auctores deviennent des hommes, et la barrière tombe entre auteurs profanes et sacrés, voire entre anciens et modernes. Saint Thomas avait reconnu aux auteurs sacrés l'usage des figures pour transmettre la vérité ; mais par les mêmes moyens les poètes transmettaient des mensonges. Pétrarque et Boccace y trouveront une justification de la comparaison des poètes sacrés et profanes : théologie et poésie ne sont plus opposées, car toutes deux sont figuratives ; la théologie est de la poésie, de la poésie sur Dieu, dit Pétrarque. Les auteurs deviennent plus familiers, familiares, à la fois pour le lecteur et entre eux.

               

Bibliographie complémentaire

Chenu, M.-D., « Auctor, actor, autor », Bulletin du Cange, 1927, iii, p. 81-86.

Lubac, Henri de, Exégèse médiévale, les quatre sens de l'écriture, Cerf, 1969-1964, 4 vol.

Zumthor, Essai de poétique médiévale, Seuil, 1972.

Minnis, A. J., Medieval Theory of Authorship : Scholastic literary attitudes in the later Middle Ages, London, Scolar Press, 1984.

Minnis, A. J., et Scott, A. B., Medieval Literary Theory and Criticism, Oxford, Clarendon Press, 1988.

Zimmermann, Michel éd., Auctor et auctoritas : Invention et conformisme dans l'écriture médiévale, École des chartes, 2001.


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