Plus de 2000 ans qu’on me fait le coup. ça démarre par un coup de fil de Gaspard, l’Asiate, toujours en avance de plusieurs coudées côté technologie. Qui me raconte que le gamin, dixit le maïeuticien, est à deux doigts d’aller prendre sa première bouffée d’air ; que Marie, sa génitrice, commence à trouver le temps long et à sérieusement se les geler, tandis que le Joseph se tournicote les neurones et les sens pour essayer de comprendre comment sa dulcinée s’y est prise pour tomber une nouvelle fois en sainte. Bref, l’habitude.
Je demande à Gaspard si, à tout hasard, il a prévenu Balthazar, Si fait, me répond-il pour la 2016e fois. Notre rendez-vous, c’est toujours au même endroit : latitude 32,7940463 – longitude 347,98957 etc. Un boui-boui près de Haïfa où on fait le plein d’oranges, de dattes, de noyaux d’olives et de grenades, on sait jamais. Les cadeaux, comme il n’y a aucune raison sérieuse de se les coltiner tout au long de notre pérégrination, on les trouve chez le boutiquier d’à côté, un juif libanais qui fait dans l’import.
Au cas où votre esprit de déduction soit en rade, je suis Melchior. Selon mes humeurs (changeantes) et les leurs (instables), un coup ils m’appellent Chang-o ; celui d’après : Sin (qui se dit Shin, mais que Gaspard a du mal à ne pas prononcer Chine ; ou encore plus rarement Sélèné quand on est tous trois ronds comme une bille. D’où me vient ce nom de Melchior ? De ma contenance : 18 litres. Les origines sumériennes de la mère de Gaspard l’ont depuis longtemps porté aux divagations numériques et tarologiques où l’arcane XVIII (chiffre romain qu’on se demande ce qu’il vient faire ici) est associé à la Lune. Un érudit, Gaspard !
Bon, nous v’là partis visiter la sainte famille. Fidèles à la tradition et rétrogrades comme pas trois, pour preuve le fait qu’on rejoue toujours la même scène comme d’autres rejouent la même cène, on ne vient pas pour faire la claque mais pour offrir des présents au gamin, même s’ils appartiennent au passé, plus des présents pour quand il vieillira, si jamais il en a le temps.
Pour les premiers, ceux du bébé, on ne se fatigue pas trop : grenouillère en poils de chameau, tétines en pis de chamelles, chaussons en poils de biquettes. Pour le bonnet, on s’arrangera avec le premier âne venu et ses oreilles fourrées. Les présents pour le futur, avec l’avenir qu’il se prépare, c’est autre chose. Sur le site analakachic.deo Gaspard a commandé une chasuble de guru en lin bio fabriquée au Bengladesh. Balthazar a fait confectionner par un cordonnier originaire de Cordoue une paire de sandales en cuir de pécari. De mon côté j’ai d’abord pensé à un agenda épéhéméride sur tablette d’argile, mais vu le poids à cause des 365 jours 1/4, j’ai laissé tomber en le faisant tomber au grand dam du boutiquier, un rat. Pensant aux marchands du temple que le Jésus ne pourrait s’empêcher de morigéner, j’ai finalement opté pour un porte voix en bambou. Puis on est passé aux choses sérieuses : couronne d’épines tressée mains, croix en cèdre d’Alep, clous forgés, éponge de la mer Morte. Pour le vinaigre on aurait qu’à attendre qu’Il change l’eau en vin et que les parents des mariés, des radins, planquent une cruche de pinard pour plus tard et en oublient l’existence.
On débarque, accueillis par deux anges gardiens en uniforme de vigiles. Ils font le pied de grue devant l’entrée de la grotte. Le boulot, c’est le boulot, et même s’ils savent très bien qui nous sommes et pourquoi nous sommes là, ils nous fouillent, exigent que nous déclinions nos identités, nous demandent si nous avons une arme et si nous envisageons de procéder à un attentat, confisquent le téléphone de Gaspard qu’ils accrochent à un râtelier.
Marie intervient, ils nous laissent entrer. Pour le pourboire, ils peuvent toujours rêver. Excusez-les, ils ne savent pas ce qu’ils font, nous dit Marie parodiant par avance son fils. Elle nous raconte s’être fait du souci, avoir prié qu’il ne nous arrive rien de dommageable et que la boutique ne soit pas fermée. Elle déballe les cadeaux, fait mine de s’extasier, nous remercie.
Bien évidemment, et il fallait s’y attendre, le gamin ne nous a pas attendu pour venir au monde.
On se les pèle. Pour se tenir chaud les anges battent des ailes, merci pour les courants d’air ! Les bestiaux soufflent sur le nouveau-né pour le réchauffer. Alors on se bouge la couenne pour se rapprocher du petit monde des bêtes, des bergers, de Marie et de Joseph qui tire la gueule, allez savoir pourquoi. Quand retentit une sonnerie, genre charge de la cavalerie légère.
En fonçant sur son téléphone Gaspard se prend les pieds dans une rallonge électrique, s’y empêtre, perd l’équilibre. Plus de lumière. C’est la nuit noire suivie d’un bruit infernal de vaisselle cassée.
Ce Noël, on se passera de crèche.