LA PROCESSIONNAIRE DU PIN
LE NID — LA SOCIÉTÉ

Cependant les froids de novembre arrivent ; l'heure est venue de construire le solide habitacle d'hiver. Dans les hauteurs du pin l'extrémité d'un rameau est choisie, à feuilles convenablement serrées et convergentes. Les filandières l'enveloppent d'un réseau diffus, qui incurve un peu les feuilles voisines, les rapproche de l'axe et finit par les noyer dans le tissu. Ainsi s'obtient une enceinte moitié soie, moitié feuilles, capable de résister aux intempéries.

Au commencement de décembre, l'ouvrage a la grosseur de deux poings et au-delà. En son ultime perfection, vers la fin de l'hiver, il atteint le volume d'une paire de litres. C'est un grossier ovoïde qui longuement s'atténue en bas et se prolonge en une gaine enveloppant le rameau support. L'origine de ce prolongement soyeux est celle-ci.

Tous les soirs, entre sept et neuf heures, si le temps le permet, les chenilles quittent le nid et descendent sur la partie dénudée du rameau, axe de la demeure. La voie est large, car cette base a parfois la grosseur d'un col de bouteille. La descente s'accomplit sans ordre et toujours de façon lente, si bien que les premières sorties ne se sont pas encore dispersées lorsque les dernières les rejoignent. Le rameau se couvre de la sorte d'une écorce continue de chenilles, total de la communauté, qui peu à peu se disjoint en escouades et se dissémine de côté et d'autre sur les rameaux les plus voisins pour en brouter le feuillage. Or nulle ne marche sans travailler de la filière. L'ample voie de descente, qui sera au retour voie d'ascension, se couvre donc, à la suite d'allées et de venues indéfiniment répétées, d'une multitude de fils formant gaine continue.

Il saute aux yeux que ce fourreau où chaque chenille, passant et repassant les nuits de sortie, laisse son double fil, n'est pas un indicateur déposé dans le seul but de retrouver aisément le nid au retour, car un simple ruban suffirait. Son utilité pourrait bien être d'affermir l'édifice, de lui donner fondations profondes et de le relier par une multitude de câbles à l'inébranlable rameau.

L'ensemble comprend ainsi, dans le haut, la demeure renflée en ovoïde ; dans le bas, le pédicule, la gaine cernant le support et ajoutant sa résistance à celle des autres liens déjà si nombreux.

Tout nid que ne déforme pas encore le séjour prolongé des chenilles montre au centre une volumineuse coque d'un blanc opaque, et autour d'une enveloppe de gaze diaphane. La masse centrale, formée de fils serrés, a pour paroi un molleton épais où sont noyées, comme soutien, de nombreuses feuilles intactes et vertes. L'épaisseur de cette muraille peut atteindre une paire de centimètres.

Au sommet du dôme bâillent, très variables de nombre et de distribution, des ouvertures rondes, du calibre d'un crayon ordinaire. Ce sont les portes du logis : par là sortent, par là rentrent les chenilles. Tout autour de la coque émergent et se dressent des feuilles respectées de la dent. Du sommet de chacune rayonnent, en gracieuses courbes d'escarpolette, des fils qui, lâchement entrelacés, forment une légère tenture, une véranda soignée de travail et d'ampleur, surtout à la partie supérieure.

Là se trouve spacieuse terrasse où pendant le jour les chenilles viennent sommeiller au soleil, amoncelées l'une sur l'autre et l'échine courbée en rond. Le réseau tendu au-dessus fait office de ciel de lit : il modère l'insolation ; il préserve les dormeuses d'une chute lorsque le vent balance le rameau.

Avec des ciseaux, éventrons le nid d'un bout à l'autre suivant un méridien. Une large fenêtre s'ouvre, qui permet de voir la disposition de l'intérieur. Tout d'abord, un fait nous frappe : les feuilles encloses dans l'enceinte sont intactes et en pleine vigueur. Les jeunes chenilles, dans leurs établissements temporaires, rongent jusqu'à les tuer les feuilles cernées par l'enveloppe de soie ; sans quitter leur abri, lorsque le temps est mauvais, elles ont ainsi pour quelques jours le garde-manger garni, condition réclamée par leur faiblesse. Devenues fortes et travaillant à leur demeure d'hiver, elles se gardent bien d'y toucher. Pourquoi maintenant ce scrupule ?

La raison en est évidente. Meurtries, ces feuilles, charpente de l'habitation, ne tarderaient pas à se dessécher, puis à se détacher sous le souffle de la bise. La bourse de soie s'effondrerait, arrachée de sa base. Respectées, au contraire, toujours robustes, elles fournissent solide appui contre les assauts de l'hiver. A la tente d'un jour, dans la belle saison, solide attache est inutile ; elle est indispensable au couvert de longue durée, que chargeront les neiges, que battront les vents glacés. Très au courant de ces périls, la filandière du pin se fait donc obligation, si pressante que soit la faim, de ne pas scier les solives de sa maison.

A l'intérieur du nid ouvert par mes ciseaux, je vois donc une dense colonnade de feuilles vertes, plus ou moins enveloppées d'un fourreau soyeux où pendillent les loques de peaux dépouillées et les chapelets de crottins secs. A la fois dépotoir et friperie, cet intérieur est fort déplaisant, en somme, et ne répond en rien à la superbe enceinte. Tout autour, épaisse muraille de molleton et de feuilles emmêlées. Pas de chambres, pas de compartiments limités par des cloisons. La pièce est unique, rendue labyrinthe par la colonnade de feuilles vertes étagées à toutes les hauteurs de l'ovoïde. Là se tiennent les chenilles au repos, assemblées sur les piliers, groupées en amas confus.

L'inextricable fouillis du sommet enlevé, on voit filtrer la lumière en certains points de la calotte. A ces points lumineux correspondent les pertuis de communication avec le dehors. Le réseau qui fait enveloppe autour du nid n'a pas d'ouvertures spéciales. Pour le traverser dans un sens comme dans l'autre, il suffit aux chenilles d'en écarter un peu les fils clairsemés. L'enceinte intérieure, rempart compact, a ses portes ; le léger voile extérieur n'en a pas.

C'est dans la matinée, vers les dix heures, que les chenilles quittent leur appartement de nuit et viennent au beau soleil de leur terrasse, sous la véranda que les pointes des feuilles soutiennent à distance. Tout le jour, elles y font la sieste. Immobiles, amoncelées les unes sur les autres, elles s'imprègnent délicieusement de chaleur et trahissent de loin en loin leur béatitude par de saccadés branlements de tête. Entre six et sept heures, à la nuit noire, les endormies s'éveillent, se trémoussent, se séparent et se répandent, chacune à sa guise, sur toute la surface du nid.

C'est alors, en vérité, ravissant spectacle. Des zébrures d'un roux vif ondulent en tous sens sur la blanche nappe de soie. Qui monte, qui descend, qui déambule en travers, qui processionne par courtes files. Et tout en cheminant avec gravité dans un magnifique désordre, chacune colle sur le parcours le fil constamment appendu à la lèvre.

Ainsi s'augmente l'épaisseur du couvert par une fine couche juxtaposée au travail antérieur ; ainsi se consolide la demeure par de nouveaux appuis. Les feuilles vertes voisines sont saisies par le réseau et noyées dans la construction. Si leur extrémité seule est libre, de ce point s'irradient des courbes qui amplifient le voile, le rattachent plus loin. Tous les soirs, pendant une paire d'heures, l'animation est donc grande à la surface du nid si le temps le permet ; d'un zèle jamais lassé se poursuivent la consolidation et l'épaississement de la demeure.

Prévoient-elles l'avenir, elles si précautionnées contre les rudesses de l'hiver ? Evidemment non. Leur expérience de quelques mois, si toutefois l'expérience est du domaine d'une chenille, leur parle de savoureuses ventrées de feuillage, de douce somnolence au soleil sur la terrasse du nid ; mais rien jusqu'ici ne leur a fait connaître les pluies froides et tenaces, la gelée, la neige, les coups de vent furieux. Et ces ignorantes des misères hivernales se précautionnent comme versées à fond dans ce que leur réserve l'hiver. Elles travaillent à leur demeure avec une ardeur qui semble dire : « Ah ! qu'il fera bon dormir ici, serrées l'une contre l'autre, lorsque le pin balancera ses candélabres de givre ! Travaillons vaillamment, laboremus ! »

Oui, chenilles mes amies, travaillons vaillamment, grands et petits, hommes et vers, afin que nous puissions nous endormir tranquilles, vous de cette torpeur qui prépare la transformation en papillon, nous de ce suprême sommeil qui brise la vie pour la renouveler. Laboremus !

Désireux de suivre dans leurs détails les moeurs de mes chenilles sans être obligé d'aller, à la lueur d'une lanterne et par des temps souvent bien mauvais, m'informer de ce qui se passe sur les pins au fond de l'enclos, j'ai installé une demi-douzaine de nids dans une serre, modeste abri vitré qui, guère plus chaud que le dehors, met du moins à couvert du vent et de la pluie. Fixé dans le sable, à une paire de pans de hauteur, par la base du rameau qui lui sert d'axe et de charpente, chaque nid reçoit comme ration un faisceau de ramuscules de pin renouvelés à mesure qu'ils sont broutés. Tous les soirs, je prends la lanterne et fais visite à mes pensionnaires. Ainsi sont obtenues la plupart de mes données.

Après le travail, la réfection. Les chenilles descendent du nid, augmentent de quelques fils la gaine argentée du support et gagnent le bouquet de verdure fraîche disposé tout à côté. Coup d'oeil superbe que le troupeau à toison rousse, aligné par deux, par trois, sur chaque aiguille, et à rangs si pressés que les ramuscules du bouquet de verdure ploient sous le faix.

Les convives, tous immobiles, tous la tête en avant, en silence rongent, paisibles. Leur crâne noir scintille aux lueurs de la lanterne. Au-dessous, sur le sable, choit une pluie de granules. Ce sont les résidus de ventres faciles, très prompts à digérer. Demain matin le sol disparaîtra sous une couche verdâtre de cette grêle intestinale. Vraiment oui, spectacle à voir, bien supérieur à celui des triviales chambrées de vers à soie. Jeunes et vieux nous y prenons tant d'intérêt que la veillée se termine habituellement par une visite aux chenilles de la serre.

Le repas se prolonge bien avant dans la nuit. Enfin repues, un peu plus tôt, un peu plus tard, elles reviennent au nid, où quelque temps encore, se sentant les ampoules à soie garnies, elles filent à la surface. Ces laborieuses se feraient scrupule de traverser la blanche nappe sans y ajouter quelques fils. Il n'est pas loin d'une heure, deux heures du matin, quant tout le troupeau est rentré.

Ma fonction de nourricier est de renouveler chaque jour le faisceau de ramuscules, tondus jusqu'à la dernière feuille ; d'autre part, mon devoir d'historien est de m'informer jusqu'à quel point peut varier le régime. La campagne m'offre des nids de Processionnaires indifféremment sur le pin sylvestre, le pin maritime et le pin d'Alep, jamais sur les autres conifères. Il semblerait pourtant que toute feuille aromatisée de résine devrait convenir. Ainsi le disent les analyses de la chimie.

Méfions-nous de la cornue quand elle se mêle de cuisine ; laissons-la préparer du beurre avec du suif à chandelles, du cognac avec des pommes de terre, et quand elle nous affirme que les produits sont identiques, refusons ses horreurs. La science, étonnamment riche en poison, ne nous donnera jamais chose mangeable, parce que si la substance brute est, dans une large mesure, de son domaine, la même substance échappe à ses moyens du moment qu'il la faut organisée, divisée, subdivisée à l'infini par le travail de la vie, ainsi que le réclament les exigences de l'estomac, non dosables avec nos réactifs. La matière de la cellule et de la fibre s'obtiendra peut-être artificiellement un jour ; la cellule et la fibre elle-même, jamais. Là est le noeud de l'alimentation par la cornue.

Les chenilles hautement nous affirment l'insurmontable difficulté du problème. Sur la foi des données chimiques, je leur offre les divers succédanés du pin croissant dans mon enclos : le sapin, l'if, le thuya, le genévrier, le cyprès. Mordre à cela, elles, chenilles du pin ! Elles s'en garderont bien, malgré l'appât du fumet résineux. Plutôt que d'y toucher, elles se laisseraient périr de faim. Un seul conifère fait exception, le cèdre. Mes pensionnaires le broutent sans répugnance appréciable. Pourquoi le cèdre et pas les autres ? Je ne sais. Aussi méticuleux que le nôtre, l'estomac de la chenille a ses secrets.

Passons à d'autres épreuves. Je viens d'ouvrir d'une longue fente en méridien le nid dont je veux reconnaître la structure interne. Par le retrait naturel du molleton fendu, la fissure bâille de deux travers de doigt en son milieu ; haut et bas, elle s'atténue en fuseau. Que vont faire les filandières en présence de pareil désastre ? L'opération est pratiquée de jour, lorsque les chenilles sommeillent en tas sur le dôme. La chambre étant alors déserte, je peux hardiment tailler avec les ciseaux sans risque de meurtrir une partie de la population.

Mes ravages ne réveillent pas les endormies : de toute la journée, nulle n'apparaît sur la brèche. Cette indifférence provient, semble-t-il, de ce que le péril n'est pas encore connu. Ce sera autre chose ce soir, à la reprise de l'animation. Si bornées qu'elles soient, les chenilles s'apercevront certainement de cette énorme fenêtre qui laisse libre entrée aux mortels vents coulis de l'hiver ; possédant en abondance de quoi calfeutrer, elles s'empresseront autour de la dangereuse fente et la boucheront en une séance ou deux. Ainsi nous raisonnons, oublieux de l'enténèbrement de la bête.

Voici qu'en effet, la nuit arrivée, l'indifférence reste aussi profonde. La brèche de la tente ne provoque aucun signe d'émoi. Les chenilles vont et viennent à la surface du nid ; elles travaillent, elles filent comme d'habitude. Rien, absolument rien n'est changé à leur façon d'agir. Les hasards du parcours en amènent quelques-unes sur les bords du gouffre. Là, nul empressement de leur part, nul signe d'anxiété, nul essai de rapprocher les deux lèvres de la déchirure. Elles cherchent simplement à franchir le difficile passage et à continuer leur promenade comme si elles marchaient sur un tissu intact. Tant bien que mal, elles y parviennent en fixant le fil aussi loin que le permet la longueur du corps.

L'abîme franchi, elles poursuivent, imperturbables, leur chemin, sans autre arrêt sur la brèche. D'autres surviennent qui utilisent comme passerelles les fils déjà jetés, traversent la déchirure et passent outre en y laissant leur propre fil. Ainsi s'obtient, dans la première séance, au-dessus de la fente, une subtile gaze, à peine perceptible, tout juste suffisante à la circulation de la colonie. Pareils faits se répètent les nuits suivantes, et la crevasse finit par se clore d'une maigre toile d'araignée. C'est tout.

A la fin de l'hiver, rien de plus. La fenêtre ouverte par mes ciseaux bâille toujours, voilée parcimonieusement ; elle dessine son fuseau noir de la base au sommet du nid. Aucune reprise au tissu fendu, aucune pièce de molleton intercalée entre les deux lèvres et rétablissant la toiture dans son intégrité. Si l'accident était survenu en plein air et non sous l'abri d'un vitrage, les ineptes filandières auraient probablement péri de froid dans leur maison lézardée.

Renouvelée deux fois avec les mêmes résultats, cette épreuve établit que les chenilles du pin ne reconnaissent pas le péril de leur demeure éventrée. Elles, les habiles filandières, semblent aussi inconscientes de la ruine de leur ouvrage que le sont, de la rupture de leur fil, des bobines d'une manufacture. En employant à réparer le dégât la soie qui se prodigue ailleurs sans urgente nécessité, elles pourraient clore facilement la demeure ; elles pourraient y tisser une étoffe aussi épaisse, aussi solide que le reste de la paroi.

Mais non : elles continuent paisiblement l'habituelle besogne ; elles filent comme elles filaient hier, comme elles fileront demain. Elles raffermissent les points déjà fermes, elles épaississent ce qui est déjà convenablement épais, et nulle ne songe à boucher la calamiteuse fente. Mettre une pièce sur ce vide, ce serait recommencer le tissu de la fente, et l'industrie de l'insecte ne revient pas sur ce qu'il a déjà fait.

A diverses reprises, j'ai mis en lumière ce point de la psychologie des bêtes ; j'ai raconté notamment l'ineptie de la chenille du Grand-Paon. Lorsque l'expérimentateur tronque la nasse multiple qui forme le bout pointu du cocon, cette chenille dépense la soie restante en des travaux d'utilité secondaire, au lieu de remettre en bon état la série de cônes emboîtés si nécessaires à la protection de la recluse ; elle continue imperturbablement sa besogne normale comme si rien d'extraordinaire n'était survenu. Ainsi fait la filandière du pin au sujet de sa tente crevée.

Encore une tracasserie de ton éleveur, ô ma Processionnaire, mais cette fois ce sera à ton avantage. Je ne tarde pas à m'apercevoir que les nids destinés à passer l'hiver ont souvent une population bien supérieure à celle des abris provisoires tissés par les très jeunes chenilles ; je constate aussi qu'arrivés à la fin de leur extension, ces nids présentent des différences de volume très considérables. Les plus gros équivalent à cinq ou six des moindres. D'où proviennent ces variations ?

Certes, si tous les oeufs venaient à bien, le cylindre écailleux où se trouve condensée la ponte d'une mère suffirait à peupler une belle bourse : il y a là trois cents perles d'émail destinées à l'éclosion. Mais dans les familles pullulant à outrance, il se fait toujours un déchet énorme qui rétablit l'équilibre ; si les appelés sont légion, les élus sont troupeau largement émondé, comme le témoignent la Cigale, la Mante religieuse, le Grillon.

La Processionnaire du pin, autre usine de matière organique dont profitent divers dévorants, est donc, elle aussi, réduite en nombre dès l'éclosion. La tendre bouchée laisse quelques douzaines de survivants autour des légers réseaux globuleux où la famille passe les beaux jours de l'automne. Bientôt il faut songer à la solide tente de l'hiver. Il serait alors avantageux d'être multitude, car de l'association naît la force.

Je soupçonne un moyen aisé de fusion entre quelques familles. Comme guide dans leurs pérégrinations sur l'arbre, les chenilles ont leur ruban de soie, qu'elles suivent au retour en décrivant un crochet. Elles peuvent aussi le manquer et en rencontrer un autre ne différant en rien du leur. Ce ruban est la voie d'un nid quelconque situé dans le voisinage. Les égarées fidèlement le suivent, ne le distinguant pas de leur propre ruban, et de la sorte arrivent dans une demeure étrangère. Supposons-les pacifiquement accueillies. Qu'adviendra-t-il ?

Fusionnés, les divers groupes que le hasard des voies suivies rassemble formeront cité puissante, apte à de grands travaux ; des faiblesses concertées naîtra forte corporation. Ainsi s'expliqueraient les nids si peuplés, si volumineux, non loin d'autres restés misérables. Les premiers seraient l'ouvrage d'un syndicat mettant en commun les intérêts filateurs rassemblés de divers points ; les seconds appartiendraient à des familles laissées dans l'isolement par les mauvaises chances de la voirie.

Reste à savoir si les survenantes, guidées par un ruban étranger, sont bien reçues dans la nouvelle demeure. L'expérience est aisée sur les nids de la serre. Le soir, aux heures du pâturage, je détache avec un sécateur les divers ramuscules couverts de la population d'un nid, et je les dépose sur les vivres du nid voisin, vivres également surchargés de chenilles. En abrégeant, je peux encore enlever en bloc, bien peuplé du troupeau, le faisceau de verdure de la première bourse et l'implanter tout à côté du faisceau de la seconde, de façon que le feuillage des deux s'emmêle un peu sur les bords.

Pas la moindre noise entre les réelles propriétaires et les déménagées. Les unes et les autres continuent pacifiquement de brouter comme si de rien n'était. Toutes aussi, sans hésitation aucune, l'heure de la retraite venue, s'acheminent vers le nid, pareilles à des soeurs ayant toujours vécu ensemble ; toutes filent avant de se coucher, épaississent un peu la couverture, puis s'engouffrent dans le dortoir. En répétant le lendemain et le surlendemain, au besoin, la même opération pour cueillir les retardataires, je parviens le plus aisément du monde à dépeupler à fond le premier nid et à transvaser ses chenilles dans le second.

J'ose faire mieux. La même méthode de transportation me permet de quadrupler une filature en lui adjoignant les ouvrières de trois établissements pareils. Et si je me borne à cet accroissement, ce n'est pas qu'il se manifeste quelque trouble dans tout ce remue-ménage ; c'est que je ne vois pas de limites à mon expérience, tant les chenilles acceptent débonnairement tout surcroît de population. Plus on est de fileuses, plus on file : fort judicieuse règle de conduite.

Ajoutons que les transportées n'ont aucun regret de leur premier domicile. Elles sont chez les autres comme chez elles ; nulle tentative n'est faite pour regagner le nid d'où mes artifices les ont expatriées. Ce n'est pas la distance qui les décourage : la demeure vacante est à une paire de pans au plus. Si, pour les besoins de mes études, je veux repeupler le nid désert, je suis obligé de recourir encore à la transportation, toujours suivie de succès.

Plus tard, en février, lorsque de temps à autre une belle journée permet de longues processions sur la banquette de sable et les murailles de la serre, il m'est loisible d'assister à la fusion des deux groupes sans aucune intervention de ma part. Il me suffit de suivre avec patience les évolutions d'une file en marche. Sortie de tel nid, je la vois parfois rentrer dans un autre, guidée par quelque fortuit changement de voie. Désormais les étrangères font partie de la société aux mêmes titres que les autres. De la même façon, lorsque les chenilles déambulent la nuit sur le pin, les faibles groupes du début doivent s'accroître et acquérir le nombre de filandières que réclame une vaste construction.

Tout à tous. Ainsi dit la Processionnaire du pin, broutant le feuillage sans la moindre noise au sujet des bouchées des voisines, ou bien pénétrant, toujours accueillie en paix, dans le domicile d'autrui comme elle pénétrerait dans sa propre demeure. Etrangère ou membre de la tribu elle a place au dortoir et place au réfectoire. Le nid des autres est son nid ; le pâturage des autres est son pâturage, pour sa juste part, ni plus ni moins que la part de ses compagnes habituelles ou de rencontre.

Chacun pour tous et tous pour chacun. Ainsi dit la Processionnaire, qui chaque soir dépense son petit capital de soie à l'agrandissement d'un refuge parfois nouveau pour elle. Seule, que ferait-elle de son maigre écheveau ? Presque rien. Mais dans la filature elles sont des cents et des cents ; et de leurs riens tissés en étoffe commune résulte épaisse couverture capable de tenir tête à l'hiver. Travaillant pour soi, chacune travaille pour les autres ; et celles-ci, d'un zèle égal, travaillent de leur côté pour chacune. Oh ! les fortunées bêtes qui ne connaissent pas la propriété, mère de la bataille ! Oh ! les enviables cénobites qui pratiquent, dans sa rigueur, un parfait communisme !

Ces moeurs de la chenille appellent quelques réflexions. Des esprits généreux, plus riches d'illusions que de logique, nous proposent le communisme comme remède souverain des misères humaines. Est-il praticable chez l'homme ? De tout temps il s'est trouvé, il se trouve encore et il se trouvera toujours, heureusement, des associations où il soit possible d'oublier un peu en commun les rudesses de la vie ; mais est-il possible de généraliser ?

Les chenilles du pin peuvent nous donner à cet égard, de précieux renseignements. N'en rougissons pas : nos besoins matériels, la bête les partage ; elle lutte comme nous pour avoir sa part au banquet général des vivants ; et la manière dont elle résout le problème de l'existence n'est pas étude à dédaigner. Demandons-nous donc les motifs qui rendent le cénobitisme florissant chez la processionnaire.

Une première réponse s'impose : le problème des vivres, terrible perturbateur du monde, est ici supprimé. La paix règne du moment que le ventre est assuré de se remplir sans lutte. Une aiguille de pin, pas même, suffit au repas de la chenille ; et cette aiguille est toujours, ici, sous la dent, en nombre inépuisable, presque sur le seuil du logis. A l'heure de l'appétit venu, on sort, on prend l'air, on processionne un peu ; puis, sans recherches pénibles, sans rivalités jalouses, on prend place au banquet. Le réfectoire copieusement servi ne fera jamais défaut, tant le pin est vaste et généreux ; il suffira, d'une soirée à l'autre, d'aller s'attabler un peu plus loin. Donc nul souci du présent, nul souci de l'avenir au sujet des vivres : la chenille trouve à manger presque aussi aisément qu'elle trouve à respirer.

L'atmosphère alimente d'air toute créature avec une largesse qu'il n'est pas nécessaire de solliciter. A son insu, sans l'intervention d'un effort, d'une industrie, l'animal reçoit sa part de l'élément vital par excellence. La terre avare, au contraire, ne cède ses biens que péniblement forcée. Trop peu féconde pour suffire à tous les besoins, elle livre la répartition du manger aux âpretés de la concurrence.

La bouchée qui doit s'acquérir engendre la guerre entre consommateurs. Voyez deux Carabes faisant rencontre à la fois d'un tronçon de lombric. A qui des deux le morceau ? La bataille va décider, acharnée, féroce. Entre ces affamés, mangeant de loin en loin et pas toujours à leur faim, la vie commune est impossible.

La chenille du pin est affranchie de ces misères. Pour elle, la terre est aussi généreuse que l'atmosphère ; l'alimentation ne lui coûte pas plus que la respiration. D'autres exemples de parfait communisme pourraient être cités. Tous se rencontrent parmi les espèces, à régime végétal, avec la condition expresse que les vivres surabondent sans le travail d'une recherche. Le régime animal, au contraire, la proie, toujours d'acquisition assez difficultueuse, bannit le cénobitisme. Où la part est trop petite pour un seul, que viendraient faire des convives ?

La Processionnaire du pin ignore la disette. Elle ignore tout aussi profondément la famille, autre source d'implacable concurrence. Se faire une place au soleil n'est que la moitié des luttes imposées par la vie : il faut aussi, dans la mesure du possible, préparer la place de ses successeurs ; et comme la conservation de l'espèce est de plus grave intérêt que celle de l'individu, la lutte pour l'avenir est encore plus âpre que la lutte pour le présent. Toute mère a pour loi primordiale la prospérité des siens. Périsse tout le reste, pourvu que la nitée soit florissante ! Chacun pour soi, tel est son code, imposé par les rudesses du conflit général ; telle est sa règle, sauvegarde de l'avenir.

Avec la maternité et ses impérieux devoirs, le communisme cesse d'être praticable. Au premier aspect, certains hyménoptères semblent affirmer le contraire. Tel est, par exemple, le Chalicodome des hangars, qui nidifie par myriades sur les mêmes tuiles et y construit un monumental édifice où toutes les mères travaillent. Est-ce là vraiment une communauté ? En aucune manière.

C'est une cité, où l'on a des voisins, et non des collaborateurs. Chaque mère y pétrit ses pots à miel ; chacune y amasse la dot des siens, et rien que la dot des siens ; chacune s'y exténue pour sa famille, et rien que pour sa famille. Ah ! ce serait grave affaire si quelqu'une, venait simplement se poser sur la margelle d'une cellule ne lui appartenant pas : la maîtresse de céans lui ferait comprendre, par de chaudes bourrades, que de telles manières ne sont pas tolérables. Il faudrait déguerpir au plus vite, sinon bataille. La propriété est ici chose sacrée.

Plus profondément sociale, l'abeille domestique ne fait pas même exception à l'égoïsme maternel. Pour chaque ruche, une seule mère. S'il y en a deux, la guerre civile éclate ; l'une d'elles périt sous le poignard de l'autre, ou s'expatrie, suivie d'une partie de l'essaim. Quoique virtuellement aptes à pondre, les autres abeilles, au nombre d'une vingtaine de milliers, renoncent à la maternité et se vouent au célibat pour élever la prodigieuse famille de l'unique mère. Ici le communisme règne sous certains aspects ; mais du coup, pour l'immense majorité, la maternité se supprime.

Ainsi des Guêpes, des Fourmis, des Termites et des divers insectes sociaux. La vie en commun leur coûte cher. Des mille et des mille restent incomplets et deviennent les humbles auxiliaires de quelques-uns sexuellement doués. Mais du moment que la maternité est l'apanage général, l'individualisme reparaît, comme chez les Chalicodomes, malgré leur semblant de communisme.

La chenille du pin est exemptée du maintien de la race. Elle n'a pas de sexe, ou plutôt obscurément elle le prépare, indécis, rudimentaire comme tout ce qui, n'étant pas encore, doit être un jour. Lorsque la maternité, floraison de l'âge adulte, s'épanouira, la propriété individuelle ne manquera pas d'apparaître avec ses rivalités. L'insecte, si pacifique maintenant, aura, comme les autres, ses intolérances égoïstes. Les mères s'isoleront, jalouses de la double aiguille où doit se fixer le cylindre de la ponte ; les mâles, trémoussant les ailes, se provoqueront pour la possession de la convoitée, lutte sans gravité chez ces débonnaires, mais enfin image affaiblie des rixes mortelles que fait si fréquemment éclater la pariade. L'amour régit le monde par la bataille ; il est, lui aussi, ardent foyer de concurrence.

A peu près de sexe nul, la chenille est indifférente aux instincts amoureux, condition majeure pour vivre pacifiquement en commun. Ce n'est pas encore assez. La concorde parfaite de la communauté exige entre tous les membres égale répartition de forces et de talents, de goûts et d'aptitudes au travail. Cette condition, qui domine peut-être les autres, est supérieurement remplie. Seraient-elles des cents, seraient-elles des mille dans le même nid, aucune différence entre elles.

Toutes ont même taille, même force, même costume ; toutes ont même talent de filandière, et toutes, d'un zèle pareil, dépensent au bien-être de l'ensemble le contenu de leurs burettes à soie. Aucune ne chôme, ne traîne nonchalante lorsqu'il faut travailler. Sans autre stimulant que la satisfaction du devoir accompli, chaque soir, en saison favorable, elles filent aussi actives l'une que l'autre et tarissant jusqu'à la dernière goutte leurs réservoirs soyeux gonflés pendant le jour. Dans leur tribu, pas d'habiles et d'ineptes, de forts et de faibles, de sobres et de gloutons, de vaillants et de paresseux, d'économes et de dissipateurs. Ce que l'une fait, les autres le font, d'un zèle pareil, ni mieux ni moins bien. Superbe monde d'égalité, vraiment, mais, hélas ! monde de chenilles !

S'il nous convenait de prendre leçon chez elle, la Processionnaire du pin nous montrerait l'inanité de nos théories égalitaires et communistes. Egalité, magnifique étiquette politique, mais guère plus ! Où est-elle, cette égalité ? Dans nos sociétés trouverions-nous seulement deux personnes exactement pareilles de vigueur, de santé, d'intelligence, d'aptitude au travail, de prévoyance et de tant d'autres dons qui sont les grands facteurs de la prospérité ? Où verrions-nous l'analogue de l'exacte parité entre chenilles ? Nulle part. L'inégalité est notre lot. Et c'est fort heureux.

Un son, toujours le même, si multiplié qu'il soit, ne constitue pas une harmonie. Il en faut de dissemblables, de faibles et de forts, de graves et d'aigus ; il faut même des discordances qui par leur rudesse font valoir la douceur des accords. Les sociétés humaines ne sont pareillement harmonieuses que par le concours de dissemblances. Si les rêves égalitaires pouvaient se réaliser, nous descendrions à la monotonie des sociétés de chenilles ; arts, sciences, progrès, hautes envolées, sommeilleraient indéfiniment dans le calme plat du médiocre.

D'ailleurs, ce nivellement général effectué, nous serions encore fort loin du communisme. Pour y parvenir, il faudrait supprimer la famille, ainsi que nous l'enseignent les chenilles et Platon ; il faudrait pâtée abondante, obtenue sans effort aucun. Tant qu'une bouchée de pain sera acquisition difficultueuse, exigeant industrie, travail dont nous ne sommes pas tous également capables ; tant que la famille sera le mobile sacré de notre prévoyance, la généreuse théorie de tous pour chacun et de chacun pour tous est absolument impraticable.

Et puis, gagnerions-nous à supprimer l'effort du pain quotidien pour nous et pour les nôtres ? C'est fort douteux. Nous abolirions les deux grandes joies de ce monde, le travail et la famille, les seules joies qui donnent quelque valeur à la vie ; nous étoufferions ce qui fait précisément notre grandeur. Et le résultat de ce sacrilège bestial serait un phalanstère de chenilles humaines. Ainsi nous parle, par son exemple, la Processionnaire du pin.


source : Souvenirs entomologiques, Jean-Henri FABRE, 1899, VIème Série, Chapitre 19.