vendredi 22 mai 2015

A la recherche du domaine mystérieux

Photographie : François Davin
Tous les fans de jeux de rôle, biberonnés aux livres dont vous êtes le héros, gardent un souvenir ému du Manoir de l’Enfer, de Steve Jackson, publié pour la première fois en 1984 dans la série des Défis Fantastiques, chez Folio Junior. Le livre dont vous êtes le héros est un livre-jeu interactif dont le déroulement de l’intrigue, morcelée en paragraphes numérotés, dépend des choix du lecteur. A chaque fin de paragraphe, il décide de la suite en se rendant au numéro de son choix. A tout moment, il risque donc de prendre la mauvaise décision et de mourir. L’histoire doit alors être reprise depuis le début. En théorie. Car les petits malins, dont je faisais partie, ne lâchaient jamais une page sans aller vérifier le déroulement de l’épisode d’après. Ce genre littéraire a connu son heure de gloire dans les années 1980 et au début des années 1990, avant de sombrer dans l’oubli. Le premier inventeur de l’histoire interactive fut sans doute Raymond Queneau avec Un conte à votre façon, écrit en 1967. Mais les amateurs retiendront surtout le nom de Edward Packard, un diplômé de Princeton qui eu l’idée de ces livres-jeux en racontant des histoires à ses enfants pour les endormir. Mais le but recherché par les livres dont vous êtes le héros est désormais tout autre : vous empêcher de dormir !

jeudi 9 octobre 2014

La fièvre de l'indifférence

Les Français se soucient-ils du virus Ebola, du nom de cette rivière du Congo (anciennement Zaïre) où a été identifié le premier cas de fièvre hémorragique en 1976 ? Les images des transferts, sous haute protection, de patients frappés par cette maladie mortelle sont stupéfiantes. On dirait un film de science-fiction. Comme dans la série télé X-Files où des humains sont contaminés par un virus extra-terrestre. Ou bien dans Je suis une légende de Francis Lawrence, adaptation du roman de Richard Matheson avec Will Smith dans le rôle-titre, où un vaccin contre le cancer mute en pandémie transformant les victimes infectées en créatures ultra-violentes. Au travers de ces fictions, le message est clair : lorsqu'il joue à l'apprenti-sorcier, l'homme se condamne.

Dans le cas d'Ebola, sans être à l'origine du plus dangereux virus de la planète, l'homme doit en enrayer la progression. A l'heure actuelle, les organisations humanitaires et sanitaires luttent contre sa propagation en Afrique de l'Ouest, Liberia et Sierra Leone en tête. Sur place, les projections sont alarmantes. Dans un entretien aux Echos, Christian Sommade, délégué général du Haut Comité français à la défense civile, évoque le chiffre de "250 000 à 1 million de cas d'ici à la fin de l'année, soit 100 000 à 300 000 morts en théorie". Des chercheurs estiment à 75% le risque de voir le virus atteindre la France d'ici 20 jours. 50% en Grande-Bretagne. Or, il a déjà pris pied en Europe, au compte goutte. Une infirmière qui a soigné un prêtre espagnol atteint d'Ebola, décédé fin septembre à Madrid, a été contaminée. Le virus se transmet par contact épidermique ou fluide corporel. Jusqu'à maintenant. Et s'il évoluait vers les voies respiratoires ?

Tout ceci résonne comme un scénario catastrophe. Une menace de l'infiniment petit qui dépasse notre propre potentiel de destruction massive et pose, une fois encore, la question eschatologique de la fin de l'humanité : dans l'hypothèse de son extinction, serait-elle victime d'un holocauste nucléaire, d'une chute de météorite ou d'une particule virale ? Dans la Guerre des Mondes de H.G. Wells, ce n'est pas l'arsenal militaire qui vient à bout des martiens mais un microbe terrien. Un simple rhume nous sauve ! Cependant, qu'ils soient tueurs ou salutaires, les organismes microscopiques inquiètent car leur mode opératoire est pernicieux. "Tout ce qui ne se voit pas mais qui est immense" dit Rouletabille dans Le mystère de la chambre jaune, en expédition sous le lit de Mlle Stangerson à la recherche d'infimes indices. Il existe en effet un danger invisible bien plus grand que les conflits ou la stupidité. C'est l'indifférence.

Et on compte déjà en nombre les victimes de ce fléau : les naufragés de Lampedusa, les adolescents fragiles bercés par les sirènes du djihad, les affamés de la corne d'Afrique, les populations meurtries par les guerres,... L'indifférence est un poison qui enfièvre sournoisement le monde. Il se transmet par voie médiatique lorsque, aux infos, la priorité est donnée aux bisbilles politiques et à l'incompétence des gouvernants. Hier encore, le JT de France 2 montrait un Gange malade de sa pollution. Car l'indifférence frappe aussi la nature. Lorsque notre regard ne porte pas loin, nous accumulons les déchets "sous le tapis" et surexploitons nos ressources. Après son vibrant Plaidoyer pour l'altruisme, le moine bouddhiste Matthieu Ricard, également docteur en génétique cellulaire, publie un Plaidoyer pour les animaux, arguant sur Europe 1 que notre compassion, première pour l'homme, peut aussi s'étendre à l'animal, être vivant consommable et victime de "chosification". Aveuglement, individualisme et vanité sont les symptômes de l'indifférence. Or, contrairement à Ebola, il existe un remède : c'est l'intériorité. Car seul face à soi-même, la vérité éclate et guérit. La charité est une autre histoire.

vendredi 3 octobre 2014

Le maître d'école

Les audiences télé ont parlé. Ce jeudi soir, Alain Juppé a battu Rising Star de plus de 1 point, se plaçant en seconde position derrière TF1 avec 13,1% de parts de marché. Sauf que ce n'était pas la même musique. Invité de l'émission "Des paroles et des actes" sur France 2, le "meilleur d'entre nous", soutenu quelques heures plus tôt par Jacques Chirac qui le trouve moins "froid" que Bernadette, a fait la démonstration de sa personnalité dans la course à l'Elysée. Un choix qui le place "face à son destin" selon les mots de l'ancien chef de l'Etat. En attendant le résultat des primaires à l'UMP, il était face aux Français, dans une édition particulière de ce programme politique.

Particulière car rien n'était comme d'habitude. Des adversaires politiques (Jean-Marie Le Guen et Marion Maréchal Le Pen) aux questions du public, le débat a manqué d'épaisseur, frisant souvent la puérilité. Même les journalistes semblaient privés de mordant, sans doute désarçonnés par l'aisance du maire de Bordeaux, tout jeune lauréat du Grand Prix de l'humour en politique pour une petite phrase qui résume à elle-seule son combat : "En politique, on est jamais fini. Regardez-moi !" C'est vrai qu'il revient de loin. Entre sa réputation d'homme "droit dans ses bottes", un bilan mitigé en 95-97 et une condamnation judiciaire, Alain Juppé a fait une traversée du désert avant de devenir la personnalité politique préférée des Français, et pas seulement à droite.

Dans un sondage CSA pour les Echos publié le 3 octobre, 51% des Français ont une image de lui plutôt positive, devant François Bayrou (48%), François Fillon (37%) et surtout Nicolas Sarkozy (36%). Le score s'élève à 79% auprès des sympathisants de droite contre 70% pour Nicolas Sarkozy dont le retour tant médiatisé n'a pas encore eu l'impact espéré. Proche d'une émission-spectacle de Laurent Ruquier, la soirée politique de France 2 a servi de tremplin à l'ex-premier ministre pour révéler ses forces pour 2017, plus que son programme. Quels sont ses atouts ?

D'abord, l'âge du capitaine, son talon d'Achille aux dires de ses opposants, paraît davantage comme une marque de sagesse et d'expérience où il a appris de ses erreurs qu'un frein à l'exercice du pouvoir. Cela lui permet surtout de garantir un seul mandat sans s'inquiéter d'une quelconque popularité ré-élective. Il serait alors l'homme des réformes profondes, sans carriérisme.

En 20 ans, Alain Juppé a donc "pris de la bouteille" comme il l'a dit lui-même sur le plateau de David Pujadas. "Surtout à Bordeaux !" précise-t-il, la ville qui lui a permis de rebondir. C'est en effet le lieu de tous les plébiscites. Un laboratoire où, avec l'aide de son équipe municipale, il a expérimenté les projets en matière d'urbanisme, de transport, de qualité de vie, d'attractivité touristique, de vitalité économique et de proximité avec ses administrés. Un bilan inattaquable. Sous son impulsion, la "belle endormie" s'est réveillée. Un "effet Juppé" misé sur une grande ville de France et non un parti politique : serait-ce le ticket gagnant pour la fonction suprême ?

Alain Juppé fait donc l'unanimité dans sa ville. Et au-delà. Par la force des chiffres, il se pose en rassembleur. Et pas seulement dans sa propre famille politique, discréditée par les affaires et les guerres d'égos. En marquant son indépendance de style, Juppé apparaît comme un rempart contre la folie militante. Un homme mesuré, soucieux de la pédagogie en toutes circonstances. En effet, attaqué jusque dans sa propre identité comme ce fut le cas sur France 2, il répond calmement à son contradicteur, prend de la hauteur et manie l'humour, convaincu que c'est en respectant l'autre, malgré son agressivité, qu'on tire parti de la situation.

Sachant s'amuser de lui-même ou des pièges journalistiques, il refuse de se caractériser par le nombre de ses soutiens, contrairement à Nicolas Sarkozy ou François Fillon. Alain Juppé se méfie des ralliements symboliques et préfère cultiver une certaine forme de solitude. Pas besoin d'une armée de sentinelles pour faire sa promo dans les médias. Mais jusqu'où tiendra cette tactique du détachement et de l'intériorité ? Car la politique est, hélas, affaire de réseaux et de calculs.

Néanmoins, la stratégie s'est avérée payante jusqu'ici. Elle évite de multiplier les voix dissonantes. Son principal atout, c'est la maîtrise de sa communication. Alain Juppé a forgé sa propre signature : il connaît bien les chiffres, les faits et les enjeux qui préoccupent les Français. Du gaz de schiste au mariage pour tous, il a un avis sur tout. Et sa méthode d'analyse est implacable. Après l'explication professorale de la fracturation hydraulique, il préconise de tester la technique sur un site pilote. Quant à la loi Taubira qui déchire la société depuis deux ans, il considère que l'union des couples homosexuels est un "saut dans l'évolution des moeurs" (regrettant au passage l'emploi du mot "mariage") mais qu'elle ne doit en aucun cas ouvrir la voie à une marchandisation des bébés, que ce soit par la PMA ou la GPA. Pas d'abrogation donc. Mais des ajustements si nécessaire. Une opinion équilibrée qui témoigne d'une volonté d'apaisement, seule étape indispensable pour rétablir la confiance.

Sa prestation télévisuelle a-t-elle convaincu ? Oui, d'après les sondages réalisés avant et après l'émission. Et même de façon spectaculaire. Alain Juppé a prouvé qu'il était l'homme d'une vision. Saura-t-il être celui de l'action ?

jeudi 11 septembre 2014

Le jour où je porterai deux montres

Tim Cook, PDG de Apple, pendant la Keynote du 9 septembre.
En pleine Keynote, à la faveur des annonces, le cours de l'action ressemblait à la courbe d'un électrocardiogramme. Mardi dernier, Apple a dévoilé sa révolution dans l'univers des objets connectés, l'Apple Watch, qui perd son "i" pour l'occasion. D'après les rumeurs, la dénomination retrouverait sa lettre symbolique lors de la commercialisation, le temps de régler les incompatibilités juridiques avec l'iSwatch du groupe Swatch. Pendant ce show de deux heures dans une salle survoltée de Cupertino, le nouvel iPhone a également été présenté. D'ailleurs, on ne pouvait raisonnablement pas imaginer un lancement sans l'autre. Car parler uniquement de l'iPhone 6, ce serait gaspiller sa salive pour une version de plus. Et révéler seulement la Watch, même si elle n'est pas encore disponible, avant de refaire l'exercice pour l'iPhone, c'est servir un petit cidre après un grand Bordeaux. Bref, Apple a encore tout juste dans sa stratégie de communication : frapper fort.

Pourquoi la marque à la pomme en avait-elle tant besoin ? D'abord, dans un climat de stagnation de ses parts de marché, sur fond de polémique (piratage de photos de stars dénudées sur l'iCloud), il était urgent pour cet empire de contre-attaquer en reprenant sa place de locomotive économique sur des territoires fortement concurrentiels. Mais aussi, ce fut l'occasion de créer une nouvelle rupture technologique, une "distorsion de la réalité" que n'aurait pas boudé son fondateur visionnaire, Steve Jobs. Certes, avec sa Watch, Apple n'a pas inventé la montre connectée mais, forte de sa notoriété, l'entreprise en a sublimé le concept.

Fidèle à la tradition, le design est soigné et offre à l'utilisateur une nouvelle occasion de revendiquer sa différence identitaire et son sentiment d'appartenance. Apple est une religion. Ce qui a toujours été la philosophie de l'entreprise : ses produits ne sont pas importants pour ce qu'ils sont mais pour ce qu'ils permettent de faire. Avec son écran en cristal de saphir (pour les éditions haut de gamme) et ses multiples bracelets interchangeables, la Watch est élégante, résistante et personnalisable à l'envi. Un symbole de perfection où les apparences du cadran peuvent changer au gré des humeurs. La navigation a fait l'objet d'une nouvelle ergonomie, tant mécanique (bouton "scroller") que tactile. Relais de l'iPhone au poignet, la Watch devient désormais une télécommande à sensations. Ses meilleurs atouts ? Se guider dans la rue en temps réel (elle vibre selon les instructions de la carte qui s'affiche dans le sens du déplacement) ; répondre, transmettre ou faire patienter un appel le temps de trouver son téléphone au fond de son sac ; commander sa musique (plus agréable qu'au casque) ; cadrer et prendre des photos à distance sans sacrifier l'éternel photographe qu'on ne voit jamais dans les albums de famille. Il serait même possible de se faire signe en réunion entre porteurs de la Watch grâce à des impulsions sur la peau. Le gadget de James Bond n'est pas loin. Les opportunités de drague non plus.

Toutefois, le produit magique pose quelques questions. D'abord, les fonctionnalités de fitness, déjà disponibles sur des produits plus compétitifs, n'ont d'intérêt que si elles sont couplées en direct avec l'iPhone. Ce qui veut dire que la Watch n'est pas totalement indépendante. D'autre part, saura-t-elle remplacer la montre classique qui est aujourd'hui un bijou à part entière. On voit mal en effet comment porter les deux modèles, un à chaque bras. Une inquiétude que Jony Ive, le designer en chef chez Apple, a balayé dans le New York Times mettant en garde l'industrie horlogère suisse contre des années noires. Simple tactique marketing ou vrai défi ? Autre bémol : dans un monde pressé et exigeant, les inconditionnels de la notification seront encore moins attentifs et encore plus drogués à l'instantanéité. Enfin, encore un chargeur de plus pour une autonomie sur laquelle le constructeur n'a pas vraiment rassuré.

Quoi qu'il en soit, il reste plusieurs mois pour faire monter le désir ou céder à la raison du prix (349 dollars soit 270 euros environ). Comme l'iPhone et l'iPad avant elle, l'Apple Watch puise surtout sa légitimité dans sa capacité à inspirer les développeurs, à devenir un générateur d'innovations, un "cheval de Troie" pour créer de nouveaux usages. Qui sera le premier à imaginer la "killer app", l'application qui va justifier à elle toute seule l'achat du produit. "Seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu'ils peuvent changer le monde y parviennent", disait une pub Apple. Les jeux sont ouverts.

mercredi 20 août 2014

Motif de fâcherie

C’est un hold-up qui ne manque pas de répercussions philosophiques à l’échelle du monde. Entendre aux infos, à l’heure du laitier, que le prince saoudien, victime d’un spectaculaire braquage à Paris, n’a pas porté plainte ni bouleversé ses projets tellement le butin dérobé (500 000 euros selon Europe 1) est une peccadille dans son budget de nabab me donne la nausée. Les malfaiteurs en seraient presque excusables. Alors que les Français s’apprêtent à affronter une rentrée économique difficile, sous la menace de la déflation, avec un gouvernement aussi impuissant que donneur de leçons, cette arrogance médiatisée vis-à-vis de l’argent a quelque chose d’indécent.

Dans un entretien accordé au magazine "Enjeux Les Echos" de cet été, l’académicien Erik Orsenna, fin connaisseur des matières premières, dénonce l’absurdité des rentes : « Plus ça va, plus je hais la rente, toutes les rentes, quelles qu’elles soient. Celle de l’émir du Qatar comme celle des cheminots. Les biens de la terre devraient être communs. Que quelqu’un qui a créé une entreprise, comme Bill Gates, soit richissime, c’est magnifique. Mais que l’émir du Qatar le soit, c’est une honte ! Franchement… qui sont les plus utiles à la société ? Ceux qui partent à la retraite à 50 ans ou ceux qui se battent pour créer des emplois ? »

Même si elles profitent au tourisme du luxe, les extravagances de ces rentiers du pétrole, flambeurs de dollars, font perdre à la majorité d’entre nous la mesure et le rôle de l’argent. Ainsi, lit-on dans les journaux que les industriels préfèrent verser des dividendes aux actionnaires plutôt que d’investir dans l’économie productive et que les citoyens privilégient l’épargne à la consommation. Sans pédagogie ni confiance, le rapport à l’argent est ainsi brouillé par le repli sur soi.

Comment faire comprendre à un étudiant méritant dont la bourse d’étude a été revalorisée à la baisse que c’est la spéculation d’une autre bourse qui a fait gagner des milliards aux géants du net ? Relisons La Fontaine et sa fable de la grenouille ! Quel message voulons-nous donner à nos enfants ? Que la richesse se gagne par hasard et non par l’effort ? Que les patrimoines que nous leur transmettons ont été façonnés par la chance d’être assis au bon endroit et non par les aventures entrepreneuriales de nos aïeuls ? Tant que nous n’aurons pas réglé ces questions, le grisbi restera un motif de fâcherie.

Et il n’est pas nécessaire de réchauffer les vieilles rengaines idéologiques sur les ravages du capitalisme débridé pour reconnaître que, "bien mal acquis", les flux financiers abreuvent les frustrations, partout dans le monde, et jettent de l’huile sur le feu des contestations. Or, par le gaspillage, la triche ou l’abus de futilités, nous avons tous une part de responsabilité dans l’accroissement des inégalités. N’oublions jamais que l’argent n’a de valeur que s’il est employé à faire le maximum de gagnants. Non de perdants.