KUNG HEI FAT CHOY

photographie paskua (c) zaagoom 2010

Au 24 rue Colette : « Qu’est-ce qu’on attend ? Rien »

Au 24 de la rue Colette à Papeete il existe un passage assez sombre vers une cours d’immeuble inondée de soleil.

Il y a là trois ou quatre longs bancs de bois entre des poubelles et deux vieilles chaises en plastique emboitées l’une dans l’autre sous des affiches multicolores fixées aux murs gris avec du tep qui annoncent encore l’année du buffle, du chien, du cochon et du rat de terre. Le sol est jonché de mégots de cigarettes. C’est le décor en clair-obscur d’un petit théâtre de l’absurde encore vide qui va bientôt commencer, comme tous les jours – depuis combien de temps ? – son étrange représentation.

Un à un ils arrivent et s’assoient là. Celui-là pose un cabas qui semble trop lourd pour lui et dont on ne saura pas ce qu’il contient. Celui-ci se débarrasse de ses savates en plastique et prend une pose classique et avantageuse. Cet autre arrive lentement, appuyé sur sa canne, une casquette de baseball de l’équipe de New-York sur la tête, très élégamment habillé : chemise à fleurs, pantalon à pinces. C’est le doyen de ces anciens : 93 ans. Ils seront bientôt une vingtaine de ces hommes âgés assis comme cela les uns à côté des autres, dans un quasi silence, malgré les rumeurs de l’agitation de la cité. Tous sont d’origine chinoise.

Qui sont-ils ? Les membres de l’association SI NI TONG, une association d’entraide des retraités comme il en existe trois ou quatre autres de par la ville, comme l’Association Philanthropique ou le Kuo Min Tang. Ce sont des anciens commerçants, négociants, artisans.

Que font-ils là ? Pas grand-chose. Ils s’échangent deux paroles, parcourent les titres de la Dépêche, fument des cigarettes. Ils attendent.

Ils attendent quoi ? L’ouverture du barbier juste en face qui n’ouvrira pas ce jour là ?

« Qu’est-ce qu’on fait là ? Je ne sais pas. Où est-ce que tu voudrais qu’on aille ? » se décide à nous répondre Ten Fong Lee.

« A nos âges, il n’y a plus rien à attendre. On ne sert plus à rien. On attend, c’est tout ». « Nous sommes la lie du peuple », intervient son voisin, sans que l’on sache très bien si ce qu’il veut dire est teinté d’humour ou d’ironie. « On attend les courants d’air. C’est frais les courants d’air ». Il se perçoit tout autour des sourires discrets, de petits hochements de tête d’approbation. « Je suis né en 1937, ici. Mes parents sont venus de Chine en 1900 travailler pour la compagnie des phosphates de Makatea. Nous sommes la première génération ici… » C’était un artisan, jusqu’en 1985. Il fabriquait du mitihue. Après un long temps de pause, Lee reprend la parole : « Tu veux savoir ce qu’est le Si Ni Tong ? Ce n’est plus comme avant, géré par les vieux pour les vieux. C’est les jeunes maintenant qui gèrent le Si Ni Tong. Tu peux écrire ça : c’est la mafia chinoise qui contrôle l’association, je n’ai pas peur. Les statuts prévoient pour les membres une compensation pour la retraite. C’est supprimé maintenant. L’association donne une salle de réunion à ses retraités. C’est supprimé aussi. Regarde… » Il nous désigne une porte en face, fermée, délabrée. Une vieille pancarte salie: « Si Ni Tong ». « Cela veut dire confiance, dignité, entraide, sagesse… » soupire-t-il, « qu’est-ce que ça veut dire ça, maintenant ? Viens-voir, je vais te montrer quelque chose… » Nous contournons l’angle du corridor qui mène à la cour. Lee ouvre une porte qui n’était pas verrouillée. Nous montons un escalier délabré.

Au premier étage, nous découvrons une salle vide, poussiéreuse, une table pourrie, le plancher arraché. « C’était ça notre salle. Il y avait trois tables pour jouer au Ma Jong. Des toilettes. Un petit coin pour faire le café, le thé. Regarde. Avant tous les vieux ils étaient là. Aujourd’hui, on est tous dehors. Les jeunes, ils n’ont plus d’amour pour leurs propres parents. Ils ont dit : allez jouer au temple chinois.» Nous sommes allés voir les responsables de l’association, au deuxième étage de l’immeuble dans la cour. Interrogés, ils n’ont pas souhaité répondre à nos questions. « C’est compliqué. Allez plutôt voir ailleurs ».

Et pendant que le regard de Lee se perd un long moment dans le souvenir de la mort de son père en 1942, dans le clair-obscur d’un passage hors du temps, de vieux chinois silencieux sont assis sur des bancs dans des postures de vieux sages, qui n’attendent plus rien.

Texte : lili Oop Photographies : Paskua

17 Responses to “KUNG HEI FAT CHOY”

  1. Bon article, bonnes photos, c’est universel et plein de sagesse. Merci

  2. Merci pour ce magnifique texte et ,es photos… On y est, on s’y sent, on a envie de leur prendre la main et de les faire raconter la vie…
    Quelle tristesse! Tant de vieux rejetés, tant d’enfants même pas orphelins mais « abandonnés » tout de même…. Ces « deux bouts de la vie » qui ont besoin d’accompagnement, de présence, de tendresse aussi…
    Et tant ainsi sur cette planète surpeuplée…
    Heureusement, il y a des graines de changement, partout aussi!…

    «La faculté de se mettre dans la peau des autres et de réfléchir à la manière dont on agirait à leur place est très utile si on veut apprendre à aimer quelqu’un.»
    [ Dalaï Lama ] – Pourquoi le ciel est-il bleu ?

  3. Ce reportage n’est pas honnête , tout n’est pas beau c’est sûr encore faudrait il en connaître les raisons , beaucoup de choses sont en train de changer , sont en train d’évoluer depuis juin 2009.
    Vous joingnez la présidente actuelle de SI Ni Tong et aprés vous pourrez mieux en parler .
    N’oubliez pas aussi de balayer devant votre porte .
    Christian Penilla GSM : 711780

    • Merci pour votre réaction.
      Ce reportage a été réalisé en Août 2009 et publié la première fois dans les colonnes de la Dépêche de Tahiti le 1er Septembre 2009 ainsi que sur la Dépêche Web de la même date.
      Il reprend l’essentiel des déclarations enregistrées de ces hommes, qui sont membres du Si Ni Tong. Ils en assument pleinement les propos puisque cet article est affiché depuis sa parution sur la porte même de l’ancien local qu’ils nous ont fait visiter.
      En relisant l’article, vous constaterez que nous avons pris contact et voulu rencontrer la direction de cette association avant sa rédaction, mais elle n’avait pas jugé souhaitable de répondre à nos interrogations à l’époque.
      Nous sommes bien sûr toujours intéressés à la rencontrer…
      La rédaction.

  4. Téléphonner à la Présidente de Si Ni Tong : 728693 ou au 711780 pour éviter de donner des informations à peu prés
    Christian Penilla

  5. iaorana Paskua,

    Oui c’est ainsi on déranges toujours de parler ainsi de la misère de certains…

    M. penilla qu’est ce qui vous déranges dans cet article ?
    « pour éviter de donner des informations à peu prés »…
    si on n’a plus le droit de laisser parler les gens, nous ne sommes pas en chine communiste (pour ne pas les citer) à ce que je saches alors si ca déranges certains au Si Ni Tong ils sont assez grand pour se défendre, non ?

    c’est en reconnaissant ses erreur que l’on fait avancer les choses, pas en les faisant taire (Scipion)

    Pärahi

  6. tout simplement, magnifique texte mais quelle tristesse !!!
    et j’espère que vous avez raison M Penilla .. que les choses sont bel et bien en train de changer … et nous attendons une reaction de la Présidente

  7. Ce que je reproche à ce reportage est d’être trop supperficiel , en pouvait il être autrement ? C’est plus un Flash .
    En 1948 , j’étais à l’époque un gamin , j’allais me faire couper les cheveux chez deux coiffeurs , l’un au cinéma Tony et l’autre dans ce petit impasse où en entrant à droite s’activait aussi un coiffeur chinois. L’un des deux , celui qui était en fauteuil roulant , a même exercé aux deux endroits .
    A cette époque c’était déja pour la communauté asiatique un lieu de rencontre, on y croisait des clients du coiffeur mais aussi des vieux chinois trop âgés pour travailler . Cet endroit a toujours eu au moins plusieurs intêrrets : la proximité du marché de Papeete où se propagent toutes les nouvelles de Tahiti et des iles , ni trop loin ni trop prés du marché , un coin d’ombre et naturellement un coiffeur y exerçait . Comme chez tous les coiffeurs du monde , on papote . En ce lieu s’y croisaient du plus riche au plus pauvre .
    Pendant plusieurs décennies j’ai à chaque coupe de cheveux cotoyé cette petite famille , c’était une véritable petite famille . Ma mère ayant été de longues années enseignante à l’école chinoise du pont de l’Est tout le monde me connaissait . En plus ma vie personnelle et l’histoire de ma vie sont imbriqués dans la communauté chinoise .
    Vous voyez ce petit passage couvert a une histoire . Cette histoire a été mise à mal pour beaucoup par l’arrivée de la télévision , les nouvelles avaient changé de vecteurs , en plus certaint fidèles entre temps décédaient .Le mini salon de coiffure a périclité , de ce petit bout de Tahiti il ne reste que ce vous avez découvert ? Sûr que c’est bien triste .
    Je reste court .
    J’ai tant de choses à raconter sur cette communauté chinoise si attachante . Nous aurons sûrement un jour l’occasion d’en reparler .

  8. Eh bien, racontez! Mr Penilla. Votre expérience de vie est une part de la mémoire humaine, du patrimoine commun. Ouvrez un site ou un blog et racontez! au lieu de râler. Ces blogs qui deviennent des arènes de combat, c’est insupportable!
    Ce serait bien d’aborder les problèmes d’une autre manière, sur un autre ton,et de dépasser le fait qu’on se sent trop « touché » émotionnellement. Elevons les débats, nous irons mieux! La vérité Une n’existe pas sauf dans une dimension que nous ne connaissons et n’imaginons même pas!
    Il y a autant de vérités que de chemins d’hommes et même pour un seul homme, ses vérités ne vont pas être les mêmes selon les âges.Il est bon de changer d’avis à 180° degrés dans une logique d’évolution (différente du dilettantisme).
    Ecrivez Mr Penilla! ;o) Cordialement!

  9. Je ne vais pas accaparer le site mais les réflexions de ces personnes âgées méritent réponses . La vérité est plus nuancée . Le mot  » mafia  » me dérange beaucoup , il est même déplacé , dieu merci , en Polynésie nous n’en sommes pas là .
    Ces personnes avaient effectivement un local , il y a eu de leur part de la négligence au niveau de la gestion , le mot négligence est faible . Personellement je l’avoue , je n’aurais pas géré le problème de la même façon . Il faut savoir être comprenssif avec les personnes âgées et surtout que certains ont eu une vie trés dure .
    Ils ont à leur disposition au temple de Mamao un local , des tables , des chaises , des jeux de Ma Jong , toutes les commodités et la télévision . Il ont aussi depuis peu un grand écran plat . L’endroit est trés propre avec gazon , plantes et arbres fruitiers .
    Ils bénéficient de visites médicales gratuites actuellement faites par le docteur Jean Louis Boissin .
    Ils ne veulent pas y aller , je les comprend trés bien . Dans ce petit passage couvert ils ont leurs racines . L’endroit est passant , ils voient tant de monde , ils ont encore l’impression de faire partie de la société et ceci à part entière .
    Ce n’est pas simple à résoudre .

  10. Je ne suis pas un râleur et je sais que la vérité comme le témoignage peut avoir de multiples visages . Je suis un éternel et indécrotable optimiste malgrés que parfois j’en souffre .
    Si il y a une chose que j’ai conservé depuis ma prime jeunesse et ceci toute ma vie c’est la naîveté de vouloir avec des amis refaire le monde .
    Apportons notre humble petite participation dans cette socièté dans lequel nous vivons , c’est toujours cela de gagné .
    Je participe activement à un blog d’un de mes amis et je fuis les blogs où les gens ne se respectent pas .
    Je vous signale que j’ai l’âge de ces messieurs chinois que vous avez rencontrés dans ce petit passage prés du marché de Papeete , je fais même partie des doyens .

  11. Admirable…

  12. Je ne voulais pas vous blesser, Christian, et je vous respecte, soyez-en sûr! Je voulais simplement sortir de ce qui semblait a priori négatif… comme souvent dans les blogs qui tournent à l’agression à tout moment, quand ce n’est pas au trash. Mais vous avez bien transformé l’essai comme on dirait au rugby! :o)
    Cordialement à vous!

  13. Je ne sent pas agressé , loin de là . Vous avez soulevé un problème parce qu’il y a vraiement à se poser des questions quand des gens ne se sentent pas bien et qu’ils souffrent , cela vous interpelle , surtout quand vous les connaissez de longue date .
    Cela fait six ans que j’ai arrété mes activités de chef d’entreprise et depuis je descends rarement à Papeete et je ne vais plus dans cette zone d’activité de la ville . Je fuis cette ruche où les gens courrent on ne sait où .
    Trés pris actuellement par les festivités du jour de l’an chinois et l’accompagnement des acrobates venant de Chine j’attends la fin semaine prochaine pour leur rendre visite . Vous voyez votre témoignage n’a pas été sans intêrret .
    Il était aussi nécessaire , vous comprenez , que j’atteste de ce qu’il en était réellement .
    Dés que je les aurais rencontrés je vous donnerais des nouvelles de cette reprise de contact .

  14. Excusez moi j’ai avalé un mot . La première phrase lire : Je ne  » me  » sent pas agressé .

  15. Merci Christian! Bonnes festivités avec le Tigre!

  16. Merci pour cette information interessante

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