GUY DE MAUPASSANT

(1850 - 1893)


ADIEU

Adieu a paru dans Gil Blas
du 18 mars 1884
sous la signature : Maufrigneuse
puis dans Les Contes du Jour et de la Nuit en 1885


rainbow

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    Etretat
Les deux amis achevaient de dîner. De la fenêtre du café ils voyaient le boulevard couvert de monde. Ils sentaient passer ces souffles tièdes qui courent dans Paris par les douces nuits d'été, et font lever la tête aux passants et donnent envie de partir, d'aller là-bas, on ne sait où, sous des feuilles, et font rêver de rivières éclairées par la lune, de vers luisants et de rossignols.
    L'un d'eux, Henri Simon, prononça, en soupirant profondément:
    — Ah! je vieillis. C'est triste. Autrefois, par des soirs pareils, je me sentais le diable au corps. Aujourd'hui je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, la vie!
    Il était un peu gros déjà, vieux de quarante-cinq ans peut-être et très chauve.
    L'autre, Pierre Carnier, un rien plus âgé, mais plus maigre et plus vivant, reprit:
    — Moi, mon cher, j'ai vieilli sans m'en apercevoir le moins du monde. J'étais toujours gai, gaillard, vigoureux et le reste. Or, comme on se regarde chaque jour dans son miroir, on ne voit pas le travail de l'âge s'accomplir, car il est lent, régulier, et il modifie le visage si doucement que les transitions sont insensibles. C'est uniquement pour cela que nous ne mourons pas de chagrin après deux ou trois ans seulement de ravages. Car nous ne les pouvons apprécier. Il faudrait, pour s'en rendre compte, rester six mois sans regarder sa figure - oh! alors quel coup!
    Et les femmes, mon cher, comme je les plains, les pauvres êtres! Tout leur bonheur, toute leur puissance, toute leur vie sont dans leur beauté qui dure dix ans.
    Donc, moi, j'ai vieilli sans m'en douter, je me croyais presque un adolescent alors que j'avais près de cinquante ans. Ne me sentant aucune infirmité d'aucune sorte, j'allais, heureux et tranquille.
    La révélation de ma décadence m'est venue d'une façon simple et terrible qui m'a atterré pendant près de six mois... puis j'en ai pris mon parti.
    J'ai été souvent amoureux, comme tous les hommes, mais principalement une fois.
    Je l'avais rencontrée au bord de la mer, à Étretat, voici douze ans environ, un peu après la guerre. Rien de gentil comme cette plage, le matin, à l'heure des bains. Elle est petite, arrondie en fer à cheval, encadrée par ces hautes falaises blanches percées de ces trous singuliers qu'on nomme les Portes, l'une énorme, allongeant dans la mer sa jambe de géante, l'autre en face, accroupie et ronde; la foule des femmes se rassemble, se masse sur l'étroite langue de galets qu'elle couvre d'un éclatant jardin de toilettes claires dans ce cadre de hauts rochers. Le soleil tombe en plein sur les côtes: sur les ombrelles de toutes nuances, sur la mer d'un bleu verdâtre; et tout cela est gai et charmant, sourit aux yeux. On va s'asseoir tout contre l'eau, et on regarde les baigneuses. Elles descendent, drapées dans un peignoir de flanelle qu'elles rejettent d'un joli mouvement en atteignant la frange d'écume des courtes vagues; et elles entrent dans la mer, d'un petit pas rapide qu'arrête parfois un frisson de froid délicieux, une courte suffocation.
    Bien peu résistent à cette épreuve du bain. C'est là qu'on les juge, depuis le mollet jusqu'à la gorge. La sortie surtout révèle les faibles, bien que l'eau de mer soit d'un puissant secours aux chairs amollies.
    La première fois que je vis ainsi cette jeune femme, je fus ravi et séduit. Elle tenait bon, elle tenait ferme. Puis il y a des figures dont le charme entre en nous brusquement, nous envahit tout d'un coup. Il semble qu'on trouve la femme qu'on était né pour aimer. J'ai eu cette sensation et cette secousse.
    Je me fis présenter et je fus bientôt pincé comme je ne l'avais jamais été. Elle me ravageait le coeur. C'est une chose effroyable et délicieuse que de subir ainsi la domination d'une femme. C'est presque un supplice et, en même temps, un incroyable bonheur. Son regard, son sourire, les cheveux de sa nuque quand la brise les soulevait, toutes les plus petites lignes de son visage, les moindres mouvements de ses traits, me ravissaient, me bouleversaient, m'affolaient. Elle me possédait par toute sa personne, par ses gestes, par ses attitudes, même par les choses qu'elle portait qui devenaient ensorcelantes. Je m'attendrissais à voir sa voilette sur un meuble, ses gants jetés sur un fauteuil. Ses toilettes me semblaient inimitables. Personne n'avait des chapeaux pareils aux siens.
    Elle était mariée, mais l'époux venait tous les samedis pour repartir les lundis. Il me laissait d'ailleurs indifférent. Je n'en étais point jaloux, je ne sais pourquoi, jamais un être ne me parut avoir aussi peu d'importance dans la vie, n'attira moins mon attention que cet homme.
    Comme je l'aimais, elle! Et comme elle était belle, gracieuse et jeune! C'était la jeunesse, l'élégance et la fraîcheur mêmes. Jamais je n'avais senti de cette façon comme la femme est un être joli, fin, distingué, délicat, fait de charme et de grâce. Jamais je n'avais compris ce qu'il y a de beauté séduisante dans la courbe d'une joue, dans le mouvement d'une lèvre, dans les plis ronds d'une petite oreille, dans la forme de ce sot organe qu'on nomme le nez.
    Cela dura trois mois, puis je partis pour l'Amérique, le coeur broyé de désespoir. Mais sa pensée demeura en moi, persistante, triomphante. Elle me possédait de loin comme elle m'avait possédé de près. Des années passèrent. Je ne l'oubliais point. Son image, charmante restait devant mes yeux et dans mon coeur. Et ma tendresse lui demeurait fidèle, une tendresse tranquille, maintenant, quelque chose comme le souvenir aimé de ce que j'avais rencontré de, plus beau et de plus séduisant dans la vie.
    Douze ans sont si peu de chose dans l'existence d'un homme! On ne les sent point passer! Elles vont l'une après l'autre, les années, doucement et vite, lentes et pressées, chacune est longue et si tôt finie! Et elles s'additionnent si promptement, elles laissent si peu de trace derrière elles, elles s'évanouissent si complètement qu'en se retournant pour voir le temps parcouru on n'aperçoit plus rien, et on ne comprend pas comment il se fait qu'on soit vieux.
    Il me semblait vraiment que quelques mois à peine me séparaient de cette saison charmante sur le galet d'Étretat.
    J'allais au printemps dernier dîner à Maisons-Laffitte, chez des amis. Au moment où le train partait, une grosse dame monta dans mon wagon, escortée de quatre petites filles. Je jetai à peine un coup d'oeil sur cette mère poule très large, très ronde, avec une face de pleine lune qu'encadrait un chapeau enrubanné.
    Elle respirait fortement, essoufflée d'avoir marché vite. Et les enfants se mirent à babiller. J'ouvris mon journal et je commençai à lire.
    Nous venions de passer Asnières, quand ma voisine me dit tout à coup:
    — Pardon, Monsieur, n'êtes-vous pas Monsieur Carnier?
    — Oui, Madame.
    Alors elle se mit à rire, d'un rire content de brave femme, et un peu triste pourtant.
    — Vous ne me reconnaissez pas?
    J'hésitais. Je croyais bien en effet avoir vu quelque part ce visage; mais où ? mais quand ? Je répondis:
    — Oui... et non... Je vous connais certainement, sans retrouver votre nom.
    Elle rougit un peu.
    — Madame Julie Lefèvre.
    Jamais je ne reçus un pareil coup. Il me sembla en une seconde que tout était fini pour moi! Je sentais seulement qu'un voile s'était déchiré devant mes yeux et que j'allais découvrir des choses affreuses et navrantes.
    C'était elle! cette grosse femme commune, elle? Et elle avait pondu ces quatre filles depuis que je ne l'avais vue. Et ces petits êtres m'étonnaient autant que leur mère elle-même. Ils sortaient d'elle; ils étaient grands déjà, ils avaient pris place dans la vie. Tandis qu'elle ne comptait plus, elle, cette merveille de grâce coquette et fine. Je l'avais vue hier, me semblait-il, et je la retrouvais ainsi! Était-ce possible? Une douleur violente m'étreignait le coeur, et aussi une révolte contre la nature même, une indignation irraisonnée, contre cette oeuvre brutale, infâme de destruction.
    Je la regardais effaré. Puis je lui pris la main; et des larmes me montèrent aux yeux. Je pleurais sa jeunesse, je pleurais sa mort. Car je ne connaissais point cette grosse dame.
    Elle, émue aussi, balbutia:
    — Je suis bien changée, n'est-ce pas? Que voulez-vous, tout passe. Vous voyez, je suis devenue une mère, rien qu'une mère, une bonne mère. Adieu le reste, c'est fini. Oh! je pensais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, si nous nous rencontrions jamais. Vous aussi, d'ailleurs, vous êtes changé; il m'a fallu quelque temps pour être sûre de ne me point tromper. Vous êtes devenu tout blanc. Songez. Voici douze ans! Douze ans! Ma fille aînée a dix ans déjà...
    Je regardai l'enfant. Et je retrouvai en elle quelque chose du charme ancien de sa mère, mais quelque chose d'indécis encore, de peu formé, de prochain. Et la vie m'apparut rapide comme un train qui passe.
    Nous arrivions à Maisons-Laffitte. Je baisai la main de ma vieille amie. Je n'avais rien trouvé à lui dire que d'affreuses banalités. J'étais trop bouleversé pour parler.
    Le soir, tout seul, chez moi, je me regardai longtemps dans ma glace, très longtemps. Et je finis par me rappeler ce que j'avais été, par revoir en pensée ma moustache brune et mes cheveux noirs, et la physionomie jeune de mon visage. Maintenant j'étais vieux. Adieu.

     18 mars 1884



LE DIABLE

Le Diable a paru dans le Gaulois
du 5 août 1886
puis dans Le Horla en 1887


    Le paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se révoltait pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.
     Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les sauterelles s'égosillaient, emplissaient la campagne d'un crépitement clair, pareil au bruit des criquets de bois qu'on vend aux enfants dans les foires.moisson
     Le médecin, élevant la voix, disait:
     — Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet état-là. Elle passera d'un moment à l'autre
     Et le paysan, désolé, répétait:
     — Faut pourtant que j'rentre mon blé; v'là trop longtemps qu'il est à terre. L'temps est bon, justement. Qué qu't'en dis, ma mé?
     Et la vieille mourante, tenaillée encore par l'avarice normande, faisait "oui" de l'oeil et du front, engageait son fils à rentrer son blé et à la laisser mourir toute seule.
     Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied:
     — Vous n'êtes qu'une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas de faire ça, entendez-vous! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre blé aujourd'hui même, allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui garder votre mère. Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m'obéissez pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à votre tour, entendez-vous?
     Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, torturé par l'indécision, par la peur du médecin et par l'amour féroce de l'épargne, hésitait, calculait, balbutiait:
     — Comben qu'é prend, la Rapet, pour une garde?
     Le médecin criait:
     — Est-ce que je sais, moi? Ça dépend du temps que vous lui demanderez. Arrangez-vous avec elle; morbleu! Mais je veux qu'elle soit ici dans une heure, entendez-vous?
     L'homme se décida:
     — J'y vas, j'y vas; vous fâchez point, m'sieu l'médecin.
     Et le docteur s'en alla, en appelant:
     — Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je me fâche, moi!
     Dès qu'il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d'une voix résignée:
     — J'vas quéri la Rapet, pisqu'il veut, c't'homme. T'éluge point tant qu'je r'vienne.
     Et il sortit à son tour.
     La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de la commune et des environs. Puis, dès qu'elle avait cousu ses clients dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme de l'autre année, méchante, jalouse, avare d'une avarice tenant du phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par l'éternel mouvement du fer promené sur les toiles, on eût dit qu'elle avait pour l'agonie une sorte d'amour monstrueux et cynique. Elle ne parlait jamais que des gens qu'elle avait vus mourir, de toutes les variétés de trépas auxquelles elle avait assisté; et elle les racontait avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un chasseur raconte ses coups de fusil.
     Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l'eau bleue pour les collerettes des villageoises.
     Il dit:
     — Allons, bonsoir; ça va-t-il comme vous voulez, la mé Rapet?
     Elle tourna vers lui la tête:
     — Tout d'même, tout d'même. Et d'vot' part?
     — Oh! d'ma part, ça va-t-à volonté, mais c'est ma mé qui n'va point.
     — Vot' mé?
     — Oui, ma mé!
     — Qué qu'alle a votre mé?
     — All'a qu'a va tourner d'l'oeil!
     La vieille femme retira ses mains de l'eau, dont les gouttes, bleuâtres et transparentes, lui glissaient jusqu'au bout des doigts, pour retomber dans le baquet.
     Elle demanda, avec une sympathie subite:
     — All' est si bas qu'ça?
     — L'médecin dit qu'all' n'passera point la r'levée.
     — Pour sûr qu'alle est bas alors!
     Honoré hésita. Il lui fallait quelques préambules pour la proposition qu'il préparait. Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout d'un coup:
     — Comben qu'vous m'prendrez pour la garder jusqu'au bout? Vô savez que j'sommes point riche. J'peux seulement point m'payer eune servante. C'est ben ça qui l'a mise là, ma pauv' mé, trop d'élugement, trop d'fatigue! A travaillait comme dix, nonobstant ses quatre-vingt-douze. On n'en fait pu de c'te graine-là!...
     La Rapet répliqua gravement:
     — Y a deux prix: quarante sous l'jour, et trois francs la nuit pour les riches. Vingt sous l'jour et quarante la nuit pour l'zautres. Vô m'donnerez vingt et quarante.
     Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait bien, sa mère. Il savait comme elle était tenace, vigoureuse, résistante. Ça pouvait durer huit jours, malgré l'avis du médecin.
     Il dit résolument:
     — Non. J'aime ben qu'vô me fassiez un prix, là, un prix pour jusqu'au bout. J'courrons la chance d'part et d'autre. L'médecin dit qu'alle passera tantôt. Si ça s'fait tant mieux pour vous, tant pis pour mé. Ma si all' tient jusqu'à demain ou pu longtemps tant mieux pour mé, tant pis pour vous!
     La garde, surprise, regardait l'homme. Elle n'avait jamais traité un trépas à forfait. Elle hésitait, tentée par l'idée d'une chance à courir. Puis elle soupçonna qu'on voulait la jouer.
     — J'peux rien dire tant qu'j'aurai point vu vot' mé, répondit-elle.
     — V'nez-y, la vé.
     Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt.
     En route, ils ne parlèrent point. Elle allait d'un pied pressé, tandis qu'il allongeait ses grandes jambes comme s'il devait, à chaque pas, traverser un ruisseau.
     Les vaches couchées dans les champs, accablées par la chaleur, levaient lourdement la tête et poussaient un faible meuglement vers ces deux gens qui passaient, pour leur demander de l'herbe fraîche.
     En approchant de sa maison, Honoré Bontemps murmura:
     — Si c'était fini, tout d'même?
     Et le désir inconscient qu'il en avait se manifesta dans le son de sa voix.
     Mais la vieille n'était point morte. Elle demeurait sur le dos, en son grabat, les mains sur la couverture d'indienne violette, des mains affreusement maigres, nouées, pareilles à des bêtes étranges, à des crabes, et fermées par les rhumatismes, les fatigues, les besognes presque séculaires qu'elles avaient accomplies.
     La Rapet s'approcha du lit et considéra la mourante. Elle lui tâta le pouls, lui palpa la poitrine, l'écouta respirer, la questionna pour l'entendre parler; puis l'ayant encore longtemps contemplée, elle sortit suivie d'Honoré. Son opinion était assise. La vieille n'irait pas à la nuit. Il demanda:
     — Hé ben.
     La garde répondit:
     — Hé ben, ça durera deux jours, p'têt' trois. Vous me donnerez six francs, tout compris.
     Il s'écria:
     — Six francs! six francs! Avez-vous perdu le sens? Mé, je vous dis qu'elle en a pour cinq ou six heures, pas plus!
     Et ils discutèrent longtemps, acharnés tous deux. Comme la garde allait se retirer, comme le temps passait, comme son blé ne se rentrerait pas tout seul, à la fin, il consentit:
     — Eh ben, c'est dit, six francs, tout compris, jusqu'à la l'vée du corps.
     — C'est dit, six francs.
     Et il s'en alla, à longs pas, vers son blé couché sur le sol, sous le lourd soleil qui mûrit les moissons.
     La garde rentra dans la maison.
     Elle avait apporté de l'ouvrage, car auprès des mourants et des morts elle travaillait sans relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la famille qui l'employait à cette double besogne moyennant un supplément de salaire.
     Tout à coup, elle demanda:
     — Vous a-t-on administrée au moins, la mé Bontemps?
     La paysanne fit "non" de la tête; et la Rapet, qui était dévote, se leva avec vivacité.
     — Seigneur Dieu, c'est-il possible? J'vas quérir m'sieur l'curé.
     Et elle se précipita vers le presbytère, si vite, que les gamins, sur la place, la voyant trotter ainsi, crurent un malheur arrivé.
     Le prêtre s'en vint aussitôt, en surplis, précédé de l'enfant de choeur qui sonnait une clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la campagne brûlante et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin, ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient immobiles en attendant que le blanc vêtement eût disparu derrière une ferme, les femmes qui ramassaient les gerbes se redressaient pour faire le signe de la croix, des poules noires, effrayées, fuyaient le long des fossés en se balançant sur leurs pattes jusqu'au trou, bien connu d'elles, où elles disparaissaient brusquement; un poulain, attaché dans un pré, prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner en rond, au bout de sa corde, en lançant des ruades. L'enfant de choeur, en jupe rouge, allait vite; et le prêtre, la tête inclinée sur une épaule et coiffé de sa barrette carrée, le suivait en murmurant des prières; et la Rapet venait derrière, toute penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner en marchant, et les mains jointes, comme à l'église.
     Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda.
     — Ousqu'i va, not' curé?
     Son valet, plus subtil, répondit:
     — I porte l'bon Dieu à ta mé, pardi!
     Le paysan ne s'étonna pas:
     — Ça s'peut ben, tout d'même!
     Et il se remit au travail.
     La mère Bontemps se confessa, reçut l'absolution, communia; et le prêtre s'en revint, laissant seules les deux femmes dans la chaumière étouffante.
     Alors la Rapet commença à considérer la mourante, en se demandant si cela durerait longtemps.
     Le jour baissait; l'air plus frais entrait par souffles plus vifs, faisait voltiger contre le mur une image d'Epinal tenue par deux épingles; les petits rideaux de la fenêtre, jadis blancs, jaunes maintenant et couverts de taches de mouche, avaient l'air de s'envoler, de se débattre, de vouloir partir, comme l'âme de la vieille.
     Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait attendre avec indifférence la mort si proche qui tardait à venir. Son haleine, courte, sifflait un peu dans sa gorge serrée. Elle s'arrêterait tout à l'heure, et il y aurait sur la terre une femme de moins, que personne ne regretterait.
     A la nuit tombante, Honoré rentra. S'étant approché du lit, il vit que sa mère vivait encore, et il demanda:
     — Ça va-t-il?
     Comme il faisait autrefois quand elle était indisposée.
     Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant:
     — D'main, cinq heures, sans faute.
     Elle répondit:
     — D'main, cinq heures.
     Elle arriva, en effet, au jour levant.
     Honoré, avant de se rendre aux terres, mangeait sa soupe, qu'il avait faite lui-même.
     La garde demanda:
     — Eh ben, vot' mé a-t-all' passé?
     Il répondit, avec un pli malin au coin des yeux.
     — All'va plutôt mieux.
     Et il s'en alla.
     La Rapet, saisie d'inquiétude, s'approcha de l'agonisante, qui demeurait dans le même état, oppressée et impassible, l'oeil ouvert et les mains crispées sur sa couverture.
     Et la garde comprit que cela pouvait durer deux jours, quatre jours, huit jours ainsi; et une épouvante étreignit son coeur d'avare, tandis qu'une colère furieuse la soulevait contre ce finaud qui l'avait jouée et contre cette femme qui ne mourait pas.
     Elle se mit au travail néanmoins et attendit, le regard fixé sur la face ridée de la mère Bontemps.
     Honoré revint pour déjeuner; il semblait content, presque goguenard; puis il repartit. Il rentrait son blé, décidément, dans des conditions excellentes.
     La Rapet s'exaspérait; chaque minute écoulée lui semblait, maintenant, du temps volé, de l'argent volé. Elle avait envie, une envie folle de prendre par le cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue, cette vieille obstinée, et d'arrêter, en serrant un peu, ce petit souffle rapide qui lui volait son temps et son argent.
     Puis elle réfléchit au danger; et, d'autres idées lui passant par la tête, elle se rapprocha du lit.
     Elle demanda:
     — Vos avez-t-il déjà vu le diable?
     La mère Bontemps murmura:
     — Non.
     Alors la garde se mit à causer, à lui conter des histoires pour terroriser son âme débile de mourante.
     Quelques minutes avant qu'on expirât, le Diable apparaissait, disait-elle, à tous les agonisants. Il avait un balai à la main, une marmite sur la tête, et il poussait de grands cris. Quand on l'avait vu, c'était fini, on n'en avait plus que pour peu d'instants. Et elle énumérait tous ceux à qui le Diable était apparu devant elle, cette année-là: Joséphin Loisel, Eulalie Ratier, Sophie Padagnau, Séraphine Grospied.
     La mère Bontemps, émue enfin, s'agitait, remuait les mains, essayait de tourner la tête pour regarder au fond de la chambre.
     Soudain la Rapet disparut au pied du lit. Dans l'armoire, elle prit un drap et s'enveloppa dedans; elle se coiffa de la marmite, dont les trois pieds courts et courbés se dressaient ainsi, que trois cornes elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main gauche, un seau de fer-blanc, qu'elle jeta brusquement en l'air pour qu'il retombât avec bruit.
     Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable; alors, grimpée sur une chaise, la garde souleva le rideau qui pendait au bout du lit, et elle apparut, gesticulant, poussant des clameurs aiguës au fond du pot de fer qui lui cachait la face, et menaçant de son balai, comme un diable de guignol, la vieille paysanne à bout de vie.
     Eperdue, le regard fou, la mourante fit un effort surhumain pour se soulever et s'enfuir; elle sortit même de sa couche ses épaules et sa poitrine, puis elle retomba avec un grand soupir. C'était fini.
     Et la Rapet, tranquillement, remit en place tous les objets, le balai au coin de l'armoire, le drap dedans, la marmite sur le foyer, le seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec les gestes professionnels, elle ferma les yeux énormes de la morte, posa sur le lit une assiette, versa dedans l'eau du bénitier, y trempa le buis cloué sur la commode et, s'agenouillant, se mit à réciter avec ferveur les prières des trépassés qu'elle savait par coeur, par métier.
     Et quand Honoré rentra, le soir venu, il la trouva priant, et il calcula tout de suite qu'elle gagnait encore vingt sous sur lui, car elle n'avait passé que trois jours et une nuit, ce qui faisait en tout cinq francs, au lieu de six qu'il lui devait.

     5 août 1886