Les deux amis achevaient de dîner. De la fenêtre du café ils voyaient le boulevard couvert de monde. Ils sentaient passer ces souffles tièdes qui courent dans
Paris par les douces nuits d'été, et font lever la tête aux passants et donnent envie de partir, d'aller là-bas, on ne sait où, sous des feuilles, et font rêver de rivières éclairées par la lune, de vers luisants et de
rossignols.
L'un d'eux, Henri Simon, prononça, en soupirant profondément:
— Ah! je vieillis. C'est triste. Autrefois, par des soirs pareils, je me sentais le diable au corps. Aujourd'hui je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, la vie!
Il était un peu gros déjà, vieux de quarante-cinq ans peut-être et très chauve.
L'autre, Pierre Carnier, un rien plus âgé, mais plus maigre et plus vivant, reprit:
— Moi, mon cher, j'ai vieilli sans m'en apercevoir le moins du monde. J'étais toujours gai, gaillard, vigoureux et le reste. Or, comme on se regarde chaque jour dans son miroir, on ne voit pas le travail de l'âge s'accomplir, car il est lent,
régulier, et il modifie le visage si doucement que les transitions sont insensibles.
C'est uniquement pour cela que nous ne mourons pas de chagrin après deux ou trois ans seulement de ravages. Car nous ne les pouvons apprécier. Il faudrait, pour s'en rendre compte, rester six mois sans regarder sa figure - oh! alors quel coup!
Et les femmes, mon cher, comme
je les plains, les
pauvres êtres! Tout leur bonheur, toute leur puissance, toute
leur
vie sont dans leur beauté qui dure dix ans.
Donc, moi, j'ai vieilli sans
m'en douter, je me
croyais presque un adolescent alors que j'avais près de
cinquante
ans. Ne me sentant aucune infirmité d'aucune sorte,
j'allais,
heureux et tranquille.
La
révélation de ma décadence
m'est venue d'une façon simple et terrible qui m'a
atterré
pendant près de six mois... puis j'en ai pris mon parti.
J'ai été
souvent amoureux, comme tous
les hommes, mais principalement une fois.
Je
l'avais rencontrée au bord de la mer,
à Étretat, voici douze ans environ, un peu
après la
guerre. Rien de gentil comme cette plage, le matin, à
l'heure des
bains. Elle est petite, arrondie en fer à cheval,
encadrée
par ces hautes falaises blanches percées de ces trous
singuliers
qu'on nomme les Portes, l'une énorme, allongeant dans la mer
sa
jambe de géante, l'autre en face, accroupie et ronde; la
foule des
femmes se rassemble, se masse sur l'étroite langue de galets
qu'elle
couvre d'un éclatant jardin de toilettes claires dans ce
cadre de
hauts rochers. Le soleil tombe en plein sur les côtes: sur
les
ombrelles de toutes nuances, sur la mer d'un bleu verdâtre;
et tout
cela est gai et charmant, sourit aux yeux. On va s'asseoir tout contre
l'eau, et on regarde les baigneuses. Elles descendent,
drapées dans
un peignoir de flanelle qu'elles rejettent d'un joli mouvement en
atteignant la frange d'écume des courtes vagues; et elles
entrent
dans la mer, d'un petit pas rapide qu'arrête parfois un
frisson de
froid délicieux, une courte suffocation.
Bien peu résistent
à cette
épreuve du bain. C'est là qu'on les juge, depuis
le mollet
jusqu'à la gorge. La sortie surtout
révèle les
faibles, bien que l'eau de mer soit d'un puissant secours aux chairs
amollies.
La première fois que
je vis ainsi cette
jeune femme, je fus ravi et séduit. Elle tenait bon, elle
tenait
ferme. Puis il y a des figures dont le charme entre en nous
brusquement,
nous envahit tout d'un coup. Il semble qu'on trouve la femme qu'on
était né pour aimer. J'ai eu cette sensation et
cette
secousse.
Je me fis présenter
et je fus bientôt
pincé comme je ne l'avais jamais été.
Elle me
ravageait le coeur. C'est une chose effroyable et délicieuse
que de
subir ainsi la domination d'une femme. C'est presque un supplice et, en
même temps, un incroyable bonheur. Son regard, son sourire,
les
cheveux de sa nuque quand la brise les soulevait, toutes les plus
petites
lignes de son visage, les moindres mouvements de ses traits, me
ravissaient, me bouleversaient, m'affolaient. Elle me
possédait par
toute sa personne, par ses gestes, par ses attitudes, même
par les
choses qu'elle portait qui devenaient ensorcelantes. Je m'attendrissais
à voir sa voilette sur un meuble, ses gants jetés
sur un
fauteuil. Ses toilettes me semblaient inimitables. Personne n'avait des
chapeaux pareils aux siens.
Elle était
mariée, mais
l'époux venait tous les samedis pour repartir les lundis. Il
me
laissait d'ailleurs indifférent. Je n'en étais
point jaloux,
je ne sais pourquoi, jamais un être ne me parut avoir aussi
peu
d'importance dans la vie, n'attira moins mon attention que cet homme.
Comme je l'aimais, elle! Et
comme elle était
belle, gracieuse et jeune! C'était la jeunesse,
l'élégance et la fraîcheur
mêmes. Jamais je
n'avais senti de cette façon comme la femme est un
être joli,
fin, distingué, délicat, fait de charme et de
grâce.
Jamais je n'avais compris ce qu'il y a de beauté
séduisante
dans la courbe d'une joue, dans le mouvement d'une lèvre,
dans les
plis ronds d'une petite oreille, dans la forme de ce sot organe qu'on
nomme
le nez.
Cela dura trois mois, puis je
partis pour
l'Amérique, le coeur broyé de
désespoir. Mais sa
pensée demeura en moi, persistante, triomphante. Elle me
possédait de loin comme elle m'avait
possédé de
près. Des années passèrent. Je ne
l'oubliais point.
Son image, charmante restait devant mes yeux et dans mon coeur. Et ma
tendresse lui demeurait fidèle, une tendresse tranquille,
maintenant, quelque chose comme le souvenir aimé de ce que
j'avais
rencontré de, plus beau et de plus séduisant dans
la vie.
Douze ans sont si peu de chose
dans l'existence
d'un homme! On ne les sent point passer! Elles vont l'une
après
l'autre, les années, doucement et vite, lentes et
pressées,
chacune est longue et si tôt finie! Et elles s'additionnent
si
promptement, elles laissent si peu de trace derrière elles,
elles
s'évanouissent si complètement qu'en se
retournant pour voir
le temps parcouru on n'aperçoit plus rien, et on ne comprend
pas
comment il se fait qu'on soit vieux.
Il me semblait vraiment que
quelques mois à
peine me séparaient de cette saison charmante sur le galet
d'Étretat.
J'allais au printemps dernier
dîner à
Maisons-Laffitte, chez des amis. Au moment où le train
partait, une
grosse dame monta dans mon wagon, escortée de quatre petites
filles.
Je jetai à peine un coup d'oeil sur cette mère
poule
très large, très ronde, avec une face de pleine
lune
qu'encadrait un chapeau enrubanné.
Elle respirait fortement,
essoufflée d'avoir
marché vite. Et les enfants se mirent à babiller.
J'ouvris
mon journal et je commençai à lire.
Nous venions de passer
Asnières, quand ma
voisine me dit tout à coup:
— Pardon, Monsieur,
n'êtes-vous pas Monsieur
Carnier?
— Oui, Madame.
Alors elle se mit à
rire, d'un rire content
de brave femme, et un peu triste pourtant.
— Vous ne me reconnaissez pas?
J'hésitais. Je
croyais bien en effet avoir
vu quelque part ce visage; mais où ? mais quand ? Je
répondis:
— Oui... et non... Je vous
connais certainement,
sans retrouver votre nom.
Elle rougit un peu.
— Madame Julie
Lefèvre.
Jamais je ne reçus
un pareil coup. Il me
sembla en une seconde que tout était fini pour moi! Je
sentais
seulement qu'un voile s'était déchiré
devant mes yeux
et que j'allais découvrir des choses affreuses et navrantes.
C'était elle! cette
grosse femme commune,
elle? Et elle avait pondu ces quatre filles depuis que je ne l'avais
vue.
Et ces petits êtres m'étonnaient autant que leur
mère
elle-même. Ils sortaient d'elle; ils étaient
grands
déjà, ils avaient pris place dans la vie. Tandis
qu'elle ne
comptait plus, elle, cette merveille de grâce coquette et
fine. Je
l'avais vue hier, me semblait-il, et je la retrouvais ainsi!
Était-ce possible? Une douleur violente
m'étreignait le
coeur, et aussi une révolte contre la nature même,
une
indignation irraisonnée, contre cette oeuvre brutale,
infâme
de destruction.
Je la regardais
effaré. Puis je lui pris la
main; et des larmes me montèrent aux yeux. Je pleurais sa
jeunesse,
je pleurais sa mort. Car je ne connaissais point cette grosse dame.
Elle, émue aussi,
balbutia:
— Je suis bien
changée, n'est-ce pas? Que
voulez-vous, tout passe. Vous voyez, je suis devenue une
mère, rien
qu'une mère, une bonne mère. Adieu le reste,
c'est fini. Oh!
je pensais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, si nous
nous
rencontrions jamais. Vous aussi, d'ailleurs, vous êtes
changé;
il m'a fallu quelque temps pour être sûre de ne me
point
tromper. Vous êtes devenu tout blanc. Songez. Voici douze
ans! Douze
ans! Ma fille aînée a dix ans
déjà...
Je regardai l'enfant. Et je
retrouvai en elle
quelque chose du charme ancien de sa mère, mais quelque
chose
d'indécis encore, de peu formé, de prochain. Et
la vie
m'apparut rapide comme un train qui passe.
Nous arrivions à
Maisons-Laffitte. Je baisai
la main de ma vieille amie. Je n'avais rien trouvé
à lui dire
que d'affreuses banalités. J'étais trop
bouleversé
pour parler.
Le soir, tout seul, chez moi,
je me regardai
longtemps dans ma glace, très longtemps. Et je finis par me
rappeler
ce que j'avais été, par revoir en
pensée ma moustache
brune et mes cheveux noirs, et la physionomie jeune de mon visage.
Maintenant j'étais vieux. Adieu.
18 mars 1884
Le
paysan restait debout en face du
médecin, devant le lit de la mourante. La vieille, calme,
résignée, lucide, regardait les deux hommes et
les
écoutait causer. Elle allait mourir; elle ne se
révoltait
pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.
Par la fenêtre et la
porte ouvertes, le
soleil de juillet entrait à flots, jetait sa flamme chaude
sur le
sol de terre brune, onduleux et battu par les sabots de quatre
générations de rustres. Les odeurs des champs
venaient aussi,
poussées par la brise cuisante, odeurs des herbes, des
blés,
des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les
sauterelles
s'égosillaient, emplissaient la campagne d'un
crépitement
clair, pareil au bruit des criquets de bois qu'on vend aux enfants dans
les
foires.
Le médecin,
élevant la voix, disait:
— Honoré, vous ne
pouvez pas laisser votre
mère toute seule dans cet état-là.
Elle passera d'un
moment à l'autre
Et le paysan,
désolé,
répétait:
— Faut pourtant que j'rentre
mon blé;
v'là trop longtemps qu'il est à terre. L'temps
est bon,
justement. Qué qu't'en dis, ma mé?
Et la vieille mourante,
tenaillée encore
par l'avarice normande, faisait "oui" de l'oeil et du front, engageait
son
fils à rentrer son blé et à la laisser
mourir toute
seule.
Mais le médecin se
fâcha et, tapant
du pied:
— Vous n'êtes qu'une
brute, entendez-vous,
et je ne vous permettrai pas de faire ça, entendez-vous! Et,
si vous
êtes forcé de rentrer votre blé
aujourd'hui même,
allez chercher la Rapet, parbleu! et faites-lui garder votre
mère.
Je le veux, entendez-vous! Et si vous ne m'obéissez pas, je
vous
laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à
votre
tour, entendez-vous?
Le paysan, un grand maigre,
aux gestes lents,
torturé par l'indécision, par la peur du
médecin et
par l'amour féroce de l'épargne,
hésitait, calculait,
balbutiait:
— Comben qu'é
prend, la Rapet, pour une
garde?
Le médecin criait:
— Est-ce que je sais, moi?
Ça dépend
du temps que vous lui demanderez. Arrangez-vous avec elle; morbleu!
Mais je
veux qu'elle soit ici dans une heure, entendez-vous?
L'homme se décida:
— J'y vas, j'y vas; vous
fâchez point,
m'sieu l'médecin.
Et le docteur s'en alla, en
appelant:
— Vous savez, vous savez,
prenez garde, car je ne
badine pas quand je me fâche, moi!
Dès qu'il fut seul,
le paysan se tourna
vers sa mère, et, d'une voix résignée:
— J'vas quéri la
Rapet, pisqu'il veut,
c't'homme. T'éluge point tant qu'je r'vienne.
Et il sortit à son
tour.
La Rapet, une vieille
repasseuse, gardait les
morts et les mourants de la commune et des environs. Puis,
dès
qu'elle avait cousu ses clients dans le drap dont ils ne devaient plus
sortir, elle revenait prendre son fer dont elle frottait le linge des
vivants. Ridée comme une pomme de l'autre année,
méchante, jalouse, avare d'une avarice tenant du
phénomène, courbée en deux comme si
elle eût
été cassée aux reins par
l'éternel mouvement du
fer promené sur les toiles, on eût dit qu'elle
avait pour
l'agonie une sorte d'amour monstrueux et cynique. Elle ne parlait
jamais
que des gens qu'elle avait vus mourir, de toutes les
variétés
de trépas auxquelles elle avait assisté; et elle
les
racontait avec une grande minutie de détails toujours
pareils, comme
un chasseur raconte ses coups de fusil.
Quand Honoré
Bontemps entra chez elle, il
la trouva préparant de l'eau bleue pour les collerettes des
villageoises.
Il dit:
— Allons, bonsoir;
ça va-t-il comme vous
voulez, la mé Rapet?
Elle tourna vers lui la
tête:
— Tout d'même, tout
d'même. Et d'vot'
part?
— Oh! d'ma part, ça
va-t-à
volonté, mais c'est ma mé qui n'va point.
— Vot' mé?
— Oui, ma mé!
— Qué qu'alle a
votre mé?
— All'a qu'a va tourner
d'l'oeil!
La vieille femme retira ses
mains de l'eau, dont
les gouttes, bleuâtres et transparentes, lui glissaient
jusqu'au bout
des doigts, pour retomber dans le baquet.
Elle demanda, avec une
sympathie subite:
— All' est si bas
qu'ça?
— L'médecin dit
qu'all' n'passera point la
r'levée.
— Pour sûr qu'alle
est bas alors!
Honoré
hésita. Il lui fallait
quelques préambules pour la proposition qu'il
préparait.
Mais, comme il ne trouvait rien, il se décida tout d'un coup:
— Comben qu'vous m'prendrez
pour la garder
jusqu'au bout? Vô savez que j'sommes point riche. J'peux
seulement
point m'payer eune servante. C'est ben ça qui l'a mise
là, ma
pauv' mé, trop d'élugement, trop d'fatigue! A
travaillait
comme dix, nonobstant ses quatre-vingt-douze. On n'en fait pu de c'te
graine-là!...
La Rapet répliqua
gravement:
— Y a deux prix: quarante sous
l'jour, et trois
francs la nuit pour les riches. Vingt sous l'jour et quarante la nuit
pour
l'zautres. Vô m'donnerez vingt et quarante.
Mais le paysan
réfléchissait. Il la
connaissait bien, sa mère. Il savait comme elle
était tenace,
vigoureuse, résistante. Ça pouvait durer huit
jours,
malgré l'avis du médecin.
Il dit résolument:
— Non. J'aime ben
qu'vô me fassiez un prix,
là, un prix pour jusqu'au bout. J'courrons la chance d'part
et
d'autre. L'médecin dit qu'alle passera tantôt. Si
ça
s'fait tant mieux pour vous, tant pis pour mé. Ma si all'
tient
jusqu'à demain ou pu longtemps tant mieux pour
mé, tant pis
pour vous!
La garde, surprise, regardait
l'homme. Elle
n'avait jamais traité un trépas à
forfait. Elle
hésitait, tentée par l'idée d'une
chance à
courir. Puis elle soupçonna qu'on voulait la jouer.
— J'peux rien dire tant
qu'j'aurai point vu vot'
mé, répondit-elle.
— V'nez-y, la vé.
Elle essuya ses mains et le
suivit aussitôt.
En route, ils ne
parlèrent point. Elle
allait d'un pied pressé, tandis qu'il allongeait ses grandes
jambes
comme s'il devait, à chaque pas, traverser un ruisseau.
Les vaches couchées
dans les champs,
accablées par la chaleur, levaient lourdement la
tête et
poussaient un faible meuglement vers ces deux gens qui passaient, pour
leur
demander de l'herbe fraîche.
En approchant de sa maison,
Honoré Bontemps
murmura:
— Si c'était fini,
tout d'même?
Et le désir
inconscient qu'il en avait se
manifesta dans le son de sa voix.
Mais la vieille
n'était point morte. Elle
demeurait sur le dos, en son grabat, les mains sur la couverture
d'indienne
violette, des mains affreusement maigres, nouées, pareilles
à
des bêtes étranges, à des crabes, et
fermées par
les rhumatismes, les fatigues, les besognes presque
séculaires
qu'elles avaient accomplies.
La Rapet s'approcha du lit et
considéra la
mourante. Elle lui tâta le pouls, lui palpa la poitrine,
l'écouta respirer, la questionna pour l'entendre parler;
puis
l'ayant encore longtemps contemplée, elle sortit suivie
d'Honoré. Son opinion était assise. La vieille
n'irait pas
à la nuit. Il demanda:
— Hé ben.
La garde répondit:
— Hé ben,
ça durera deux jours,
p'têt' trois. Vous me donnerez six francs, tout compris.
Il s'écria:
— Six francs! six francs!
Avez-vous perdu le sens?
Mé, je vous dis qu'elle en a pour cinq ou six heures, pas
plus!
Et ils discutèrent
longtemps,
acharnés tous deux. Comme la garde allait se retirer, comme
le temps
passait, comme son blé ne se rentrerait pas tout seul,
à la
fin, il consentit:
— Eh ben, c'est dit, six
francs, tout compris,
jusqu'à la l'vée du corps.
— C'est dit, six francs.
Et il s'en alla, à
longs pas, vers son
blé couché sur le sol, sous le lourd soleil qui
mûrit
les moissons.
La garde rentra dans la maison.
Elle avait apporté
de l'ouvrage, car
auprès des mourants et des morts elle travaillait sans
relâche, tantôt pour elle, tantôt pour la
famille qui
l'employait à cette double besogne moyennant un
supplément de
salaire.
Tout à coup, elle
demanda:
— Vous a-t-on
administrée au moins, la mé Bontemps?
La paysanne fit "non" de la
tête; et la
Rapet, qui était dévote, se leva avec
vivacité.
— Seigneur Dieu, c'est-il
possible? J'vas
quérir m'sieur l'curé.
Et elle se
précipita vers le
presbytère, si vite, que les gamins, sur la place, la voyant
trotter
ainsi, crurent un malheur arrivé.
Le prêtre s'en vint
aussitôt, en
surplis, précédé de l'enfant de choeur
qui sonnait une
clochette pour annoncer le passage de Dieu dans la campagne
brûlante
et calme. Des hommes, qui travaillaient au loin, ôtaient
leurs grands
chapeaux et demeuraient immobiles en attendant que le blanc
vêtement
eût disparu derrière une ferme, les femmes qui
ramassaient les
gerbes se redressaient pour faire le signe de la croix, des poules
noires,
effrayées, fuyaient le long des fossés en se
balançant
sur leurs pattes jusqu'au trou, bien connu d'elles, où elles
disparaissaient brusquement; un poulain, attaché dans un
pré,
prit peur à la vue du surplis et se mit à tourner
en rond, au
bout de sa corde, en lançant des ruades. L'enfant de choeur,
en jupe
rouge, allait vite; et le prêtre, la tête
inclinée sur
une épaule et coiffé de sa barrette
carrée, le suivait
en murmurant des prières; et la Rapet venait
derrière, toute
penchée, pliée en deux, comme pour se prosterner
en marchant,
et les mains jointes, comme à l'église.
Honoré, de loin,
les vit passer. Il
demanda.
— Ousqu'i va, not'
curé?
Son valet, plus subtil,
répondit:
— I porte l'bon Dieu
à ta mé, pardi!
Le paysan ne
s'étonna pas:
— Ça s'peut ben,
tout d'même!
Et il se remit au travail.
La mère Bontemps se
confessa, reçut
l'absolution, communia; et le prêtre s'en revint, laissant
seules les
deux femmes dans la chaumière étouffante.
Alors la Rapet
commença à
considérer la mourante, en se demandant si cela durerait
longtemps.
Le jour baissait; l'air plus
frais entrait par
souffles plus vifs, faisait voltiger contre le mur une image d'Epinal
tenue
par deux épingles; les petits rideaux de la
fenêtre, jadis
blancs, jaunes maintenant et couverts de taches de mouche, avaient
l'air de
s'envoler, de se débattre, de vouloir partir, comme
l'âme de
la vieille.
Elle, immobile, les yeux
ouverts, semblait
attendre avec indifférence la mort si proche qui tardait
à
venir. Son haleine, courte, sifflait un peu dans sa gorge
serrée.
Elle s'arrêterait tout à l'heure, et il y aurait
sur la terre
une femme de moins, que personne ne regretterait.
A la nuit tombante,
Honoré rentra.
S'étant approché du lit, il vit que sa
mère vivait
encore, et il demanda:
— Ça va-t-il?
Comme il faisait autrefois
quand elle était
indisposée.
Puis il renvoya la Rapet en
lui recommandant:
— D'main, cinq heures, sans
faute.
Elle répondit:
— D'main, cinq heures.
Elle arriva, en effet, au jour
levant.
Honoré, avant de se
rendre aux terres,
mangeait sa soupe, qu'il avait faite lui-même.
La garde demanda:
— Eh ben, vot' mé
a-t-all' passé?
Il répondit, avec
un pli malin au coin des
yeux.
— All'va plutôt
mieux.
Et il s'en alla.
La Rapet, saisie
d'inquiétude, s'approcha
de l'agonisante, qui demeurait dans le même état,
oppressée et impassible, l'oeil ouvert et les mains
crispées
sur sa couverture.
Et la garde comprit que cela
pouvait durer deux
jours, quatre jours, huit jours ainsi; et une épouvante
étreignit son coeur d'avare, tandis qu'une colère
furieuse la
soulevait contre ce finaud qui l'avait jouée et contre cette
femme
qui ne mourait pas.
Elle se mit au travail
néanmoins et
attendit, le regard fixé sur la face ridée de la
mère
Bontemps.
Honoré revint pour
déjeuner; il
semblait content, presque goguenard; puis il repartit. Il rentrait son
blé, décidément, dans des conditions
excellentes.
La Rapet
s'exaspérait; chaque minute
écoulée lui semblait, maintenant, du temps
volé, de
l'argent volé. Elle avait envie, une envie folle de prendre
par le
cou cette vieille bourrique, cette vieille têtue, cette
vieille
obstinée, et d'arrêter, en serrant un peu, ce
petit souffle
rapide qui lui volait son temps et son argent.
Puis elle
réfléchit au danger; et,
d'autres idées lui passant par la tête, elle se
rapprocha du
lit.
Elle demanda:
— Vos avez-t-il
déjà vu le diable?
La mère Bontemps
murmura:
— Non.
Alors la garde se mit
à causer, à
lui conter des histoires pour terroriser son âme
débile de
mourante.
Quelques minutes avant qu'on
expirât, le
Diable apparaissait, disait-elle, à tous les agonisants. Il
avait un
balai à la main, une marmite sur la tête, et il
poussait de
grands cris. Quand on l'avait vu, c'était fini, on n'en
avait plus
que pour peu d'instants. Et elle énumérait tous
ceux à
qui le Diable était apparu devant elle, cette
année-là: Joséphin Loisel, Eulalie
Ratier, Sophie
Padagnau, Séraphine Grospied.
La mère Bontemps,
émue enfin,
s'agitait, remuait les mains, essayait de tourner la tête
pour
regarder au fond de la chambre.
Soudain la Rapet disparut au
pied du lit. Dans
l'armoire, elle prit un drap et s'enveloppa dedans; elle se coiffa de
la
marmite, dont les trois pieds courts et courbés se
dressaient ainsi,
que trois cornes elle saisit un balai de sa main droite, et, de la main
gauche, un seau de fer-blanc, qu'elle jeta brusquement en l'air pour
qu'il
retombât avec bruit.
Il fit, en heurtant le sol, un
fracas
épouvantable; alors, grimpée sur une chaise, la
garde souleva
le rideau qui pendait au bout du lit, et elle apparut, gesticulant,
poussant des clameurs aiguës au fond du pot de fer qui lui
cachait la
face, et menaçant de son balai, comme un diable de guignol,
la
vieille paysanne à bout de vie.
Eperdue, le regard fou, la
mourante fit un effort
surhumain pour se soulever et s'enfuir; elle sortit même de
sa couche
ses épaules et sa poitrine, puis elle retomba avec un grand
soupir.
C'était fini.
Et la Rapet, tranquillement,
remit en place tous
les objets, le balai au coin de l'armoire, le drap dedans, la marmite
sur
le foyer, le seau sur la planche et la chaise contre le mur. Puis, avec
les
gestes professionnels, elle ferma les yeux énormes de la
morte, posa
sur le lit une assiette, versa dedans l'eau du bénitier, y
trempa le
buis cloué sur la commode et, s'agenouillant, se mit
à
réciter avec ferveur les prières des
trépassés
qu'elle savait par coeur, par métier.
Et quand Honoré
rentra, le soir venu, il la
trouva priant, et il calcula tout de suite qu'elle gagnait encore vingt
sous sur lui, car elle n'avait passé que trois jours et une
nuit, ce
qui faisait en tout cinq francs, au lieu de six qu'il lui devait.
5 août 1886