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Deux belles filles saines, solidement bâties à la manière des Auvergnates qu'un pays difficile rend sportives par nécessité plutôt que par goût, avec des yeux noirs, des cheveux châtains, de clairs visages rieurs. Telles étaient Marthe et Pierrette Dupeyron.

 
Marthe Dupeyron
Marthe Dupeyron
Pierrette Dupeyron
Pierrette Dupeyron
 

C'est aux premiers jours de l'année 1941 que ces deux jeunes filles tentèrent l'impossible pour accomplir leur devoir et le payèrent de leur vie : héroïnes d'un drame que nul Lozèrien n'a le droit d'oublier ou d'ignorer.

Une famille d'instituteurs
Marthe Dupeyron est née le 23 juillet 1919 à Chastanier, de parents instituteurs à Rocles. Le poste était double : M. Dupeyron, homme de devoir, dont toute la vie peut être citée en exemple au corps enseignant, instruisait les garçons et son épouse, une femme du plus haut mérite également, était chargée des filles. C'est ainsi que Marthe et ses deux soeurs, Denise et Pierrette, qui se suivaient de peu et s'aimaient comme des jumelles, furent les élèves de leur maman.

L'aînée, Marthe, qui obtint son Certificat d'Etudes à douze ans, entra au Cours Complémentaire de Langogne qu'elle quitta en 1937, l'année où Mme Dupeyron perdait son mari au mois de mai.
Jean MAREZE, journaliste de l'époque, raconte sa visite du Cours Complémentaire peu après le drame :

J'ai vu hier, à Langogne, dans la salle du cours complémentaire qui prépare, pour l'école normale de Mende, des jeunes filles qui doivent leur ressembler. Au surplus, il n'y a pas si longtemps que Marthe et sa soeur étaient assises dans cette même classe, sur ces mêmes bancs, et j'imagine que si un visiteur était rentré, comme je le fis, à l'improviste, elles l'auraient regardé avec les mêmes yeux tranquilles.
C'était la fin du cours. Le directeur, M. Gilles, congédia son auditoire. Ces demoiselles ramassèrent leurs livres, leurs cahiers et se hâtèrent vers la sortie. Dehors, la neige que chassait une brise aigre s'amoncelait dans les rues étroites de la petite ville. Mais il suffisait de considérer ces jeunes filles, leurs mollets nus, leurs pieds chaussés de lourdes chaussures ferrées pour comprendre qu'elles n'avaient pas peur de la neige. Dans ces rudes campagnes, le mauvais temps n'empêche personne, n'est ce pas, de se rendre à la besogne.

Marthe et Pierrette Dupeyron étaient de cet avis.

Marthe se rendit ensuite à Mende et la directrice de l'Ecole Normale déclarait qu'elle n'avait jamais connu une jeune fille ayant de plus belles qualités de coeur. C'est dire que les bons exemples ne manquèrent pas aux petites filles grâce à leurs parents. Gaston Bonheur l'a fort bien raconté autour des années 60 : les instituteurs de la Troisième République enseignaient à l'école une morale aussi austère que celle qu'on enseignait à l'ombre du clocher et ils se faisaient un devoir de l'imposer sous leur toit. Heureusement que l'affectueuse complicité qui unissait les trois soeurs en atténuait un peu la rigueur.
Denise, la plus jeune, désirant suivre les traces de l'aînée, Pierrette abandonna les cours pour aller vivre près de sa mère, à Rocles.

En juillet 1940, Marthe sortait de l'Ecole Normale. Au mois d'octobre, elle gagna son premier poste d'institutrice, pour y remplacer le titulaire, prisonnier de guerre. C'était la Vaissière, hameau accroché au flanc du Mont Lozère entre le col de Montmirat et le Pont-de-Montvert, à plus de 1200 mètres d'altitude. Ce poste l'auteur de « Tourmente sur le Causse » l'a décrit : « une grange sans lumière, aux planches disjointes, grossières », pour la salle de classe. Quant au logement de l'institutrice : « deux pièces minuscules, au sommet d'un rude escalier, un seul trou d'aération et de lumière (de 40 sur 60 cm) dans la cuisine ».
Etait-il raisonnable, même si les hivers ne sont guère plus cléments sur le plateau de Rocles que sur le Montmirat, de projeter une jeune fille de 21 ans dans une telle solitude ? Par bonheur sa gentillesse, dont le souvenir demeure toujours dans le coeur de ses anciens élèves, lui ouvrit rapidement les portes des fermes voisines et l'accès au « cantou » pour les veillées en famille.

Pour passer les fêtes en famille
A la fin de l'année. Marthe Dupeyron avait depuis longtemps décidé de profiter des vacances scolaires pour venir embrasser sa mère et voir ses deux soeurs. Tâche singulièrement difficile, car la Vaissière est séparée par dix kilomètres du bourg de Montmirat, où passent les autocars. Dix kilomètres de chemins couverts de neige. Marthe Dupeyron cependant les franchit, put gagner Langogne et de là Rocles, où elle arrivait le 29 décembre par un temps sec mais beau. Dans la nuit du 31 décembre, ce temps changea brusquement : la neige se mit à tomber et le froid devint glacial. On peut imaginer le temps qu'il fit sur nos montagnes, quand on songe que l'express Marseille-Bordeaux resta immobilisé plus de vingt heures à quelques lieues de la gare Saint-Charles. Il faut avoir assisté à des phénomènes de ce genre pour en apprécier la violence. Un vent glacé soulève une poussière blanche avec une force telle qu'il lui est arrivé bien souvent de stopper les voitures.

En Lozère, le chasse-neige déblaya les principales artères et le 2 janvier 1941 le chauffeur du car Langogne-Mende décida d'assurer son service. C'était le point de départ d'un enchaînement de circonstances qui firent croire à Marthe que l'impossible devenait possible : elle pourrait ouvrir son école, comme l'exigeait son devoir, ce matin du vendredi 3 janvier.

- Attends encore un jour, dit Mme Dupeyron à sa fille.
- Mon cours commence demain, répondit Marthe.

Il fut inutile d'insister. Marthe arracha l'autorisation de prendre ce car. Pierrette tint à l'accompagner, comme l'aurait fait Denise, si elle n'avait été clouée au lit par une sévère angine. Tout ce que put obtenir la mère, ce fut que Pierrette accompagnerait sa soeur et que, sitôt rendues, elles lui expédieraient un télégramme.
Un télégramme qui ne devait jamais arriver.

Dans la tempête
Le jeudi 2 janvier, les deux soeurs partent en pleine nuit à l'aube. Le temps semble meilleur. Les voyageuses arrivent à Mende, où elles apprennent que le service des cars est arrêté. Qu'à cela ne tienne. Marthe frète un taxi qui va les conduire à Montmirat.

- Nous irons ensuite à pied, dit la jeune institutrice à sa soeur.

Il est trois heures de l'après-midi lorsqu'elles atteignent Montmirat. La tempête recommence à sévir. Le bourg apparaît dans un tourbillon de neige. A l'auberge où elles s'arrêtent, on essaie de les dissuader de leur projet.

- C'est fou ! Vous ne trouverez pas votre chemin... Passez la nuit ici...

Marthe sourit. Que diraient les enfants si demain leur institutrice faisait l'école buissonnière ?

C'est alors que le dessin implacable fit se présenter M. Portalier, qui venait du Choizal et se rendait aux Badieux ; elles décidèrent de partir avec lui. Ils mettront trois heures à parvenir aux Badieux. M. Portalier, d'après le correspondant de « La Croix de la Lozère », les invita à chercher aux Badieux un gîte pour la nuit, car le jour déclinait. (3) A deux kilomètres de l'école, (4) en terrain connu, elles préférèrent continuer. Elles ne devaient pas être très loin de la Vaissière lorsque survint la tourmente.
Ce terrible fléau des hivers lozériens s'abat à l'improviste. Il provoque la presque totale paralysie des sens et d'abord fait perdre le sens de l'orientation. Nos pères ont tenté d'en prévenir les effets en utilisant des moyens plus touchants qu'efficaces : on prolongeait longuement la volée qui suivait le tintement de l'angélus ; on construisait un clocher dans les hameaux pour faire entendre que le secours était là... alors que les victimes succombaient parfois à quelques pas de leur porte.
Comment la mort vint-elle frapper nos deux héroïques soeurettes ? Voulurent-elles s'arrêter un instant pour changer de bas, comme le rapporte le journal local ? Ou pour reprendre quelques forces ? seule l'éternité recouvre ce secret, comme celui de leurs dernières paroles et impose un infini respect.

La découverte
C'est fini. Marthe et Pierrette ne donneront plus signe de vie. Le dimanche suivant, le 5 janvier 1941, soit trois jours après leur départ, il faudra que leur mère, affreusement inquiète, téléphone aux Bondons pour que l'on parte à leur recherche. Deux hommes des Bondons, parmi ceux qui les cherchaient, découvrirent les deux corps recroquevillés, se tenant par la main et recouverts de glace, au pied d'un arbre, dans un boqueteau de la colline de Colobrières. (5) On ne les trouva que vers cinq heures de l'après-midi, à cinq cents mètres environ des Badieux, un peu écartées de leur chemin.
Le médecin diagnostiqua une congestion. Il est possible qu'elles aient pris pour la bonne route, parce qu'il y avait des vestiges de pas, un raccourci tracé par le facteur. D'autre part, le phénomène est bien connu : les personnes qui marchent dans la neige, la nuit tombée, tournent en rond.

Au cimetière de Rocles
Le vent avait cessé mais la neige tombait toujours. Il fallut descendre les deux corps à bras d'homme, les conduire en voiture à l'hôpital de Florac. Les corps furent ensuite ramenés à Langogne, en chemin de fer, par l'adjoint au maire de Rocles. Marthe et Pierrette y arrivèrent le mercredi matin, soit le 8 janvier 1941 et les routes étant coupées, on dut placer chaque cercueil sur un traîneau pour les conduire à Rocles pour l'office de sépulture.
Il avait fallu, la veille et l'avant-veille, couper la neige pour assurer le passage du convoi. Le triste cortège, que suivaient à pied quelques amis, arriva au village vers une heure de l'après-midi. Le clocher de la petite église égrenait son glas. L'office de sépulture fut suivi par une majorité d'hommes qui avaient pu affronter le froid persistant. On avait vainement cherché des fleurs. Faute de mieux, chacun avait envoyé des couronnes de perles. Mais la neige tombait toujours et ce furent deux couronnes de fleurs blanches que des mains pieuses et tremblantes déposèrent sur la terre glacée. L'office de neuvaine rassembla toute la population des environs, soucieuse d'apporter quelques réconfort à l'immense peine de la mère et de la soeur.
L'émotion fut grande en Lozère, ressentie par tous âges et par tous les milieux.

Après le drame
Le syndicat des instituteurs a fait élever un très digne monument à la Vaissière, bien signalé au col de Montmirat ainsi qu'au Pont-de-Montvert. Son maintien en parfait état est un honneur plus qu'une charge. A Langogne, le collège Marthe Dupeyron rappelle aux jeunes générations de quel courage et de quel dévouement était trempé le coeur de ces institutrices qui s'acharnaient à conserver la flamme de ces phares que furent, pour la Lozère, les écoles de ses hameaux.

 
Mémorial en souvenir des soeurs Dupeyron
Mémorial en souvenir des soeurs Dupeyron
 


Extrait d'une interview accordée par Denise Dupeyron aux élèves du "Collège Marthe Dupeyron"

Nous étions très liées, mes soeurs et moi, ayant un âge rapproché. Marthe avait 21 ans et demi, Pierrette allait avoir 20 ans et moi j'avais 18 ans au moment du drame.
Nos parents nous avaient toujours enseigné l'amour du bien, le courage, le travail bien fait. Marthe aimait beaucoup son métier d'enseignante et en a oublié les règles de la prudence.
Après avoir préparé le Brevet et le Concours d'Ecole Normale à Langogne je suis partie à Mende préparer le Baccalauréat et j'ai, aussi, exercé le métier d'institutrice.
Le cruel destin de Marthe et Pierrette nous a complètement anéanti Maman et moi. Personnellement je ne voulais pas croire à la vérité. C'était trop injuste, trop monstrueux. Maman s'est alitée pendant quelques jours dans un état critique et je me suis vue soudain, seule au monde. J'étais atterrée. Grâce à l'affection et à l'amitié de tous ceux qui nous connaissaient nous avons pu reprendre un peu de souffle. Le grand vide laissé n'a pu jamais être comblé.
Nous ne nous sommes plus quittées, maman et moi, même après mon mariage.
Elle est décédée en 1973.
Nous avons été très sensibles au nom donné au collège public de Langogne : "Collège Marthe Dupeyron" Il nous semblait que le sacrifice de leur vie n'était pas vain et qu'elles continuaient à vivre dans les coeurs de ceux qui les aimaient.

Sources :
Article du journal "Paris soir" du samedi 25 janvier 1941
Article de la "Lozère nouvelle" du 1er février 1991 marquant la commémoration du 50ème anniversaire de ce drame
Merci à "Josy familles VERGNET" pour ses précieux documents.

A noter :
Une deuxième version de certains faits concernant le drame sont évoquées au travers de ces différentes sources. C'est pourquoi dans l'attente de vérification je préfère vous les soumettre.
(3) M. Portalier leur dit : « Restez ici ce soir. Il fait nuit noire... Je vous offre l'hospitalité... »
(4) A trois kilomètres de l'école
(5) Marthe avait dû mourir la première. Et elle était étendue les bras en croix, les yeux grands ouverts. Pierrette était penchée vers elle. Elle avait dans les mains un crayon et un petit carnet sur lequel elle n'avait pas eu le temps de griffonner un suprême adieu.

flecheApportez votre témoignage sur les soeurs Dupeyron.

VOS TEMOIGNAGES

fleche  le 08/12/2012 à 00h22
En 1960,j'étais institutrice remplaçante en Ardèche et j'ai connu beaucoup de petits villages où je remplaçais l'enseignant ou l'enseignante.N'ayant pas de voiture et résidant dans le Gard,je logeais à l'hôtel mais pas sur place car il n'y avait aucun logement de fonction.Ne conduisant pas,je me déplaçais à pied au début puis avec un vélomoteur qui tombait souvent en panne!!Durant 2 ans,je n'ai jamais manqué un seul jour et l'on travaillait même le samedi!!J'ai eu la chance de de ne pas enseigner sur le plateau ardéchois et je n'ai pas connu ces tempêtes de neige.J'ai aimé mon métier passionnément tout comme Marthe Dupeyron qui en est morte et qui représente cette race d'institutrice qui plaça son métier au-dessus de tout en voulant ouvrir son école et en y laissant sa vie.Quel exemple!!
Marie-Claude LAMORTHE, Bessèges (30)

fleche  le 04/03/2011 à 20h35
Je garde un souvenir particulièrement ému de la découverte dans le couloir de l'école normale de MENDE d'une plaque commémorant le sacrifice des soeurs DUPEYRON. ( promotion 1958 1962 )
Jean-Claude CASSAN, Albi (81)

fleche  le 28/07/2006 à 05h36
Mon père,Mr Jean Soubiran est l'instituteur qui a précédé Marthe Dupeyron à LaVayssière.Il était prisonnier en Allemagne au moment des faits.Je ne sais pas s'il était titulaire du poste car,n'étant pas nomalien,il a dû faire 5 ans de remplacements avant d'être titularisé.En tous cas,c'est bien lui à qui Marthe Dupeyron a succédé.Il prenait pension aux Badieux,car l'école de la Vayssière n'était pas habitable d'après ce qu'il disait. Il devait rejoindre l'école de La Vayssière à pied ou en vélo suivant la saison.D'après ce qu'il m'a dit,Marthe prenait pension chez les mêmes gens,mais elle n'a pas voulu les écouter quand ils lui ont dit de rester chez eux Lui aussi prenait le car jusqu'à Montmirat quand il allait à Mende et laissait son vélo à l'arrêt.Par tempête,il restait chez ses hôtes...ce qui fait qu'il est mort en 2004,à 91 ans. destin...destin!
Marie-Hélène SOUBIRAN, Canada