Les insuffisances de la loi de 1905 et de la laïcité qu’elle a fondée

La loi du 9 décembre 1905 « portant séparation des Eglises et de l’Etat » a valeur fondatrice, en ce qu’elle éclaire la signification du principe de laïcité, devenu constitutionnel. Mais elle porte aussi la marque de l’histoire, des compromis politiques de la IIIème République, dans une France traditionnellement catholique et nouvellement coloniale.
La loi de 1905 est marquée par un combat singulier entre la République et une seule Eglise, dominante : le catholicisme. C’est à Rome qu’a bénéficié l’essentiel des compromis nécessairement conclus par Briand au cours de 20 ans d’affrontement1, du vote de la loi en 1905 aux accords Briand-Ceretti en 1924. L’art du compromis cher à ce personnage a constitué la force et la faiblesse de la loi de 1905.Les insuffisances de la loi de 1905 sont ainsi de deux ordres : celles issues des compromis conclu pour son adoption (I), celles apparues par la suite dans les « failles » juridiques (et politiques) héritées de son histoire (II).

I – Reculs et ambiguïtés sous la IIème République.

Pour avoir voulu trop précocement en faire une « loi d’apaisement », Briand a été conduit à des reculs notables : le tête-à-tête avec l’Eglise catholique lui a fait perdre de vue le principe d’égalité de traitement des cultes ; par ses transactions successives avec la hiérarchie catholique, il a mis en place une reconnaissance de fait de celle-ci.

I.1 – Les reculs sur les associations cultuelles

A – Ainsi l’article 4 de la loi transfère les biens mobiliers et immobiliers des cultes (désormais propriété de l’Etat et des collectivités locales) à des associations cultuelles (dites de l’art. 19) formées « en se conformant aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice » [i.e. sous l’autorité du pape et des évêques].
Cet article 4, dénonçait Clémenceau, a « livré à Rome » la masse des catholiques français sans leur reconnaître le droit à la démocratie « qui va du bas vers le haut » -au contraire de la hiérarchie ecclésiale. Cela n’a d’ailleurs servi à rien, Pie X ayant explicitement interdit dès 1906 les associations cultuelles.

B – Les reculs acceptés par les lois suivantes, modifiant celle de 1905, n’ont pas eu davantage d’effet :
2 janvier 1907 : à défaut d’associations cultuelles, l’Etat est entré au bout d’un an en possession des biens de l’Eglise. Pour que le culte puisse néanmoins s’exercer, la nouvelle loi (Briand) dispose que les édifices peuvent être « laissés à disposition des fidèles et des ministres du culte » ; le cadre juridique est constitué par des associations loi de 1901 ou sur initiative individuelle astreinte à déclaration préalable ;
13 avril 1908 : Briand demande à la gauche « un dernier effort de libéralisme ». Les édifices de culte non revendiqués dans le délai légal par des associations cultuelles deviennent propriété des communes, auxquelles en incombent par conséquent l’entretien et la conservation.

Ce n’est que le 18 janvier 1924 (encyclique Maximam gravissimamque) que Pie XI a autorisé les associations cultuelles, sous la dénomination « d’associations diocésaines ».

I.2 – Le colonialisme contre la laïcité

Mais la loi a aussi péché contre l’égalité : il s’agit du statut des colonies. Ainsi en Algérie, un décret de 1907 n’a appliqué la séparation qu’aux cultes catholique, protestant, et israélite. Les musulmans d’Algérie ont donc été exclus de la laïcité de 1905 à nos jours, alors que la religion musulmane était depuis 1830 « connue » de la France. Même le Concordat ne leur avait pas été appliqué. C’est que le pouvoir colonial entendait contrôler l’islam. Conséquence : les Algériens n’ont découvert la laïcité que par l’immigration en France !
L’islam en France ne saurait donc être considéré comme un « culte nouveau » : il est en grande partie le « retour du refoulé » colonial.

I.3 – Le traitement inégal des cultes prolonge l’esprit du concordat

A – Plus grave, la combinaison de la non-reconnaissance proclamée par l’article 2 et de l’article 4, véritable « reconnaissance » juridique des associations cultuelles, et notamment des associations diocésaines catholiques, aggrave juridiquement les inégalités de traitement entre cultes.
Il existe toujours un « bureau des cultes » au Ministère de l’Intérieur, qui accorde le statut d’association cultuelle, avec les avantages fiscaux en découlant. Par ailleurs, à la suite d’une loi de Vichy, on trouve une forme partielle de « reconnaissance » publique par décret en Conseil d’Etat des associations cultuelles responsables de la « police des cultes » (loi, titre V).
Conséquence : l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme, etc., sont très loin de bénéficier du régime des quatre cultes (catholique, protestant avec ses deux branches, israélite) -en fait, le régime du Concordat napoléonien.
La « non-reconnaissance » ne s’applique stricto sensu qu’aux cultes n’ayant pas pignon sur rue, et aux cultes qualifiés « sectes »2. La création d’un Conseil français du Culte musulman pourrait donc être appréciée, nonobstant l’orientation intégriste de sa majorité (mais pour un laïque, la République n’est pas l’arbitre des cultes…), comme un pas en avant vers plus d’égalité ; malheureusement, il s’agit d’une association de la loi de 1901, culturelle et non cultuelle : la laïcité n’a rien à gagner à cette banalisation d’un culte.
On est allé trop loin dans les concessions à certains cultes, sous couleur de prendre en compte la « religion de la majorité des Français » (terme concordataire) et les « traditions », envisagées de façon sélective. Les revendications des cultes non majoritaires risquent donc de placer les pouvoirs publics en situation délicate.

B – Autre entorse à l’égalité et à la non-reconnaissance, l’autorisation du subventionnement public des « services d’aumônerie », destinés à « assurer le libre exercice des cultes dans les ( …) lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » Ici encore, sous prétexte de tenir compte d’une « tradition », on favorise les religions dominantes –sauf à admettre n’importe quelle revendication d’aumônerie, par exemple par la secte pédophile des Enfants de Dieu…

C – La question de la construction des édifices de culte est posée aujourd’hui du fait que les musulmans manquent de mosquées, alors que les catholiques bénéficient d’un patrimoine historique surabondant (et sous-employé), entretenu aux frais des collectivités locales (et non des « associations diocésaines »).
En principe, le financement des lieux des cultes, activités privées, doit être assuré par les fidèles (dons et legs, donnant d’ailleurs droit à des réductions d’impôts). Or le cadre législatif actuel suffit : ainsi les collectivités locales peuvent garantir les emprunts contractés par les associations cultuelles, et consentir à celles-ci des baux emphytéotiques de longue durée pour les terrains d’assise. Néanmoins, au plan national, mais surtout local, existent des discriminations pratiques à l’égard des cultes autres que… les trois concordataires (catholique, réformé, juif).
En réalité, derrière l’islam, les autres religions attendent avec impatience qu’on en finisse avec les limitations imposées par la loi de 1905…

II – Les dérogations actuelles à la loi de 1905 ou à ses principes

II.1 – Les statuts géographiques particuliers

– L’Alsace-Moselle vit toujours sous le régime du Concordat depuis le lendemain de la guerre de 1914 et son retour à la France. Mais seuls quatre cultes sont reconnus, non le culte musulman. Les ministres des cultes sont rétribués par l’Etat. L’enseignement religieux est obligatoire à l’école, sauf à demander une dérogation (point sur lequel la commission Stasi avait souhaité un assouplissement).
– La Guyane subit depuis 1828 l’empire d’une ordonnance royale de Charles X : seul le catholicisme est « reconnu », ses prêtres sont payés par le département (dépense obligatoire) !
– A Mayotte, c’est le droit personnel musulman qui s’applique, apprécié par les cadis … nommés par le Préfet. En Polynésie, dans les TOM, la laïcité est inconnue (s’y appliquent les décrets Mandel sur les missions, avatar du contrôle colonial des religions).

II.2 – Les atteintes officielles à la liberté de conscience

A – La jurisprudence du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’Etat a constamment réduit la portée de la loi de 1905, au nom d’un prétendu équilibre entre laïcité et libertés religieuses -vision contraire aux principes de l’article 1er (qui subordonne la liberté des cultes à la liberté de conscience). Les dégâts les plus graves ont eu lieu en matière d’enseignement (caractère propre des établissements d’enseignement privés sous contrat, CC 1978), jusqu’à l’avis de 1989 du CE à propos du foulard, considérant que l’obligation de neutralité ne s’imposait pas aux élèves : la loi du 15 mars 2004 était de ce point de vue indispensable pour fonder une mesure d’ordre public scolaire : elle a permis de contrer les dérives du CE3.
B – La participation « ès-qualités » des représentants de la République à des cérémonies cultuelles. Cf. le ministre de l’intérieur (à l’époque Villepin, préfacier d’un ouvrage sur la loi de 1905 !) invitant les préfets de la République à participer en uniforme à des messes à la mémoire du pape.
C – L’enseignement du fait religieux à l’école : inscrit dans la loi Fillon (amendement Brard, du nom d’un député… apparenté PCF), c’est une négation de la liberté de conscience, puisque les courants philosophiques areligieux, athées, anti-religieux, ou simplement religieux dissidents sont exclus : l’histoire spirituelle de l’humanité se voit réduite à une « foire aux religions ». Un récent rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale a ainsi mis en lumière les dérives constatées sur le terrain : soit abandon pur et simple par les enseignants, face aux difficultés et aux conflits suscités, soit « théologisation » de l’enseignement au nom des « bonnes interprétations » des religions.

II.3 – La question du financement des cultes

Le problème des relations financières entre les associations « cultuelles » (loi de 1905) et celles de la loi de 1901 est un cheval de bataille discret mais insistant des cléricaux (notamment protestants). L’article 19 de la loi de 1905 n’autorise les « cultuelles » à reverser leurs « surplus de recettes » (qui d’ailleurs ne donnent pas lieu « à perception de droits », qu’à des associations « constituées pour le même objet ». Ce qui interdit d’en faire bénéficier des associations « culturelles » (loi de 1901) –par exemple médiatiques. On comprend mieux l’intérêt pour le CFCM de n’être qu’une association loi de 1901… Les trois grandes religions issues du concordat sont d’accord pour combattre cet article 19 de la loi de 1905 : mais, si l’on banalise les « cultuelles », que devient la logique d’un texte fait précisément … pour respecter la liberté des cultes ? Très curieusement, aucun culte ne demande la banalisation (donc la perte) des avantages fiscaux !

Conclusion : défendre la loi de 1905 pour mieux l’étendre !

Quelles que soient ses insuffisances, et les avancées pratiques du cléricalisme grâce aux complicités des Pouvoirs publics et du juge, la loi de 1905 a un immense mérite : elle a fondé juridiquement et philosophiquement la laïcité, dépassant en cela le « règlement de compte » négocié avec l’église catholique.

Art. 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public».
La laïcité est le cadre juridique de la liberté de conscience, c’est-à-dire « la liberté de croire OU de ne pas croire », ainsi que de l’égalité entre croyances. Aux yeux de la République, les religions devraient être égales entre elles (il n’y a plus de « religion officielle »), l’Etat n’est plus l’arbitre des croyances. Mais en même temps, les religions sont égales à toute autre conviction (ou absence de conviction…).
Le libre exercice des cultes (formule d’ailleurs plus restreinte que le principe des « libertés religieuses » reconnu par les Traités internationaux et applicable en France) n’est que dérivé de cette liberté de conscience, et subordonné à elle : alors que celle-ci est « assurée » par la République –ce qui signifie que l’Etat doit avoir un rôle actif en la matière-, celui-là n’est que « garanti » -l’Etat se contente de veiller à ce qu’il soit effectif et non entravé. Il est donc soumise à une double limitation : le respect de la liberté de conscience, valeur première, et celui de l’ordre public.

Art. 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte… »
C’est la fin du subventionnement officiel et de la reconnaissance juridique des cultes : cette solution radicale (malgré les entorses) adoptée en Europe par la France seule (et que remettait en cause l’art. I-52 du projet de traité constitutionnel européen) mérite d’être défendue et promue.

Remettre en question la loi de 1905, même dans l’intention louable d’en corriger les insuffisances soulignées plus haut, c’est s’exposer à jeter le bébé avec l’eau sale du bain et à abandonner sa philosophie émancipatrice et à portée universelle. C’est au contraire cette philosophie qu’il convient d’appliquer plus largement en s’attaquant aux dérogations historiques et géographiques -ce qui ne pourra probablement se faire sans habileté et compromis politiques- et en cherchant à la propager au plan international.

Charles Arrambourou

UFAL

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