mercredi 31 mars 2010

REPORTAGE - Les mines de charbon, plaie de Chine - Philippe Grangereau

Libération, no. 8983 - Monde, mercredi, 31 mars 2010, p. 6

Au moins 153 mineurs sont promis à une mort quasi certaine, à la suite de l'inondation, dimanche, d'une exploitation dans le Shanxi. En cause, l'incurie des autorités et l'appât du gain.

Envoyé spécial à Wangjialing, province du Shanxi (Chine)

Le charbon. Son odeur âcre et pénétrante, ses terrils monstrueux qui surgissent dans le paysage ocre, sa couleur noire maculant les vallons de glaise taillés à la serpe pour faire passer les routes et la noria de camions chargés de poussière noire. Cet après-midi-là, dans ce coin perdu du Shanxi, l'anthracite strie le visage tourmenté de Xiao Shihong, 38 ans. Sous ses pieds, dans la mine, son mari, ses deux beaux-frères et des dizaines d'autres mineurs sont en train de mourir. Ils seraient 153, disent les officiels dont les longues voitures noires et les 4 x 4 de luxe sont parqués devant le puits de la mine d'Etat. Davantage, 200 peut-être, affirment des rescapés de l'inondation soudaine qui a envahi les galeries dimanche vers 14 heures.

«Je n'ai rien dit à mes trois enfants, pour qu'ils ne sachent pas. Du moins pas encore.» Xiao Shihong a peu d'espoir, beaucoup de larmes, et des paroles sans fard pour les dirigeants de la mine d'Etat. Elle a tenté de les approcher, pour leur expliquer qu'ils devaient faire le maximum, sauver les trois membres de sa famille qui agonisent là-dessous, dans les boyaux submergés, à plusieurs centaines de mètres sous terre. Ils l'ont ignorée, avec dédain, presque avec colère. «Ce sont des corrompus, dit-elle. Ils ont empoché l'argent devant servir à la sécurité, et voilà le résultat.»

Dans leurs cahutes en préfabriqué où ils logent à huit sur quelques mètres carrés, les mineurs résignés ne disent pas autre chose. «Il y a des galeries où l'eau jaillit dès qu'on commence à creuser. Je l'ai dit aux porions [contremaîtres, ndlr], mais les patrons n'ont rien voulu entendre. Pour eux, il n'y a que la production qui compte, la production à tout prix», confie Zhao, un mineur du Hunan, le regard fixé sur le lit de son ami qui, lui, est toujours en bas. «Cela fait vingt heures que l'accident est survenu et, à mon humble avis, il n'y a plus beaucoup d'espoir qu'il s'en sorte... Espérons qu'à tout le moins, on retrouvera son cadavre.»«C'est important, souligne un autre, car sans cadavre, la mine risque de ne pas indemniser sa famille.»

Minimiser. D'après les chiffres officiels, 2 631 mineurs ont péri l'an dernier dans des accidents - soit plus de sept par jour. Mais les patrons de mine font tout pour dissimuler ou minimiser leurs pertes humaines, et il est probable qu'au moins une dizaine de mineurs perdent la vie chaque jour en Chine, voire bien davantage. A Wangjialing, la compagnie minière, Huajin, a tout d'abord annoncé que 123 mineurs étaient portés disparus. Ce n'est qu'après la visite, lundi, d'un vice-ministre venu de Pékin que le bilan a été revu à 153. Comment se peut-il que le nombre exact de mineurs dans le puits soit inconnu des responsables ? «En fait, Raconte le mineur Zhao, personne ne sait vraiment, car c'est comme ça que les choses fonctionnent ici.»

La mine, en réfection, est pourtant une entreprise d'Etat. Mais plus des trois quarts des mineurs sont sans expérience, payés à la journée ou à la tâche, afin de maximiser les profits. La plupart piochent et besognent tous les jours, sans congés, au rythme des trois-huit. «Presque tous les hommes qui sont restés au fond sont d'ailleurs des journaliers», explique Zhao, un maçon qui s'est laissé tenter par la paie relativement élevée des mineurs : 140 yuans (15 euros) par jour. «J'avais dans l'idée de me spécialiser dans le dynamitage des parois, mais c'est un endroit trop dangereux, s'avise-t-il. Je vais prendre mon salaire, et retourner à mon ancien métier, car la vie est trop précieuse.»

Amateurisme. Le président chinois, Hu Jintao, a annoncé lundi que tout serait fait pour sauver les 153 mineurs. Mais l'amateurisme a néanmoins cours chez certains sauveteurs. A 21 heures, un groupe d'une trentaine de secouristes marchant en rangs désordonnés derrière deux drapeaux rouges arrive enfin devant le puits tragique où traînent, pêle-mêle dans la boue, des pièces de machines et des bobines de fil électrique. Ce sont des sauveteurs «volontaires». L'un d'eux, Liu Shuju, est un travailleur du bâtiment. Un autre se présente comme un «bricoleur». Leur équipement est sommaire et incomplet. Certains n'ont pas de bottes, d'autres manquent de lampes sur leurs casques. «On est là pour aider les spécialistes, et on fera ce qu'ils demandent», dit leur chef. «La sécurité, c'est notre principe céleste», proclame un des nombreux slogans inscrits à la peinture sur les murs de brique ternis du puits principal de cette mine géante qui s'étend sur 180 kilomètres carrés.

«Célébrons la réforme minière», trompette un autre. La «réforme» en question, lancée l'an dernier, vise à nationaliser les milliers de petites mines privées de la province du Shanxi, afin de réduire le nombre d'accidents qui ternissent l'image de la Chine. Malgré les protestations véhémentes des entrepreneurs privés, que l'Etat avait encouragés à investir voilà plus de dix ans en leur donnant des garanties de pérennité, Pékin a repris le pouvoir sur la manne charbonnière. Mais les accidents de mine ne paraissent pas avoir diminué pour autant.

Hier, le président chinois, Hu Jintao, a ordonné que les recherches se poursuivent pendant une semaine. Mais sur place, un mineur confiait que l'eau avait déjà inondé tout le puits, laissant les sauveteurs sans espoir.

© 2010 SA Libération. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

En Chine, les citoyens se passeraient bien des « Tea Party » - Arnaud de la Grange

Le Figaro, no. 20423 - Le Figaro, mercredi, 31 mars 2010, p. 8

La police a pris l'habitude d'inviter les contestataires à prendre le thé avant de les harceler.

La Chine, elle aussi, a son mouvement des « Tea Party ». Mais le concept diffère sensiblement du phénomène américain, ce mouvement de protestation conservateur né spontanément au printemps 2009 à travers l'Amérique, pour protester contre les plans de relance d'Obama et son projet de réforme de la santé. La « Tea Party » à la chinoise, a quelque chose de beaucoup plus policé, si l'on veut. Selon une délicate tradition, pour avertir un citoyen qu'il vient de franchir une ligne rouge, les services de sécurité l'invitent à prendre le thé. Ce moment convivial signifie le début des ennuis.

Ce petit « mouvement » a vu le jour en 2008, avec le harcèlement des signataires de la fameuse Charte 08, document appelant à des réformes politiques. L'affaire a pris un tour plus irritant pour les autorités chinoises, quand deux blogs au moins - « Drinking Tea Chronicles » - se sont créés pour recueillir les impressions de ces « invités », racontant parfois en quasi-direct la sollicitude dont ils font l'objet de la part de la police. À l'occasion de la dernière session annuelle du Parlement chinois, au début du mois, plus de 200 personnes ont relaté leur invitation à une « Tea Party ».

« Un sentiment de communauté »

Directeur du China Internet Project à l'université californienne de Berkeley, Xiao Qiang a confié à l'agence AP qu'il voyait là un rafraîchissant moyen pour ces Chinois à la voix dissonante - souvent sans antécédent politique - de se sentir moins seuls. « Les pratiques de contrôle visent à créer chez ces gens un sentiment de peur et d'isolement, estime-t-il, mais ce partage sur Internet leur permet de dépasser ces craintes, en leur donnant un sentiment de communauté. » Et l'on se retrouve au coeur des préoccupations de Pékin quant au verrouillage du Web, qui après avoir été vu comme une utile soupape pour la société civile, a fini par inquiéter pour ses capacités de propagation horizontale d'idées ou de mécontentements.

Parfois, les autorités sont encore plus prévenantes en jouant les tour-opérateurs. Avant le 20e anniversaire de Tiananmen, Bao Tong, l'ancien bras droit de Zhao Ziyang, le patron du PC « purgé » en 1989, a confié au Figaro avoir été « invité » à un voyage touristique en province. Ce vieil homme délicieux se disait très touché par l'attention.

PHOTO - Parliamentary spokesman Li Zhaoxing smiles to a hostess as she serves him tea during a news conference in the Great Hall of the People in Beijing March 4, 2010. China's official military budget for 2010 will rise 7.5 percent over last year, an official said on Thursday, indicating a slowdown in defence spending growth. Li said the increase would bring the defence budget for the year to 532.1 billion yuan ($77.95 billion), or 37.1 billion yuan over what was actually spent on defence in 2009.

© 2010 Le Figaro. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

Les entreprises américaines installées en Chine veulent délocaliser - Julie Desné

Le Figaro, no. 20423 - Le Figaro Économie, mercredi, 31 mars 2010, p. 24

Les frontières se redessinent pour les entreprises étrangères installées en Chine. L'eldorado n'est plus sur la très productive côte chinoise de Shanghaï à Canton, mais se déplace vers les provinces de l'intérieur ou vers les pays voisins, à la main-d'oeuvre moins chère. Une étude réalisée par la Chambre américaine de commerce à Shanghaï et le cabinet de conseil Booz & Company montre l'intérêt croissant des entreprises américaines pour d'autres horizons. Elles sont désormais 28 % à considérer une délocalisation de leur production vers des provinces du centre chinois contre 17 % en 2008. En outre, 8 % d'entre elles avouent envisager une installation hors de Chine, vers des pays comme le Vietnam, l'Inde, la Thaïlande et l'Indonésie.

Ces évolutions de perspective s'expliquent par la volonté de réduire les coûts. Dans le sud, le Guangdong, qui a longtemps assuré à lui seul la réputation de la Chine comme usine du monde en réalisant 90 % des exportations nationales, fait aujourd'hui face à une pénurie de main-d'oeuvre, qui conduit à une hausse des salaires. La crise avait mis sur le carreau quelque vingt millions de travailleurs migrants début 2009. Le plan de relance équivalent à 450 milliards d'euros les a incités à rester chez eux en les poussant à cultiver leurs terres ou en leur procurant du travail sur place avec les colossaux projets d'infrastructures lancés dans les provinces plus reculées.

Des ateliers qui se vident

Bilan pour le Sud exportateur? Un manque de près d'un million de travailleurs et des ateliers qui se vident. Le glas n'a cependant pas encore sonné pour le « made in China » bon marché. Les grands fabricants ont encore de la marge pour augmenter leurs employés et améliorer leurs conditions de vie souvent dénoncées. Et les propositions désespérées de certains employeurs de villes du Guangdong comme Dongguan d'augmenter les salaires jusqu'à 30 % concernent des montants qui ne dépassent pas 100 euros par mois.

Pour certains observateurs, il est temps néanmoins que les berceaux industriels du delta de la rivière des Perles ou du bassin du Yang Tsé repensent leur modèle. « À un moment ou à un autre, Dongguan devra abandonner son modèle de production à bas prix et s'adapter aux nouveaux besoins du marché du travail avec des emplois plus qualifiés et plus professionnels recherchés par la jeune génération de travailleurs », estime le China Labour Bulletin, organisation non gouvernementale basée à Hongkong.

Le pouvoir d'attraction des provinces intérieures n'a cependant pas attendu cette nouvelle donne pour s'exercer. L'an dernier, Intel a déplacé un centre de test et d'assemblage de 2 000 personnes de Shanghaï à Chengdu, dans le Sichuan. Et, en 2008, Foxconn, le géant taïwanais de l'électronique qui fabrique les iPhone, annonçait déjà son intention de déplacer son usine monstre de 250 000 employés dans une province du centre ou du nord de la Chine, évoquant des salaires 60 % inférieurs à ceux de la ville de Shenzhen, dans le Guangdong.

© 2010 Le Figaro. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

Pékin se prépare à réévaluer sa monnaie - Arnaud Rodier

Le Figaro, no. 20423 - Le Figaro Économie, mercredi, 31 mars 2010, p. 24

La Chine ne veut pas paraître céder aux pressions occidentales. Mais les appels se multiplient, dans le pays, en faveur d'un réajustement monétaire.

En soufflant le chaud et le froid sur sa monnaie, la Chine ne teste pas seulement la résistance des Occidentaux. Elle leur montre qu'en matière économique elle veut choisir son calendrier et n'entend recevoir d'ordres de personne. Mais en réalité Pékin se prépare bel et bien à lâcher du lest sur le renminbi, autre appellation du yuan.

Hier, le comité de politique monétaire de la Banque centrale de Chine a nommé trois nouveaux membres issus du monde universitaire. À peine désignés, deux d'entre eux ont plaidé pour un relèvement du taux de change du yuan. « La Chine (...) devrait procéder à un ajustement approprié de son propre chef », a souligné Li Daokui. « Il faut revenir à un taux flottant le plus vite possible », a renchéri Xia Bin. Ce dernier répondait à l'agence Reuter, preuve que le message était adressé aux étrangers.

Officiellement cependant, le gouvernement refuse de bouger. « Il n'est dans l'intérêt de personne, ni de la Chine, ni des États-Unis, ni des autres pays, de voir de fortes hausses du yuan ou de fortes baisses du dollar », rappelait la semaine dernière à Washington le vice-ministre du Commerce, Zhong Shan.

Un projet de loi américain

Pékin a suspendu en juillet 2008 le régime de taux de change qu'il avait mis en place en 2005 - et qui avait permis au yuan de s'apprécier de 21 % par rapport au dollar - pour permettre à ses exportateurs de faire face à la crise. Mais aujourd'hui les Américains et les Européens accusent la Chine d'en profiter pour en tirer un avantage compétitif déloyal qui favorise trop ses entreprises à l'étranger.

Le Fonds monétaire international (FMI) juge la monnaie chinoise « très sous-évaluée ». Aux États-Unis cinq sénateurs ont déposé un projet de loi visant à établir une liste des pays qui « manipulent » leur monnaie pour qu'ils puissent être exposés à des mesures de rétorsion commerciale. La Chine n'est pas formellement nommée, mais elle est au centre du débat. « Le gouvernement ne va jamais faire quoi que ce soit sous la contrainte », tranche Tang Yi, directeur du bureau d'Edmond de Rothschild Asset Management à Hongkong.

Toutefois Pékin ne tient pas non plus à provoquer un affrontement direct avec Washington alors que la Chine prépare pour la fin mai la deuxième session du « dialogue économique et stratégique sino-américain » inauguré en juillet 2009. « En réalité, la Chine viendra seule à la réévaluation du renminbi parce qu'elle a besoin de réorienter sa croissance vers la consommation intérieure et non plus l'asseoir sur ses exportations », analyse John Llewellyn, responsable du cabinet Llewellyn Consulting, qui vient de réaliser une étude sur la montée en puissance de l'Asie pour le compte du japonais Nomura.

Comme pour lui donner raison, Pékin devrait annoncer que sa balance commerciale aura été déficitaire de 5,9 milliards d'euros en mars 2010, son premier déficit depuis avril 2004. Les chiffres auront certainement été falsifiés. Mais ils vont servir au gouvernement à faire passer auprès des chinois une réévaluation du yuan.

Réévaluation qui, selon le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick aurait un autre avantage. En augmentant le prix des produits chinois à l'étranger, elle devrait « inciter le pays à investir dans des produits à plus haute valeur ajoutée », affirme-t-il.

© 2010 Le Figaro. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

Japon-US - Le syndrome d'Okinawa - Marc Epstein

L'Express, no. 3065 - monde REPORTAGE / JAPON-ETATS-UNIS, jeudi, 1 avril 2010, p. 48-50,52

L'île du sud de l'archipel concentre la plupart des bases américaines et ses habitants les trouvent désormais envahissantes. Cette querelle avive le malaise croissant entre Washington et Tokyo. En jeu : la stabilité de toute la région.

Sur l'île tropicale d'Okinawa, dans le sud du Japon, Shun Medoruma, un romancier, a souvent entendu son père évoquer la Seconde Guerre mondiale : "Il avait 14 ans quand l'armée japonaise l'a enrôlé de force. Son fusil était si lourd qu'il pouvait à peine le porter. Le jour où les soldats américains ont débarqué, avec leurs mitraillettes et leur matériel moderne, papa était terré dans une tranchée. Un ami, à côté de lui, a levé la tête pour regarder au loin. Après une seconde ou deux, mon père lui a donné un coup de coude : "Alors ?" L'autre était mort. Une balle dans la tête."

Depuis quelque temps, au fil des conversations entre les habitants d'Okinawa, des histoires comme celle-là surgissent plus souvent. Dans cette île occupée par les Etats-Unis jusqu'en 1972 - soit vingt ans de plus que le reste du Japon - les langues se délient peu à peu et les souvenirs remontent à la surface. C'est une période compliquée : aux interrogations sur l'identité et sur l'histoire d'Okinawa s'ajoutent celles sur les relations entre l'île et le reste du Japon et sur le maintien dans ce territoire limité - 100 kilomètres de long pour 15 de large - d'environ 25 000 soldats américains, répartis dans plus d'une trentaine de bases militaires.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Japon, sous pression américaine, a adopté une Constitution pacifiste et remis la défense de son territoire entre les mains des Etats-Unis (voir l'encadré, page 52). L'arrangement a longtemps satisfait tout le monde : la présence de troupes américaines dans l'archipel et en Corée du Sud, en particulier, a contribué à assurer plus de six décennies sans conflit armé en Asie orientale, une zone pourtant soumise aux tensions entre la Chine et Taïwan, ou encore entre la Corée du Nord et ses voisins du Sud. En échange des terrains et de cash, Tokyo a pu bénéficier de la protection de Washington et concentrer ses ressources sur le développement économique.

Aujourd'hui, le gendarme américain reste le bienvenu. Mais sa présence ne va plus de soi. Et une querelle de voisinage, à Okinawa, concourt à plonger dans une ère de turbulences les relations entre les Etats-Unis et leur principal allié en Asie, le Japon...

Est-ce parce que leur territoire a été annexé par le Japon dans la deuxième moitié du xixe siècle ? Nombre d'habitants d'Okinawa se sentent considérés comme des citoyens de seconde zone, même s'ils possèdent, à l'égal des autres Japonais, un passeport orné d'un chrysanthème, le symbole national nippon. Dans l'île, personne n'a oublié comment, entre le 1er avril et le 23 juin 1945, le régime militariste de Tokyo a engagé un combat sans espoir contre l'invasion américaine, alors que l'issue de la guerre ne faisait guère de doute. La bataille fera 230 000 morts, côté japonais, dont la moitié de civils. Plusieurs centaines ont été poussés au suicide par les soldats nippons, un point que Tokyo cherche à minimiser, en tentant notamment de le retirer des manuels d'histoire.

Quand les Yankees se sont installés, pourtant, avec leurs sourires, leurs chewing-gums et leurs soldats noirs de peau qui ont tant frappé les esprits, beaucoup, à Okinawa, les ont trouvés plutôt sympathiques : "Ils me donnaient du lait à boire, se souvient un prof de karaté à la retraite. C'est grâce à eux que mon corps s'est développé." La présence américaine est d'autant mieux tolérée, dans les années 1960, qu'elle est source d'emplois : environ 50 000 locaux travaillent pour l'Oncle Sam. Dans le village de Henoko, à deux pas de la base de Camp Schwab, la patronne du bar Chigusa (Mille Herbes) se souvient avec nostalgie de l'époque où des milliers de jeunes marines faisaient escale à Okinawa, en chemin vers la guerre du Vietnam : "Toutes les filles de la région voulaient travailler chez nous !"

Le temps est passé. Depuis le viol d'une fillette de 12 ans par trois marines, en 1995, les sorties des soldats sont surveillées de près par leur hiérarchie. Appauvris par la montée inexorable du yen et la faiblesse du dollar, les hommes en uniforme ne dépensent plus leur argent dans les restaurants et les magasins. Dans le bar des Mille Herbes, désormais, la salle ne s'anime plus que les soirs de week-end et le juke-box fatigué radote toujours les mêmes rengaines des années 1970. Pour de nombreux habitants d'Okinawa, le séjour des Américains sur l'île n'a que trop duré. Les anciens envahisseurs sont devenus envahissants.

Pour comprendre pourquoi, il faut monter sur un toit d'immeuble, à Ginowan, dans le centre de l'île principale d'Okinawa. Là, une base américaine de marines, créée par les Américains en 1945 sur des terrains pris à la population, occupe près de 500 hectares, soit une superficie comparable au VIIe arrondissement parisien. Tout autour, au fil des ans, une ville est sortie de terre, s'est développée et s'est étendue, avec ses logements, ses bureaux, ses bâtiments administratifs et son université. Un peu plus de 90 000 habitants y vivent. Entre le 1er juillet et le 15 janvier, pourtant, il arrive parfois que 300 avions ou hélicoptères décollent chaque jour de la base. "Le bruit est insupportable", soupire le maire, Yoichi Iha.

Okinawa s'est embourgeoisée, même si elle demeure la préfecture la plus pauvre du pays. Les bases américaines ne pèsent plus que 5 % dans le business local et le vacarme des survols dérange les résidents comme les quelque 6 millions de touristes qui se rendent sur place chaque année.

Des négociations sont engagées depuis 1996 entre Tokyo et Washington, afin de trouver une solution de remplacement pour la base de Futenma, qui concentre toutes les critiques. Mais l'arrivée au pouvoir, en septembre dernier, du Parti démocrate du Japon (PDJ) et d'un nouveau Premier ministre, Yukio Hatoyama, a compliqué la donne. A présent, l'ampleur du malentendu entre Tokyo et Washington préoccupe les spécialistes de la région.

"Les fondamentaux entre les deux pays sont bons", souligne Robert Dujarric, directeur de l'Institut d'études asiatiques comparées à la Temple University de Tokyo. "Pour autant, reprend-il, le risque existe que tout cela se termine mal. Car la relation entre le Japon et les Etats-Unis nécessite beaucoup d'entretien, tant les fossés culturel et linguistique sont énormes. Or l'administration américaine, distraite par l'Irak et l'Afghanistan, s'est laissé surprendre par la victoire des partis d'opposition de centre gauche, l'année dernière au Japon. Cette alternance politique, la première depuis des décennies, perturbe les spécialistes américains de l'archipel, qui avaient fini par développer des relations exclusives avec les conservateurs, au pouvoir depuis les années 1950." L'ambassadeur américain à Tokyo, dit-on, n'avait jamais rencontré un leader du PDJ quand ce mouvement a remporté le scrutin, en août dernier.

"La nouvelle équipe au pouvoir se sent humiliée par les Etats-Unis, renchérit un diplomate. Et les récentes convocations de représentants de Toyota au Congrès, sommés d'expliquer, devant les caméras de télévision, l'origine exacte des défauts de fabrication sur certains modèles de voiture, n'ont guère aidé."

Quand il était dans l'opposition, le PDJ et son leader prônaient le déménagement de la base de Futenma vers l'île de Guam, plus au sud. A présent, Hatoyama et les siens semblent hésiter sur la marche à suivre, tandis que certains partis minoritaires, au sein de l'alliance gouvernementale, soufflent sur les braises (voir l'interview de Mizuho Fukushima, page 50). Côté américain, le Pentagone est engagé dans un vaste chantier de révision de la stratégie américaine. Mais le corps des marines souhaite conserver ses positions.

De fait, l'objet de la discussion dépasse de loin l'emplacement d'une ou de plusieurs bases américaines à Okinawa. Car un retrait des troupes américaines, même partiel, relancerait immanquablement le débat, au Japon, sur le nécessaire accroissement des capacités militaires de Tokyo. "Je ne peux pas exclure une révision de l'article 9", qui engage le Japon à renoncer à la guerre, confie, sous le sceau de l'anonymat, un membre éminent du parti au pouvoir.

C'est l'un des paradoxes du moment. Les hommes de gauche, favorables à une plus grande autonomie de leur pays à l'égard des Etats-Unis, sont les alliés objectifs des nationalistes nippons, qui prônent le réarmement du pays. Voilà qui promet.

Philippe Mesmer et Marc Epstein

PHOTO - Protesters participate in a mass rally against a U.S. base in Ginowan on Japan's southwestern island of Okinawa, about 1,600 km (1,000 miles) south of Tokyo, November 8, 2009. A dispute over a replacement facility for Futenma air base on Okinawa, a key part of a realignment of U.S. troops in Japan, has strained the alliance between the U.S. and Japan, ahead of U.S. President Barack Obama's trip to Tokyo next week. Okinawa currently hosts about half the 47,000 U.S. military personnel in Japan.

© 2010 L'Express. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

INTERVIEW - Mizuho Fukushima : "L'armée japonaise doit se renforcer"

L'Express, no. 3065 - monde REPORTAGE / JAPON-ETATS-UNIS, jeudi, 1 avril 2010, p. 50

Hostile au maintien en l'état des bases américaines à Okinawa, Mizuho Fukushima dirige le Parti social-démocrate japonais, un mouvement de taille plutôt modeste, mais qui représente un apport de voix utile à la coalition au pouvoir. Ce qui explique la nomination, en septembre dernier, de cette femme énergique comme ministre d'Etat aux Consommateurs, à la Sécurité alimentaire, aux Affaires sociales et à l'Egalité des sexes.

Souhaitez-vous le départ des bases américaines du Japon ?

Il serait difficile de toutes les faire disparaître, mais les trois quarts de ces installations sont implantées à Okinawa, et cela crée de nombreux problèmes : la base de Futenma, dans la ville de Ginowan, est jugée l'une des plus dangereuses du monde. Japon et Etats-Unis estiment tous deux qu'il faut faire quelque chose, mais les négociations sur ce sujet traînent depuis plus d'une dizaine d'années. C'est trop. La base de Futenma doit fermer. Et nous sommes opposés au redéploiement de ses activités à Okinawa. La meilleure solution serait un déménagement vers l'île de Guam.

Faut-il repenser l'alliance entre votre pays et les Etats-Unis ?

Oui. Le traité qui lie Tokyo et Washington remonte aux années 1950 et les questions militaires y occupent une grande place. Nous devrions le modifier dans un sens plus pacifique. Mais ce travail nécessitera beaucoup d'efforts.

Voilà soixante ans que la 7e flotte américaine assure la paix et la stabilité dans votre région, malgré les différends qui opposent la Chine et Taïwan, ou la Corée du Nord et ses voisins. Comment faire demain ?

C'est pour cela que les gens sont inquiets. L'armée japonaise doit renforcer ses capacités. Afin de trouver sa place en Asie, notre pays doit acquérir une plus grande autonomie vis-à-vis des Etats-Unis, sans pour autant nous éloigner des Américains. L'objectif est de développer des relations de bon voisinage avec la Chine. Ce qui n'exclut pas un renforcement de nos liens avec l'Europe.

© 2010 L'Express. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

La Chine à court d'eau

Le Monde - Environnement & Sciences, jeudi, 1 avril 2010, p. 4

Plus de 24 millions de Chinois sont à court d'eau potable, pour la plupart dans le sud-ouest du pays, a annoncé le gouvernement, mercredi 31 mars. Cette sécheresse, la pire en un siècle, ne devrait pas s'achever avant la saison des pluies, attendue pour la fin mai

© 2010 SA Le Monde. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

mardi 30 mars 2010

Canberra attaque le verdict chinois contre les quatre anciens employés de Rio Tinto

Les Echos, no. 20647 - Marchés, mercredi, 31 mars 2010, p. 33

Le gouvernement australien exprime de sérieuses réserves sur les lourdes condamnations reçues par les quatre anciens salariés de Rio Tinto.

Le lendemain des déclarations d'apaisement avec Pékin, le gouvernement australien est parti à l'attaque de la rude sentence infligée par un tribunal de Shanghai à quatre anciens représentants de Rio Tinto dans le pays (« Les Echos » du 30 mars). C'est au Premier ministre, Kevin Rudd, qu'est revenue la lourde tâche de commenter l'épineux sujet. Il s'en est notamment pris au secret des audiences consacrées au chef d'inculpation d'espionnage commercial, en soulignant que ce procédé a laissé « des questions sérieuses sans réponse à propos de cette condamnation ». Il en a conclu que la Chine a perdu une occasion « defaire preuve face au monde entier d'une large transparence qui serait conforme à son rôle global émergent ». Kevin Rudd a aussi exprimé des réserves quant à l'accusation de corruption et à la façon dont la cour a traité les accusés.

Offensive détonnante

Irrité par ces commentaires, le régime de Pékin a vivement réagi. Le porte-parole du ministre des Affaires étrangères, Qin Gang, a affirmé que l'Australie « devrait respecter le résultat du procès et arrêter de faire des remarques irresponsables ». « Nous exprimons des préoccupations sérieuses » sur les commentaires faits par des membres du gouvernement australien, a-t-il martelé hier.

L'offensive de Canberra détonne singulièrement avec le lâchage de ses employés opéré par Rio Tinto sitôt connu le jugement. Lâchage qui s'est soldé par le licenciement pur et simple de ses quatre salariés. En particulier, le groupe s'est rangé à l'opinion de la cour en matière de pots-de-vin reçus par ses représentants de Shanghai. Le calvaire de ces derniers pourrait se poursuivre au-delà des condamnations subies en Chine. L'ASIC (Australian Securities & Investments Commission), le régulateur du marché australien, et le Serious Fraud Office (SFO) britannique pourraient se saisir à leur tour de l'accusation de corruption.

MASSIMO PRANDI

PHOTO - Australia's Prime Minister Kevin Rudd attends a meeting in Melbourne March 31, 2010. China warned Australia not to make "irresponsible" comments about the trial of four employees of mining firm Rio Tinto after Canberra said the trial had left questions about China's legal system.

© 2010 Les Echos. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

INTERVIEW - Agnès b : « Je lance un appel pour défendre le savoir-faire français »

Les Echos, no. 20647 - Industrie, mercredi, 31 mars 2010, p. 21

AGNÈS TROUBLÉ PDG ET STYLISTE DE LA SOCIÉTÉ AGNÈS B

La fondatrice de la marque Agnès b inaugure aujourd'hui à Paris le salon de la haute façon « made in France » qui regroupe les ateliers de confection français, sous traitants des grandes maisons de luxe. Jusqu'à jeudi soir, 80 d'entre eux exposent leur savoir-faire à la bourse du commerce. Avec la crise, cette filière de la mode qui compte environ 5.000 emplois directs est menacée. Agnès b a participé ces derniers mois aux discussions entre le gouvernement, les marques de luxe et les façonniers pour sauver ce savoir-faire français. Un engagement que cette patronne très « sociale » défend depuis la création de sa société. Elle va envoyer ses équipes sur le salon pour trouver de nouveaux fournisseurs spécialistes notamment des vêtements pour enfants et des accessoires.

Agnès Troublé

PDG et styliste de la société Agnès b

La fondatrice de la marque agnès b. inaugure aujourd'hui à Paris le Salon de la haute façon « made in France », qui regroupe les ateliers de confection français, sous traitants des grandes maisons de luxe. Jusqu'à jeudi soir, 80 d'entre eux exposent leur savoir-faire à la Bourse du commerce. Avec la crise, cette filière de la mode, qui compte environ 5.000 emplois directs est menacée. agnès b. a participé ces derniers mois aux discussions entre le gouvernement, les marques de luxe et les façonniers pour sauver ce savoir-faire français. Un engagement que cette patronne très « sociale » défend depuis la création de sa société. Elle va envoyer ses équipes sur le Salon pour trouver de nouveaux fournisseurs spécialistes notamment des vêtements pour enfants et des accessoires.

La marque agnès b. est-elle encore fabriquée en France ?

Nous sommes le premier donneur d'ordre français dans la mode. Depuis la création du groupe en 1979, je me suis engagée à faire fabriquer en France. Aujourd'hui, selon les collections, près de 50 % de notre production sont réalisés dans l'Hexagone. Nous travaillons avec une dizaine de confectionneurs, spécialistes du flou (jupe), des pantalons, de la maille, dont certains depuis l'origine de la maison. En trente ans, nous en avons perdu la moitié. Ces fournisseurs que je rencontre régulièrement, qui viennent chez nous, à nos défilés, représentent au total près de 650 emplois. Ils ont appris à travailler ensemble et se serrent les coudes.

Cette filière est-elle menacée ?

Les difficultés ne datent pas d'hier. Cela remonte à une quinzaine d'années. J'ai envoyé un courrier il y a un an à Christine Lagarde pour l'alerter sur la situation de ces fabricants, qui empire. Il est de plus en plus en plus dur pour ma société de maintenir une partie de sa production en France. Nos confectionneurs ont trop de charges et ne sont plus compétitifs. En plus, ils sont pénalisés par un euro fort. La crise a rendu les choses encore plus difficiles. Notre sous-traitant EMO installé à Troyes, qui réalise nos tee-shirts rayés, a vu ses commandes chuter de 50 % l'an dernier. La société a été placée en redressement judiciaire et bénéficie d'un plan de continuation. Elle a dû réduire ses effectifs. Nous continuons bien sûr de travailler avec elle. Mais force est de constater que nos partenaires disparaissent les uns après les autres, et avec eux, des savoir-faire. Ce qui nous contraint à chercher des fournisseurs ailleurs. Il n'y a par exemple plus de façonniers en France qui travaillent sur l'homme. Nous sommes contraints de faire faire nos costumes en Roumanie. Nos jeans, eux, viennent du Maroc. Nous nous approvisionnons aussi en Tunisie, à l'île Maurice et en Chine, notamment pour les pulls en cachemire.

Si agnès b. continue de fabriquer en France, pourquoi les marques de luxe ne le pourraient-elles pas ?

C'est clair, mes collègues sont en quête d'un maximum de profit. agnès b. n'est pas une marque de luxe. Hors du cuir, nos prix vont de 115 euros pour une jupe à 625 euros pour un manteau en drap de laine. Pourtant, nous restons fidèles à nos fournisseurs, c'est une question d'éthique. Comme les coûts de production sont plus élevés en France, nous faisons une gymnastique en établissant un prix moyen en fonction de nos coûts de revient les moins élevés et les plus chers. Les consommateurs sont prêts à payer plus pour de la qualité. En plus, nos vêtements ont un style intemporel qui permet de les garder longtemps.

Le fait d'être un groupe familial facilite-t-il cette stratégie ?

Effectivement, nous ne sommes ni Zara ni H&M. Notre chiffre d'affaires s'élève à 214 millions d'euros, avec 1.950 salariés, et un réseau de 246 boutiques dans le monde. Ce qui nous permet de rester à notre mesure, avec un volume de pièces fondé sur de petites séries qui peut être réalisé dans l'Hexagone.

Mais les maisons de luxe qui gagnent beaucoup d'argent doivent elles aussi produire plus en France. Je leur lance un appel. La responsabilité collective de défendre le savoir-faire français leur incombe. Certaines marques font faire des prototypes par des ateliers français et n'hésitent pas à confier ensuite la production à l'étranger. C'est immoral. Il faut respecter ses fournisseurs. Le « made in France » est un atout, surtout pour les entreprises de luxe qui vendent beaucoup à l'étranger. En disant cela, je ne fais pas de protectionnisme. Il est urgent de se mobiliser.

Mais les maisons de luxe qui gagnent beaucoup d'argent doivent elles aussi produire plus en France. Je leur lance un appel. La responsabilité collective de défendre le savoir-faire français leur incombe. Certaines marques font faire des prototypes par des ateliers français et n'hésitent pas à confier ensuite la production à l'étranger. C'est immoral. Il faut respecter ses fournisseurs. Le « made in France » est un atout, surtout pour les entreprises de luxe qui vendent beaucoup à l'étranger. En disant cela, je ne fais pas de protectionnisme. Il est urgent de se mobiliser.

Le savoir-faire français a-t-il une valeur auprès de la clientèle étrangère ?

Tout à fait, une marque française, c'est un style à la française, une main-d'oeuvre qualifiée, avec une notoriété liée un patrimoine reconnu dans le monde entier. Un vêtement « made in China », cela ne fait rêver personne. Il faut travailler sur la création d'un label, mais qui ne sera accordé que pour une fabrication 100 % locale. Il ne faut pas tromper le consommateur. Si un jour, il a l'impression qu'on le gruge, sa réaction sera terrible.

Je viens de lancer une nouvelle étiquette « agnès b, fabriqué en France », qui sera désormais apposée sur toute notre fabrication française. Nos clients en Asie, qui représentent la majorité de nos ventes à l'export, y sont de plus en plus sensibles. Au Japon, nos tee-shirts rayés fabriqués par EMO sont très demandés.

Je viens de lancer une nouvelle étiquette « agnès b, fabriqué en France », qui sera désormais apposée sur toute notre fabrication française. Nos clients en Asie, qui représentent la majorité de nos ventes à l'export, y sont de plus en plus sensibles. Au Japon, nos tee-shirts rayés fabriqués par EMO sont très demandés.

Que pensez-vous de la charte initiée par le gouvernement, entre les marques et leurs ateliers ?

C'est une bonne chose, mais elle fait surtout référence au secteur du luxe, alors qu'agnès b. est le premier donneur d'ordres des façonniers. Il faudrait donc étendre la discussion aux autres marques intermédiaires, moyen de gamme, tout autant représentatives du style français, comme Isabelle Marant ou Vanessa Bruno. Je trouve aussi cette charte trop timide. Si on obligeait les marques à fabriquer en partie en France, cela permettrait de baisser les coûts de production. Nous manquons aussi d'une école de formation aux métiers de la mode plus pragmatique, comme la Saint Martin School à Londres, qui intègre stylisme et management. Enfin, il faut soutenir les jeunes créateurs qui, sans ateliers en France, ne pourront pas se lancer.

A travers la Fondation agnès b., j'accueille des créateurs dans mes boutiques, car ils n'ont aucun lieu pour montrer leur travail. J'appelle cette initiative le « nid du coucou ». Je propose aussi des stages à des jeunes qui souhaitent se lancer dans la mode pour qu'ils découvrent avec mon équipe comment se réalise une collection.

A travers la Fondation agnès b., j'accueille des créateurs dans mes boutiques, car ils n'ont aucun lieu pour montrer leur travail. J'appelle cette initiative le « nid du coucou ». Je propose aussi des stages à des jeunes qui souhaitent se lancer dans la mode pour qu'ils découvrent avec mon équipe comment se réalise une collection.

PROPOS RECUEILLIS PAR DOMINIQUE CHAPUIS

Encadré(s) :

agnès b. en dix dates

Née le 23 novembre 1941 à Versailles. 1973. Création de sa marque. 1975. Ouvre sa première boutique aux Halles. 1980. Première boutique à New York. 1983. Création d'une société commune au Japon 1984. Ouvre la galerie du Jour. 1995. S'allie au Club des créateurs de beauté pour une ligne de cosmétiques. 1997. Création d'une société de production de films, Love Streams. 2004. Première boutique en Chine. 2005. Rachète les parts de Sazaby dans la coentreprise au Japon. 2009. Officier de la Légion d'honneur.

PHOTO - French designer Agnes B. appears at the end of her Fall-Winter 2010/2011 men's fashion show in Paris January 24, 2010.

© 2010 Les Echos. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

L'Occitane va s'introduire sur le marché de Hong Kong - Paul Molga

Les Echos, no. 20647 - Entreprises et régions, mercredi, 31 mars 2010, p. 19

Le fabricant de cosmétiques à base de produits naturels a reçu le feu vert des autorités de Bourse chinoises pour coter sur le marché de Hong Kong. Il pourrait lever jusqu'à 450 millions d'euros pour financer son déploiement en Asie.

Les gels douche à la cerise, l'après-shampooing aux olives et le baume de soins aux amandes ont la cote auprès du Hong Kong Exchanges and Clearing, l'opérateur de la place. Le comité des cotations de la Bourse de Hong Kong aurait donné son feu vert à une introduction visant à lever début avril un montant compris entre 400 et 600 millions de dollars (300 à 450 millions d'euros), une première pour la France après la cotation de l'industriel de l'aluminium russe Rusal et de l'assureur britannique Prudential.

En 2008, les banquiers de l'entreprise (CL, HSBC et UBS) avaient déjà monté le dossier, mais l'échéance avait été repoussée à cause de la crise. L'Occitane ne fait pas mystère de ses ambitions : avec près de 1.300 boutiques dans 85 pays, dont 637 en propre, le groupe a réalisé l'an dernier un chiffre d'affaires de 537 millions d'euros dont 87 % à l'international et pas loin de 50 % en Asie, son principal relais de croissance. En Chine, où le terroir méditerranéen synonyme de luxe abordable font un malheur auprès des nouvelles classes moyennes, l'entreprise s'apprête à ouvrir une quarantaine de boutiques qui s'ajouteront aux quelques dizaines de points de vente déjà ouverts l'an passé.

Le besoin d'introduction est plus stratégique que financier : il permettra à L'Occitane d'accroître sa notoriété en Asie et de disposer des ressources nécessaires pour conserver la maîtrise de sa production et de son réseau de distribution, un principe qui lui permet de mieux gérer ses stocks que ses concurrents, mais qui coûte cher. L'Occitane emploie ainsi 4.500 salariés dans le monde dont seulement 10 % travaillent à la production.

A contre-courant

Créé en 1976 à contre-courant de l'industrie cosmétique de l'époque qui misait sur la chimie plutôt que la phytothérapie, l'entreprise continue de jouer la carte de l'authenticité soutenue par son fondateur Olivier Baussan depuis la reprise de son entreprise en 1996. Son nouveau patron, Reinold Geiger, a maintenu la production à Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), son berceau historique. En affichant ses valeurs responsables et dans des boutiques installées pour la plupart en centre-ville, l'homme d'affaires autrichien a imposé un rythme de croissance continu de 20 à 30 %. Malgré le ralentissement, l'an passé, son entreprise avait encore réalisé un bond de 29,5 %. « Sans les difficultés économiques, cette hausse aurait atteint 40 % », avait estimé le dirigeant. En dix ans, le chiffre d'affaires a été multiplié par dix.

© 2010 Les Echos. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

ANALYSE - Si Pékin cessait d'acheter la dette américaine - Dean Baker

Le Monde diplomatique - Avril 2010, p. 7

Une menace de rétorsion financière cousue de fil blanc

Aux Etats-Unis, depuis un an, les esprits s'échauffent à l'idée que la Chine, mécontente de la politique étrangère du président Barack Obama, décide, en guise de représailles, de ne plus acheter de bons du Trésor américains. A en croire les sombres prophéties de nombreux analystes, pareille mesure déclencherait une apocalypse financière qui mettrait l'économie américaine à genoux (1).

La menace chinoise constitue un argument commode pour inciter la Maison Blanche à plus d'orthodoxie en matière fiscale et monétaire. Elle permet d'inciter l'administration Obama à renoncer à ses tentatives d'obtenir que Pékin réévalue le yuan par rapport au dollar. Elle s'avère utile également pour réclamer des coupes dans les programmes d'aide aux plus démunis, au premier rang desquels le projet de réforme des retraites. Dès lors que la Chine ne " recycle " pas une partie de ses gigantesques excédents commerciaux pour éponger la dette des Etats-Unis, le bon sens ne va-t-il pas commander de colmater le déficit budgétaire par tous les moyens disponibles ?

Le spectre d'une rétorsion chinoise tient aujourd'hui une place centrale dans le débat politique américain, au même titre que le péril d'un cataclysme nucléaire au temps de la guerre froide. Dans les deux cas, on agite un chiffon rouge pour imposer les positions politiques les plus conservatrices.

Il y a pourtant une différence de taille entre ces deux épisodes. Si la crainte d'un conflit nucléaire a été largement exagérée (les belligérants se montraient en fait assez prudents dans leurs menaces de recourir à la force de frappe), elle n'en présentait pas moins un certain degré de vraisemblance. Or il en va tout autrement de l'épouvantail d'une vengeance chinoise, intégralement inventé ou presque pour les besoins de la cause. En réalité, si les bons du Trésor américains ne trouvaient plus preneur à Pékin, les Etats-Unis n'en souffriraient pas. On peut même parier qu'une telle mesure serait bénéfique à leur économie. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler quelques principes économiques de base.

La Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) et la Banque centrale chinoise constituent les acteurs-clés de l'économie américaine. Elles jouent toutes deux à peu près le même rôle : injecter une partie de leurs immenses réserves de liquidités dans les circuits économiques en achetant des actifs à long ou à court terme. La Fed intervient habituellement sur les marchés à court terme. Depuis la crise des subprime, elle a toutefois changé son fusil d'épaule en ouvrant les vannes du crédit et en investissant sur les marchés à long terme. Cette réorientation s'est traduite par une acquisition massive de bons du Trésor et de titres hypothécaires.

Cris d'orfraie relayés par les médias

La Banque centrale chinoise, de son côté, a elle aussi injecté d'énormes flux de liquidités dans le système en raflant à tour de bras des actifs à long comme à court termes. Au moment où la crise faisait exploser le déficit budgétaire américain, elle s'est montrée particulièrement friande de bons du Trésor négociables à dix ans émis par les Etats-Unis (2).

Supposons maintenant que la Banque centrale chinoise cesse brusquement d'investir dans la dette américaine, que ce soit pour sanctionner l'administration Obama ou pour toute autre raison. Selon les cris d'orfraie relayés par les médias, cela entraînerait inévitablement une montée en flèche des taux d'intérêt aux Etats-Unis, ce qui ruinerait tout espoir de reprise économique. Or ce scénario d'horreur néglige un détail pourtant très simple : il ne tient qu'à la Fed de se substituer à son homologue chinois en achetant les titres en souffrance.

A cela, les spécialistes invités à débattre objectent volontiers qu'une intervention renforcée de la Fed provoquerait une inflation galopante, le retour à la " planche à billets ". Une telle hantise est dénuée de fondement. La santé de l'économie américaine dépend du volume des liquidités disponibles, non de leur origine. Peu importe que ce soit la Fed ou la Banque centrale chinoise qui tienne le robinet, dès lors que celui-ci demeure ouvert. Quand la Chine achète des bons du Trésor, elle maintient les taux d'intérêt américains à un niveau modique, sans pour autant provoquer d'inflation. Il n'y a donc aucune raison de redouter une spirale inflationniste au cas où la Fed pallierait la défection de son homologue chinois.

Les prophètes de la menace chinoise assurent que Pékin continuera d'acheter des actifs en dollars à court terme pour conserver à sa monnaie un cours raisonnable. On est tenté de leur répondre : et alors ? Au cas où leur prévision se réaliserait, on assisterait simplement à une inversion des tâches : la Banque centrale chinoise détiendrait plus de dépôts à court terme et moins d'obligations à long terme, tandis que la Réserve fédérale évoluerait dans le sens inverse.

Mais rien ne dit que la Chine agira de la sorte. Elle pourrait tout aussi bien réduire ses acquisitions d'actifs en dollars. Jusqu'à présent, les achats de bons du Trésor lui permettaient de conserver à un niveau artificiellement bas le cours du yuan. Si Pékin cessait d'acheter des bons du Trésor et des actifs en dollars grâce aux montagnes de devises accumulées par son excédent commercial, cela aurait pour conséquence de faire grimper le cours du yuan face au dollar.

En somme, la menace chinoise ne signifie rien d'autre qu'une possible réévaluation du yuan. Or c'est précisément ce que les Etats-Unis réclament depuis de longues années. Sous la présidence de M. Obama comme sous celle de son prédécesseur George W. Bush, l'administration américaine n'a jamais cessé d'exhorter Pékin à une réévaluation de sa monnaie. Interpellé à ce propos, le premier ministre chinois Wen Jiabao réagissait encore avec vivacité le 13 mars dernier : " Je peux comprendre le désir de certains pays d'accroître leurs exportations, mais ce que je ne comprends pas, c'est de faire pression sur les autres pour qu'ils apprécient leur monnaie. De mon point de vue, c'est du protectionnisme (3). " En quoi serait-ce donc une " menace " si Pékin exauçait enfin les désirs de Washington ?

Un yuan plus cher aurait certes un effet inflationniste aux Etats-Unis, mais c'est un inconvénient mineur anticipé de longue date. La politique du yuan faible constitue un moyen pour la Chine de subventionner ses exportations sur le marché américain - voire sur le marché mondial, puisque cette stratégie monétaire concerne toutes les devises, pas seulement le dollar. Que Pékin délaisse les bons du Trésor et autorise sa monnaie à se revaloriser, et c'en serait fini de son système de subventions à l'exportation.

Dans cette hypothèse, les produits chinois vendus aux Etats-Unis deviendraient plus chers, de même que les marchandises exportées par les pays qui ont lié leur devise au yuan. Assurément, ce renchérissement causerait de l'inflation, mais dans des proportions qui ne dévasteraient nullement l'économie du pays. Des produits chinois plus onéreux permettraient même aux Etats-Unis de rééquilibrer une balance commerciale dont le déficit s'avère de moins en moins supportable.

Les importations en provenance de Chine et des pays ayant aligné leur monnaie sur le yuan représentent moins de 4 % du produit intérieur brut (PIB) américain. Une augmentation de ces produits de 30 % se traduirait par un taux d'inflation de 1,2 %. Ce n'est pas insignifiant, mais assez éloigné tout de même d'une hyperinflation à la zimbabwéenne (4) qu'évoquent certains commentateurs en frissonnant... A titre de comparaison, l'envolée des cours du pétrole, passés en 2008 de 70 à 150 dollars le baril en moins d'un an, a coûté 2 % du PIB aux Etats-Unis. Pourtant, même quand le prix du carburant a crevé le plafond, nul ou presque n'a songé à s'inquiéter d'un risque d'hyperinflation.

Un salutaire rééquilibrage

Des produits chinois plus chers rendraient l'industrie américaine plus compétitive dans de nombreux secteurs, favoriseraient des relocalisations d'emplois et aboutiraient à une baisse sensible des importations - si ce n'est en volume, du moins en parts de marché. On assisterait alors à un salutaire rééquilibrage de la balance commerciale, la croissance générée par la hausse des exportations américaines compensant largement les effets négatifs d'une augmentation des taux d'intérêt.

Il n'y a donc guère de raisons de s'affoler à l'idée que la Chine boycotte les bons du Trésor américains, bien au contraire. De telles représailles pourraient même avantager leur victime désignée, les Etats-Unis...

Note(s) :

(1) Avec 889 milliards de dollars en janvier 2010, la Chine est la première créancière de la dette fédérale des Etats-Unis. Le Japon vient ensuite (765 milliards de dollars).
(2) Lire Martine Bulard, " Finance, puissances... le monde bascule ", Le Monde diplomatique, novembre 2008.
(3) Conférence de presse, à la clôture de la session annuelle du Parlement.
(4) Estimée à 231 millions % en 2008 !

PHOTO - A man walks out of a house where a statue of late Chinese communist leader Mao Zedong is displayed at the Dongtai Lu antique market in Shanghai on March 12, 2010.

© 2010 SA Le Monde diplomatique. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

Le dilemme nucléaire du président Barack Obama - Selig S. Harrison

Le Monde diplomatique - Avril 2010, p. 12 13

Surenchères du Pentagone, pressions des " faucons " japonais

Une dizaine de mots éloquents auront suffi au président Barack Obama pour s'avancer vers l'obtention du prix Nobel de la paix et devenir, à la fois, le héros des militants du désarmement et la bête noire des fanatiques du nucléaire. Lorsqu'il a promis de renouveler et d'étendre les accords conclus avec la Russie sur le contrôle des armes nucléaires - connus sous le nom de traités de réduction des armes stratégiques (Strategic Arms Reduction Treaty, Start) (1) -, qui diminueraient modestement les arsenaux des deux pays, ces derniers n'ont pas été surpris (2). Mais ces croyants acharnés se sont inquiétés lorsqu'il a déclaré, à Prague, le 5 avril 2009 : " Nous réduirons le rôle des armes nucléaires dans notre stratégie de défense nationale. " D'autant plus que le président venait d'entamer la très officielle analyse critique de la position nucléaire (Nuclear Posture Review, NPR) établie à l'arrivée de toute nouvelle administration. Quand il a répété cette déclaration, au mot près, dans son discours du 23 septembre 2009 devant l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies (ONU), ils ont manifesté leurs craintes quant à plusieurs questions essentielles :

- La nouvelle doctrine implique-t-elle pour les Etats-Unis de renoncer à l'emploi en premier d'armes nucléaires, comme la Chine et l'Inde l'ont déjà fait et comme l'administration Clinton l'avait promis dans l'accord controversé de 1994 avec la Corée du Nord, certes abrogé par l'administration de M. George W. Bush (lire " Pyongyang dans le collimateur ") ?

- Dans l'éventualité d'une attaque chimique ou biologique, les Etats-Unis excluront-ils une riposte nucléaire ?

- M. Obama acceptera-t-il, comme le lui a récemment demandé Berlin, de retirer d'Allemagne, d'ici quatre ans, les armes nucléaires américaines contrôlées par l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) ? En fera-t-il de même avec les autres armes nucléaires tactiques stationnées en Europe ?

- Plus important pour les industries de la défense, limitera-t-il le nombre de bombardiers nucléaires, de sous-marins lanceurs de missiles Trident, de missiles balistiques intercontinentaux ?

Irrésistible déferlante de l'armée rouge

Pour justifier son choix, le comité Nobel norvégien a expliqué qu'il avait " attaché une importance particulière à la vision et à l'action de M. Obama en faveur d'un monde sans armes nucléaires ". Mais il ressort de conversations avec des fonctionnaires et des conseillers étroitement impliqués dans la NPR qu'il donnera sans doute toute satisfaction aux " vrais croyants " du Pentagone dans le texte qui devait être publié le 1er avril 2010. Et ce, malgré les batailles acharnées qui se sont déroulées jusqu'au dernier moment au sein de son administration et qui affectent directement la position américaine dans les négociations en cours avec Moscou sur l'accord Start. Il est d'ores et déjà acquis que le rôle des armes nucléaires dans la stratégie de défense américaine ne sera pas réduit de manière significative.

Durant la guerre froide, les Etats-Unis avaient affirmé leur droit à les utiliser en cas d'attaque conventionnelle. A l'époque, le bloc soviétique jouissait sur le théâtre européen d'un avantage écrasant en forces armées et en puissance de feu, et l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) prédisait même une déferlante irrésistible de ses troupes en cas de conflit. Un raisonnement semblable a été utilisé pour justifier la menace d'emploi en premier dans le cas de la Corée du Nord.

Mais, pour reprendre l'argument de l'ancien ministre des affaires étrangères allemand Joschka Fischer, " il n'y a plus de division blindée qui puisse traverser notre frontière en moins de quarante-huit heures. La politique d'emploi en premier était une réponse à une situation qui a fondamentalement changé (3) ". Quant à la Corée du Nord, son imposante armée d'hier ne peut plus se mesurer aux forces militaires de la Corée du Sud qui se sont développées grâce à l'aide américaine.

Les propositions de renoncer à l'emploi en premier sont souvent écartées comme des rêves naïfs de bonnes âmes qui ne comprennent rien aux dures réalités de la politique internationale. Mais s'en tenir au principe inverse ne paraît pas plus réaliste. " Si nous prenons au sérieux la non-prolifération, fait ainsi observer M. Fischer, les puissances nucléaires actuelles doivent créer un climat de désarmement à même de freiner l'aspiration d'autres pays à passer au nucléaire. " L'article 6 du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), signé en 1968, prévoyait la diminution des arsenaux existants (notamment ceux des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies), en contrepartie du maintien " hors nucléaire " des autres puissances. Mais le rythme infinitésimal de réduction des armements concernés et la menace d'emploi en premier risquent d'amener des Etats à ne plus se sentir liés par le traité.

Un fonctionnaire du Pentagone nous affirme par exemple que " les armes nucléaires doivent dissuader et constituer une réponse à l'utilisation d'armes de destruction massive, contre les Etats-Unis ou leurs alliés ", mettant ainsi dans le même sac le chimique, le biologique et le nucléaire. La Maison Blanche, quant à elle, cherche une formulation suffisamment ambiguë pour suggérer une réduction du rôle des armes nucléaires, comme il a été promis à Prague, tout en laissant ouvertes de larges possibilités d'usage de la force. Certains ont proposé d'écrire que le but unique de ces dernières est d'exercer des représailles, en cas d'utilisation d'armes de ce type par d'autres pays contre les Etats-Unis ou leurs alliés. Le choix du terme " représailles " équivaut ici à une limitation claire de l'action à une riposte.

Plusieurs compromis ont donc été proposés : le droit d'utiliser l'arme nucléaire contre une attaque conventionnelle ou chimique provenant d'un pays qui, comme la Corée du Nord, viole le TNP ; le remplacement de " exercer des représailles " par " répondre à ", expression qui implique qu'une attaque pourrait éventuellement être déclenchée dès que les préparatifs d'une offensive ennemie sont découverts.

Après le discours de Prague, une délégation de " faucons " influents du ministère de la défense japonais a entrepris de faire pression sur l'administration et le Congrès américains. Elle a averti que Tokyo développerait ses propres armes nucléaires si les Etats-Unis excluaient l'emploi en premier contre la Chine et la Corée du Nord ou ne déployaient pas ce que le Japon considère comme des forces nucléaires suffisantes.

La délégation a notamment demandé que les missiles de croisière Tomahawk, dotés d'ogives nucléaires, continuent d'être installés. Or il est prévu de les retirer en 2013 : la marine américaine estime suffisante l'efficacité des sous-marins nucléaires lanceurs de missiles Trident et des bombardiers à longue portée dédiés à la protection du Japon. Huit de ces sous-marins patrouillent constamment le Pacifique nord à portée de cibles désignées, 7 d'entre eux étant en permanence en " alerte rouge " avec un temps de réponse prévu de douze minutes.

" Le vrai gouvernement allemand "

Autant les " vrais croyants " du Pentagone que les faucons de Tokyo veulent que le parapluie nucléaire soit basé sur le concept de " dissuasion élargie " par laquelle les forces américaines ripostent au moyen d'armes de ce type à n'importe quelle attaque, qu'elle soit menée par des vecteurs nucléaires, chimiques, biologiques ou conventionnels. Cette doctrine exprime une ligne dure à l'égard de la Chine et de la Corée du Nord, défendue par le Parti libéral-démocrate (PLD), qui a dirigé le Japon durant les cinq dernières décennies.

L'alternance politique d'août 2009 modifie la situation, le Parti démocrate (PD) partageant plutôt la vision de M. Obama telle qu'elle s'est exprimée à Prague. Le ministre des affaires étrangères Okada Katsuya a plusieurs fois manifesté ce soutien. Lors de la présentation du cabinet, le 16 septembre 2009, il s'est demandé " si les pays qui déclarent leur volonté d'utiliser les armes nucléaires en premier ont encore le droit de parler de non-prolifération nucléaire ". Le 16 octobre, au cours d'une rencontre avec le ministre américain de la défense Robert Gates, M. Okada a émis le souhait de discuter de la question. M. Gates a évité le sujet, mais, lors d'une conférence de presse, il a exprimé le besoin d'une " dissuasion flexible ". Le même jour, à Kyoto, M. Okada a souligné une contradiction dans la politique passée de son pays. " Jusqu'ici, a-t-il noté, le gouvernement japonais a dit aux Etats-Unis : "Nous ne voulons pas que vous excluiez l'emploi en premier parce que cela affaiblirait la force de dissuasion nucléaire." Le Japon n'est pas cohérent quand il appelle au désarmement nucléaire dans le monde tout en exigeant le droit à l'emploi en premier pour lui-même (4). " Répondant aux critiques, M. Okada a déclaré que, si Washington renonçait à l'emploi en premier, " cela ne signifierait pas que le Japon serait à l'extérieur du parapluie. Dans l'éventualité malheureuse où le Japon subirait une attaque nucléaire, nous n'excluons pas une réponse de ce type ".

M. Okada a également scandalisé des faucons, tant à Tokyo qu'à Washington, en déclarant, à propos de la menace de la Corée du Nord, que " des armes conventionnelles suffisent pour y faire face " et qu'une " zone dénucléarisée en Asie du Nord-Est " serait souhaitable. Certes, le premier ministre Hatoyama Yukio s'est montré plus circonspect que M. Okada, et il n'est pas certain que le ministre des affaires étrangères exprime l'opinion de M. Ozawa Ichiro, le dirigeant de son parti, plus belliciste. Des divisions profondes traversent cette formation comme la société dans son ensemble. Un grand nombre de faucons, qui privilégient la dissuasion élargie, sont aussi partisans d'une force nucléaire japonaise indépendante, et ils se saisiraient volontiers d'une divergence avec l'administration Obama pour renforcer leurs arguments.

Aucun va-t-en-guerre à Washington ne prend au sérieux ni M. Okada ni M. Guido Westerwelle, le ministre des affaires étrangères allemand, qui a appelé à plusieurs reprises au retrait des armes nucléaires tactiques américaines de son territoire. Ils regardent les deux hommes comme des figures politiques provisoires qui seront tôt ou tard rejetées. Alors président du conseil de planification politique du département d'Etat dans l'administration de M. William Clinton, M. Morton H. Halperin nous avait confié qu'un haut fonctionnaire de son ministère avait balayé ces déclarations politiques en affirmant : " Ce n'est pas le vrai gouvernement allemand. " Une attitude similaire s'exprime à propos des nouveaux dirigeants japonais.

D'après M. Hans Kristensen, de la Fédération des scientifiques américains, les Etats-Unis conservent " 10 à 20 " bombes nucléaires B-61 à chute libre dans la base militaire de Büchel, dans l'ouest de l'Allemagne, et possèdent un total de 150 à 240 têtes nucléaires en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et en Turquie. On s'attend à ce que la NPR écarte tout retrait pour deux raisons : la Turquie veut les conserver pour dissuader l'Iran d'une éventuelle attaque nucléaire, et le Pentagone soutient que, puisque l'OTAN doit réviser sa stratégie l'année prochaine, il serait prématuré de les abandonner unilatéralement.

Un autre argument utilisé est que le futur accord Start ne concernera que les arsenaux stratégiques. Il laissera donc un avantage tactique à la Russie dans la mesure où les évaluations font habituellement état de 500 à 1 200 armes nucléaires tactiques américaines, y compris celles présentes en Europe, contre environ 2 000 déployées par la Russie. Moscou en aurait jusqu'à 6 000 en réserve. Ces équipements ont une portée de 450 à 600 kilomètres.

La recherche par l'administration Obama d'une réduction, dans le cadre de l'accord Start, du nombre de têtes nucléaires stratégiques - entre 1 500 et 1 675, contre 2 200 actuellement - a déçu les partisans du désarmement. En effet, la Russie a signalé qu'elle était prête à descendre à 1 000 afin de réduire son budget consacré à la défense, et il existe un consensus ancien, à Washington, sur le fait que ce serait là un bon niveau de sécurité. Même l'intransigeant John Deutch, qui a dirigé la NPR de l'administration Clinton, a défendu cet objectif.

Cependant, aux yeux des experts, la manière dont la " triade " nucléaire (nombre de bombardiers stratégiques, de missiles sur terre et sur mer) sera répartie importe plus que la question des ogives nucléaires. Une lutte acharnée a été menée pour décider s'il fallait réduire la quantité de bombardiers, celle des missiles balistiques intercontinentaux ou celle de sous-marins porteurs de Trident, divergences qui ont retardé la définition de la NPR.

Etonnamment, même l'Air Force Association, qui défend les intérêts de l'armée de l'air, a recommandé que les 114 bombardiers nucléaires B-52 et les B-2 en service soient éliminés progressivement au profit de missiles balistiques intercontinentaux et de sous-marins. En effet, ces derniers seraient plus à même de résister à une première frappe. Cette recommandation a cependant peu de chances d'être retenue, et le nombre de missiles balistiques intercontinentaux - actuellement 450 - va probablement être réduit dans le cadre de l'accord Start. Seuls les 13 sous-marins nucléaires, portant chacun 24 missiles Trident, seront probablement maintenus.

Les membres du Congrès alliés aux " vrais croyants " du Pentagone sont mécontents des réductions prévues. Ils ont menacé de retarder la ratification de l'accord Start s'ils n'obtiennent pas satisfaction sur le projet de loi de modernisation des armes nucléaires américaines. L'administration Bush avait tenté en vain de faire passer un programme controversé, nommé " ogive de substitution fiable ", dont l'objectif était de renouveler l'arsenal des Etats-Unis. M. Obama propose simplement de remettre à neuf les armes existantes (Stockpile Stewardship and Management Program). Mais les 40 sénateurs républicains d'alors, plus le sénateur indépendant Joseph Lieberman, lui ont, le 17 décembre 2009, envoyé une lettre : " Nous ne croyons pas que les nouvelles réductions prévues par le programme Start puissent être dans l'intérêt de la sécurité nationale des Etats-Unis, en l'absence d'un programme significatif de modernisation de notre force de dissuasion nucléaire. " Ils ont notamment demandé une rénovation rapide des ogives nucléaires B-61 et W-76.

La très respectée Arms Central Association a annoncé que le Strategic Command (Stratcom), organe de contrôle militaire des armes nucléaires, et la National Nuclear Security Administration (NNSA) " insistent sur la capacité de concevoir de nouvelles ogives ". L'an dernier, une fuite de la NNSA a révélé un plan destiné à développer les capacités de fabrication de plutonium, au sein des installations de Los Alamos (Nouveau-Mexique), Oak Ridge (Tennessee) et Kansas City (Missouri). La NNSA recherche l'appui du Congrès pour mettre en oeuvre ce programme, qui, s'il était mené à son terme, permettrait aux Etats-Unis de quadrupler leur production annuelle de 20 à 80 unités.

Un emploi tranquille au sein de l'OTAN

Jusqu'ici, le plan de la NNSA n'a pas été soumis au Congrès, mais le simple fait qu'il existe donne une idée de l'importance des intérêts que M. Obama aurait à affronter s'il cherchait à concrétiser sa vision du désarmement nucléaire. Le président semble avoir sérieusement sous-estimé ses ennemis au sein du complexe militaro-industriel, comme il l'avait d'abord fait avec le lobby des assureurs de santé et avec les banques. Non seulement il a conservé M. Gates comme ministre de la défense, mais il n'a pas nommé de civils favorables à ses thèses à des postes-clés du Pentagone, abandonnant la NPR aux faucons. Il a maintenu à son poste le directeur de la NNSA, issu de l'administration Bush, ainsi que tout le personnel responsable du plan de quadruplement des capacités de production de plutonium. A la Maison Blanche, le meilleur avocat du désarmement nucléaire parmi ses conseillers, M. Ivo Daalder, a été relégué avec son approbation à un emploi tranquille au sein de l'OTAN, afin de laisser la voie libre aux membres de la sécurité nationale qui ont les faveurs du Pentagone.

A partir du moment où M. Obama a commencé à multiplier les déclarations sur le besoin de " maintenir une dissuasion forte aussi longtemps qu'existera l'arme nucléaire ", il a perdu la bataille du désarmement nucléaire au profit du belliqueux général Kevin Chilton, commandant de la Stratcom. Le 11 novembre 2009, cet officier a prédit que les Etats-Unis auraient encore besoin d'armes nucléaires dans quarante ans.

Le 15 décembre 2009, à Omaha (Nebraska), lors d'une conférence organisée avec le soutien financier de la Stratcom, par le programme d'information nucléaire, à laquelle participaient 105 experts militaires et spécialistes du contrôle des armements, il s'est montré encore plus clair : " Nous aurons besoin d'armes nucléaires tant que les Etats-Unis existeront. "

Note(s) :

(1) Les accords Start I puis Start II ont été signés au début des années 1990. Ils prévoyaient une réduction substantielle des arsenaux stratégiques des deux Supergrands.
(2) Lire Olivier Zajec, " Subtile partie d'échecs entre Moscou et Washington ", Le Monde diplomatique, avril 2008.
(3) Süddeutsche Zeitung, Munich, 27 novembre 1998.
(4) Masa Takubo, " The role of nuclear weapons : Japan, the US, and "Sole Purpose" ", Arms Control Today, novembre 2009.

PHOTO - US President Barack Obama walks out of the Oval Office at the White House to board the Marine One helicopter to leave for Camp David in Washington on March 26, 2010. Obama and his Russian counterpart Dmitry Medvedev on March 26 finalized a historic new deal to cut long-range nuclear arms, slashing the number of deployed warheads by a third. After months of intense negotiations, they sealed what Obama called 'the most comprehensive arms control agreement in nearly two decades,' as they hailed improved ties that hit a low under US President George W. Bush.

© 2010 SA Le Monde diplomatique. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

Washington attend des " suggestions " de la Chine

Le Monde - Mercredi, 31 mars 2010, p. 10

La secrétaire d'Etat américaine, Hillary Clinton a dit, lundi 29 mars, s'attendre à des " suggestions " de la part de la Chine dans le débat entre grandes puissances sur d'éventuelles sanctions contre l'Iran en raison de son programme nucléaire. Dans les prochaines semaines, " la Chine va être impliquée, elle fera ses suggestions ", a-t-elle déclaré, en marge de la réunion des ministres des affaires étrangères du G8 (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni et Russie) près d'Ottawa. Le G8 devait débattre du dossier iranien, mardi.

PHOTO - U.S. Secretary of State Hillary Clinton attends a meeting during the G8 foreign ministers' meeting in Gatineau, Quebec March 30, 2010.


© 2010 SA Le Monde. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

En hausse McDonald's en Chine

Le Monde - Economie, mercredi, 31 mars 2010, p. 15

La chaîne américaine de restauration rapide veut quasiment doubler le nombre de ses établissements en Chine d'ici à fin 2013, à 2 000 restaurants, contre 1 100 aujourd'hui.

PHOTO - A staff member prepares French fries at a McDonald's restaurant in the southern city of Shenzhen January 29, 2010. McDonald's Corp, the world's largest hamburger chain, said it expects to boost its capital investment in China by about a quarter this year to tap the growth of the world's third-largest economy. This McDonald's outlet in Shenzhen was the first to be opened in China. To match INTERVIEW MCDONALD'S/CHINA.


© 2010 SA Le Monde. Tous droits réservés.

Bookmark and Share

Rio Tinto, l'affaire qui inquiète les groupes étrangers - Yann Rousseau

Les Echos, no. 20646 - Marchés, mardi, 30 mars 2010, p. 29

Un négociateur australien et trois de ses collègues chinois ont été reconnus coupables hier de corruption et de vol de secrets commerciaux dans une affaire qui fait frissonner les états-majors des grands groupes étrangers.

Quelques heures avant l'ouverture, la semaine dernière, à Shanghai, du procès des quatre cadres du géant minier anglo-australien Rio Tinto accusés de corruption et de vol de secrets commerciaux, Kevin Rudd, le Premier ministre australien, réputé sinophile et sinisant, avait suggéré aux autorités de Pékin de se montrer clémentes en rappelant que « le monde entier allait avoir les yeux braqués » sur cette affaire.

Hier, le gouvernement chinois, qui encadre, malgré ses discours sur l'indépendance des pouvoirs, toutes les décisions de justice portant sur des dossiers sensibles, n'a pas semblé impressionné par les mises en garde occidentales et a fait lourdement condamner les quatre accusés, qui ont été reconnus coupables de toutes les charges pesant sur eux. L'Australien Stern Hu, ancien responsable du bureau de Rio Tinto à Shanghai, a ainsi été condamné à dix ans de prison, tandis que ses collaborateurs chinois Wang Yong, Ge Minqiang et Liu Caikui se sont, eux, vu infliger respectivement quatorze, huit et sept ans de prison. Des amendes de plusieurs dizaines de milliers de dollars ont aussi été infligées aux anciens négociateurs de Rio Tinto. « La peine correspond à ce qui était attendu mais, pour mon client et sa famille, elle va paraître trop lourde », a simplement commenté Tao Wuping, l'avocat de Liu Caikui, qui se réserve le droit de faire appel.

Arrêtés et mis au secret en juillet dernier, les quatre cadres - un Australien d'origine chinoise et trois Chinois -avaient reconnu, la semaine dernière, avoir accepté des pots de vin lors de la négociation de plusieurs contrats de vente de minerai de fer à des sidérurgistes du pays. Pour se distinguer sur un marché domestique ultraconcurrentiel, quelques groupes leur avaient remis de l'argent pour s'assurer des livraisons stables de minerai à des prix avantageux. Si trois des accusés s'étaient défendus d'avoir « volé » des secrets commerciaux, les juges ont, au contraire, estimé qu'ils avaient tous tenté d'obtenir illégalement des informations sur l'état de production des sidérurgistes du pays et sur leurs positions de négociation dans les débats annuels sur le prix du minerai de fer opposant les grandes firmes minières étrangères aux producteurs d'acier chinois.

« Questions sans réponses »

Depuis Canberra, Stephen Smith, le ministre des Affaires étrangères australien, a immédiatement dénoncé des « peines très lourdes ». Tout en rappelant que son gouvernement condamnait les actes de corruption, en partie reconnus par les quatre hommes, le ministre a pointé le flou entourant les autres accusations de « vol de secrets commerciaux ». « Cela laisse de graves questions sans réponses. Au moment où la Chine émerge dans l'économie mondiale, la communauté d'affaires internationale doit comprendre avec certitude quelles sont les règles en Chine », a-t-il martelé, avant d'affirmer que le jugement ne devrait toutefois pas peser sur les relations entre Canberra et Pékin.

Assurant, eux aussi, que l'affaire n'aurait pas d'impact sur la qualité de leur relation avec la Chine, où sont basés leurs plus gros clients, les dirigeants de Rio Tinto ont indiqué, hier, qu'ils allaient immédiatement licencier leurs anciens négociateurs.

Chronologie d'une affaire d'Etat

7 juin 2009 : Rio Tinto abandonne son projet d'accord stratégique avec le groupe public chinois Chinalco. 5 juillet : Accusés d'espionnage et de vols de secrets d'Etat, quatre employés de Rio Tinto, dont le responsable australien Stern Hu, sont placés en garde à vue par la police chinoise. L'opinion publique australienne est outrée. 14 décembre : Le holding minier anglo-australien nomme un remplaçant à la tête de ses négociateurs en Asie. 19 mars 2010 : Accord entre Rio Tinto et Chinalco en vue de la constitution d'une coentreprise dans le minerai de fer en Guinée. 22 mars : Ouverture du procès, qui doit durer trois jours. Stern Hu plaide coupable pour corruption. 29 mars : Verdict. Stern Hu est condamné à dix ans de prison, peines de sept à quatorze ans pour les autres. Rio Tinto les licencie.

- Quatre salariés du géant minier Rio Tinto condamnés à de lourdes peines de prison - Les multinationales s'interrogent sur la portée et le sens politique du verdict - La gestion des affaires au quotidien en question

Trois jours de procès la semaine dernière et un verdict quatre jours après, les juges chinois n'ont pas traîné dans l'instruction du dossier des quatre collaborateurs du holding minier anglo-australien Rio Tinto. Ils ont été reconnus coupables de corruption et de vol de secrets commerciaux, et ont écopé de peines de prison entre sept et quatorze ans. La décision de la justice chinoise a créé un malaise dans les états-majors des grands groupes étrangers. S'ils affirment publiquement condamner toute forme de corruption, ils sont confrontés à ce problème dans la gestion quotidienne de leurs affaires. De son côté, Rio Tinto a indiqué qu'il allait licencier ses anciens collaborateurs. Canberra a dénoncé la lourdeur du jugement, mais a indiqué qu'il ne devrait pas peser sur les relations avec Pékin.

Affaire Rio Tinto : des peines lourdes de conséquences - Julie Desné

Le tribunal de Shanghaï n'a pas cherché la clémence. Principal accusé dans l'affaire Rio Tinto, l'Australien Stern Hu a écopé d'une peine de dix ans de prison et environ 100 000 euros d'amende, après avoir été reconnu coupable de corruption et d'espionnage industriel. Ses trois collaborateurs devront également purger des peines allant de sept à quatorze années d'emprisonnement.

Le ministre australien des Affaires étrangères, Stephen Smith, a jugé la peine « sévère » et entachée d'une certaine opacité. Si l'accusation de corruption a été formellement prouvée, celle de vols de secrets commerciaux, qui s'est plaidée à huis clos, reste floue. « La Chine a raté une occasion de clarifier la notion de secret commercial », a souligné le chef de la diplomatie australienne.

Pour le monde des affaires, il s'agit d'une question cruciale. Seul un prévenu a plaidé coupable sur ce sujet. Pékin accusait Rio Tinto d'avoir obtenu illégalement la position de la Chine à la table des négociations sur le prix du minerai de fer, l'an dernier. Ces discussions ont lieu chaque année entre les principaux groupes miniers (les anglo-australiens Rio Tinto et BHP Billiton et le brésilien Vale) et les pays acheteurs de minerai. Le rapport de force jouait jusqu'à présent en faveur des multinationales.

Dissuader la corruption

Cette année, le verdict Rio Tinto pourrait changer la donne. Les négociations sur les prix sont toujours en cours. Les prix arrêtés doivent, en principe, entrer en vigueur au 1er avril. Premier acheteur de minerai de fer et premier client de Rio Tinto, la Chine, forte de la condamnation obtenue, devrait reprendre la main dans les pourparlers. « Que des coupables soient punis ne me choquent pas, mais le fait que la peine soit très lourde, c'est clairement un message fort de la part de la Chine », estimait hier un industriel européen basé à Shanghaï.

La décision ne vise cependant pas uniquement à braver les foudres internationales. Pékin cherche aussi à dissuader les mauvaises intentions à domicile. Omniprésente dans les affaires en Chine, la corruption touche particulièrement le secteur de l'acier. Ni Canberra ni Rio Tinto n'ont contesté les accusations de corruption. Et le géant minier a annoncé le renvoi très prochain des quatre condamnés au « comportement déplorable ». Deux hauts dirigeants de Shougang et Laiwu, respectivement numéro quatre et numéro onze de l'acier chinois, ont par ailleurs été condamnés, hier, dans un autre procès, mais le verdict n'a pas été rendu public.

PHOTO - Australian Prime Minister Kevin Rudd speaks to a gathering at the University of Melbourne, in Melbourne on March 30, 2010. Australia warned that China's handling of a corruption trial for four Rio Tinto workers raised serious questions for foreign firms doing business with the emerging power. Australia's Prime Minister Kevin Rudd condemned bribery but voiced reservations about the commercial espionage conviction, which was dealt with behind closed doors. A Shanghai court sentenced Australian executive Stern Hu to 10 years jail after convicting him, along with three Chinese colleagues, of industrial spying and pocketing substantial bribes.

Bookmark and Share