Shinning-Analyse

Publié le par sandra walger

Edgar POE écrit : « la science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n’est pas le sublime de l’intelligence ».

La folie est une maladie du cerveau. Une maladie physique puisque le cerveau est une partie du  corps, mais dont les conséquences et symptômes sont davantage psychologiques que physiques. Le cerveau perd progressivement la raison et la faculté de juger.

Ce dont parle Gilles DELEUZE dans son livre l’image-temps au chapitre 2 c’est du cinéma du cerveau. Celui dont le cerveau commande au corps et le corps commande au cerveau. Alors se pose cette première question : dans le cas de la folie au cinéma, qui commande à l’autre ?

Comme il le souligne, dans ce chapitre, ce qui différencie le cinéma du cerveau de celui du corps, c’est que dans le premier, il existe autant de sensations de l’intellect que de violences dans le cerveau. Néanmoins, un cas du cinéma du cerveau est à mettre à part ; celui qui s’intéresse au changement de rôle comme cela se produit lors de troubles mentaux.

S. KUBRICK est un cinéaste qui « pousse » les capacités de contrôle mental au-delà des limites et observe les conséquences physiques de ce dérèglement.

En 1980, il entreprend une enquête à travers le fantastique et ses mythes en réalisant Shining. Son étude est alors de trouver la raison des terreurs irrationnelles qui gouvernent l’être humain. C’est une étude des capacités du cerveau et des conflits corporels qu’entraîne un état de dérèglement du cerveau jusqu’à l’extinction. Jack, le personnage principal, est victime d’un cauchemar intellectuel qui le conduira vers une folie meurtrière. Une violence du cerveau vers une violence physique.

Partant du principe selon lequel chaque théorie se prouve par la pratique, nous étudierons Shining afin de rendre compte de cette particularité de S. KUBRICK à faire un cinéma du cerveau où les limites des attitudes physiques dépendent du degré de violence intellectuelle. Dans un premier temps, nous étudierons comment le cerveau atteignant les capacités physiques entraîne Jack vers la folie et la destruction, puis nous parlerons de la membrane cerveau-monde amenant à des contradictions destructives pour enfin définir Shining comme appartenant à un cinéma de l’œil et du regard qui reforme une membrane cerveau-corps.

 

 

 

 

 

 

S. KUBRICK est un cinéaste considéré comme faisant un cinéma du cerveau. Cependant, dans tous ses films et spécialement avec Shining, il fait participer aussi bien le corps que l’esprit.

Le cinéma du cerveau selon G. DELEUZE fait coexister aussi bien la domination du cerveau sur les aptitudes et attitudes du corps que les sentiments et sensations du corps sur l’état mental. Tout comme le cerveau et le corps sont des parties intégrantes de l’être humain, ces deux membres participent ensemble à un même film. La réflexion, indispensable à la compréhension d’un film, provoque les sentiments et les passions du corps. Inversement mais également, les pouvoirs sensorials du corps vont intervenir dans la compréhension psychique du récit filmique. Le cerveau va commander une réaction physique et le corps va commander une compréhension de l’esprit. Selon les écrits de G. DELEUZE, il préconiserait un cinéma de sensations, plus proche de la vérité d’une chose que dans un cinéma de conceptualisation.          Par l’expérience du corps, le film s’adresse davantage au subconscient et au sensations de l’intellect. C’est de cette approche de la véracité de représentation que  se rapproche S. KUBRICK avec Shining : dans l’expérience du corps, les manifestations et les répercussions sur l’esprit.

 

 

Mais la particularité de S. KUBRICK réside dans la transgression des limites de cette pratique et l’inversion des rôles de chaque organe. L’extrême violence du cerveau va atteindre les capacités du corps et diriger entièrement les capacités de l’être possédé jusqu’à provoquer une folie meurtrière. L’être transforme inconsciemment l’imaginaire en réalité et perd tout contrôle physique. Dominé et transformé, il devient lui-même un danger. Le corps et le cerveau perdent alors leur fonction initiale et l’être perd toutes certitudes de différenciation entre les éléments de la matière et ceux de l’esprit. Les personnages de Shining sont dominés par ce passage inconscient entre le réel et l’imaginaire. Le dédoublement de Danny en Tony, l’enfant et son double protecteur  est proche de la schizophrénie, mais il en est conscient car il s’invente lui-même un compagnon extra-lucide. Ensuite, par effet de contamination, Jack et Wendy, les parents, vont entrer en contact avec des spectres (la femme de la chambre 237, les jumelles dans le couloir, Brady dans les toilettes…).

FREUD parle du fantastique pur comme « l’explication de ce qui aurait dû rester cacher, secret et comment ce qui est sympathique, familier, devient inquiétant, troublant ».        Cette transformation de confiance en danger représentée par Jack, le père, est l’exemple même de ce dérèglement de fonction dont parle G. DELEUZE. Le cerveau n’est plus vecteur d’intelligence mais d’instinct.

 

 

Il a été dit de Shining à sa sortie en salle : « l’horreur selon S. KUBRICK ». Cette étiquette était peut-être promotionnelle mais également mensongère. Ce que S. KUBRICK revisite avec Shining, c’est le fantastique : ce voyage initiatique du cerveau dans un monde inconnu. Les personnages kubrickiens sont possédés et entreprennent seuls une expérimentation du cerveau dans un monde clos. S. KUBRICK étudie avec Shining, la raison de ces terreurs irrationnelles qui dominent l’être humain. Il plonge chaque personnage dans un monde parallèle appartenant à un autre espace-temps, afin de découvrir ce qui rend l’humain superstitieux et dangereux.

Entre réincarnation dans le plan final (la photo où Jack apparaît en 1921), télépathie entre Danny et Hallorann le cuisinier, ou contes de fées (Le petit Poucet dans le labyrinthe, Le petit Chaperon rouge avec la veste de Wendy ou Les trois petits cochons avec Jack en grand méchant loup), S. KUBRICK garde les principes de l’immersion d’un personnage banal dans un monde délirant dont il essaie de prendre possession au fur et à mesure.

L’arrivée en voiture de la famille à l’hôtel est le symbole du départ de ce voyage. Dans une ambiance d’immensité statique, le danger est déjà prévisible. Le premier plan est angoissant ; les trois personnages sont poursuivis par la caméra et une musique grinçante accompagne leur arrivée. Voyage unique pour expérience unique : un voyage au-delà des frontières du conscient.

 

 

 

 

 

 

Ce voyage est vers l’inconnu : l’inconnu d’un monde nouveau (celui d’un immense hôtel désert) et l’inconnu des conséquences psychologiques de ce nouvel univers. Leur rencontre crée la membrane cerveau-monde, figure d’interface, de cloison.

Dans son livre sur S. KUBRICK, Pierre GIULIANI parle de Shining comme de l’homothétie du dehors-dedans dont parlait G. DELEUZE précédemment. L’homothétie représentant l’image d’un point par un point fixe situé sur une droite les rejoignant dont la distance peut varier, on peut déduire que Shining serait cette droite qui relie le dehors et le dedans. Selon G. DELEUZE, ce rapprochement dehors-dedans , est le résultat de la rencontre du cerveau (entité intérieure : le dedans) et du nouveau monde (entité extérieure : le dehors).            Un cerveau dominé par le passé et la psychologie et un monde dominé par l’évolution, le futur, le surnaturel et l’immensité. Shining est le terme employé par le cuisinier lorsqu’il « s’aperçoit » que l’enfant Danny possède le même don de perception extrasensorielle que lui. Ce don définie la capacité à faire coexister le dehors et le dedans sans risque de confrontation et de destruction. Shining exécute cet exercice : le cerveau de Jack (le dedans) rencontre un monde nouveau (le dehors) et perd sa faculté de distinction entre perception extrasensorielle et projection hallucinatoire. Il voit, il sent , mais il est soumis « aux forces de mort » dont parle G. DELEUZE . Il est incapable de se maîtriser : « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles face à un événement en apparence surnaturel » comme l’explique FREUD. S. KUBRICK crée la rencontre, la confrontation et la destruction de ces deux entités : cerveau et monde.

 

 

Le monde de Shining est celui de cette expérience sur Jack et de la manifestation du don de Danny. La figure du dedans-dehors est présente tout au long du film sous différents aspects. C’est le cas du rapport particulier entre l’hôtel-bâtiment avec le jardin labyrinthe, car l’hôtel est un labyrinthe et le bâtiment est immense comme le jardin. L’hôtel que nous présente S. KUBRICK est un monde réduit, autonome, autarcique, peuplés par ses propres songes, désirs et souvenirs. C’est  une entité apte à l’incitation meurtrière.

La figure principale du dedans-dehors reste néanmoins la figure du labyrinthe et du modèle. Le labyrinthe est présent dans le jardin (monde macroscopique) mais également sous forme de plan et de maquette dans le hall de l’hôtel (monde microscopique). S. KUBRICK reforme sa thèse du dehors-dedans par ce système du réel et du modèle, d’entrée et de sortie, d’ouverture et de fermeture. Le labyrinthe et le modèle coexiste dans un jeu de substitution.       Dans ce jeu, les issues n’ouvrent que sur l’intérieur, le repli, l’enfermement, comme un acte de naissance et circuit de mort, ce qui va provoquer ce court-circuit entre le cerveau et le monde, entre le dedans et le dehors ainsi qu’une confusion entre manifestations de forces surnaturelles et signes de folie progressive de Jack. Par le travail de la grue, des vues panoramiques et des mouvements conflictuels des travellings avant-arrières, le labyrinthe va dominer le mouvement et l’agitation du personnage de Jack sur le plan moral (cauchemar), géographique (il se perd dans le labyrinthe) et social (il perd sa fonction de père pour celle du tueur fou).

 

 

G. DELEUZE exprime cette entité cerveau-monde comme étant directement reliée aux forces de mort, soi-disant que la folie que possède le personnage le pousse délibérément à vouloir tuer tellement son malaise devient insupportable. Par la destruction du modèle (celui du père), il y a destruction du devenir. Jack est dominé dans ce lieu clos par des sensations contradictoires d’agoraphobie et de claustrophobie, hallucinations et apparitions : il ne distingue plus le vrai du faux. Il se trouve dans l’impossibilité de réagir, de se contrôler ; il est victime de l’antithèse de la membrane dehors-dedans. Son seul rapport avec le monde extérieur est sa volonté d’écrire un livre. Il considère cette activité comme ce qui va l’aider à supporter la monotonie du lieu : se créer un autre monde. Mais cette « béquille » psychologique se transforme elle aussi en cauchemar intellectuel proche de la folie. « S’il rêve de tuer, c’est parce qu’il ne parvient pas à refouler ses instincts en écrivant » interprète Michel CIMENT dans son livre consacré à S. KUBRICK. Son incapacité à se concentrer, prouve la domination d’un ordre supérieur.

 

 

 

 

 

 

« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer des images » Jean COCTEAU.

Le cinéma de S. KUBRICK est un cinéma de l’œil. C’est par ce membre que S. KUBRICK crée des mythes, des lieux, des ambiances, des sensations. Shining est travaillé sur ce rapport entre l’œil (organe corporel) et  le regard (organe abstrait). Identique à la membrane dehors-dedans, ces deux entités rapprochent le cinéma kubrickien de l’interprétation de G. DELEUZE sur le cinéma du cerveau : « il n’y a pas moins de pensée dans le corps que de choc et de violence dans le cerveau ». L’œil voit et le regard éprouve, soutient ou refoule un sentiment. L’œil devient cerveau et le regard devient corps : c’est l’antithèse de Shining. S. KUBRICK expose longuement des miroirs dans le film. Ils indiquent le chemin vers la folie et provoquent l’irruption de la crise meurtrière chez Jack. Il est incapable de se regarder, il a perdu sa place dans le monde. Il s’abandonne aux forces qui l’ont entraîné dans ce tourbillon infernal. Pourtant, les miroirs représente la force supérieure.        Il sont là pour créer l’angoisse de Jack qui découvre sa folie. Lorsqu’il flirte avec la femme de la chambre 237, il voit l’invisible dans le miroir et découvre l’envers du décor imaginaire. Les miroirs sont symbole de mort. Lorsqu’il rencontre l’ancien gardien de l’hôtel (Brady) dans les toilettes, les miroirs reflètent les lieux de mort et le spectre de l’être qui le domine. Les miroirs révèlent le non-vu et le voir ; un élément de cristallisation et un révélateur d’hallucinations.

 

 

Les hallucinations sont des facteurs d’angoisse pour Jack et des révélations pour le fils. Ce sont des machinations provoquées par l’œil que le regard incite à croire. Le regard crée la connaissance par l’œil. Pour Jack, il n’existe plus de limite entre le visible et l’invisible, le savoir conscient et la connaissance par sensations extrasensorielles. Jack est possédé par le recommencement du passé alors que l’enfant est paniqué par l’imminence du futur. Shining est basé sur ce rapport du voyant et du vu. Celui qui voit est toujours dominant par rapport à celui qui est vu. Jack est vu, regardé et il se voit en plus devenir fou sans pouvoir contrôler ses hallucinations au point de ne plus faire de différence entre la raison (cerveau) et la sensation (corps). Il s’assujettie à ce qu’il regarde ; dans la dépendance de ce qui le regarde : c’est peut-être pour cette raison qu’il essaie de rentrer en contact avec celui qui le regarde, physiquement ou par la parole (son fils, Brady, la femme de la chambre 237). S. KUBRICK « boucle » son personnage dans un monde circulaire entre le passé et le futur, entre le rêve et le cauchemar. Jack est victime, il regarde ce qu’il ne peut contrôler alors que Danny voit ce qui doit arriver. Cette lutte est en la faveur du voyant, donc du corps qui commande au cerveau arrivé à « un maximum de violence » G. DELEUZE.

Shining est une lutte entre hallucinations (Jack) et révélations (Danny), entre père et fils, entre voyant et vu. C’est une machinerie fictionnelle où Jack remonte le temps par la folie meurtrière alors que Brady, l’ancien gardien, fait le chemin inverse. La machination de Jack découvre celle de Brady. Par ces luttes entre celui qui agit et celui qui pense, S. KUBRICK joue à des jeux d’entrée et sortie. Danny, par l’œil (le cerveau) domine celui qui agit (Jack).              L’œil est la garantie de survie, une protection contre la volonté destructrice du père ; celle-ci même provoquée par la double vision de son fils.

 

 

L’œil comme organe principal du film, signe d’intelligence ou signe avant-coureur de la mort, commande aussi bien le cerveau que le corps. L’élément qui provoque les réactions hallucinatoires ou les révélations de l’ enfant sont dues à la volonté de celui qui dirige tout : le cinéaste. Dans Shining, il s’agit de l’œil comme ordre supérieur qui déclenche tout : l’hôtel.  Par sa nature labyrinthique et sa forme en prisme, c’est une machine à voir. Son nom, l’hôtel Overlook (tous les regards) est significatif. Raymond ROUSSEL en parle en ces termes : « la vue est mise dans une boule de verre où l’encre rouge (la scène de l’ascenseur comme une rupture d’anévrisme du seul moyen de communication) a fait des tâches ».                       L’hôtel est une entité maléfique, un théâtre d’ombre où les personnages deviennent des marionnettes. Il tient son pouvoir de sa construction sur un ancien site funéraire indien. Il est peuplé d’esprits possédés par une violence incontrôlable. En entrant dans l’hôtel, la famille s’approprie du lieu qui pourtant n’accepte aucun nouveau propriétaire. L’hôtel Overlook est le cerveau donc l’œil du film. Son œil sont les murs, les couloirs, les couleurs, les espaces vides.  L’influence qu’il a sur les personnages sont comparables à ceux du metteur en scène. Il représente l’ordre supérieur comme S. KUBRICK maître de son monde, de son laboratoire d’analyses. Ce qui différencie S. KUBRICK des autres cinéastes faisant du cinéma du cerveau, est ce qui différencie l’Overlook du reste du monde : le pouvoir de travailler le corps à partir de sensations cérébrales par un voyage initiatique vers un monde inconnu.

 

 

 

 

 

 

S. KUBRICK crée un monde dans chacun de ses films où les personnages sont dans l’obligation d’expérimenter les capacités d’adaptation de leur cerveau. Lorsqu’il est incapable de surmonter le monde qui l’entoure et le regarde, la membrane cerveau-monde est en destruction et le corps agit en fonction d’un ordre supérieur qui le domine. Il fait un cinéma qui affranchit le spectateur de ses tourments. Il prouve que tout comportement physique violent provient d’un traumatisme intellectuel dont l’œil peut être partenaire par des hallucinations. La figure de l’œil qui voit et celui qui regarde provoque une lutte et un passage du réel à l’imaginaire. Ainsi, Shining est une forte contradiction entre le corps et le cerveau : ce film prouve l’importance de l’instinct et de l’inconscient dans le comportement corporel tout en posant la question suivante : la raison n’est-elle pas la seule issue pour l’homme et l’humanité ?

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