L’identité culturelle : Entre appartenance groupale et trajectoire individuelle

La notion d’identité ne peut être limitée dans une vision réductrice à un modèle de dimension unique ou à une entité immuable déterminée et murée dans le temps et dans l’espace. Comme une sorte d’essence perpétuelle, immuable et imperméable dont l’individu restera marqué à vie, comme une marque ineffable transcendante et immobile. Ce serait dire que la vie qui, elle se déroule dans toute une dynamique psychologique et sociale à coups d’expériences, de rencontres, de remises en causes, de découvertes ,de voyages , de confrontations,d’échanges, de changements , de ruptures, d’affectivité tumultueuse au gré d’un vécu quotidien , d’acquisitions cognitives ne pèse d’aucun poids dans la construction de l’ identité .Il est indéniable que les changements, mutations, évolutions, conjonctures économiques, politiques, sociales ou psychologiques induisent nécessairement des réaménagements d’une identité en perpétuelle construction par l’introduction d’aménagements au travers l’interférence et l’influence de « sphères sociales » que cette même identité finit par métaboliser. L’identité surtout lorsqu’elle est adjectivée de culturelle est un construit social et est un processus mental de construction de soi relativement plastique. Comme le disait si bien Bourdieu(2001) à propos de l’homologation entre structures sociales et structures mentales. Les rapports sociaux sont aussi un ensemble de rapports symboliques et nous savons que toute identité est de « bout en bout » dans le registre du symbolique. C’est-à-dire que toute identité est une façon d’agencer les interférences et les influences dans un déjà là, de rendre ce déjà là de nouveau parlant, produisant du sens. L’identité reste donc articulée à un ensemble d’ expériences, passées et présentes, non séparée de pratiques, de vécus et ce sont ces situations vécues, éprouvées au fil du temps puis pensées dans l’expérience qui produisent le sens que nous appelons identité.
D’autre part, l’identité ne se compartimente pas. Elle ne se fragmente ni en moitiés, ni en quart, ni se construit par couches cloisonnées comme l’écrivait plus joliment Mâalouf(1998) . Combien de fois n’a été posée la question de savoir si le migrant maghrébin en France par
exemple se vivait culturellement plus comme maghrébin ou comme français ? La réponse pertinente se doit d’être systématiquement non pas l’un et l’autre mais les deux en même temps.
C’est qu’elle telle réponse étayée sur la métabolisation psychique de nouvelles représentations sociales à partir des interférences et influences de ces mêmes sphères sociales vécues au quotidien, expérimentées fait que le migrant peut se sentir lui –même , dans son intégrité identitaire en deux aires culturelles, circulant avec aisance entre plusieurs langues, déambulant sans encombres entre plusieurs « schémas » culturels, traversant dans d’incessants créatifs va et viens et sans encombres ce que l’anthropologie nomme les frontières ethniques .
En effet, nous ne pouvons avoir plusieurs identités culturelles compartimentées, nous n’en avons qu’une seule faite de tous les éléments qui l’ont façonnée et continuent de le faire, selon un « agencement spécifique » particulier. Cette organisation singulière à tout individu reste construite à partir d’une réalité interne et externe plurielle. Ainsi pourrions nous écrire que nous sommes plusieurs différents en un même semblable et singulier et ce en même temps.
Ceci pourrait sembler paradoxal si l’on oublie que le grand paradoxe au fondement de la notion d’identité fut très tôt éclairé par la philosophie grecque pour qui l’identité c’est ce qui est identique (unité) mais aussi ce qui est distinct (unicité), « mêmeté » et altérité, similitude et différence singularisante, même si du point de vue philosophique stricte, la question du paradoxe s’est centrée autour de rapports problématiques entre l’identification et la description, ou encore entre la permanence et l’unité et l’on connaît à ce propos par exemple, la sentence d’ Héraclite d’Ephèse ( 540 –480 av J. C) pour qui quoiqu’il paraisse immuable, on ne se baigne jamais dans l’eau d’un même fleuve.
Les débats philosophiques sur le changement à travers la permanence ont été aujourd’hui englobés dans une réflexion sur l’identité où les choses et les êtres sont nettement distingués : L’identité des individus ne peut être appréhendée ni ne peut être conçue comme celle d’une rivière ou d’un quelconque autre objet. Elle s’établit sur des critères de relations, d’interactions et de pratiques sociales fondatrices du sujet signifiant. La question des interactions et du déroulement des pratiques sociales en étant le paradigme, la matrice d’interprétation dominante des phénomènes de construction identitaire et ce quelles que soient les disciplines se doit de devenir aussi le lieu d’émergence de l’identité en ce qu’elle est espace « d’unicité dans l’unité » .La question devient dés lors « qui suis-je en étant moi-même sachant que ce moi-même est pluriel dans l’unicité ? » et non plus «qui suis-je, membre d’un tel groupe culturel par rapport aux autres membres d’un autre groupe culturel ?  » Le concept d’identité pourrait,dés lors, se « libérer » de la notion d’appartenance et du concept d’altérité même s’il lui reste intrinsèquement lié.
Sartre (1943) soulignait qu’en tant qu’êtres en situation nous sommes à la fois signifiants et signifiés. Signifiés par la situation « donnée » (sexe, lieu de naissance, environnement familial…), situation qui constitue la trame universelle de l’identité donnée et qui, du reste, définit cette part d’universalité généralement omise dans les réflexions sur les questions identitaires mais aussi signifiants dans la mesure où nous produisons du sens pour être ce que nous sommes. Ainsi même si l’on est signifié par les autres, nous sommes tout autant aussi signifiants dans la mesure où nous fournissons un sens à ce que nous sommes inlassablement entrain de devenir.
L’approche multiculturaliste, difficile à cerner comme toute mode idéologique récente, semble s’arrimer sur deux pôles : Une approche théorique très générale comme tentative de compréhension, de réflexion et d’interprétation fort malheureusement accrochée le plus souvent au ciel platonicien des idées d’une part, des méthodes d’actions certes faites à partir de compte rendus très pragmatiques d’expérience sur le terrain mais cependant centrés sur les conceptions portées par des points de vue considérés comme les thèmes novateurs du moment d’autre part. De ce fait, cette approche ne peut que se situer au niveau de la confrontation de modèles théoriques généraux, dégageant des schémas d’interventions globales situés loin de l’assise réelle que constitue la réalité du vécu quotidien dans une formation sociale donnée. Cette réalité a lieu d’abord au niveau de la personnalité du sujet.
Dans le changement brusque et décisif marqué par l’émigration qui met forcément en question les sentiments sociaux d’appartenance et partant de là la continuité du sentiment d’identité, nous omettons souvent, sauf cas de déportation politique, le fait que l’émigration est toujours, au moins pour une part, un acte volontaire. Nous avons toujours le choix entre partir et ne pas partir, même s’il reste évident que les conditions économiques, sociales ou politiques appesantissent sur le choix migratoire, il n’en demeure pas moins que l’émigrant, en dernière instance , fait le choix de partir . Dans cette optique, Les complications inférées postérieurement à ce choix initial pourraient s’entendre au travers du repli communautaire comme un déni de la rupture migratoire, par lequel l’immigré tente d’éviter d’assumer la responsabilité de ce choix et de ses conséquences. Ce recours à un mécanisme de défense archaïque cheminant de la dénégation au déni (1967) et qui pourrait se manifester au travers de la substitution de l’idée d’un séjour temporaire professionnel à l’étranger avec l’inlassable chimère du retour en lieu et place de la réalité sociale de l’émigration ou au travers de l’émergence d’un faux self par revêtement forcené de l’identité des gens du pays d’accueil est psychiquement dévastateur. Il permet, cependant, de connaître les dégâts psychopathologiques lorsque, au travers de rapports sociaux non métabolisés la loi de la soumission à un nouvel ordre symbolique, représentée ne fait pas son entrée chez le sujet.
Ainsi, le maintien et le renforcement du lien à la culture d’origine prôné par les études ethnopsychologiques menacent constamment de dériver vers des logiques de communautarismes tout autant que certaines études dites interculturelles ou multiculturalistes. S’il reste entendu qu’il est évident de faire éviter à la personne immigrée l’immuable persistance d’un déjà là par le maintien de lien dans la continuité identitaire, le saut qualitatif à exécuter à nos yeux est d’opérer un passage d’une réflexion à partir d’une logique de sentiment d’appartenance à une réflexion à partir d’une logique de l’histoire personnelle et personnalisée à articuler à un cadre de rapports sociaux nouveaux comme dans une sorte de lien à établir entre ce qui a été chez la personne et ce qui est entrain d’advenir. L’étude concernerait alors le sujet ,à travers ses relations interpersonnelles sociales passées ou présentes ,dans son rapport à son propre passé et à son devenir . Cela reste, à nos yeux, La seule façon pertinente de concevoir cette notion d’identité, la traduisant en termes de références identitaires personnelles constructibles et non en termes d’appartenance groupale, culturelle figée .

Mourad KAHLOULA

Références bibliographiques
Bourdieu. P : Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001
J. Laplanche&J.B.Pontalis :Vocabulaire de Psychanalyse, Paris,PUF 1967
Maâlouf , A : Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998
Sartre . J. P : L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, Paris 1943.