LES FRANCS-MACONS EN FRANCE

Publié le par SIPM/FPIP

Publié le 22/01/2009 N°1897 Le Point

Francs-maçons, le grand retour

Pouvoir. La franc-maçonnerie était un peu passée de mode. Elle revient en force, et les loges se livrent à une intense compétition.

Sophie Coignard

Qui l'aurait cru, il y a vingt ans ? Les francs-maçons n'ont jamais été aussi nombreux en France. En l'espace d'un an, ce sont plusieurs milliers d'hommes et de femmes qui ont fait la démarche de passer « sous le bandeau ». La Grande Loge nationale française (GLNF) dit gagner entre 2 000 et 3 000 membres chaque année. Au Grand Orient de France (GODF), le « solde migratoire » est évalué à plus d'un millier, tandis que la Grande Loge de France (GLDF) assure initier de 1 500 à 1 700 hommes tous les ans.

50 000 au Grand Orient, 40 000 à la GLNF, 30 000 à la Grande Loge, 13 000 à la Grande Loge féminine de France (GLFF), un peu plus au Droit humain (DH), la principale obédience mixte... la France compte plus de 150 000 frères et soeurs à jour de leurs cotisations, auquel il faut ajouter un nombre au moins équivalent d'initiés qui ont repris leur liberté mais qui ont, comme l'on dit, « reçu la lumière ». Soit plus de 300 000 personnes, si l'on applique le précepte « Franc-maçon un jour, franc-maçon toujours ». Alors qu'il y a quelques années encore la franc-maçonnerie était considérée comme un vestige du passé, elle recrute comme jamais. L'élection de Nicolas Sarkozy, puis ses prises de position sur la laïcité, ou encore les projets du gouvernement sur les tests ADN ou le fichier Edvige ont permis au Grand Orient, le plus impliqué dans la vie de la cité, de trouver un nouveau souffle. Même la crise financière l'inspire au point d'organiser, en octobre, une conférence de presse et de diffuser un communiqué à la fois désolé et triomphant sur les déboires de l'économie de marché. « La franc-maçonnerie a d'abord pour vocation d'informer, de sensibiliser la société et, si possible, de l'aider à progresser. Nos travaux, nombreux, et qui sont souvent repris par les hautes autorités, n'ont pas d'autre ambition. Nous tenions, en ces temps où beaucoup cherchent un pilier pour s'appuyer solidement, à le souligner solennellement. Les membres du GODF qui, tous les jours, oeuvrent d'abord à la mise en forme de leurs travaux, sont au service de tous. Il est bon de le rappeler régulièrement. » Excusez du peu : on se demande pourquoi Nicolas Sarkozy et Angela Merkel n'ont pas pensé à consulter ces gens-là avant de bâtir leurs plans de relance !

Longtemps prisonnières du sacro-saint secret, les obédiences ont tenté, depuis quelques années, de se lancer dans la communication. Elles ouvrent leurs portes aux curieux lors des Journées du patrimoine, font appel à des philosophes en vue, tel André Comte-Sponville, pour intervenir lors de conférences publiques, embellissent leurs sites Internet... Et en appellent à la sociologie pour expliquer la divine surprise que constitue cette vague d'adhésions. Pourquoi venir frapper à la porte des temples ? Alain Graesel, le grand maître de la Grande Loge de France, considère que la réponse tient en trois mots : « quête de sens » : « La moyenne d'âge est de 35-37 ans avec des profils divers, explique ce consultant. Dans ma loge, à Nancy, les deux derniers initiés sont un artiste peintre et un ingénieur. » Au Grand Orient, on invoque un certain besoin de camaraderie, de réflexion, mais aussi la perte de vitesse des corps intermédiaires traditionnels, comme les partis politiques et les syndicats, pour expliquer cette faveur nouvelle. « Or, où se retrouver, aujourd'hui, pour réfléchir collectivement ? s'interroge Pierre Mollier, directeur de la bibliothèque et du musée maçonnique du Grand Orient de France. Pour moi, la franc-maçonnerie est une sorte d'académie philosophique pour quadras qui ont réalisé leurs objectifs professionnels et familiaux, qui s'arrêtent un instant et se disent "je m'emmerde un peu". Je dis souvent que la franc-maçonnerie est l'unique façon de se faire des amis d'enfance à quarante ans. »

Le Grand Orient connaît ses plus basses eaux dans les années 60 et 70. Les nouveaux venus, pas très nombreux, souvent agnostiques, cherchent une Eglise de remplacement ou à perpétuer une tradition familiale. Les affaires reprennent peu à peu à partir des années 90. C'est à ce moment que la GLNF prend son envol. Longtemps, cette obédience a vivoté. Au début du XXe siècle, quelques frères du Grand Orient s'émeuvent que leur obédience ait abandonné lors du convent de 1877 la référence obligatoire au Grand Architecte de l'Univers, accomplissant là sa mue laïque. Ils vont alors créer une micro-obédience, la Grande Loge nationale indépendante et régulière pour la France et les colonies françaises, qui se transformera bien plus tard en GLNF. Cette nouvelle venue obtient dès 1929 la bénédiction, si l'on ose dire, de la Grande Loge unie d'Angleterre, berceau de la franc-maçonnerie, qui veille sur le respect de la régularité, matérialisée par une règle en douze points, dont le premier dit que « la franc-maçonnerie est une fraternité initiatique qui a pour fondement traditionnel la foi en Dieu, Grand Architecte de l'Univers ».

Les effectifs vont fortement augmenter au début des années 90. Ils sont multipliés par sept en l'espace de deux décennies. « Un bon vénérable devait recruter au moins trois personnes chaque année, explique Michel Milliasseau, ancien assistant grand maître provincial de la province Alpes-Méditerranée, la plus importante de la GLNF, qui a aujourd'hui rejoint une obédience dissidente, la Grande Loge traditionnelle et moderne de France (GLTMF). Dans une vie maçonnique, il fallait amener au moins un filleul afin d'assurer la continuité. » L'ancien grand maître de cette province, Bernard Merolli, écarté dans un climat de violence inouï au début des années 2000, raconte lui aussi la fuite en avant : « Nous devions remplir des objectifs, si bien qu'il y avait dans la province 35 loges quand je suis arrivé avec mon équipe, et 78 quand nous sommes repartis. Il nous est arrivé de consacrer 7 loges le même jour. »

Mais les ralliements, de la part des déçus des autres obédiences, n'expliquent pas tout. Le recrutement, à la GLNF, est une discipline à part entière, menée avec un esprit de quadrillage systématique. Ainsi, au début des années 2000, un responsable de la GLNF installé en Bretagne n'hésitait pas à envoyer à chacun des frères de sa région un étrange courrier : « Et maintenant, à vous de jouer et... "MERDE". Juste pour rêver... Les dix expériences à ce jour ont donné les résultats suivants. Pour 100 adresses :

12 à 17 présents à la conférence

3,5 à 5 demandes d'initiation

3,5 à 4,5 initiations

RECORD À BATTRE

Je reste à votre disposition pour des renseignements complémentaires. » Un ancien membre du Souverain Grand Comité, le Parlement de la GLNF, qui a démissionné à cause de cette fuite en avant, raconte comment fonctionnait le système : « Les grands maîtres provinciaux, à la GLNF, sont des sortes de préfets nommés par Paris et qui peuvent être suspendus du jour au lendemain. Ils ne sont pas l'émanation des loges mais les légats de la direction nationale, qui exerçait-du moins jusqu'à ma démission il y a quatre ans-une forte pression sur eux. Cette maladie du quantitatif n'avait pas de limite. Il était par exemple demandé à chaque maître de fournir quinze noms de ses connaissances qui pouvaient être démarchées. »

Une fois les noms collectés, les « cibles » reçoivent une invitation. En Picardie, c'est un formulaire très officiel qui a été envoyé à des recrues éventuelles. Sur papier à en-tête de la Grande Loge nationale française, précédé de la mention « à la gloire du Grand Architecte de l'Univers », il est rédigé ainsi :

« Cher Monsieur,

Vous le savez, la franc-maçonnerie régulière est une très vieille institution ouverte à tous ceux qui cherchent à s'améliorer au sein d'une réelle fraternité, où l'on ne polémique ni sur la religion ni sur la politique, mais où le développement personnel et le perfectionnement moral sont les buts recherchés. » Une entrée en matière qui permet de se différencier du Grand Orient. Puis le grand maître provincial en vient aux faits :

« Comment dans ces conditions devient-on franc-maçon ? Essentiellement par cooptation, et plusieurs de nos frères nous ont parlé de vous, non seulement de votre probité morale, tant professionnelle que familiale, mais aussi de vos positions humanistes face aux grands problèmes de l'existence. Ceci montre à l'évidence que vous êtes déjà, quelque part en vous-même, franc-maçon. Vous ne craignez pas la voie de l'effort, et vous savez pouvoir, au sein d'un groupe multidisciplinaire, vous enrichir de l'expérience des autres et aimez vous sentir, vous aussi, utile à vos semblables. » Rappelons qu'il s'agit là d'une lettre type et non d'un courrier personnalisé. Elle se poursuit par une invitation : « Pour répondre à vos questions, nous organisons une conférence débat le... au..., avec la participation du grand maître provincial de Picardie. Celle-ci est strictement privée, sur invitation, et regroupera quelques personnes ayant une même démarche. »

François Stifani assure que de telles pratiques n'ont jamais eu cours depuis qu'il est devenu grand maître de la GLNF, en 2007. « Si quelqu'un a tenté de faire des courriers, de recruter des gens par ce genre de marketing, il s'agit d'un imbécile heureux qui a voulu faire du zèle, ajoute-t-il. La seule consigne que je donne aux grands maîtres provinciaux, c'est d'aller se présenter à leur maire, leur député, au préfet de leur département comme représentant de la GLNF, justement dans un souci de transparence. »

Pour défendre son rang et son positionnement stratégique, chaque obédience a ses « plus produits ». L'argument principal de la GLNF tient en trois mots : « reconnue par Londres » , le « Saint-Siège » de la franc-maçonnerie. Ce sauf-conduit permet au maçon de la GLNF d'être reçu par près de 7 millions de frères dans le monde. Un argument de poids à l'heure de la mondialisation ! Mais, surtout, la « régularité », pour nombre de maçons, est primordiale. « Combien de frères un peu écoeurés restent à la GLNF à cause de cette régularité ! déplore un ancien. Pour eux, ne plus être reconnus par Londres revient à être excommunié pour un catholique pratiquant. » Pour la GLNF, perdre la reconnaissance de Londres marquerait donc le début de la fin. Or il est plus difficile de répudier une institution bénéficiant d'une large audience. Et la GLNF a eu chaud : durant les années 90, lorsque son sigle était plus souvent cité dans les pages « Justice » et dans les rubriques « Idées » des journaux, les responsables londoniens ont un peu haussé le ton. Mais, aujourd'hui, le grand maître de la GLNF peut clamer-il ne se prive d'ailleurs pas de le faire-qu'il représente « la plus première loge régulière d'Europe continentale ».

A l'autre bout du spectre, le Grand Orient de France valorise son engagement dans la cité et sa défense des grands principes de la franc-maçonnerie dite « libérale et adogmatique » : laïcité, droits de l'homme, fraternité sociale... Cette invention 100 % française a fait école dans plusieurs pays, mais l'ensemble du monde anglo-saxon est dominé par la franc-maçonnerie régulière, qui croit en Dieu à travers le Grand Architecte de l'Univers. Les dirigeants du Grand Orient voient la GLNF rattraper son retard numérique année après année. Ils ne peuvent admettre, question de prestige et de crédibilité, de voir leur obédience perdre sa place de numéro un dans la course fraternelle. Alain Bauer, lorsqu'il était grand maître, avait anticipé la difficulté. Il allait dans les universités, dans les villes de province, pour porter la bonne parole. Objectifs : accroître et rajeunir les effectifs.

Au milieu, la Grande Loge de France se trouve un peu coincée. Elle reconnaît le Grand Architecte de l'Univers mais admet des adhérents qui ne croient pas en Dieu-et qui représentent près de la moitié de l'effectif. Croyants ou pas, les membres de la GLDF sont unis par leur attachement à la tradition et à la régularité. Il ne leur manque pas grand-chose pour pouvoir prétendre, eux aussi, à la fameuse reconnaissance. Ils présentent bien et ont été globalement épargnés par le coup de torchon des affaires juridico-financières. Ils pèchent, certes, par excès de fraternité à l'égard du Grand Orient, regardé par la GLNF comme par Londres comme une sorte d'épouvantail « laïcard » infréquentable. Eux aussi, en tout cas, ont intérêt à faire du chiffre pour rester dans la course.

Mais pour la reconnaissance, la bataille n'est pas gagnée : « Il ne peut y avoir plus d'une loge souveraine et régulière par Etat », rappelle François Stifani. Traduction : la Grande Loge de France peut tenter de séduire Londres, elle n'y parviendra jamais. Question de nombre ! Alain Graesel, le grand maître de cette dernière obédience, continue infatigablement de sillonner l'Hexagone, à raison d'une ou deux réunions publiques par semaine. Dans son bureau de la rue Puteaux, dans le 17e arrondissement de Paris, trône en permanence une valise à roulettes. Cet homme de conviction n'a pas le choix : pour ne pas se trouver écrasée entre la GLNF et le GODF, la GLDF est, elle aussi, condamnée à croître. Etre grand maître, dans cette optique, c'est payer de sa personne !

La croissance des effectifs est également une question d'argent. Les grandes obédiences sont devenues d'énormes machines qu'il convient d'alimenter. Leurs dirigeants sont habitués à un certain train de vie. La bonne représentation exige de nombreux voyages à l'étranger. Tout cela coûte cher. Or chaque nouvel adhérent apporte une nouvelle cotisation. « Il suffit de faire la multiplication, dit un membre de la GLNF assez critique sur la croissance à tout prix. 40 000 fois 400 euros de capitation égale 16 millions d'euros. A cela s'ajoutent les écots payés pour participer aux ateliers supérieurs ou à diverses loges d'apparat telles que l'Arche royale. » Ce calcul vaut pour les autres obédiences. Pierre Lambicchi, grand maître du Grand Orient désigné en septembre 2008, tient implicitement un raisonnement financier lorsqu'il développe les arguments en défaveur de l'initiation des femmes au Grand Orient de France : « Attention à ne pas créer une vague de départs de la part de ceux qui sont hostiles à cette innovation», prévient-il.

Mais évidemment l'afflux de nouveaux membres coûte aussi. Il faut bien les recevoir dans des temples dignes de ce nom. Si bien que dans certaines régions et certaines obédiences s'est développé un certain « maçonnisme immobilier ». Dans le Sud, dont sont originaires le grand maître actuel et son prédécesseur, les dignitaires de la GLNF, par exemple, ont créé la société anonyme Immobilière Truelle. Un clin d'oeil un peu appuyé à la symbolique puisque la truelle est l'un des instruments indispensables au maçon. Chaque membre de la GLNF est invité à souscrire à au moins une action d'Immobilière Truelle. Son objet social consiste à acheter des locaux pour les transformer en temples, puis de les rentabiliser en les louant aux différentes loges de la GLNF ou d'autres obédiences. « Faites le calcul, dit un des anciens actionnaires d'Immobilière Truelle. Le prix d'une location est en gros de 250 euros par soirée. Si le lieu est loué cinq soirs par semaine, le revenu s'élève à 5 000 euros par mois. Multiplié par huit temples, vous obtenez 40 000 euros de revenus mensuels. » Cet « ex » est très bien renseigné, puisque le chiffre d'affaires d'Immobilière Truelle pour 2007 s'élève à un peu plus de 400 000 euros, et le résultat à plus de 37 000 euros, soit une rentabilité de plus de 7 %. « Il fallait bien doter les frères de lieux de réunion, explique François Stifani. Grâce à cet actionnariat, nous avons bénéficié d'un effet de levier. Devant ce succès, nous avons créé une société immobilière par province. Pour ma part, j'ai fait cadeau de mes actions à la Fondation pour la promotion de l'homme, créée par la GLNF ». La franc-maçonnerie mène à tout...

Publié dans police rurale

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