Le particulier, maillon faible du gaspillage alimentaire

Publié dans le magazine « Imagine demain le Monde » de janvier-février 2010.

En 2009 en Belgique, 200 000 personnes n’auront pas mangé à leur faim selon le CRIOC, tandis que plus de 114 000 démunis auront eu recours aux services des banques alimentaires et autres restaurants sociaux du pays. Des chiffres en constante augmentation. Pourtant, à côté de cette souffrance, une quantité effarante de denrées alimentaires est gaspillée et jetée à la poubelle. Au niveau mondial, un quart de la nourriture produite serait jeté sans avoir été consommé.

La police l’avait arrêté, la justice l’avait condamné, mais au fond le débat était mal posé lorsque Le Soir du 5 mars 2009 titrait « Un mois de prison pour avoir fouillé une poubelle ». Comme l’explique Alain Martens, juriste à Bruxelles-Propreté, « les poubelles, les déchets ménagers non-recyclables, sont légalement considérées comme res derelictae par le Code civil. Elles sont abandonnées et n’ont donc plus de propriétaires », elles sont sans maître.

Selon la loi, Olivier, le « marginal » (sic.), ne pouvait être poursuivi pour avoir simplement fait les poubelles d’un supermarché. Quiconque s’empare de leur contenu en devient le propriétaire légitime à condition que les poubelles se soient trouvées sur la voie publique. Dans le cas contraire, il y aurait violation de propriété privée. Quiconque souille la voie publique, en renversant le contenu desdites poubelles par exemple, peut être passible d’amendes administratives allant jusqu’à 250 €. Le Soir ne faisait aucunement mention d’une violation de propriété privée ou de salissure de la voie publique.

Aux Etats-Unis, quelqu’un comme Olivier est appelé un freegan. Free pour gratuit, et gan de vegan, pour végétarien. En français, on pourrait l’appeler un « gratuitarien ». Si le phénomène a récemment intéressé les médias, il n’est cependant pas foncièrement nouveau. Il a toujours existé sous un autre nom : le glanage.

Les supermarchés pour cible

Mais l’ancestral glanage diffère à une chose près. L’article 11 du Code rural de 1886 précise que le glanage « ne peut être pratiqué que par les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants âgés de moins de douze ans ». En bref, le glanage est réservé aux nécessiteux. Les freegans, eux, font les poubelles par conviction : la chaîne alimentaire produit du gaspillage et il faut lutter contre celui-ci. Leurs cibles favorites : les supermarchés et autres distributeurs – incarnations de cette chaîne alimentaire, de son abondance, et surtout de son gaspillage.

A la Fedis (Fédération belge de la distribution), on s’en défend et on dit faire tout son possible afin d’éviter au maximum le gaspillage alimentaire. Selon Nathalie De Greve, conseillère environnement à la Fedis, le gaspillage alimentaire est synonyme de « pertes financières pour les distributeurs. C’est dans leur propre intérêt de bien gérer » leurs produits. L’argument économique est omniprésent dans la lutte contre le gaspillage alimentaire menée par les distributeurs. Ne pas vendre un produit, il va s’en dire, est une perte. Tandis que l’entreposage et le traitement des déchets sont onéreux.

Dans cette logique de rentabilité maximale et de minimisation des coûts, la vente rapide est une des solutions avancées par la grande distribution. Généralisée à quasi l’ensemble du secteur – à l’exception des Colruyt, Aldi, et Lidl –, elle consiste à vendre à prix moindre un produit dont la date de consommation ou de péremption arrive bientôt à expiration. Si Test-Achats révèle qu’un tiers des produits en vente rapide ne devrait plus se trouver dans les rayons, le consommateur préfère néanmoins prendre le risque et payer moins pour un produit censé être toujours consommable. Crise économique oblige, la vente rapide rencontre un succès certain qui n’est pas sans effet.

2,3 millions de kilos pour les banques alimentaires

En 2008, 2,3 millions de kilos de denrées alimentaires ont été sauvées par la distribution au profit des banques alimentaires. Sur un total de 12,2 millions de kilos récoltés par celles-ci cela représente 18,8 %. Ceci dit, plus de ventes rapides veut surtout dire moins d’invendus, et donc moins de denrées pour les banques alimentaires belges avec lesquelles la grande distribution travaille. La Fedis « estime que la part de nourriture qui leur sera attribuée pourrait avoir diminué jusqu’à concurrence de 10% » en 2009.

Au niveau des banques alimentaires, on se dit satisfait de la collaboration. Et compréhensif. « Nous sommes du même avis que les grands distributeurs, affirme Willy De Mesmeaker,  administrateur à la Fédération belge des Banques alimentaires. Nous ne voulons pas que leurs noms soient mis en question suite à la cession d’un produit de qualité moindre ou en passe de devenir mauvais. » Pour des raisons de sécurité alimentaire, « il faut donc comprendre et accepter qu’ils disent non, continue-t-il. Nous devons veiller à distribuer des produits qui soient toujours valables. »

Le même impératif de sécurité alimentaire est également avancé par les différents acteurs de la distribution pour justifier la javellisation occasionnelle des poubelles ou le fait que celles-ci soient de plus en plus souvent gardées à l’intérieur de l’enceinte des différentes enseignes jusqu’au passage des éboueurs. Si l’on suit leur raisonnement, les distributeurs ne veulent pas être tenus responsables d’une quelconque intoxication alimentaire suite à la consommation de produits glanés dans leurs poubelles.

Mais cette javellisation ne serait-elle pas plutôt l’expression d’une autre préoccupation ? L’argument de la sécurité alimentaire ne tient pas la route. On sait qu’une fois la poubelle sur la voie publique, son contenu est considéré sans maître – res derelictae. La responsabilité du distributeur n’est plus engagée. S’agit-il dès lors d’un manque d’information de la part des distributeurs ? S’agit-il d’éviter que des poubelles soient éventrées et leur contenu éparpillé devant le magasin ? Ou bien s’agit-il d’éloigner quelqu’un, le freegan, qui nuirait à l’image de marque de l’entreprise ?

Mais combien de nourriture perdue ?

Toujours est-il que si le secteur de la distribution est prompt à communiquer sur les mesures de sensibilisation et de prévention en matière de gaspillage alimentaire, ou à chiffrer très précisément les dons effectués auprès des banques alimentaires d’années en années, il est frappant de constater qu’un flou plus qu’artistique entoure les données concernant les aliments définitivement perdus et gaspillés.

Le Royaume-Uni est le seul pays pour lequel des données ont été récoltées et qui pourrait servir de base de comparaison. Selon les recherches menées par WRAP , une société britannique sans but lucratif financée par les pouvoirs publics locaux, sur les 18 à 20 millions de tonnes de nourriture gaspillée au Royaume-Uni chaque année, la distribution serait responsable pour 1,6 million d’entre elles – soit moins de 10 %.

Ramenée proportionnellement à l’échelle belge, cela signifierait que près de 260 millions de kilos de nourriture pourraient être gaspillés chaque année par la distribution. Mais parce que comparaison n’est pas raison, et parce que le Royaume-Uni est l’un des pays les plus gaspilleurs au monde, cette estimation doit être revue à la baisse.

Ces millions de kilos de nourriture perdue connaissent ensuite des sorts différents. Plusieurs chaînes de distributions utilisent, ou sont en passe d’utiliser, le pain, les fruits et légumes dans leurs centrales de biométhanisation afin de produire leur électricité. La viande et le poisson – « gardés au frais tout en respectant des règles très strictes de sécurité alimentaire », précise une responsable d’un grand distributeur belge – sont utilisés pour produire de la nourriture animale. Le reste, enfin, est détruit.

Europe : le retour du concombre tordu

Autre secteur, autres préoccupations. Dans l’agriculture, une grosse partie du gaspillage peut être imputée à la standardisation et au calibrage des aliments. Le consommateur achète bien trop souvent avec ses yeux. Il veut de belles patates pour faire de longues frites jaunes. Il veut une tomate de préférence bien rouge qui corresponde à l’idée qu’il se fait (ou inculquée par la pub ?) d’une tomate. Les difformes, les tâchées, n’intéressent pas le consommateur, nous disait-on jusqu’il y a peu.

Dès lors, des normes européennes concernant la « qualité » des fruits et légumes avaient été édictées… pour être récemment abrogées pour 26 d’entre eux. Cela concerne notamment les artichauts, carottes, choux-fleurs, asperges, courgettes, oignons, noisettes en coque, cerises, ou encore melons.

Dans un « article » du 6 juillet 2009, le Parlement européen s’en félicite. Morceaux choisis : « Les concombres courbes sont de retour ! […] L’abrogation des normes de qualité marquera-t-elle le retour de la diversité dans les marchés et chez les maraîchers ? ». Objectifs avoués de l’abrogation desdites normes : « Diminuer la bureaucratie (le coût de l’administration pour les entreprises représenterait 3,7 % du PIB français, et 2,8 % du PIB belge), offrir plus de choix aux consommateurs, et éviter le gaspillage (les produits sains ne répondant pas aux normes ne devront plus être jetés). »

On respire à nouveau. Rationalisations économique et environnementale sont à l’œuvre, moins d’aliments seront tout simplement déversés à même le champ ou transformés directement en farine animale, parce n’ayant pas le calibre standard.

Destination finale : la poubelle des ménages

Les ménages sont les seuls qui en définitive n’agissent pas, ou trop peu souvent, en Homo œconomicus. Ce sont en effet les petites négligences quotidiennes des ménages qui forment le gros du gaspillage alimentaire. Cette tendance est généralisée dans les pays riches, selon le CRIOC (le Centre de recherche et d’information des organisations de consommateurs), qui cite un rapport de l’Institut international de l’Eau de Stockholm. Dans les pays développement, la tendance est inverse.

Produits entamés éventuellement périmés mais non terminés, produits périmés mais non entamés, restes cuisinés, constituent le gros de notre gaspillage alimentaire. Craintes d’intoxication, confusion avec la date de péremption , manque d’organisation, sont les raisons pour lesquelles nous jetons.

En Belgique, des chiffres existent quant aux quantités jetées pour les régions bruxelloise et wallonne. Une étude réalisée par le bureau de consultance RDC-Environnement pour Bruxelles Environnement (ex-IBGE) chiffre le gaspillage alimentaire à 31 kg par ménage chaque année. Soit un gaspillage alimentaire de 15,2 kg/habitant/an. Pour la région wallonne, selon les données recoupées par le CRIOC, l’estimation de l’importance de ce gaspillage va de 14 à 23 kg/habitant/an.

Pour Caroline Descartes, chercheuse au CRIOC où elle s’occupe de questions d’éco-consommation et d’environnement, le fait que les particuliers soient d’aussi gros gaspilleurs de nourriture n’est qu’une demi-surprise. « Les ménages n’ont pas l’impression de gaspiller de l’argent quand ils jettent de la nourriture. C’est quelque chose dont ils n’ont pas du tout conscience, explique-t-elle. La part du budget des ménages consacrée à la nourriture est en chute libre depuis plusieurs années. Elle n’atteint plus que 15 % actuellement, c’est très peu par rapport à avant ».

Au Royaume-Uni, les dépenses alimentaires ne représentent plus que 10,5% du budget des ménages. Le gaspillage alimentaire y a été estimé à près de 66 kg/habitant/an. Aux Pays-Bas, ce sont également 10,5% des dépenses totales qui sont consacrés à la nourriture. Là-bas aussi les quantités gaspillées sont importantes. Milieu Centraal les chiffre entre 43 et 60 kg/habitant/an.

« Nous pensons que c’est un gros problème, cette baisse de valeur de la nourriture. Il n’y a donc plus aucun lien entre l’argent et l’aliment, on jette sans vraiment réfléchir, » conclue la chercheuse.

Un coût économique, un impact environnemental

Pourtant ces manques de réflexion, ces gestes mécaniques, valent leurs pesants d’or. Dans le cas du gaspillage alimentaire l’Homo ecologicus pourrait bien être l’ami de l’Homo œconomicus. La valeur marchande de cette nourriture jetée annuellement est estimée par le CRIOC à plus ou moins 87 € par habitant. Ce qui n’est pas rien.

Mais au-delà de la dimension économique, et sans même parler de son aspect éthique, le gaspillage alimentaire participe à sa manière aux changements environnementaux. De part sa présence dans nos poubelles, il vient en effet grossir la fraction fermentescible des ordures ménagères. Une fois en décharge, les déchets organiques fermentent et libèrent du méthane – un puissant gaz à effet de serre. Le gaspillage alimentaire est donc partie prenante au réchauffement climatique.

A ce dernier impact environnemental, il faut également ajouter ceux des engrais, des pesticides, de l’arrosage, du transport, de l’emballage, du stockage, et du conditionnement qui l’avaient précédé. Soit une addition bien salée pour un aliment gaspillé.

Nicolas Van Caillie

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