Grâce et dénuement, d'Alice Ferney

Publié le par PYC - blogger

    Comme pour L'élégance des veuves, c'est le titre qui m'a fait "tilt" dans ce livre d'Alice Ferney. En effet, outre le fait que ça "sonne" bien, grâce et dénuement pose des questions au lecteur averti : l'auteure va -t-elle nous parler de la dignité que gardent certaines personnes démunies ? du respect qu'inspire parfois le choix de se retirer du monde matériel (pour les ermites, les moines ou tout autre Diogène) ? Ou bien faut-il séparer les deux termes du titre et s'attendre à une opposition entre un personnage admirable de vie et de simplicité d'une part et un personnage fat, creux, de l'autre ? La quatrième de couverture n'aide pas : toutes les propositions restent plausibles ! Alors, ouvrons ce roman, publié chez Actes Sud en 1997 puis en poche chez Babel (2000) et J'ai Lu (2004) et récompensé par le Prix Culture et Bibliothèques 1997 Pour Tous.

    Angéline est dans la cinquantaine mais paraît de vingt ans plus âgée. Elle vit avec ses fils, belles-filles et petits-enfants dans caravanes et camions : "gens du voyage", gitans français... Après une nouvelle et douloureuse expulsion, c'est sur le terrain abandonné d'une vieille institutrice que les roues espèrent laisser leurs marques. Le quotidien est fait de tâches que l'on tait (collecte de bouts de ferraille qu'on peut revendre, trocs, rapines...) et d'un leitmotiv étouffant : nous sommes les derniers, nous sommes au ban de la société, nous devons nous débrouiller seuls. A force de se le répéter et de s'en convaincre, la famille vit sans même imaginer d'autre projet que la seule subsistance.

    Sans trop que l'on sache pourquoi, une femme s'intéresse à ces outsiders : Esther Duvaux, responsable d'une bibliothèque, mère de famille. Tous les mercredis, elle leur rend visite. Elle a compris qu'elle ne pourrait pas être acceptée si elle forçait le contact, alors elle vient, échange deux mots, souhaite une bonne journée et repart. D'ailleurs, "être acceptée", ce n'est pas tellement son affaire ; si Esther persévère dans ses visites, c'est parce qu'elle a une envie : faire partager à ces enfants ce qu'elle partage avec tous les autres, son amour des livres, des mots, des histoires. Donner à voir, à entendre et à penser. Rêver et nourrir ses rêves.

      Le roman est tout empreint d'optimisme : jamais Esther ne semble avoir quelque chose à prouver, ni à elle-même ni aux gitans. Elle sait. Que viendra le jour où une passerelle sera jetée entre son monde et le leur. Que les enfants sont comme les enfants. Que les mots des uns enrichissent la vie des autres. Que la différence, enfin, n'existe réellement que pour qui veut la voir. Pas étonnant, dès lors, qu'elle finisse par obtenir cet accord magique de la vieille Angéline, ce droit à recevoir les enfants de la "tribu" dans sa vieille Renault jaune, au coeur de l'hiver, pour leur conter les histoires qu'elle aime tant. Chacune semble posséder pour elle une âme, une vie en dehors des phrases et des pages. C'est sans doute l'un des tours de force de Grâce et dénuement que de mettre en valeur, mine de rien, sans aparté ni snobisme, 27 références à la littérature de jeunesse, de La Barbe-Bleue au Voyage de Plume. Cela ne fait pas du roman un catalogue, et encore moins un livre pour enfants ; chacun retrouvera en une ou deux phrases maximum des oeuvres depuis trop longtemps mises au rebut par l'adolescent ou l'adulte tapi en soi. Et le cours de l'histoire d'Angéline et Esther continue pendant ce temps : pas de temps d'arrêt pour ces gens immobiles et confinés sur leur terrain vague.

     Les lieux sont tous clos a priori : les caravanes ou la Renault, fermées contre le froid ; la mairie, indifférente à la situation des gitans ; l'école, où les admissions sont tributaires de la présentation de papiers d'identité et de preuves de résidence... Et pourtant, par la force de cette union improbable, de ce moment de grâce
où s'entrouvrent deux mondes parallèles, les murs vont choir, les limites s'estomper, les préjugés devenir jugements affinés puis compréhension, acceptation. La résignation fait peu à peu place à la persuasion et à l'envie de vivre. Une leçon d'humilité et d'humanisme, en quelque sorte. De lieux clos naît une fenêtre sur le monde, un désir de "possibles".
   
    Les mots d'Alice Ferney sont simples, délicats. Ses phrases sont pleines, rondes, comme porteuses d'un sentiment de sérénité, de paix avec le monde : ce même sentiment que recherchent dans leurs grossesses les belles-filles d'Angéline. C'est assez étonnant, d'ailleurs, ce thème de la maternité chez l'auteure. L'une des belles -filles vit des frustrations et des blessures récurrentes lors de ses grossesses et c'est, avec la folie puis l'emprisonnement d'un des fils, le seul moment de violence du roman. Les enfants jouant dans la boue, la ségrégation, l'incapacité à dialoguer : tout ça est dit avec une forme de bienveillance maternelle, comme s'il s'agissait des erreurs passagères d'un enfant en plein apprentissage. Touchez en revanche à la femme en tant que mère, la corde sensible vibre frénétiquement : ce sont les racines stabilisantes d'un monde qui sont en danger.

     Tout n'est pas rose, tous les personnages ne progressent pas, et pourtant le fait est là :
Grâce et dénuement offre un moment de répit, une mise en suspension des enjeux de pouvoir et de l'esprit de concurrence. Si nous avions besoin d'une preuve que la littérature est véhicule de compréhension entre les êtres... S'il s'applique à cette famille de gitans, le titre semble aussi et surtout faire référence à la beauté qu'il existe à communiquer de façon simple et sincère avec les autres êtres.

    Ce texte relativement court possède les vertus apaisantes des chansons douces et rassurantes de nos mères en même temps qu'il porte la légèreté des chants joyeux, insouciants, des rondes et jeux de marelle de notre enfance : une chaude tendresse.

Publié dans Romans français

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