DOSSIER n°1 / ÉDUCATION : Socialisation, éducation, école

Le projet républicain place l’école en son cœur : c’est elle qui donne corps à la société et permet la cohésion sociale par une culture partagée. Dans le cadre de sa mission politique et civique, l’école crée inévitablement des rapports sociaux qui sont une forme de socialisation politique. Ainsi, Jules Ferry revendiquait dans son discours de 1870 sur l’égalité dans l’éducation la nécessité de « former des hommes et des citoyens ». L’idéal de l’individu-citoyen ou d’une nation instruite se dirige entièrement vers la société politique de telle manière que ces deux éléments n’ont pas d’autonomie en dehors de l’État. Mais qu’importe la finalité : au cours du processus de socialisation civique, on agit sur des individus si bien que la socialisation scolaire n’est toujours perçue comme politique. Elle constitue une part majeure des rapports sociaux qui ne passent pas par la famille.

Plusieurs facteurs ont modifié l’importance relative de ces deux aspects, politique et individuel. Parmi eux, l’allongement de la durée de scolarisation est capital. On comprend que la transmission des savoirs élémentaires touche et au citoyen et à l’individu. Le citoyen idéal du XIXe siècle devait savoir lire et écrire et en tant qu’homme, il tirait de sa scolarité une socialisation nouvelle qui le rattachait non seulement à sa communauté politique mais, plus localement, à sa société vécue : l’école reflète la société et a toujours été un terrain de confrontation aux autres. Mais la diversification contemporaine des savoirs enseignés, l’importance de la méthode et de la réflexion dans les classes supérieures éloignent l’objectif politique restreint de la scolarisation. Celle-ci devient plus autonome puisque le bagage acquis par l’enfant aura des impacts multiples dans sa vie future : intégrations sociale par la culture, professionnelle par la capacité à travailler en groupe.

Enfin, l’apprentissage n’est plus le temps de l’enfance uniquement, il a lieu au-delà de l’adolescence pour tous, ce qui le rend d’autant plus important pour la construction de l’enfant. La priorité s’inverse : la socialisation est avant tout un gain personnel, on forme d’abord des hommes et ensuite des citoyens. Le bénéfice pour la société de la scolarisation est diffus, incalculable mais bien réel. L’école devient un lieu majeur de la vie sociale et elle se rend moins perméable à l’extérieur. Elle n’est plus un sanctuaire selon le mot malheureux de François Bayrou. Dans ce contexte d’ouverture, la socialisation primaire des enfants joue paradoxalement un rôle accru.

Une école, des socialisations

Tous les parents ou presque ont été élèves. Il serait facile pourtant de considérer que tous les enfants arrivent avec les mêmes chances dans une salle de classe au nom de la formation fondamentale qu’ont reçue leurs parents. Ce minimum commun cache bien des disparités et les pré-requis du bon élève le dépassent largement. En même temps qu’il est difficile de savoir qui est l’enfant – les contextes sociaux sont de moins en moins contrastés sans être cependant nivelés, l’école se désacralise tant elle devient un lieu de socialisation commun et incontournable. Mais il n’est pas exclusif pour autant. Diverses formes de socialisation se font concurrence : l’école et la famille s’articulent différemment, de nouvelles exigences apparaissent et de nouveaux acteurs extérieurs, à l’instar des médias, peuvent apporter d’autres modèles dont l’effet sur les enfants est aussi bien inconnu que craint. Il importe de réfléchir sur la place de la socialisation extérieure à l’école, particulière la socialisation primaire, dans la réussite scolaire. Comment l’école parvient-elle, ou ne parvient-elle pas, à former des enfants issus de mieux si divers?

Le constat le plus bruyant et médiatique est celui de l’échec d’un système. Les différences statistiques dans la réussite scolaire et l’orientation sont en effet bien réelles. Le dernier chiffre en date est celui du pourcentage de polytechniciens dont les parents sont enseignants : 50% selon un rapport de la Cour des comptes. Le journaliste Éric Le Boucher relève ce chiffre dans une chronique1 et compare les professeurs à des cadres du parti communiste chinois qui verrouillent l’accès aux postes clé. Entre les lignes, une argumentation déterministe qui voit dans les institutions publiques un moyen de légitimer une reproduction sociale coûte que coûte.

Mais une autre analyse que sur celle sur la domination légitime peut être faite. Les enfants d’enseignants bénéficient d’informations indispensables sur le système éducatif, la méthode scolaire mais elles ne sont pas cachées aux autres élèves pour autant. Le rapport à ces informations diffère énormément d’un milieu social à un autre et les enfants d’enseignants y accèdent dans un contexte favorable. Leurs parents leur transmettent bien plus que du savoir brut ou des information : une attitude face à la réussite scolaire, l’institution scolaire. Plus généralement, l’attitude des familles face à l’orientation des enfants est significative. Dans les familles à fort capital culturel, les choix des enfants sont très encadrés par les adultes alors que dans celles moins favorisées, la méconnaissance du système par les parents laisse aux enfants une large marge de manœuvre. Plus préoccupant, certains parents ont un « rapport instrumental vis-à-vis de l’école»2, ce qui pousse les enfants à se désintéresser des activités scolaires parce qu’elles n’ont pas d’effets immédiats. Par la suite, ils se déterminent plus vite pour des cursus souvent courts et peu valorisés en dehors du marché du travail. Il est nuisible à la fois de vouloir laisser aux familles faire leurs choix seuls et de penser que l’orientation doit être faite sans les parents quand ceux-ci s’immiscent naturellement dans la scolarité des enfants. Mais comment faire, où situer, s’il en est, le juste milieu ? En tout cas, saisir le rapport qui unit l’enfant à l’école ne peut pas conduire à indulgence qui cessera un jour ou l’autre.


Injustices criantes, inégalités, différences ?

Ce ne sont pas les enseignants qui échouent, c’est tout un système qui n’est pas adapté aux principes auxquels il prétend -l’égalité des chances- et une société où le rapport à l’école, à l’éducation est hétérogène. Mais tous ces réflexes sociaux sont profondément ancrés dans les mentalités et ne peuvent être atténués, neutralisés que si l’on fait aussi de l’école un lieu de vie sans objectif extérieur à lui-même.

On peut donc quitter la perspective utilitariste de l’école qui forme selon un modèle. L’école doit être un lieu de découverte où l’enfant se sent chez soi, où le contact avec les autres enfants s’établit de façon naturelle. Si par ailleurs l’école remplit ses objectifs élémentaires, nous sommes persuadés que telle atmosphère de familiarité et en même temps de respect produira les conditions nécessaires à l’égalité des chances. La socialisation scolaire doit être intimement vécue pour qu’elle soit efficace. De surcroît, la critique d’une culture commune, que certains nomment bourgeoise n’apporte pas grand-chose si ce n’est qu’elle met à jour les enjeux qu’elle comporte : son contact ne se fait pas seulement dans le désintéressement puisqu’elle est un « objet d’intérêt économique »(Pierre Bourdieu). Cette culture nuit néfaste si elle est enseignée artificiellement : dans ce cas précisément, la socialisation antérieure des enfants importe le plus dans leur rapport à celle-là alors qu’un savoir transmis dans la proximité est plus universel et efficace.

La question de savoir quelles connaissances doivent servir de base à l’enseignement se pose. La culture classique fait de fait place à de nouveaux modes d’expression. Pourtant la vouloir détrônée alors qu’elle ne l’est pas et réduire son enseignement conduirait au pire. Au fond, elle s’imposera tôt ou tard et cela pour cela qu’elle doit être répandue le plus largement possible. En effet, la « culture légitime » est valorisée à l’école mais par la suite aussi et indépendamment d’elle. Vouloir la limiter à l’école conduit en réalité à cacher sa prédominance plutôt que de la réduire. Ce serait retarder la confrontation.

Des socialisations pour la vie

L’école globale : l’école doit préparer à la vie adulte, donc aussi à la vie économique et professionnelle. Cette position ne s’inscrit pas dans le sillage de ceux qui pensent qu’une distinction des formations anticipée avec une forte composante pratique soit bénéfique pour les enfants. Mais il importe de ne pas faire de l’école un lieu à part, déconnecté des réalités. Au sein de l’école, l’activité économique n’existe pas mais il faut la considérer avec attention. Préparer à la vie hors de l’école signifie au contraire qu’il faut faire de l’école une institution globale. Séparer l’élève-citoyen de l’élève-travailleur est une erreur. L’école protège de la vie économique mais elle n’en éloigne pas ni ne doit la cacher.

Si l’école n’est plus un sanctuaire, elle s’est sécularisée : elle est une étape de la vie et ne trouve plus sa justification hors d’elle-même, dans une vision idéologique et transformatrice de la société. Mais elle continue de porter avec elle de nombreux idéaux et espoirs. Espoirs pour toute une société qui y voit son avenir espoirs aussi pour les enfants et leurs parents bien souvent. Mais, pour chaque enfant, la socialisation à l’école est le premier contact avec la société : les enjeux ne sont pas la réussite ou l’avenir professionnel mais l’épanouissement même si, à terme, les deux se rejoignent.

Baptiste Dumas

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