Islamisation de l'espace et islamisation de la société: la difficile équivalence

mosquée

ATTENTION: l’auteur de ce papier ne partage pas les propos et les orientations des groupes auxquels il fait ici référence.

Deux éléments apparemment disjoints m’ont donnés envie d’écrire cette petite note: ma participation à des journées d’études  à Poitiers (laboratoire MIGRINTER) dont le thème était « le visible et l’invisible dans le champ des études migratoires », et la (mauvaise) habitude d’aller rôder sur les sites dont une des raisons d’être est de dénoncer « l’islamisation de la société ».Lors de ces journées d’études, j’ai proposé une communication autour de la question de la « reconnaissance » au travers la construction de lieux de cultes. Il se trouve que cette communication portait avant tout sur les communautés évangéliques et pentecôtistes, mais je me suis permis une petite incursion du côté de l’Islam. La littérature scientifique a en effet mis l’accent ces dernières années sur la visibilité croissante de l’Islam  dans les espaces urbains (par les mosquées, mais pas seulement), cette visibilité spatiale participant du processus de mise en place d’un Islam  en France, et plus généralement en Europe. C’est en visitant un site (euro-reconquista.com) que je suis tombé sur l’annonce de cette conférence (voir l’image ci-dessus).

Ce qui m’intéresse ici n’est pas tant la conférence, mais davantage l’affiche l’annonçant. On y voit un minaret (j’ai cru au début qu’il s’agissait de celui de la mosquée de Paris, ce qui se révéla faux après vérification) qui vient se dresser entre les deux tours de Notre Dame. Le montage est d’autant plus grossier que les minarets ont des hauteurs pouvant difficilement rivaliser avec les clochers de la cathédrale parisienne. Mais l’effet est là: l’Islam a gagné,  ND de Paris est écrasée par la mosquée. De manière abrupte, deux commentaires s’imposent:

· les minarets sont très rares en France hormis quelques mosquées-cathédrales. La plupart du temps, ce dernier n’est pas réalisé, notamment à cause des contraintes inhérentes au droit de l’urbanisme. Dans certains cas, on détourne la fonction du minaret en y incluant l’escalier de secours.

· On peut s’étonner que le minaret n’ait pas été placé au-dessus de l’Elysée, symbole par excellence du pouvoir politique. Peut-être parce que la victoire soulignée par l’affiche est avant tout culturelle. Ce n’est donc pas tant la République qui a perdu que la civilisation chrétienne. Cette hypothèse est confirmée quand on écoute l’interview de l’auteure russe du livre.

Cette affiche témoigne parfaitement de la constante dénonciation d’une islamisation, alternativement galopante ou rampante, de la société française. Je cite Euro-reconquista: « A l’heure où fleurissent des mosquées grâce à la complicité d’élus prétendument laïcards et d’évêques engauchis. A l’heure où les musulmans insidieusement nous imposent leur mode de vie et la charia ». Passons sur la dénonciation en bonne et due forme des pouvoirs politiques (forcément complices) et des responsables religieux (forcément catholiques et un peu naïf), pour en venir à ce qui fait le coeur de ce papier: l’usage qui est fait de l’espace au service d’une démonstration. Tout se passe comme si l’islamisation de l’espace était la preuve de l’islamisation de la société dans son ensemble.

Afin d’être complet, il faut expliciter les termes. Que faut-il entendre par islamisation de la société? Aïe… Pas évident du tout. L’image la plus courante est celle de la vague islamique venant tout recouvrir… Cela ne nous aide pas tellement. Qu’entend-on par le terme de société? La culture, la politique, l’éducation…. Un peu tout cela en même temps. Comme disait Tatcher en son temps et dans un autre contexte: « there is no such thing as society ». En fait, le terme d’islamisation est à la fois un processus et un constat, ce qui est pratique dans l’acte même de dénonciation: c’est déjà fait et surtout c’est en train de se faire. De sorte qu’il existerait un « principe de précaution » culturel à l’encontre de l’Islam. Imaginons que la société est constituée de sphères distinctes les unes des autres (au moins pour la démonstration): l’islamisation de chacune de ces sphères serait leur noyautage par une logique ou par des éléments, des références islamiques. Et c’est bien ce que semble indiquer la citation donnée plus haut: les Musulmans nous imposent leur mode de vie et la charia. Le citoyen que je suis s’étonne et demande où est la charia en France. Mais le citoyen est un ignorant car tout se fait « insidieusement ».

Car les Musulmans sont malins: l’islamisation ne se fait pas à la vue de tous, mais par derrière, de manière cachée…. et un jour…. et bien vous verrez par vous-même. Au final, les exemples d’islamisation des différentes sphères de la société restent assez pauvres, au regard en tout cas de l’accusation portée par les dénonciateurs. Il y a bien les affaires du voile, l’ouverture d’écoles privées musulmanes, des demandes de régimes alimentaires particuliers… Mais on est loin de l’islamisation annoncée.

C’est là que l’espace intervient. Je ne ferai pas de cours de géographie ici, mais rappellerai une seule chose: l’espace est une ressource argumentative comme un autre, particulièrement efficace par ailleurs. Le plus bel exemple est la manie qu’ont les chefs de l’Etat en France à laisser une « trace » de leur passage par des lieux emblématiques: le centre Pompidou, le Louvre, le musée du quai Branly…. Les lieux sont plus efficaces que les discours. Et cela a été parfaitement compris par les rédacteurs des différents site que je fréquente: la preuve de l’islamisation de la société, ce sont les mosquée qui « fleurissent » pour reprendre cette belle image du rédacteur d’euro-reconquista. A aucun moment n’est fait le constat d’un rattrapage en termes lieux de culte. On ne se demande pas non plus si la forte croissance dans la construction des mosquées n’est pas du au fait qu’on partait de pas grand chose. Là n’est pas la question. Il faut avant tout montrer que l’espace est gagné par l’islam comme la peau par une réaction allergique. Il y a comme une sorte de relation de contamination entre les lieux de culte musulmans et l’espace environnant.

Une autre manière d’instrumentaliser l’espace en vue de faire passer des idées est l’usage de l’espace sonore (si bien travaillé par l’historien Alain Corbin dans Les cloches de la terre). L’espace géographique ne concerne pas uniquement la vue mais convoque également d’autres sens comme l’odorat et l’ouïe. Je vous invite à aller visionner une vidéo réalisée par le Bloc Identitaire de Gironde. Afin de dénoncer la construction prochaine d’une mosquée dans Bordeaux, le BI a eu l’idée de passer dans les rues de Bordeaux en diffusant l’appel du muezzin. Je cite les propos trouvés sur le site internet: « Une dizaine de ses militants ont distribué dans les boites aux lettres et sur les véhicules du quartier des tracts dénonçant l’islamisation de la capitale girondine, tandis qu’une sono montée sur un pick-up laissait accroire aux habitants qu’ils avaient été transportés durant la nuit dans un pays musulman ». Nous retrouvons cette idée de contamination de l’espace urbain par l’Islam, puisque si le regard peut parfaitement ne pas rencontrer la mosquée, l’oreille peut difficilement échapper à l’appel à la prière. Le seul petit souci est qu’aucune mosquée française (du moins à ma connaissance) ne procède à l’appel à la prière de cette manière. D’autant plus que de nombreuses mosquées ne possèdent pas de minarets.

Je ne vais pas plus loin dans l’investigation et l’analyse mais je suis convaincu qu’une étude sur l’instrumentalisation de l’espace dans la rhétorique anti-musulmane constituerait un bien beau sujet de master 1. Que dire en guise de conclusion, sinon que les différentes formations politiques et groupes de militants dont il a été ici fait mention ont parfaitement compris que l’espace géographique constituait un enjeu de pouvoir extrêmement puissant et que ce dernier peut être efficacement mis au service d’une démonstration, aussi fallacieuse soit-elle. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le lien entre l’espace et l’imaginaire des acteurs: nous ne voyons pas tous la même chose et ce que nous voyons est pour une part tributaire de ce qui nous a été dit. Bref, une approche constructionniste (je renvoie ici à La construction sociale de la réalité de Berger et Luckmann).

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