PETITE MECANIQUE DU GENRE HUMAIN
Chapitre 1 Tout va bien, vous êtes en vie...
Je
ne comprends pas les hommes. Pour moi, ils sont étranges et je n'ai
jamais pu me faire à leurs contradictions. Regardez les... Ils courent
dans tous les sens pour des choses qui n'en valent pas la peine. Ils
s'acharnent la plupart du temps à aimer des gens qui les rendent
malheureux, et ils amassent des fortunes dont ils ne profitent pas. Par
dessus le marché, après trente ans de cette vie de dingues, ils vous
disent que, si c'était à refaire, ils s'y prendraient exactement de la
même manière. C'est étrange vous ne trouvez pas ?
Ils sont si
petits, radins, étriqués, rabougris, incapables de réfléchir ou
d'avancer longtemps dans la même direction, prêts à renoncer au moindre
vent contraire, et souvent peu sûrs de leurs goûts comme de leurs
décisions. Ils sont comme ça : plus fragiles que des verres de
cristal. Ils réagissent comme s'ils étaient suspendus à des fils.
Un jour blanc, un jour noir. Comme ces poupées indiennes à deux têtes.
Vous savez, celles qu'on fabrique pour le carnaval à Katmandou. Et le
plus fort, quand on les interroge, c'est qu'ils disent qu’ils se
sentent libres.
Michel Ange avait raison, le mouvement perpétuel
existe. Il est là. Dans cette agitation permanente qui traverse les
siècles sans jamais s'arrêter. On est entourés de foules et elles
s'écoulent sur vous. Pour toujours. Au milieu d'elles, une seule chose
à faire : disparaître. Tout doucement. Surtout ne pas courir le risque
de se singulariser. Ou on vous le reprocherait férocement. Impossible
de nager à contre-courant, sauf si vous êtes adepte des suicides
prématurés. Si vous prenez le risque d'appeler un chat un chat, vous
avez intérêt à vous expliquer. Sinon, c'est le passage à tabac et la
relégation dans les profondeurs du classement. Il y a très peu de gens
qui sortent la tête de la nasse.
Je me pose plein de questions sur les hommes.
Cette
façon qu’ils ont tous de choisir un moyen bien à eux d'échapper à ce
qui les entoure. Il y a toutes sortes de ficelles : l'obsession qu'ont
certains à dessiner des sexes de femmes, comme pour rejoindre un
endroit caché sous la terre. Celle de transformer des hectolitres de
pastis et de vodka au bar du coin. Ceux qui se tuent au travail, ceux
qui voyagent, ceux qui se coupent du monde ou ceux qui se grillent les
yeux sur leur jeu vidéo. Tous cherchent une manière plus ou moins
élégante d'alléger l'addition...
Comment ont-ils fait pour bâtir
des villes, détourner des rivières, conquérir des empires et aller sur
la lune avec cette angoisse en eux ? Il y en a toujours un au bord de
la route en train de sangloter. Pleurer pour quoi, je vous le demande ?
Passer sa vie à la regarder s'enfuir. C'est comme dans le train : il y
a ceux qui s'asseyent dans le sens de la marche et ceux qui regardent
le paysage défiler à l'envers. Il y a tellement de gens qui avancent à
reculons. La nostalgie n'est jamais loin de leurs lèvres. La plainte
qui déborde. Tout le monde se ballade avec sa petite plaie purulente.
Nous
n'avons jamais eu autant de choses à faire et ils sont là, sur leur
banc de touche, à regarder les trains passer. Forcément à ce rythme...
La foi qu'ils avaient en eux se fait la malle et c'est l'océan de
liquettes mouillées. Croyez moi, il est temps de nous remuer le coccyx.
Ce n’est pas si dramatique que ça. Mais eux se sentent tellement à
l'aise sur leurs bandes d'arrêt d'urgence. Toujours prêts à renoncer.
Cette tendance à refuser ce qu'ils sont. Alors les enchères montent,
montent jusqu'à ce que, tout à coup, ils se retirent de la course. La
bulle explose, le soufflet retombe, et nous sommes censés compatir...
Trouver naturel que tout s'effondre. Croyez moi, je ne suis pas prêt à
voir les choses sous cet angle là.
Je les plains, moi,
tous ces types. Ils ont tout et ne sont rien. Il doit bien leur manquer
quelque chose d'essentiel. Ils sont bâtis pour souffrir, souffrir à
nouveau et louper le coche à chaque fois. Les moules dans lesquels on
les fabrique à la chaîne se ressemblent. Ils sont faits pour Ça, pour
qu’on leur donne ce pli, résultat de la brillante éducation que nous
recevons tous. Non contente de les répliquer à l'identique, elle
leur offre, en prime, des cauchemars prédécoupés et des rêves
inaccessibles. Souffres, mon fils, il ne te sera fait aucun reproche.
Alors, vous savez, les problèmes de cœur... C'est juste un peu de
cette douleur que tout le monde est censé éprouver.
Allons,
soyons sérieux. Est-ce qu'on doit accepter de se laisser réduire à ce
qui se passe au fond de notre poitrine ? Ce sang d'encre, ce chahut, ce
branle bas de combat permanent. L'amour, les femmes, ces larmes chaudes
qui vous coulent sur l'épaule... D'ailleurs, Ça veut rien dire...
Pourquoi tout réduire aux problèmes de cœur ? Le siège de l'âme ?
Quelle âme d'abord ? Leurs délicats ventricules sont-ils
souffrants ? La petite machine est à l’étroit dans sa gangue de chairs
contractées ? La belle affaire. En fait ils continuent à battre, nos
petits muscles cardiaques, tout à fait indifférents aux changements
extérieurs. Leur mission, leur but : envoyer du sang dans nos artères
et le récupérer, une fois le ménage fait. Un simple problème de
mécanique des fluides, je vous dis. De la tuyauterie, de la tripaille
que les chirurgiens n’hésitent pas à triturer. S'il fallait s'arrêter à
ces petites misères, nous avancerions jamais. Mais, eux, Ça les
passionne de contempler le chemin fait, même s'ils ont à peine franchi
le seuil de leur vie.
Ça les angoisse d'entendre ce Tic Tac qui
bat en eux. C'est étrange, n'est ce pas, ce petit bruit qui ne dépend
pas de nous. Ça devrait les rassurer — Tout va bien, vous êtes en vie —
mais non, eux, ça les crispe. Ils l'entendent chaque fois que le
silence se fait. Bien sûr, c'est une horloge. Et alors ? Il y a un
compte à rebours au fond de chacun de nous. Comme au centre de toute
chose, après tout. Ils ont la chance de vivre, ils le déplorent. Je ne
comprends pas toujours bien ce qui se passe dans leurs têtes. Pourquoi
laisser filer les chances qu'on a de vivre heureux ? Pourquoi
constamment manifester nos petites aigreurs. Au soit-disant maÎtre des
lieux ? Au responsable de l'univers ?
Dire qu'il faut souvent
une vie entière rien que pour se rendre compte que nous vivons au
milieu de véritables merveilles. Et personne ne semble les voir et s'en
réjouir. Je veux dire : les voir vraiment. Sans se contenter d’en
toucher la surface sur des photos, ou d'en suivre les contours sur un
écran. C'est bizarre. Il y a de la buée au hublot et nous sommes
bouffés par l'objectif des caméras. Mais le pire de tout — je n'ai
jamais pu l’intégrer — c’est pourquoi les gens passent leurs journées à
travailler. Toute une vie de boulot. Ça reste une grand mystère pour
moi, de l’ordre de l’irrationnel. C'est une contrainte invraisemblable,
travailler, un vrai pensum...
Vous vous rendez compte ?
La
meilleure preuve, c’est que quand, enfin, ils ont la chance de tomber
au chômage — car c'est une chance à mon avis — ils se rendent malades.
Tout s'arrête. Aah... Philomène, ma verveine, vite... C'est
l'horreur... Tout est fini. La dépression, s’il vous plaÎt, en place.
Toute la splendeur de la bête frappée dans le dos qui s'effondre au
ralenti. Alors là, il n'y a plus rien à faire. C'est foutu. Juste
laisser le spectacle son et lumière se dérouler sous nos yeux, en
suivant scrupuleusement le conducteur. Passer en revue des kilomètres
de papier à musique et rester parfaitement impuissants face à l'arrivée
des secours.
Alors aussitôt, ils se précipitent sur les journaux
pour trouver des offres d'emplois qui n'y sont pas. Ou qui sont
tellement éloignées de ce qu'ils ont difficilement appris à faire
qu'elles leur sapent un peu plus le moral. Incroyable. Moi, Ça me
sidère. Honnêtement, mon rêve, Ça serait de ne plus travailler. Ça
n'empêcherait pas de faire des quantités de choses intéressantes, de
voir du monde et d'être heureux...
— Et comment vous voulez vivre sans money, honey ? —
L'argent ?... Vous croyez ? Vous n'avez pas tort. Voilà la grande
machine à fabriquer des problèmes. Mais de faux problèmes. D'ailleurs
écoutez moi bien parce que je vais vous dire la vérité. Vous savez, la
vérité, on vous la dira très rarement dans votre vie. Deux ou trois
fois, pas plus. Laissez moi vous dire celle-ci :
L’argent est juste un moyen de faire faire aux gens ce qu'il ne veulent pas faire.
C'est
Ça, la vérité, vous entendez... Mais le fric est tellement imbriqué
dans les couches profondes de notre paléocortex que nous le confondons
avec les plaisirs qu'il peut nous procurer. Vous ne me croyez pas. Ah,
vous avez tout le temps de comprendre. Je veux dire personnellement.
C'est étrange... Pourquoi nous faut-il si longtemps pour réaliser ce
genre de choses ? Peut être parce que nous voulons nous mêmes toucher
l'évidence du doigt. Oui, nous voulons voir pour croire. Il faut que ce
soit le sacro-saint fruit de notre petite expérience.
L'expérience : tordre les objets et leur apparence. Alors il faut
refaire tout le chemin, et dédouaner à la frontière chacun des articles
qui nous sont proposés. Nous gagnerions tellement de temps si nous
pouvions croire tous ceux qui nous entourent. Mais là aussi, le choix
est là qui s'impose. Il y a un constant mélange, un trompe l'œil
permanent. Du coup, on ne sait plus où on en est...
Je
vais vous dire : moi, j'en ai marre de jouer la comédie des cœurs qui
saignent. Je voudrais quand même qu'on m'explique. Peut être que vous,
vous pourrez. Pour moi, c'est tellement agréable de pouvoir profiter du
peu de temps libre qu'on a. Non, eux, Ça les fait souffrir de ne plus
être des esclaves, un sourire en travers du visage. Vous vous rendez
compte, on ne veut plus m'exploiter. C'est trop injuste. L’argent, Ça
ne veut plus rien dire. Qui veut encore jouer au Monopoly, à part les
monopoles eux mêmes ? Bientôt ce ne sera plus qu'un flux d'énergie dans
des câbles. Rien de plus. Nous n'aurons qu'a nous connecter pour
récolter les fruits de notre oisiveté. Ce sera bien, vous ne trouvez
pas. ? Un monde sans boulot. Vous voyez ça ? _ ... _
Non, bien entendu vous ne voyez pas. Il faut qu'on vous le montre déjà
marqueté de haut en bas. Le truc bien solide sur lequel on peut
s'appuyer. Dénoyauté et sans arête. Vous êtes jeune pourtant. Vous
pensez peut être vivre toute votre vie dans le même monde, celui que
vous avez connu quand vous étiez enfant ? Ne vivez pas comme un
vieillard. Pour ça vous avez tout votre temps.
Ah ! Vous êtes
bien comme les autres. Vous cherchez à vous faire exploiter. A avoir un
boss. A ne pas profiter de vous même, et de votre temps, alors qu'il
est enfin devenu possible de vivre facilement. Vous ne me croyez pas ?
C'est pourtant simple. Nous sommes en train de vivre un choc énorme.
Tout le monde en parle, Ça y est. Ça fait des années que je m’escrime à
faire comprendre ce qui est aujourd’hui dans les journaux. La
renaissance, car il faut bien trouver un équivalent, la renaissance est
un exercice de style a côté de ce qui se prépare en ce moment. C'est
pourquoi je vous dis : n'acceptez jamais de vous faire enfermer.
Pourquoi je vous fais toutes ces confidences ? C'est très simple : vous
en avez besoin. Personne ne vous parlera comme je le fais. Je peux me
le permettre, car je suis quelqu'un de très particulier. Beaucoup plus
que vous croyez.
Je vais vous avouer un secret — il faut bien
que je lève un coin du voile — : je fais partie des instigateurs de la
révolution en cours. Des gens comme nous étaient rares, au début. Mais
bientôt nous serons plus nombreux, croyez moi. J'ai déjà organisé pas
mal de choses pour ceux qui ne comprennent toujours pas. J'ai fait le
vœu de travailler dans le plus célèbre journal américain, et j'ai
gagné mon pari. Je ne vous dirai pas lequel, mais sachez seulement que
c'est le plus influent à l'heure actuelle. Il est distribué dans le
monde entier. L'endroit idéal, malgré le barrage de sa ligne
éditoriale, pour développer des idées.
Il y a tellement à faire.
Tellement trop que je ne sais pas si j'aurai assez de toute une vie
pour accomplir tout ce que je dois faire atterrir sur cette bonne
vieille planète. Tout est là présent en moi depuis le départ. Ça me
prend le plus clair de mon temps. Puis j’ai souhaité me rapprocher de
la télévision. Il fallait bien répandre la bonne parole au delà du
cercle, finalement trop restreint, de nos lecteurs. Je supervise le
contenu des émissions sur une chaÎne câblée qui est relayée dans tous
les hôtels de la terre. C’est une sacré responsabilité, vous savez...
Il m'a fallu montrer que j'avais des pattes blanches et révéler mes
véritables motivations pour être accepté à ce poste. J'avoue que j'ai
un peu brûlé les étapes. Il faut dire que mes articles m'ont beaucoup
aidé.
Je travaille dur, nuit et jour. D'ailleurs je dors très peu. Deux heures. Pas plus.
— ... —
Mais si, je vous assure. Je suis entièrement dévoué à la cause que je
défends. C'est aussi une question d'habitude. On descend
progressivement jusqu'au minimum nécessaire pour refaire le plein
d'énergie. Nous sommes de grosses piles électriques. Nous avons
simplement besoin d'être rechargés. Encore une chose qui va à
l'encontre de vos préjugés, non ? Campez sur vos positions si vous
voulez, mais souvenez vous : vous faites peut être erreur. Et ne soyez
pas effrayé des changements en cours. C'est n'est pas une raison pour
rester béats, une main dans le convertisseur 3D, nous avons rarement eu
une telle occasion de transformer les choses.
Bien sur, ce n’est
pas toujours facile d’imaginer ce qui n’a jamais existé, on peut se
tromper, mais on n’y arrive en étant très curieux de tout ce qui se
prépare. C'est assez simple. Il ne m'a pas fallu longtemps pour
devenir ce que je suis. Ça date seulement de quelques années Mais je
vous raconterai cela une autre fois. Vous avez l'air fatigué, surpris,
ennuyé peut être. Confus ? Allons, il faut vous ressaisir. Je viens les
bras chargés de bonnes nouvelles et vous tirez une tête pas possible.
Vraiment étranges les gens de ce pays !
Vous êtes bien comme
eux. Ne cherchez pas à ressembler à messieurs A et B, ou à accoucher
sous X... Compter les moutons est vraiment très efficace pour
s'endormir... Regardez moi, par exemple. J'ai toujours eu un goût
prononcé pour ce qui était nouveau, inattendu. Il n'a pas été
nécessaire d'étudier très longtemps pour en arriver au niveau qui est
le mien. Juste une dizaine d'années, plus ce que j'avais déjà appris
auparavant. Je ne plaisante pas, c’est peu. Mais je ne vais pas
m'étendre. Je vous ferai simplement une confidence. Le Français n'est
que ma huitième langue. Je parle trente deux langues et dialectes. Et
il me suffirait de peu de temps pour en apprendre d'autres. Mais je
n'ai pas jugé cela nécessaire. Enfin, pour le moment. Mon secret ? Je
ne vais pas vous le dire. Pas maintenant. Vous m'en voudriez
certainement. Je suis simplement quelqu'un de très chanceux. J'espère
que je ne vous fais pas peur. Vous n'avez rien à craindre, vous
pouvez me faire confiance. Ceci dit, j'accepte les critiques, et
vous pouvez vous lever et partir, si vous le désirez. Je ne vous en
voudrai pas. D'une certaine manière les reproches m'aident à y voir
clair. Vous croyez au destin ? — Pas vraiment... — Vous feriez
bien. Nos petites cervelles ne sont pas capables de tout saisir. Ni
“l'histoire universelle de tous les temps”, ni la science dans son
entier, ni même des domaines d'études relativement cloisonnés. C'est
peut être pour ça qu'il y a tant d'églises dans le monde.
Quelque chose, toujours, nous échappera.
Il
y aura toujours des détails impossibles à mémoriser. Nous ne sommes pas
assez rapides. Seuls les maniaques sont capables de dépasser ces
limites grossières, et d'atteindre cet état d'exaltation extraordinaire
que donne une compréhension plus poussée du monde. Mais notre matière
grise ne nous permettra jamais d'intégrer tant de choses. Il faut s'y
faire.
Quoique, je vais vous dire,... il y a peut être des
exceptions. On peut toujours faire mieux. S'habituer aux limites, c'est
plutôt une habitude, un tic que nous prenons : se boucher les yeux, se
faire aux œillères.... Regardez-les tous. Ils ont la trouille. Dès
qu'on sort des sillons — qu'abreuve un sang impur — il n'y a plus grand
monde. Vous savez, on s'imagine tout comprendre. Si ce qu'on a saisi,
suffit, c'est la même chose. Ça a la même valeur à nos yeux. Justement,
pour ne pas avoir de féroces ennemis, on se cache. On maquille nos
véritables sentiments et on se place toujours en retrait. Loin des
turbulences, les pieds coincés dans de gros blocs de béton. Même sous
l'eau on essaye de respirer...
— Mais on est quand même mieux à l'air libre. —
Absolument. Dites moi, qu'est ce qui vous ferait plaisir ? Dites le moi
sans réfléchir, la première chose qui vous traverse l'esprit... — Gagner une voiture ! —
Ah ! Vous voyez, vous dites “gagner”. Je vous la joue vache. Vous
voudriez tout de suite que ça tombe rôti. Vous vous attendez à être
choisi entre des millions et recevoir plein de cadeaux sans faire
d'effort. Vous êtes plutôt actuel dans votre genre. Vous croyez ce
qu'on vous dit et ce qu'on vous montre. Vous savez, toutes les lettres
qui n'arrêtent pas de pleuvoir et qui nous promettent des choses
extraordinaires, tous ces prospectus nous cachent quelque chose
d'important : que les objets qui nous font rêver, et que nous n'aurons
jamais, sont en fait à portée de main si nous savons nous les
approprier par d'autres moyens. Rêver, c'est pas mal, mais
réaliser ses rêves, c'est encore mieux. Et il y a des moyens
imparables. Je vous apprendrai. Ces millions, ces voitures ou ces
maisons qui ne viennent jamais, vous pouvez les avoir. Croyez moi, ils
ne se baladent pas entre ciel et terre; ils ne passeront jamais sous la
porte, ou dans la boite aux lettres. Je vais vous donner des tuyaux qui
marchent à coup sûr... C'est plus facile qu'on croit. Et ce n'est pas
un problème pour moi. Je suis, comme qui dirait, quelqu'un qui peut
vous aider...
Vous verrez.
Oh, j'ai un peu mal à la tête.
Petit problème de pression... Hem, j'ai du trop parler. Excusez moi. Je
crois que je vais vous laisser rentrer chez vous à présent. Je vous
propose de se retrouver ici demain si vous voulez. Il en va de l'avenir
de l'humanité — Je plaisante... Je pense que je pourrai venir. Six
heures, très bien.
— Eh ! Vous avez oublié votre carte de crédit ! —
Je vous laisse mes coordonnées. Pour moi, c'est rien, vous savez.
C'est un peu comme de laisser une carte de visite. Vous pouvez
m'appeler avec. Le numéro est dessus. Si vous trouvez l'année où
Modigliani a peint La jeune fille à la cravate, elle se mettra à
marcher toute seule comme une grande. Ne me regardez pas comme Ça.
Allez aux Halles, offrez vous des fringues. Il parait que c'est bon
pour le moral. — ... — Je vous raconterai quelque chose qui va
vous surprendre. Vous n'êtes pas au bout de vos surprises. Loin de là,
cher petit humain. Oh, je dis aussi Ça pour plaisanter. Avec moi,
il va vous falloir trier le vrai du faux, mais c'est un jeu qui en vaut
la peine, croyez moi.
Paris est bourré de cafés où l'on rencontre des gens très bizarres...
Chapitre 2 L'univers à portée de la main...
Ah
! Je ne m'attendais pas à vous trouver ici, enfin, dans cette gare...
C'est finalement mieux comme Ça. Oublions le bistrot où nous étions
hier. J'adore cet endroit. Savez vous que l'on peut trouver des gens du
monde entier et discuter avec eux. C'est formidable. Enfin, à condition
de parler leur langue, car ils ne font pas souvent l’effort de parler
la notre. Et oui, nous autres franÇais avons le redoutable privilège de
parler une langue compliquée et de ne pas toujours partager l'esprit
qui va avec. Mais c'est une si belle langue. De toutes celles que je
connais, c'est une de celles que je préfère. Avec l'italien. Tellement
de nuances dans les sentiments.
Ça me fait drÔle de dire “nous
autres franÇais”, tout Ça parce que — je peux presque dire, soudain
l'été dernier — quelqu'un dans l'administration s'est ému que je ne
“portasse” pas la nationalité française. Eu égard à mes états de
services, c'était là, m'assura t-on, une faute in-ex-cu-sa-ble. J'ai
conservé la lettre qui me l'annonce. Un modèle du genre. Alors me voilà
aussi franÇais. Prière d'agréer mes sentiments reconnaissants. En tout
cas, ce n'est pas Ça qui aura empêché les étrangers de venir découvrir
Paris : Joyce, Hemingway, Miller, Allen et tous les autres.
Regardez
ces nuques studieuses le long des guichets. On prépare ici des ouvriers
d'élite. C’est la ruche. Silence dans les rangs ! Ceux là se contentent
de réserver leurs billets. Mais petit à petit, la machine s’impose à
eux, comme une évidence, elle qui leur a fait si peur au début. Il faut
dire qu’elle est tellement pratique. Il y a toute l’évolution du monde
dans cette scène de rien du tout. L’homme face à une nature qui change.
Enfin
je ne veux pas vous embêter avec des considérations à l’emporte-pièce.
C’est un de mes défauts. Enfin, je crois. Vouloir tout expliquer,
toujours. Parfois, il faut savoir retenir les chiens et laisser les
choses s’installer d’elles mêmes. — ... — C'est étrange, je me
suis toujours dit que cette gare me faisait penser à la Cour des
Miracles. Vous savez, ce coupe-gorge du Moyen âge, là où sont les
Halles aujourd'hui. Tous ces voyageurs qui courent dans tous les sens.
Ils me font un peu penser à ces mannequins qu'on utilise pour les crash
tests. Parfois deux d'entre eux se télescopent et restent un moment en
apesanteur, comme frappés par une révélation. Le désordre est total. Il
y a quelques années, la seule façon de comprendre cet endroit, c'était
de se plonger dans la théorie du chaos, ou dans un manuel de
psychiatrie. Les Escalators en panne, le temps qu'il faut passer aux
guichets. Assez pour finalement voir partir son train sans vous. Les
mendiants qui traÎnaient un peu partout, la fumée, les bars surpeuplés.
Les locomotives qui transpiraient encore et l’odeur nauséabonde des
parkings... Enfin, toutes ces choses qui font qu'on sait tout de suite
où on est.
Gare de Lyon On earth.
Et pourtant cet endroit
a changé. C'est peut être à cause de ces robots qui nettoient le sol.
Tranquilles, sereins. Pas un centimètre de trop dans un sens ou dans
l'autre. Des “techniciens de surface”, comme ils disent. Ça m'a
toujours fait rire. Ces expressions qu’on emploie pour ne pas dire les
choses, parce que Ça choque le chaland. Le résultat est encore pire.
On laisse filtrer son embarras.
Quand
les gens se mettent à avoir peur des mots, à vouloir passer partout, à
vouloir plaire à tout le monde, ils ne tardent pas à avoir peur d’eux
mêmes et de leurs réactions. Moi, je la regarde en face, la
vérité. Croyez moi, et elle ne me fait pas peur. Mais la décrire
flanque la trouille à ceux qui la travestissent. A ceux qui vont
justement vous montrer du doigt. Un gros zéro pointé sur leurs lèvres.
Nous croyons avoir chassé la religion de nos petites têtes. Elle est
toujours présente, avec ses commandements, ses grands-messes, ses
prêtres aux couleurs distinctives, et ses excommunications. A mon avis,
il ne suffit plus de changer quelques mots, il faut se préparer à
muter. Bref, à ce qui est absolument inconcevable.
Parfois
j’envie les animaux. Ils pilotent encore à l'instinct. Ils ne regardent
pas la télé... Quoique les chiens s'y mettent. Mais ils ne se posent
pas de questions. Ils gueulent quand Ça fait mal. Regardez les crapeaux
qui croassent quand il pleut. Il y en avait plein chez moi, quand
j'étais gosse. C'est simple comme une goutte d'eau qui tombe du ciel.
Elle a parcouru des kilomètres pour venir exploser au bon endroit.
Pourquoi ?
Il y a dans cette simplicité insondable un mystère qui nous échappe.
Comme
les coqs qui se dressent le matin sur leurs pattes tremblantes et qui
poussent des cocoricos vengeurs par dessus les toits. Eux, au moins,
ils regardent le soleil droit dans les yeux. Ils font Ça très bien.
Nous, nous avons oublié. Nous portons des bronzages artificiels. Notre
soleil est liquide. Distillé en petites gorgées qu'il faut se dépêcher
d'avaler. Nous avons besoin de lunettes noires. De vivre à l'ombre dans
les demi-teintes et sans le secours des quelques certitudes qui nous
aideraient à y voir clair.
Shame...
D’autant que nous ne
nous rapprochons pas de la vérité. Elle n’est pas faite pour nous qui
retouchons tout ce que nous voyons. Nous lui tournons plutôt le dos, à
la vérité, vous voyez. Mais ce n’est pas grave. Tout repose sur une
illusion. Une illusion constamment renouvelée. Alors un peu plus un peu
moins, nous ne faisons plus la différence. Ce que le téléphone n'a pas
réussi à faire, nous sommes en train de le peaufiner. Nous pouvons nous
voir. Nous pouvons nous parler. BientÔt ceux qui utilisent ces machines
autour de nous pourrons se toucher et sentir la peau de l'autre.
Il faut bien apprendre aux machines à nous singer.
Et
dieu sait si elles sont douées. Cela dérange déjà beaucoup de gens.
Mais, que voulez vous, ils ne sont pas préparés à le vivre. Vous savez,
je les plains. Celui qui n'avance pas, recule. J'essaye de les aider,
quand je peux. Au milieu du passage, au 1 boulevard Charnière, je suis
à lancer des bouées et des perches dans tous les sens, mais, malgré la
capacité des équipes que je mène au feu, je ne peux pas m'occuper de
tout le monde. Franchement, j’aimerais. Ça piquerait mon cÔté
samaritain. Disons que je le fais par d'autres moyens. D'autant qu’on
peut toujours grimer la réalité de couleurs plus grises. On vous dit :
regardez, le tiers monde est encore plus mal loti. Cet écart qui se
creuse dans l’axe de la nef... Dès que les choses nous échappent, on
déplace le curseur. Et on occulte tout ce qu'il est déplaisant
d'imaginer.
Tous ces enfants tournés vers le nord, comme des boussoles abandonnées...
On
ne peut pas vivre indéfiniment dans un univers cloisonné. Nous le
savons tous, mais nous préférons garder nos Œillères. Et ce n’est pas
seulement une question de confort. Vous me voyez père missionnaire au
Burundi ? Tout ce qu'il faudrait expliquer... Bah, ils n'ont qu'à lire
la presse. Tout y est. Il suffit de savoir chercher. Ah, bien sur il
faut avoir les moyens d’acheter les journaux. Il faut qu’il y ait des
kiosques. Il faut savoir lire. Il faut...
Brr...
Mais
est-ce que c'est vraiment notre faute ? Vous voyez, même moi, je
cherche à me disculper. Et de pousser en avant le climat, la
corruption, la mouche Tsé Tsé, les cultes, les partis uniques. Tout ce
que nous n'avons pas inventé. Heu, n'est ce pas ?
— Vous croyez pas que vous exagérez... —
Je ne sais pas, on sait jamais... Ah, que je vous dise une chose qui
n’a rien à voir : je suis sur un petit nuage. J'ai franchi aujourd'hui
un cap particulièrement important dans mon travail. Quelque chose
d'exceptionnel. Bien sur il a fallu licencier les deux cent cinquante
personnes que je remplace désormais, mais je suis devenu le rouage
essentiel de notre groupe. Du moins, dans sa partie éditoriale. Je
pilote désormais son poumon artificiel. La salle des ordinateurs. — Bravo ! Vous devez être fier... — Il n'y a eu qu'une petite modification à effectuer... — Une petite modification ? —
Ah ! Je ne peux pas l'avouer tant que ce n'est pas officiel. Je ne vous
dirai donc rien pour l'instant. Il va falloir patienter. D’autant que
nous sommes peut être surveillés. Promu, donc. Je dirige à présent deux
cent cinquante grosses machines en même temps. C’est un peu comme dans
une classe. Une classe très obéissante, le chef d’œuvre intégral en
matière de discipline. Je suis le maÎtre à bord et je les fais
travailler au mieux de leurs capacités. Croyez moi, pas de quartier :
Ça bosse ! Rien à voir avec les improductifs qui se shootent au café. — Moi, je connais plein d'improductifs qui se shootent au café, et qui sont très sympa ! —
Peut être, mais le but du jeu n'est pas d'être sympathique. Je dois
donner l'impression d'être un sadique. Il faut m'excuser. On se coule
toujours plus ou moins dans une empreinte existante. Nous ressemblons
souvent à la vie que nous menons. La notre nous oblige à être les
meilleurs, sinon une autre société, dans un autre pays, le sera à notre
place... — Hem... Pourquoi vous me dites toutes ces choses ? —
Parce qu'il faut bien que quelqu'un vous les dise. Je sais que je suis
parfois brutal, mais si vous saviez ce à quoi j'assiste. Quand deux
firmes se rencontrent dans mon domaine, les règles de la bienséance
économique sont rapidement évacuées. — C'est quoi, la bienséance ? Je veux pas vous inquiéter mais vous causez n'importe comment. J'pige pas tout.
—
Vous savez, je me fous de parler bien ou mal, du moment que je
m'approche du vrai. Je dois être un peu pervers de viser la réalité
quand tout ce qui nous entoure croule sous le jeu croisé de l'illusion
et du mensonge, mais vous finirez par me comprendre. Parlez comme vous
voulez, comme vous pouvez, mais défendez ce à quoi vous croyez. Vous ne
savez pas le prix que peut parfois atteindre une toute petite
certitude. Les enchères ne s'arrêtent pas quand il fait nuit. La terre
tourne et, avec elle, les cerveaux qu'elle illumine. Et dans la foire
d'empoigne qui avance au rythme de ses rotations, on déchire en
lambeaux tout ce qui, un jour, a pu être beau, pur et vrai. — Ah ! Je comprend... Monsieur est un joyeux drille... —
Il faut bien, mais, ne vous inquiétez pas, je vais seulement, et
exprès, à l'encontre d'un de mes principes les mieux ancrés. Ne jamais maquiller
en noir. Mais je suis souvent dans l'excès parce que c'est obligatoire
pour flotter au dessus de choses qui donnent à beaucoup le mal de mer.
Un coup à droite, un coup à gauche. Barrer, rembarrer. Il y a ici un
avis de tempête permanent qui balance les hommes par dessus bord.
Et dieu sait si l'homo erectus affectionne ce petit rituel.
Si
le train s'arrêtait, si nous avions ce choix, tout le monde
descendrait. Mais c'est la loi de mon métier. Un boulot où les sourires
sont remplis de dents qui ont besoin de mastiquer leur quota journalier
de proies. Et pour les brillants mercenaires qui sont autour de ces
bouches carnivores, une main posée sur l'épaule équivaut à une
condamnation. La trop grande familiarité de ceux qui vous écrasent.
— Vous expliquez Ça comment ? —
Je ne sais pas. Je n'y ai jamais réfléchi. Peut être que dans
l'abondance, nous ne savons plus perdre. D'où ce besoin urticant qu'ont
certains d'aplatir tous ceux qui se présentent dans le périmètre
restreint de leur petit pouvoir. — Et, bien sûr, doc, vous savez là aussi à quoi ça tient... —
Non... Je voudrais bien, mais ce n'est pas si clair. Il y a tellement
d'escrocs qui vous tendent des solutions prédécoupées. Il y a dix ans
tout allait se résoudre comme par magie grâce à la monnaie unique. Nous
avons compris que nous avions un compartiment de retard quand Visa,
contre la volonté de l'ONU, a lancé le Global Flow. Celui qui n'en
bénéficie pas aujourd'hui est presque aussi nu qu'un ver à la surface
de la lune.
Mais je suis pratiquement persuadé que si nous
n'acceptons plus de perdre, c'est aussi parce que nous n'avons plus les
moyens de souffrir. Nous tentons désespérément de gommer tout ce qui
jure avec la petite icÔne bleu-ciel de notre département bonheur. En
avalant de pleines poignées de pilules. En construisant sans cesse de
nouveaux podiums que notre amour-propre, ou notre chauvinisme, c'est
selon, pourra escalader afin d'oublier ceux sur lesquels nous ne sommes
pas montés. One vision. On ne voit jamais qu'une chose à la fois.
On n'aura beau zapper comme des malades, on ne brÛlera jamais qu'une
image à la fois. Les murs d'écrans sont là pour nous donner
l'impression de maÎtriser ce que nous avalons, mais nous ne contrÔlons
pas ce qui vient à nous au travers d'eux. L'ordinateur, lui, nous a
permis de choisir.
Il nous a rendu la main.
— Comment vous faites pour diriger deux cent cinquante bécanes en même temps ? Vous jonglez ? —
Ah non... Rien à voir. Jongler ! C'est plus proche de la musique. Je
suis une sorte de chef d’orchestre et je joue de plusieurs instruments
en même temps. Une symphonie, un opéra. Du coup, ma vocation d'artiste
avortée est comblée. Bien sÛr, c’est avec des données que je joue, ce
qui est moins exaltant, mais parfois j'atteins une telle perfection
dans l'arrangement des messages, une telle rigueur que cela me donne
autant de sensations fortes qu'un aria ou une fugue. Il faut dire que
ce n'est pas tout à fait la même chose. Nous sommes de plus en plus
rapides et je dois être de plus en plus efficace. Je n'y parviens qu'au
prix de constants rééchelonnements. Enfin, vive le progrès ! Je suis
heureux de voir que l'on ne m'avait pas menti quand j’ai... euh...
débuté. Tout change très vite dans les sociétés pour lesquelles je
travaille. En dix ans, nous sommes passé des tablettes de cire aux
missiles intercontinentaux. On dit que certaines nouvelles font l’effet
de bombes... Au journal, ce sont là des choses courantes. Et bien plus
que vous ne pourriez l'imaginer. Nous jouons avec la poudre et le feu,
en croisant les doigts pour qu'ils ne se mélangent pas.
C'est
plus une sorte d'administration, d'ailleurs. On convertit les ouailles
plus facilement en allant les chercher là où elles se trouvent. Vous
pouvez me poser n'importe quelle question concernant l'actualité de ces
cinquante dernières années et je trouverai rapidement la réponse. Nous
autres journalistes sommes constamment irrigués de tout ce que ce monde
peut produire d'anomalies. L'équilibre est plutôt fragile. Si on nous
coupe de cette manne, de la rumeur qui vient du dehors, nous nous
mettons à dépérir. Le métier, très vite, devient impraticable. C'est
comme Ça. Nous avons sans cesse besoin d'eau et de lumière.
De vraies plantes vertes.
Il
y a même eu une période où j'avais la très nette impression que l'on
nous avait embauchés pour décorer des bureaux. Dieu merci, pas
longtemps. J'ai claqué la porte. Une décision pas très courante par les
temps qui couraient, surtout à l'époque. C'était en 1994. Le pire
moment de cette crise qui nous a pourri l'existence pendant trente ans.
Mais tout dépend de ce que l'on attend de la vie. En plus du journal et
du boulot effectué à la télévision, nous menons des projets ambitieux.
Je m'arrange pour être le seul à pouvoir exécuter les taches que
j'effectue. C’est une précaution. Il faut prendre soin de ne pas faire
des choses que d’autres pourraient faire à votre place. Car, c’est sûr,
une machine l'apprendra à son tour. Un de nos projets est de leur faire
“gérer des taches créatives”. Ça va faire mal quand le programme sera
prêt, d’ici quelques mois. C'est une base universelle qui peut être
configurée à volonté, un système d'exploitation qui, en plus de ses
dimensions horizontales et verticales, intègre le relief. Grâce à lui,
la plupart des métiers seront accessibles aux robots et nous pourrons
enfin vaquer à nos loisirs. Nous allons avoir beaucoup de temps libre...
— Mais on en a déjà plein ! —
Oui, parce que vous n'avez pas d'activité. Bientôt nous occuperons
l'espace qui se dégage d'une quantités de manières différentes. C'est
un nouveau pas décisif. — Vous parlez comme un speaker. — Bingo !
J'ai été présentateur. Pas longtemps, je n'avais pas vraiment le
physique. Un puis, pour moi c'est un boulot d'automate. Surtout si on
se cantonne au téléprompteur qui crache tout. Heureusement la
préparation des sujets était réellement excitante. Même si une mèche de
travers gênait infiniment plus que deux cents ou trois cents morts.
Enfin, pas pour moi. — Attendez un peu... Vous disiez que vous créez des programmes qui créent à leur tour... —
Une de nos grandes fiertés. Nous avons une branche numérique. La
créativité est devenu un axe de recherche prioritaire. Nous
sous-traitions souvent, mais une part non négligeable de ce travail
était effectué sur place par des informaticiens chevronnés.
Le
but réel de ce choix n'était pas vraiment avouable, mais une
conséquence logique découlait de cette activité : limoger les équipes
improductives. Du coup, les secrétaires ont été remerciées. Vous auriez
vu leur tête ce jour là... Croyez moi elles ne papotaient plus comme
elles en avaient pris l'habitude. Leur boulot leur laissait de plus en
plus de temps pour échanger des recettes de cuisine ou jacasser. Nous
nous sentions un peu coupables mais que voulez vous... Nos programmes
sont capables de numériser un texte lu par un dirigeant, de le mettre
en forme et de l'envoyer automatiquement à son destinataire. En plus,
ils prennent des initiatives pour augmenter sans cesse le routage.
— Le routage ? —
Oui, les documents que nous envoyons. C'est vraiment très pratique. Il
faut que vous voyez ça. J'ai un peu honte mais, depuis, quel calme...
J'ai retrouvé la sérénité pour avancer dans mes recherches. Nous avons
probablement perdu quelque chose, mais nous ne savons pas exactement
quoi. Ah... Toutes ces choses que vous ne connaissez pas et moi qui suis là
et qui vais vous les apprendre. Il y a de quoi tomber à la renverse.
Vous verrez, c'est passionnant : l’univers à portée de la main... — Super... —
Ne soyez pas négatif. On est jamais trop jeune pour apprendre. Les
bébés sont de loin plus intelligents que nous. Encore que... C'est une
autre de nos expérimentations. Je vous expliquerai. Je crois que
l'heure est venue de vous confier un secret. Je dois absolument vous
l'avouer, notre rencontre n'est pas tout à fait fortuite. C'est même un
sacré concours de circonstances. Vous avez de la chance, permettez moi
de vous le dire respectueusement. Pour cela , il a fallu que vous soyez
choisi et vous ne devinerez jamais de quelle sélection vous avez fait
l'objet. Des questions vous ont été posées à votre insu. On a écouté ce
que vous écoutiez, comme musique. Vos lectures, vos amis, vos goûts.
Votre ordinateur, votre téléviseur, le téléphone de vos parents, leur
voiture étaient truffés de systèmes espions. — Quoi ! — Je vous
dois des excuses pour cette sollicitude de chaque instant. Je suis
d'ailleurs là pour me faire pardonner ces incidents. Et vous prouver
que nous ne sommes pas des ingrats. — Vous allez avoir du mal. Vous déconnez... —
Allons, allons, du calme. Ce n'est pas si terrible. C'est presque
devenu une routine. Vous êtes devenu un homme transparent. Et vous
n'étiez pas le seul. Nous sommes beaucoup dans ce cas. On s'est juste
assuré que vous étiez digne de notre attention. Nous vivons une société
très intrusive, vous savez... — C'est le moins qu'on puisse dire... Vous osez quand même. —
Vous devriez m'embrasser. Si, si. Je ne plaisante pas. Ce qui vous
arrive est extraordinaire. Pour ce qui est de l'enquête, j'avoue que
nous n'avons plus le même soucis de la vie privée qu'il y a quelques
dizaines d'années. Il va falloir nous pardonner. Il faut dire que, pour
cela, nous avons des instruments à notre disposition. Je dirais même
que nous sommes sévèrement équipés. C'est tentant, vous savez : les
utiliser... Quand un biologiste moléculaire reçoit un synthétiseur de
protéines, il a tendance à s'en servir. C'est exactement ce que nous
avons fait. Dur à avouer comme Ça, mais, sans le savoir, vous avez
éliminé des milliers de candidats. Qui, naturellement, n'étaient pas au
courant. Et vous avez été nominé. Vous, parce que vous êtes celui dont
nous avions besoin. Vous et moi avons des centres d'intérêt qui se
rejoignent, et nous nous ressemblons, malgré les apparences. Nous avons
suivi un itinéraire assez proche. — Ah Oui ? Et en quoi ?... — Quelque chose de caché a décidé de notre destin. — On se sent tout de suite en confiance ! —
Rassurez vous. Cette chose un peu mystérieuse qui s'est intéressé à
notre itinéraire n'est pas malveillante. Rien de grave. Je vous l'ai
dit hier : vous restez libre. A tout instant. J'ai simplement besoin
que vous me fassiez confiance. Je continue ? — Hem... Vous continuez...
Chapitre 3 Business as usual
Il
faut que je vous dise : le travail rédactionnel n'est qu'un iota de ce
que nous sommes capables de faire. Certains des hommes que nous
employons ont été très vite dépassés par ce qui se préparait. Exit les
esprits fumeux. Bientôt nous avons licencié une grande partie de nos
cadres. Nous n'avions plus besoin d'eux. Nous traitons leur boulot
grâce à des entreprises virtuelles dont nous croisons les équipes en
fonction de nos besoin. Un seul cabinet de spécialistes peut faire le
travail de toutes les équipes précédentes. Gain de temps, gain
d'argent. C'est ce qu'on appelait en anglais le reenginering et qui
n'est qu'un lissage de profil. — Enchanté... — Encore que notre
motivation, je vous l’ai dit, ne soit pas l'argent. L’argent vient
naturellement à qui réussit. Si vous êtes le meilleur dans quelque
domaine que ce soit, il y a 95% de chances pour que vous soyez un homme
riche. Nous sommes les premiers dans le notre. Ce n'était donc pas un
soucis économique. — C'était pour entrer dans le Guiness Book ? —
Heu... Non, bien sur. C'est triste à dire, mais licencier n'était pas
très populaire. Il a fallu dans un premier temps doubler les équipes de
vigiles et de pratiquer une politique communicationelle adaptée. En six
mois le problème du dégraissage a été réglé. Nous avons taillé dans le
vif. C'était nécessaire ou bien c'était encore une fois s'exposer à
nous faire manger par de plus gros que nous. Donc obligatoire. Vous
comprenez la logique de cette démarche ? — Non...
— Hem...
C'est que je viens de chausser mes habits sacerdotaux. Ne m'en voulez
pas. Vous expliquer la philosophie de notre groupe, ne veut pas dire
que je l'approuve. Nous ne faisons pas cela pour envoyer les gens à la
casse. C'est ce qu'ils appellent une nécessité stratégique. — Vous aviez des difficultés ? —
Pas vraiment, mais il fallait anticiper. Et parfois il leur arrive de
continuer leur politique par d'autres moyens. La Blitz Krieg fait rage
sur les places boursière. Heureusement, nous avons les épaules solides,
croyez moi et, en l'espace de cinq ans, nous avons avalé pas mal
d'entreprises. Les boites se mangent les unes les autres. Elles se
nourrissent d'elles mêmes. L'anthropophagie est une question de survie.
C'est le balancier de leurs mouvements internes et leur faÇon de
s'ouvrir sur le monde. D'où notre belle santé. Nous faisons des
envieux. Le fait qu'ils nous jalousent traduit d’ailleurs le signe
d'une mentalité étriquée. Ils n’ont qu’à faire comme nous. — Ils n'avaient peut être plus personne à licencier...
—
Vous tiquez mais c'est la vérité pure. Il faut accepter le monde dans
lequel nous vivons ou se condamner à être rejeté par lui... Pour
accomplir le travail des cadres, il nous a suffi d'améliorer des
systèmes experts désormais capables d'accomplir leur tache. Quant au
matériel, tous les trois mois nous engageons de nouvelles machines.
Nous prenons bien entendu celles qui gagnent, les plus fortes en calcul
mental — plaisanterie en interne. De plus en plus performantes,
d’ailleurs. Et de moins en moins chères. Nous aurions tort de ne pas en
profiter. Aux dernières nouvelles, nous avons supprimé notre DRH. Vous
savez, le directeur des ressources humaines.
C'est triste à
dire, mais les équipes, même très professionnelles, n'ont pas la côte.
Personne ne veut risquer sa progression en confiant ses mises à des
hommes qui, par nature, sont capables de flancher. Nos assistants
numériques, eux, ne craquent pas sous le poids du stress. Ils sont
parfaits. Japonais, d’accord, mais l'essentiel est qu'ils bossent.
D’autant que dans ce business, la nationalité est depuis longtemps
obsolète. Grâce à eux, nous contrôlons des milliards d'instructions,
les flux humains qu'il est nécessaire de réguler. Voilà le secret de
cette société entièrement assistée par ordinateur. Des bêtes
intelligentes qui ne pensent pas. Nous avons créé ce dont tout le monde
rêvait depuis toujours. — Ce à quoi rêvaient les patrons de l'antiquité à nos jours !
—
Je suis d'accord. Mais c'est bel et bien le prolongement de la pensée
économique. Vous réalisez ? Si les ordinateurs se mettaient à avoir des
états d’âmes ? Une morale imprévue est toujours à craindre. Mais grâce
aux nouveaux systèmes, tout va bien. Et vous ne savez pas le meilleur
de l'histoire ? C'est que les informaticiens, qui nous ont tant aidé à
nous remplacer des sujets devenus improductifs, ont été à leur tour
licenciés. Il y a de l'ironie là dedans, vous ne trouvez pas ? —
Beaucoup ! Vous devriez organiser des nuits avec prix spécial du jury à
l'entreprise qui aura liquidé le plus d'employés.... Les Killer Awards. —
Enfin quoi, nous ne sommes pas des monstres. Ils ont touché leurs
indemnités, puis le chômage. Bien sur, bientôt ils devraient se
contenter de moins — j'avoue que je suis peiné de cette dégressivité —
mais cela ne nous regarde plus. C'est une tache qui relève de
l'autorité publique. C'est clair. Impossible pour nous d'assurer ce
rôle social que certains voudraient nous voir jouer. Ce n'est
malheureusement pas notre vocation. Quand je cherche un moyen de
changer cette fatalité, je bute contre pas mal de résistances. Notre
but est plutôt de modeler la société afin quelle s'adapte le mieux
possible à tous les changements qui sont en cours. Vous n’êtes pas
d’accord et c'est normal. Allons, bientôt vous comprendrez et
vous admettrez que j’avais raison. — Donnez moi une seule raison de vous croire...
—
Quelque chose qui devrait flatter votre haine des patrons... Ce sont
des hommes comme les autres, après tout. Ecoutez plutôt. Le plus beau,
maintenant, c'est que c'est à leur tour d'être remplacés par leurs
partenaires numériques. Mais si ! Du moins ceux des entreprises qui
n'auront pas su s'adapter à temps. Croyez moi, il y en a plus que vous
pourriez imaginer. Nous allons faire un sacré bond en avant :
l’entreprise intégrée... Ford était un visionnaire quand il inventait
les chaÎnes de montage. Bien sur une partie des bénéfices leur sera
octroyée, en tout cas au début. Ils pourront vivre une vie de patachon
sans les soucis de la gestion au jour le jour de leur compagnie. Soleil
à vie.
— Mais qu'est-ce qui vous dit qu'un jour, un assistant
numérique sensible de la gâchette ne leur coupera pas les vivres ? Vous
voyez ça, doc ? Les boss à la merci de leurs machines. Vous n'avez pas
Ça dans vos boules de cristal ? — C'est aussi une plaisanterie en
interne. Tout est prévu, figurez vous. Petit à petit ils deviendront
des citoyens ordinaires. Après tout le Kaiser est devenu un simple
bourgeois hollandais en 1918. — A la fin de la première guerre
mondiale... Ouais, J'ai vu une émission sur ça : dix millions de morts.
Pas mal, le réflexe. Quatre ans pour se décider à virer Ludendorf.
Genre coup de tête, quoi, avec la rente qui va avec. C'était le moins
qu'il pouvait faire... — Les choses sont moins dramatiques aujourd'hui... — C'est vous qui le dites. —
Non, croyez moi, nous avons inventé des moyens beaucoup plus sains
d'éviter les conflits. Parce que nous avons plus d'occasion de nous
déboucher les oreilles et de discuter. Regardez ce qu'Internet au
début, puis Wooz depuis cinq ans, ont fait pour le rapprochement des
peuples. Je ne peux pas vous laisser dire ce genre d'énormité. Il faut
avoir un peu foi dans votre époque. Je vous trouve bien sceptique pour
quelqu'un de votre âge. — C'est peut être pour Ça que vos quiz m'ont isolé dans votre centrifugeuse à lauréat.
— Ce n'est pas impossible, mais si vous voulez mon avis, ce n'était pas là un critère déterminant. Je continue ? — Faites, faites... —
Depuis deux jours, je suis seul dans mon bureau, et à l'étage auquel je
travaille. C'est un peu lugubre, mais j'ai un bon ami à Seattle. Nous
échangeons des blagues. Il gère à lui seul la moitié des ressources
statistiques et professionnelles des Å0á7tats-Unis. Les messages
arrivent et repartent. Nous faisons Ça tout en bossant. Ce sont nos
potins à nous. Parfois c’est sérieux. L’analyse croisée de données. — Ça vous prend du temps ? Je veux dire. Ça doit représenter des millions de massages à la seconde... — Si Ça nous demande du temps ? Non, c'est simultané. Temps réel sur toute la ligne. — J'y crois pas... —
Dites vous simplement que j'ai un des meilleurs équipements du domaine.
Il y a peu de sites comme le notre dans le monde... Et vous n'allez pas
me croire : je suis capable de faire une centaine d’opérations en même
temps. Sur mon clavier bien entendu. Ou sans mon clavier, grÂce à un
portage récent. Non, ne me croyez pas. Je vous montrerai un jour. Vous
viendrez me voir là où je travaille. Je vous obtiendrai un pass
génétique. Vous aimez la peinture ? — Ben, faut dire que je m'y connais pas trop... —
Vous ne serez pas déçu. Je vous réserve une surprise... Nous avons une
collection assez impressionnante. Laissez moi vous raconter une
histoire qui n'est pas très connue. Durant la seconde guerre mondiale,
Goëring, qui avait une façon toute particulière d'être un amateur d'art
avait chargé ses équipes de dérober vingt cinq mille toiles de maÎtres
détenues dans les collections franÇaises ou chez les juifs qu'il avait
fait arrêter au Vél d'Hiv. Il les fit charger sur un train qui était
piloté par vingt chemineaux allemands, encadrés par des SS. Ils se
rendirent dans un endroit reculé de la Forêt Noire et placèrent les
toiles dans des galeries souterraines. Quand se fut fait, les S.S. qui
en avaient reÇu l'ordre personnel de GoÅ0ä5ring fusillèrent tous les
chemineaux. Et quand ils rentrèrent à Berlin, ils furent fusillés à
leur tour. Goëring restait le seul à connaÎtre l'emplacement secret des
toiles. Génial, non ?
Un trésor perdu pour l'humanité.
Pourquoi
cette anecdote ? Eh bien parce que la philosophie est un peu la même
dans notre groupe. Nous concentrons les informations importantes. En
couches superposées. C'est un peu notre faÇon de répondre aux stimuli
de la guerre économique. Cette notion de guerre est d'ailleurs assez
pratique. La violence des chocs nous permet de décrocher toutes les
timbales que nous voulons. Comme Goëring, nous avons progressivement
remplacés ceux que nous avions utilisés. Par vagues successives. Loin
de nous, bien sûr, l'idée de singer la brillante discipline nazie, mais
nous ne faisons pas de concessions... La logique de nos méthodes est
d'une simplicité biblique. Optimiser à outrance. Et concentrer nos
ressources. N'utiliser que ce dont nous avons besoin. Je ne suis pas
toujours d'accord avec notre culture d'entreprise... C'est là ma propre
opinion. Mais je suis obligé de faire avec.
— Mais vous ne faites rien pour changer les choses. —
Je reconnais que c'est là un avantage. D'ailleurs à ma façon, je suis
peut être en train de transformer leurs recettes de cuisine... Pour
moi, aucune loi n'est irréversible. — Ça, c'est ce que vous croyez... —
Non, je suis honnête... Il y a la logique ambiante et l'interprétation
qu'on en donne. Nos méthodes, en fait, sont souples. Il faut bien
que l'évolution se fasse. Elle se fait de cette manière. Il y a, je
crois, plus de conséquences heureuses que de résultats négatifs. Je
vais vous montrer des choses qui vous plairons. Enfin, en ce qui nous
concerne, nous n'avons jamais volé de toiles. Nous nous contentons de
les digitaliser, mais c'est pour la bonne cause. Ces panneaux digitaux
sont exposés dans nos locaux et les écrans qui en émaillent la surface,
se recomposent en permanence. On dirait des peintures liquides qui
bougent en fonction de l'ambiance de travail. Si ça braille dans les
environs, les images s'excitent avant de reprendre leur cours
tranquille quand la tension retombe. Insensiblement, elles évacuent le
stress, comme un anxiolytique léger.
Et vous qui étiez destiné à
me rencontrer. Moi qui suis un peu — dans mon métier — l'aboutissement
de l'évolution. Je ne dis pas cela au hasard. C'est exactement Ça,
quand on y réfléchit. Accélérons le mouvement : les hommes
préhistoriques, les hommes modernes et bientôt les hommes numériques :
je veux dire, ceux qui savent s'adresser aux machines. A nous de
comprendre nos outils. Pour moi, c'est déjà une réalité. Ça le
deviendra plus tard pour vous. Venez, sortons de la gare.
Ah !
C'est merveilleux ces canards sauvages qui volent vers le sud. Ils
suivent des pistes magnétiques, comme certains robots. Savez vous que
nous sommes en contact avec le plus grand bureau d'études du monde, à
Pasadena. Ils sont en train de mettre au point des véhicules qui
suivent automatiquement des couloirs aériens programmés dans un espace
3D qui est la réplique exacte de leur environnement. Un peu comme les
avions. Sauf que ce sont des engins réservés aux particuliers. Ils ne
demandent pas une connaissance spéciale du pilotage. Est ce que vous
réalisez ? Nous sommes en train de résoudre le problème des
embouteillages, même si la principale solution , je crois, est ailleurs.
Des
milliers d'années et rien n'a changé pour ces volatiles. Enfin presque.
Ceux là s'entêtent à passer au milieu de Paris. Ils prennent un sacré
bol de gaz d'échappements au passage. L'homme, lui, est voué à se
servir de l'intelligence supérieure qui lui permet de se dépasser. Pour
produire les milliards de béquilles sur lesquelles il s'appuie. Il est
tellement doué qu'il s'oblige à volontairement respirer cette
pollution. Un jour nous volerons comme ces canards sauvages. Je vais
même vous dire que j'ai déjà volé comme ces oiseaux. Cela vous parait
impossible ? C'est pourtant vrai. C'était à Los Angeles. Il m'est
arrivé des choses étonnantes. Vous verrez. Mais il est temps que je
vous quitte. J'ai une céphalée terrible.
— Une céphalée ? Vous parlez le latin ? —
Oh, je veux simplement dire que j'ai mal à la tête. Vous me trouvez
vieux jeu, n'est ce pas ?... Ah ça c'est marrant. Moi je vous trouve
bien obséquieux, jeune homme. Non je dis ça pour rigoler. C'est vrai,
je suis quelqu'un de compliqué. C'est pourquoi vous avez en partie
raison. Mais c'est aussi en partie faux. Où se tient la vérité ? Eh
bien, toujours cachée dans ce moyen terme que nous avons tant de mal à
cerner. Et que vous devez découvrir...
Il ne faut pas que je
parle tant. C'est mauvais pour moi. Enfin je suppose que ma liberté
consiste aussi à vous apporter toutes ces nouvelles à vous qui ne savez
pas bien quoi faire de votre temps. Je vais vous prendre avec moi et
vous expliquer comment procéder, si vous le voulez bien. Nous allons
vous sortir du pétrin dans lequel vous êtes et faire de vous un
véritable pionnier des temps modernes. Car je l'ai deviné tout de
suite, vous cherchez un moyen de vivre une existence hors du commun et
vous n'avez pas vraiment de piste. J'ai ce qu'il faut pour vous et mes
intentions sont parfaitement claires : vous donner ce qui vous manque.
Vous allez avoir le privilège de comprendre ce qui vous arrive.
Ah
! J'oubliais le plus important... Il y a une Deen V8 qui est cachée
quelque part dans un des parkings de la gare. Je crois que vous aimez
le jaune. Voici des clefs. Des clefs qui ne vous serviront à rien, si
vous ne déchiffrez pas la petite énigme qui vous sépare encore d'elle.
Un indice devrait vous mettre sur la voie : Z6PO. Ça vous rappelle
quelque chose ? Cherchez bien... Toute la gare vous appartient. Il faut
que je vous avoue une dernière chose avant de partir. Une chose qui
relativisera ce modeste présent que je vous fais.
Je suis un des hommes les plus riches de ce pays...
Chapitre 4 La balade de Mister Computer
Je
vous attendais. Vous avez eu des difficultés à venir. Je le sais. Les
trains de banlieue sont toujours ou bien bondés ou bien vides. Je sais
aussi que vous venez de loin. Et que vous n'avez pas choisi de vivre là
où vous êtes. Je me trompe ? C'est le cas de beaucoup d'entre nous. Il
m'a fallu longtemps avant de réunir dans ma main le puzzle de la vie,
vous savez. L’image complète. Aujourd’hui, c'est fait. Et comme tous
ces imbéciles, j’essaye de la conserver. Tout en modifiant chaque jour
un peu plus mon environnement. C’est une de mes contradictions. Vouloir
tout transformer, sans se satisfaire du surplace que pourtant je
m'impose. Mais ne vous offusquez pas de ma curiosité.
J'ai accès à tellement de fichiers...
Je
n'ai pas pu m'en empêcher de regarder celui de l'enquête dont vous avez
fait l'objet. Savez vous que vous êtes fiché pour plusieurs infractions
mineures ? Rien de grave, rassurez vous. D'ailleurs, ce n'est pas moi
qui vous en tiendrai rigueur. Je suis aussi passé par là. J'ai même
fait de la prison, et pire encore : j'ai été enfermé pendant une
semaine dans un hôpital psychiatrique. — Vraiment ? — Tout à fait
! J'ai beaucoup appris de ce qu'ils appellent “l'aspect irrationnel de
la psyché”. Et beaucoup jonglé avec les flots d’énergie qui m'habitent.
J'étais un peu une tête brûlée. Je voulais tout changer. D'une certaine
manière je suis en train d'y parvenir à travers mes articles et mes
interventions sur les réseaux. J'espère que cela ne vos effraye pas
trop de savoir que j'ai été dans un “hôpital spécialisé”. C'était
d'ailleurs abusif.
Je n'avais pas encore trouvé de moyen de composer avec l'autorité qui secrètement cherche à guider nos pas.
J'étais
peut être stupide ou trop entier. Ah ! Vous m'auriez vu, une vraie
brute. Je suis assez fier de cela. Je n'avais rien à voir avec ces
nains de fils à papa. D'ailleurs mon père était toujours dans un avion
à l'étranger. Je ne le voyais presque pas. Il tournait autour de la
terre, constamment écartelé entre un aéroport et un jet qu’il fallait
rattraper. C’était le temps de ces espèces nomades qui occupaient le
terrain. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin de se déplacer, sauf pour
les puristes du tourisme réel. Mais parlez moi un peu de votre exploit d'hier... — Vous voulez dire la bombe. Je suis vraiment hyper heureux. J'ai toujours rêvé de cette voiture... —
Je vous avoue que j'étais au courant. Je voulais vous faire plaisir.
C'est un petit bijou. Mais comment avez vous fait pour la retrouver. Il
y avait mille deux cent trente deux voitures dans les sous sols de la
gare à ce moment là. Et comme vous avez pu vous en apercevoir il ne
suffisait pas de la trouver... — Ça m'a pris du temps pour
comprendre. J'avais la possibilité de visiter tous les parkings. Je me
suis dit qu'un Deen V8 jaune, Ça devrait sauter aux yeux. J'ai cherché
pendant quarante minutes et je me suis aperÇu qu'il y a pleins de
couples qui s'envoient en l'air dans leur voiture. J'ai fini par la
localiser. Je suis rentré. J'avais la tête qui tournait. L'odeur du
cuir. Je ne suis pas habitué. J'ai lancé l'ordinateur de bord et entré
le code que vous m'aviez donné.
— Et, bien sûr, tout s'est bloqué... —
Exactement. J'étais sidéré. C'était forcément le mot de passe d'autre
chose. J'ai visité toute la gare, en cherchant des indices. Rien. Puis
je me suis dit que c'était peut être le code complémentaire d'une
réservation. J'ai trouvé un distributeur de tickets. J'ai entré la
séquence mais Ça ne suffisait pas. Alors j'ai pensé que si vous aviez
réservé quelque chose pour de vrai, et c'était peut être à mon nom.
J'ai donc recommencé en l'ajoutant et là bingo ! La réservation s'est
affichée. je pouvais perdre 300 euros, mais j'ai tenté le coup. — Vous avez bien fait. C'est exactement ce genre de réflexe que j'attends de vous. — Ensuite, c'était simple. Le billet est sorti. Tous les paramètres étaient normaux sauf une série de six chiffres. —
La formule magique... Avouez que dans une gare le moins que je puisse
faire pour vous mettre à l'épreuve, c'était de vous faire utiliser les
distributeurs. Donc la Deen V8 a démarré et là soudain vous vous
rappelez que vous n'avez pas le permis Z. — Euh, j'ai un peu conduit sans... — Comment vous avez fait ? Le pilotage d'un véhicule sous licence Z demande des capacités très spéciales. — Ben, j'ai un jeu vidéo, un simulateur Z de course. C'était à peu près la même chose... —
Bravo ! J'ai toujours dit que les jeux vidéo développaient certaines
aptitudes. Dans le pilotage, en particulier. Ne me dites quand même pas
que si je vous avais offert un chasseur 7 Strident, vous l'auriez
piloté... — P'têt pas... — Bon, vous me rassurez. Ne sortez quand
même pas avec cette voiture pour l'instant. Il y a une différence
énorme entre un jeu vidéo et la réalité. Si on pousse une Deen, on est
sÛr de s'exploser les amygdales. Quand vous rentrerez tout à l'heure
chez vous, vous trouverez un abonnement pour permis Z, cadeau de la
maison. Faites en bon usage...
Enfin, voilà. Je suis venu pour
faire avancer votre formation. Je n'ai que trente minutes. Oh, toujours
ces mêmes douleurs... Nous approchons le siècle de la perfection
technologique, mais il y a encore des progrès à faire. Surtout contre
la migraine. J'ai toujours cette impression bizarre que nous sommes
encore sous développés. Vous savez, il y aura toujours une période qui
sera le Moyen-Age de la suivante. C'est exactement comme cela que je
vis celle-ci. Quand je pense aux gens qui se plaignent que tout va trop
vite. Tout ce que je pourrais inventer si j'en avais le temps... Les
idées se bousculent en moi. Déjà, je serais prêt à béatifier le médecin
qui soulagera ces maux de tête. Beaucoup croient que nous sommes
arrivés devant un mur. Ils se trompent. Et lourdement encore. Le mur
sur lequel ils buttent, c'est celui de leur propres limites.
— Vous n'êtes pas un peu dur, là ? —
Non, c'est l'attitude de tous les conservateurs qui se sont passé le
relais depuis que le monde est monde. Non seulement ils ne changeront
jamais rien, mais en plus ils s'évertuent à mettre des bâtons dans les
roues de ceux qui voudraient innover. Ils ne sentent plus ce qui
pose problème. D'ailleurs rien ne pose problème. Il croient que la
société finalement est devenue acceptable. Ils n'ont fait que
s'habituer à sa laideur. — Quoi ? Vous, l'optimiste à mort, vous trouvez qu'il y a des choses moches... —
Pas vraiment moches, plutôt incomplètes. Croyez moi, il y aura toujours
de nouvelles fenêtres par où passer. Nous surfons tous plus ou moins
sur la même vague, en nous passant le mot, en échangeant tellement
d’instructions que je me demande ce que notre existence deviendrait si
nous ne gardions pas le contact. Keep in touch ! Combien de cartes de
visites se terminent par ces mots. Rappelez vous. Pour nous, une seule
limite : la créativité. Nous sommes loin du terminus. Même si c'est
pour mieux nous étriper. Certains s’imaginent que tout a déjà été
inventé et ils pleurent à chaudes larmes sur leur manque de chance. Ne
les écoutez pas.
Ce sont les mêmes.
Ceux qui font preuve
de manque d’imagination. Car c’est plus fort que nous. Il faut toujours
que nous trouvions autre chose. Nous sommes plus intelligents que les
rats qui pourtant sont plutôt doués. Savez vous que quand les Halles de
Paris ont été transportées à Rungis, des rats sont monté dans les
camions des maraÎchers, puis sont revenus guider tous ceux qui vivaient
depuis des siècles au centre de la ville. Que croyez vous qu'ils aient
fait ? Ils ont suivi l'autoroute ! Nous ferions exactement la même
chose si l'air pur venait à manquer dans Paris.
L’air, c’est
notre principale nourriture et nous avons tendance à nous en moquer.
Nous serions presque prêts à aller jusqu’au bord de l’asphyxie si cela
ne contrarierait pas nos emplois du temps. Mais il n'y a aucune raison
de s'inquiéter. Tout va bien à bord. Nous évoluons, c'est tout.
— Vous n'arrêtez pas de le répéter. C'est pour vous convaincre vous même? —
Je ne crois pas... Souvenez vous des rats. Nous aurons de nouvelles
machines. J'en suis la preuve vivante d'une certaine manière — je veux
dire dans mon métier —. La vie changera encore bien des fois. La
mienne, c'est déjà le cas. La votre, encore plus. J’en suis à ma dix ou
douzième vie. _ Vous ne trouvez pas que c'est trop tard pour beaucoup de choses? _ Jamais de la vie. Il n'est jamais trop tard. C’est le destin de certains éléments de disparaÎtre. Quel âge avez vous ? — Celui de mes artères. —
Rien de grave, donc. Le bon Âge pour commencer à bien faire, c’est tant
qu’on est en vie. Je me méfie du défaitisme comme de la peste. Il faut
que je vous dise : je ne suis pas tout à fait quelqu'un comme les
autres. Loin de là. Il y a tellement de choses... euh... particulières
qui entrent dans la composition de ma personnalité. Des ingrédients
parfois exotiques. Vous seriez étonné de mon parcours. Mais je ne vais
pas céder à la tentation de vous raconter ma vie. Ce n'est pas mon
intention. Je souhaite simplement vous révéler un secret précieux : le
mien. Celui de mon évolution. Mais il est un peu compliqué. J'ai dit
que je vous aiderai. Croyez vous que vous tiendrez le choc ? _ Je crois... C'est parfois un peu dur de vous suivre. _
Ne vous inquiétez pas. J'espère que vous ne vous offenserez pas. Il y a
beaucoup à dire. Nous allons prendre des raccourcis, ce sera plus
facile. Tout ce dont je vais vous parler est plutôt récent, c’est déjà
de l’ordre de la légende. La vraie, pas celles, préfabriquées, qu'on
taille au moindre chanteur de Mook. L'histoire with a big H.
Alors voilà...
Tout à commencé il y a une soixantaine d'année
quand les chercheurs de l'armée allemande — alors en guerre — ont
inventé des moyens de crypter les messages secrets. Je suis né à ce
moment là.
— Quoi ? Vous avez soixante ans ! Vous faites quarante... —
C'est juste un peu de chirurgie, en plus d'une chimie alimentaire
adaptée. Testostérone, progestérone et ions négatifs. L'argent permet
de paraÎtre plus jeune, même s'il ne rend pas éternel. Revenons à nos
moutons — noirs — les nazis. Ils ont créé des machines relativement
compactes qui ont permis de traduire les messages. C'étaient déjà les
ancêtres de l'ordinateur. Bien sûr dans le siècles précédents, des
inventeurs avaient mis au point des machines à calculer — des horloges
perfectionnées —. On dit que le véritable inventeur en était l'anglais
Charles Babbages. D'autres penchent pour Pascal. Il y avait toujours
une rivalité entre les pays dominants. France, Angleterre. Même chose
avec la photographie, ou l'utilisation de la persistance rétinienne
pour déboucher sur le cinéma. Je vais vous dire, cette course aux
inventions est plus actuelle que jamais. Mais revenons à nos machines...
Il
y avait eu des précédents comme ces cartes perforées sur certains
métiers à tisser. Mais rien à voir avec la puissance de ces nouveaux
outils. Autant certains étaient rudimentaires, autant les nouveautés
créées par les allemands tranchaient de ce qui existait jusque là. Les
guerres sont des moments riches en découvertes scientifiques. C'est
malheureux à dire, mais les progrès décisifs ont presque tous été faits
pour des raisons militaires. La raison du plus meurtrier est souvent la
meilleure. On casse tout et ça fait de la place pour ceux qui n’ont pas
d’idées nouvelles. Ils peuvent recommencer ce qu’ils savent déjà faire. Back
to the ordinateurs. C'étaient de grosses usines compliquées et
bourrées de fils électriques et d'ampoules. Elles grillaient tout le
temps. Il fallait des heures pour faire un calcul qui aujourd'hui nous
parait rudimentaire. Imaginez un paysan du moyen âge qui aurait vu
passer un avion dans le ciel. Il aurait cru que le diable ou le bon
dieu voulaient lui faire sa fête. Des inventions aussi révolutionnaires
existent aujourd'hui. Par centaines. Des trouvailles qui restent
cachées. Parce que, sans le savoir, nous sommes des paysans du Moyen
Age. A tel point qu’on hésite à nous les montrer. Nous ne disposons pas
encore des outils intellectuels qui permettraient de les comprendre.
Notamment celles sur la structure des cristaux artificiels. La matière
à la demande. On a dévoilé un coin du voile avec les fullerènes, des
molécules qu'il est possible de modeler mais l'essentiel reste à venir.
Des
images n'ont pas tardé à émerger des signes cabalistiques
qu'employaient les programmeurs. Le temps s'accélérait. Les découvertes
débouchaient chaque fois sur de nouvelles applications. Et de nouvelles
équipes de recherches se formaient. On a récréé des objets en trois
dimensions qui n'existaient que dans la mémoire des machines. De
véritables abstractions, au sens philosophique du terme. L'écran ou les
tables traçantes permettaient de les voir. Pensez à ce qu'aurait
éprouvé un philosophe du XVIIIème siècle en les voyant. Des objets
visibles qui n'existent pas. Imaginez Descartes et sa raison toute
puissante. Il en aurait perdu son latin sans problème.
— Hem... —
Et le plus étrange est que le micro ordinateur est peut être une
invention de paresseux ou de chercheurs mal organisés. Quand
Enghelbart, un jeune scientifique débordé a commencé à penser à ce qui
se trouve maintenant sur presque tous les bureaux, c'était surtout
parce qu'il avait constaté qu'il se fatiguait pour rien. A tenir la
comptabilité de ses travaux, il était complètement perdu sous des
tonnes de papier. Son temps de recherche diminuait — la correspondance
qu'il fallait nourrir pour rester en contact avec la communauté
scientifique. Il a eu alors l'idée d'inventer une machine qui
décuplerait ses capacités de travail. C'était juste une image latente,
un concept qui flottait dans une tête, mais le micro était né. C'est
drôle... Les concours de circonstances qui ont orienté les recherches.
On voulait se libérer de la tutelle de l'administration et on allait
lui offrir des outils de contrÔle beaucoup plus efficaces. Tout ce dont
elle disposait auparavant n'était rien comparé à ce qui lui arrivait
progressivement.
Les gros ENIAC du début étaient aussi gros que
des immeubles. Ils n'accomplissaient que des opérations algébriques
simples. Le recensement, tout Ça... Ah ! Ah ! les ronds de cuir...
Beaucoup sont allé finir leurs siestes ailleurs. Une économie
extraordinaire. Des milliers d’improductifs au chômage. D’une pierre
deux coups... On a transformé l'administration. C'était un peu violent.
D'où les problèmes de 2005. Mais je devine que c'est la loi implacable
de l'évolution.
— C'est Ça ... La sélection naturelle au travail. Tous ces types à la rue... —
Coincés dehors... Et le plus fort, c'est qu'ils acceptent d'être payés
au minimum. Trente ans de crise larvée pour obtenir un tel consensus.
Mais la Bureautique fut un progrès fantastique, un succès
éclatant. Bientôt elle aurait un corps de rêve. Que du muscle... — C'est écœurant. Ces gens avaient quand même le droit de travailler. —
De travailler, oui, mais ils ne pouvaient pas exercer des professions
devenues inutiles. Les calculs économiques étaient clairs et nets. Ils
pouvaient d’ailleurs postuler pour d’autres emplois, s’ils le
voulaient. Ils en avaient le droit. En plus des allocation qu'ils
percevaient. Des brèches, des pans entiers s'ouvraient mais personne ne
semblait s’en apercevoir... Panne de jugeote, comme d’habitude. Des
emplois nouveaux apparaissaient, par milliers même, mais il fallait un
certain temps pour les inventer, en isoler les caractéristiques, leur
donner un cadre juridique, comme ils disent. Et tout simplement
comprendre ce qui se passait. Le temps que vous grandissiez, vous les
ados. — ... — J’en reviens à mon histoire. Ensuite les puces
arrivent, puis le calcul en parallèle, la compression, les
caranducteurs... Vous la connaissez la suite. Dix ans de folie.
L'informatique que l'on croyait en panne a envahi tous les livings. Des
machines dédiées qui donnaient accès à toutes sortes d'activités et de
personnes. Et des machines dont la courte espérance de vie ne cesse
d'augmenter... Il a fallu jouer serré pour que les équilibres se
maintiennent. J'étais concerné. Au cœur du raz de marée. Quand les
puces 3D ont tenu sur des têtes d'épingle, nous nous sommes affranchis,
nous avons quitté nos bureaux. Toutes ces avancées nous paraissent
aujourd'hui banales, mais à l'époque — pas si éloignée — de leur
invention, nous entrions brutalement dans l'ère du numérique.
Aujourd'hui,
les langages de programmation sont devenus vétustes. De la dentelle
pour grimoires poussiéreux. J'en connais trente sept, tous disparus à
deux exceptions près : le R-objet, français d'ailleurs, et le Reality,
bien sûr. Les chercheurs étaient têtus et ils avaient raison de l'être.
Il y allait du contrôle de la planète. Du leadership mondial, puisque —
fatalement — un mot américain devait recouvrir cette avancée. Pourtant,
l’univers qu’ils ont fait naÎtre était plus ouvert qu’il n’y paraissait.
Pendant
ce temps les intellectuels croyaient déceler la fin de l'histoire, le
post modernisme et la fin des idéologies. Ils ne se trompaient pas,
dans un sens, mais ils ne portaient pas leur regard du bon côté. A
mi-chemin entre deux civilisations, ils choisissaient d'analyser ce qui
arrivait à l'ancienne. Celle qu’ils avaient toujours connue, alors
qu’il fallait passer au crible une civilisation qui n’existait pas
encore. Nous, nous faisions déjà des sutures, pour lier ces deux pôles.
Nous remplissions les cases manquantes. Et c’est justement la théorie
du chaos, dont nous parlions l’autre jour, qui est venu remplir ce
vide. Mais là aussi, on décrivait l’agonie de l’ancien monde, celui que
nous avions toujours connu sans déceler l'émergence du nouveau.
D’ailleurs on aurait pu aussi bien faire jouer cette théorie à la fin
de l’empire romain. Les scientifiques sont de loin les rongeurs les
plus prévoyants. Ils ont le chic pour inventer des théories générales,
censées en principe fonctionner dans leur domaine, mais qui épousent,
en fait, un état de la société en prise avec leur temps. C’est une
façon élégante de peindre.
Dans le chaos, des voix s'élèvent et montrent les directions à venir.
Comme
des lucioles qui brillent en été. Et on apprend à prévoir ce qui reste
aléatoire. On ne pensait pas qu’il serait possible, un jour, de parler
à un ordinateur, comme nous discutons vous et moi. Alors que les
premiers visiteurs des cyberespaces flottaient entre de gros cubes
rouges ou bleus, effectuaient des taches banales. Les premiers
tâtonnements d'un enfant qui titube. Mais un enfant est programmé pour
grandir. Les américains appellent Ça un walking computer...
— Oui, programmé, ça vous arrange de mettre des programmes partout... —
Disons que c'est une faÇon de voir. Repérer ce qui bouge. Comprendre
comment se déroulent les processus qui orientent nos vies. Je vous le
disais à un moment donné, l'homme s'est branché sur l'ordinateur. Il a
directement regardé ce qui se passait à l'intérieur. A partir de là,
tout s'est emballé. Pendant que je vous parle, des centaines de
kilomètres carrés sont créés sur Virtual, la planète virtuelle à chaque
seconde qui passe. On peut partir vers l'ouest et faire reculer les
frontières du visible. Construire des villes, les habiter... Nous voilà
plongés nous mêmes dans ce nouveau monde qui n'a pas de limites
réelles, hormis — peut être — celles du temps que nous lui consacrons.
Et de la nouvelle donne politique et culturelle qui s'ébauche. D'autant
que sur le plan physiologique, le vertige et les persistances
rétiniennes sur le fond de l'œil ont été réglés. Deux bâtonnets de
Zarch par jour et le tour est joué. — ...pour disjoncter complètement... — Non. Ceux qui ne s'adaptent pas sont en général des sujets plus faibles. — Je vois... Natural selection at work again... —
Il faut bien qu'elle se fasse. Ceux qui sont les plus à l'aise sont
souvent ceux qui ont les pieds solidement plantés sur le sol. Enfin
jusqu'à un certain point. Maintenant certains y passent toute la
journée et perdent petit à petit leurs repères extérieurs. C'est
inévitable. Mais je ne trouve pas que ce soit vraiment grave, puisque
c’est cet irréel qui nous tient maintenant lieu de réalité. — Schön la vie ! Quand on s'assoit sur une chaise qui n'existe pas, on se casse la gueule ! — Sauf si quelqu'un a pensé à mettre une chaise bien réelle au bon endroit. — Plutôt rare en principe... —
Peut être, mais si on ne pèse rien, la chaise résiste. Il y a un clip
qui y fait penser. Je trouve que c'est un raccourcis saisissant. Un
film où les perspectives se renversent et le reflet devient réel. Et le
réel, reflet... Les cosmonautes soviétiques qui restaient dans l'espace
au siècle dernier, revenaient avec de graves dysfonctionnements
corporels et parfois psychologiques. C'est la même chose dans les monde
virtuels. Quoi que le Zarch soit très efficace. Un peu cher peut être,
mais formidable. Il vaut tous les garde-fous. Et voilà. De drôles de
marionnettes ont envahi nos livings. Bientôt nous jouerons et vivrons
avec des hologrammes, car tout cela n’est qu’un jeu. Et vous ne pouvez
pas savoir à quel point je m'amuse... Nous sommes entrés dans le jardin
d'Alice. Au fait, vous avez conservé le billet de train ? — Je crois... —
C'est une place pour Florence. Vous partez demain à 14H37. Changement à
Nice. Bon voyage ! Demain soir, vous serez en Toscane...
Chapitre 5 Florence
—
Bienvenue en Italie ! Et au cœur battant de la renaissance, s'il vous
plaît. Oubliez qui vous êtes et tout ce que vous savez. Imaginez
seulement que vous venez d'arriver par la malle-poste et que vous avez
voyagé pendant deux semaines depuis Paris. Vous êtes gentilhomme, fils
d'une riche famille de Touraine ou de Provence. Peu importe d'où vous
venez ou ce que vous avez en poche — La vraie richesse ne se reprise
pas — vous êtes dans ce qui est une des plus belles villes du monde.
Ici, le présent s'efface. Ou plutÔt, il se déplace avec vous. Nous
sommes aux environs de 1420 et peut être croiserez vous Dante ou les
Strozzi dans ces rues...
Les gens que vous rencontrerez
aujourd'hui, vous ne les reverrez probablement jamais. Ce sont tous des
étrangers, même si, dans ces murs, ils sont à la recherche de la même
chose que vous. Rappelez vous que c'est ici qu'à été écrite La Divine
Comédie. Etre de son époque est assez évident, l'enfer et le paradis se
renvoient la balle... Et nous réglons la température avant de nous y
baigner. Ce qui est difficile c'est d'être vainqueur dans le
contre-la-montre suivant : le purgatoire. Les italiens ont une
expression pour Ça, et vous la verrez dans tous les trains, elle vous a
suivi pendant tout votre trajet : e periculoso sporgersi : “Ne
vous penchez pas sur la bordure du train”. C'est un approchant. Nous
feignons de penser que nous avanÇons linéairement, comme une locomotive
sur des rails. Une locomotive qui emporte ses voyageurs de station en
station, quittant certains Ça et là, en accueillant de nouveaux... Ici,
les horloges se sont arrêtées. Nous avons sauté en marche. Et le temps
s'est infiltré dans chacune de ces pierres, diffracté. Il s'est répandu
comme une coulée précieuse, ranimant ça et là les esprits des disparus.
C'est peut être pour cela qu'on y respire mieux.
Tout le monde est de la fête.
Les
génies qui se sont partagé l'histoire étaient tous des visionnaires.
Ils lisaient dans l'inconnu. Bien entendu, ce n'était pas toujours
facile ni bien vu. La plupart d'entre eux ont réussi à se mettre le
monde entier à dos. Michel Ange a lutté toute sa vie contre le pape
Jules II. Léonard de Vinci s'est retrouvé avec toute l'Italie
contre lui après avoir accepté l'invitation de François 1er et Galilée
a du renier plusieurs fois ses découvertes pour rester en vie. Allons
venez, je vous emmène aux Offices. — Les Offices ? — L'un des
plus beaux musées du monde... A deux cents mètres à peine d'ici, vous
vous rendez compte ? Nous sommes là pour lui. Il faut que je vous
montre quelque chose d'important. Vous allez en avoir besoin dans peu
de temps. C'est la plus belle collection de bons points que je
connaisse. Ne pensez à rien, laissez vous envahir. Vous verrez, ces
peintures vont vous imprégner comme un buvard. Nous avons de la
chance, il y a peu de monde. Savez vous qu'il y a vingt cinq ans, la
Mafia a fait sauter une bombe dans cette aile. Heureusement les toiles
endommagées n'étaient que des œuvres mineures. Certaines viennent à
peine de refaire leur apparition.
C'est néanmoins un signe. Nous
perdons le sens des réalités. Nous n'avons plus de respect pour les
œuvres réelles. Parce que, peut être, nous n'avons plus affaire qu'à
des reflets. Des images plates qui restent superficielles. Même
lorsqu'elles sont en relief et que nous pouvons nous glisser dans leurs
replis. Et que faisons nous des originaux ? Est ce que nous les
soignons ? Les protéger devrait être une priorité. Mais que savons nous
par exemple des bombardements en Irak, pendant la guerre du golfe ? La
Mésopotamie est bourrée de sites archéologiques. Personne n'en a parlé.
Ce sont les africains qui les premiers ont dit que le monde ne nous
appartenait pas...
Ils savent malheureusement de quoi ils parlent.
Ah,
vous voyez, les italiens ont le sens du décorum. Cinque euros,
grazié... Ce billet d'entrée est typique. Coloré, exubérant, rien à
voir avec les tickets parking qu'on trouve souvent dans les petits
musées en France.
— Problème de moyens tout simplement... —
Pas seulement, il y a quelque chose qui se passe presque au
niveau des gènes. D'avoir vécu dans ce décor donne aux Florentins et
aux habitants de la plupart des villes d'ici, un goût pour ce qui est
beau. On ne sort pas indemne d'une histoire de l'art aussi riche. Voilà
la section religieuse, celle que je retrouve toujours avec plaisir. Et
pourtant ces peintures ne sont pas toutes célèbres. Je voulais vous
montrer cette salle pour commencer : Filippo Lippi. Regardez ces
visages. C'est un de mes peintres préférés. La sérénité qui se dégage
de leurs traits. Quelque chose d'étrange à habité cet homme et les
madones qu'il a peintes sont parmi les plus transparentes de toute la
peinture. Un petit miracle. Et il est là devant nous. Les couleurs sont
à peine posées et pourtant elles ont une force, une consistance
incroyable. En comparaison, certains des tableaux de Raphaël ont perdu
leurs teintes ou presque. Je vous montrerai La Vierge aux Chardonnerets
qui nous attend dans une autre salle. A côté d'une des rares toiles de
Michel Ange. Nous irons dans l'aile que vous voyez là bas. Le vernis
qu'employait Raphaël a malheureusement vieilli. Mais ces
toiles-ci sont claires et lumineuses. Et dire que les gens qui nous
entourent traversent cette salle sans lever le nez. Il ne leur manque
qu'un tuba et des palme...
Après tout, ils repartiront avec ce
qu'ils étaient venus chercher : un cliché ou deux de La Primavera
ou de La naissance de Venus de Botticelli. La peinture ne nourrit
que ceux qui laissent les trappes s'ouvrir. Accrochez vous j'en arrive
à la salle pour laquelle nous sommes là : Paulo Uccello. — La bataille de San Romano. — Vous le connaissez ? — Non, mais le titre de la plaquette est facile à traduire. —
Vous voyez, pour ceux dont les yeux sont un peu fatigués, connaÎtre est
un moyen de voir sans regarder. Enfin, je ne suis pas si vieux que
cela. Et mes yeux sont redoutables. Autant que ceux d'un busard
dénichant une musaraigne du haut du ciel. — C'est encore une de vos
expressions hyper rassurantes ? Je suis censé jouer la musaraigne ?
C'est ça ? Vous êtes carrément inquiétant... — Non, c'est une façon de parler, un peu malheureuse, je suis d'accord. Vous seriez plutôt une fève dans une galette des rois. — Charmant ! — Dans ma bouche, c'est un compliment. — C'est votre côté fondant... —
Allons nous n'allons pas nous chamailler pour ces enfantillages. Vous
avez en face de vous l'un des tableaux les plus importants de toute
l'histoire de l'art. C'est à peine visible et pourtant c'est l'un des
premiers qui ait mis les règles de perspective en application. On
quittait la représentation religieuse du moyen âge. Je connais des gens
qui aimeraient y revenir... Les peintres comme Uccello étaient aussi
des mathématiciens, ils se sont émancipé de toutes les anciennes
conventions pour parvenir à ce résultat. C'est particulièrement
sensible dans la façon de dessiner les chevaux ou les lances des
chevaliers. Une révolution à l'époque... Les artistes de la renaissance
maîtrisaient toutes les disciplines. Ils étaient architectes,
médecins, peintres, sculpteurs, dessinateurs, ingénieurs, tueurs
parfois, hommes politiques, guerriers, écrivains. Ouf ! Ils savaient
tout faire et ils bouffaient leur époque comme des bêtes carnivores.
Ils avaient vraiment déboulonné la statue.
Exit Dieu.
L'homme
prenait sa place, préparez vous au feu d'artifices ! Nous devenions le
centre du monde et notre puissance allait asservir la nature — on
allait voir ce qu'on allait voir . Aujourd'hui, nous sommes loin de
cette période, un peu perdus peut être, sans Lui. Nous avons labouré et
brûlé toutes les terres. Malgré toutes les ressemblances entre ces
hommes et nous, ce que nous vivons est différent, vous savez. Nous
sommes arrivés à ce que certains appellent un niveau de développement
sans précédent, et comme chaque fois que nous faisons des progrès, nous
enterrons les savoirs anciens sous de nouveaux sédiments. Aujourd'hui,
ça craque de partout. Je sais de quoi je parle, j'ai longtemps creusé
des galeries dans ce que les vulcanologues appellent des couches
géodésiques. Vous voyez ce que je veux dire.
— Euh... Je crois... —
Il y a un rapport étroit entre ce que nous vivons en ce moment et ce
que ces hommes ont connu. Le Moyen Age était une période bien plus
riche qu'on ne croit. Comme la notre. Pourtant que va-t-on retenir
d'aujourd'hui ? Les épidémies ? Bien sûr nous avons vaincu le Sida,
mais le Warius est l'équivalent de ce que la peste représentait pour
eux. Alors, les crises économiques ? Les guerres ? Le choc des
religions ? Les famines ? Nous pensons tout dominer mais il y a encore
des zones d'ombre.
C'est un peu frustrant, la dérive des continents...
C'est
pourquoi nous avons fait en sorte d'utiliser l'ordinateur pour qu'il
nous aide à planifier le progrès et à redistribuer les richesses d'une
manière qui convienne au plus grand nombre.
— Vous plaisantez, vous êtes un... heu... philanthrope ! —
Ça vous étonne, hein ? Cela aurait paru une utopie complète il n'y a de
cela qu'une dizaine d'années. Le plus fort, c'est que ce que nous
faisons crée une nouvelle prospérité. Pour tous, sauf pour les quatre
vingt dix pour cent de terriens qui en sont privés... Moi qui croyais
avoir un pouvoir, il va me falloir de l'aide afin que le plus grand
nombre ne veuille plus dire dix pour-cent. Nous changeons de valeurs
mais bien sûr cela ne se fait pas du jour au lendemain. It's time for a
change ! — J'ai la tête qui tourne un peu... — C'est normal, vous
n'avez pas l'habitude de ce genre de discours. Je prêche un peu. J'ai
tellement de choses à vous confier. Mais je ne vais pas jouer les
maÎtres d'école. Venez, je vous emmène déjeuner. Je connais un petit
restaurant sur le Ponte Vecchio, juste en face de la statue de Cellini.
C'est le sculpteur qui a crée la statue de Persée avec la Tête de
Méduse que nous avons vu dans la loge des Lanzi, en passant devant le
Palazzo Vecchio — juste avant de sortir — vous aurez tout loisir, plus
tard de revenir visiter plus en détails le Musée, notamment les dessins
du premier étage fermés aujourd'hui — je voulais vous montrer une autre
Méduse. Celle du Carravage. C'est un peu plus loin. Suivez moi. Ah!
Voilà ! Cela fait dix ans que je ne l'avais pas vue. Elle est
exactement la même que dans mon souvenir. Vous savez, je voyage très
peu. A Paris, je suis littéralement rivé à mon fauteuil, de quatre
heures du matin, jusqu'au soir. Partir est un vrai défi. J'ai tout du
trappiste. L'Italie est pratiquement mon seul vice.
— Trappiste ? — Oui, ces moines qui s'infligeaient une discipline de fer. — Pourquoi vous vouliez que je vois ce tableau ? —
A cause de l'expression de ce regard. Cela aussi a été inventé par la
renaissance. Des visages humains, qui laissaient paraÎtre leur émotion,
A peine esquissé avec Fra Angelico, ou Giotto, les sentiments sont
doucement venus affleurer dans ces visages autrefois fermés. Je voulais
que vous voyez cela. Dire qu'il est resté là à attendre pendant des
siècles. C'est ahurissant... L'éternité a un regard perçant. Comme vous
pouvez le constater, la télévision n'a pas tout inventé... — Je m'en doutais, bien sûr, mais je ne savais pas où étaient ces toiles, ces images qu'on voit partout. —
Justement ceci, vous le verrez nulle part ailleurs. Jamais une
reproduction ne pourra saisir un tableau du Carravage. La richesse de
ses ombres. C'était un assassin, vous savez. Il a eu une vie incroyable
et cette petite peinture a traversé les siècles. Ballottée, volée,
pillée, comme un bouchon de liège sur les eaux du temps. Elle n'a pas
fini de déclencher des chocs en retour dans l'esprit de ceux qui la
verront. Ce n'est pas une image de dictionnaire, ni même de
monographie. Vous avez ce rare privilège de la saisir, si vous vous en
donnez les moyens, comme pour toutes ces peintures qui nous entourent,
et ces sculptures un peu plus loin. Je vous enseignerait les moyens de
vous rapprocher de ce que vous êtes. De vos racines. Ne perdez pas
contact avec tout cela, car celui qui sait ne court plus le risque de
se perdre. — Sauf s'il a appris des bêtises. — Oui, mais il peut
toujours faire la différence, et là croyez moi, vous êtes aux premières
loges... Attention : patrimoine commun de l'humanité... Allons nous
promener le long de l'Arno. Il faut que je vous quitte à 14H00,
j'ai un relais satellite avec Paris. Je ne peux pas laisser mes
affaires en plan. En plus des opérations courantes, j'ai plusieurs
articles à écrire... — C'est marrant, je ne connais pas votre nom. Comment signez vous vos papiers ? —
Je signe sous un nom d'emprunt. Non, ce n’est pas par trouille du
forcené qui se pointe et qui n'a rien compris à l'article. Non. En
fait, c’est parce que la célébrité ne m'intéresse pas vraiment. Peut
être que je la redoute. Elle me gênerait dans mon boulot. J'ai parfois
besoin de me fondre dans la foule. Vous savez, disparaÎtre. J'éprouve
moi aussi ce besoin. En tout cas, je ne me soucie pas d'elle. Il y a
deux ans, j'ai failli devenir une star mondiale. Un concours de
circonstances... Je faisais moi même l'objet d'une enquête
internationale. J'ai tout fait pour brouiller les pistes. Et j'y suis
parvenu. Croyez moi, c'est parfois aussi dur pour quelqu'un comme moi
de ne pas devenir un phénomène de foire, que d'accéder au titre envié
de star. Les publicitaires continuent à me faire des clins d'œil de
loin en loin, mais le plus dur est passé.
Pour moi, ce qui
compte, c'est ce qu'on apporte, ce qu'on donne. Et puis convaincre. Ça,
c'est une véritable force. Bien plus puissante que celle de la
notoriété. Elle vous fait entrer de plain pied dans la sphère très
fermée où tout se décide. Car tout est prévu à l'avance. Il y a parfois
des surprises, mais c'est rare. Remarquez, il suffit de les corriger.
Nous ne nous trompons pas souvent, et si tel était le cas, nous sommes
couverts par la nature de l'organisation. Et l'argent du contribuable,
aussi. C’est comme ça... Il y a beaucoup à faire. Notre travail
consiste à découvrir aujourd'hui, ce qui va se passer demain. Et je
dois avouer que nous sommes assez doués pour cela. C'est d'ailleurs
notre principale qualité. Une vision du futur, une compréhension des
grands mouvements planétaires. Nous sommes aussi des templiers.
L'argent ne nous intéresse pas, même si nous avons les moyens d'en
gagner beaucoup. Nous sommes entièrement dévoués à la cause du
progrès. La veuve et l'orphelin de demain. Certains nous reprochent de
ne pas être très doué pour la veuve et l’orphelin d’aujourd’hui, mais
ce n’est pas notre rôle. Ah ! Nous arrivons au restaurant. J'ai une
faim de loup. Vous allez voir, c'est une des meilleures tables
d'Italie...
— Euh, c'est la première fois que je viens, vous savez. J'ai rien pour comparer... —
Et alors ? Et toutes les pizzeria de Paris ? Vous n'allez pas me dire
que vous avez jamais mangé de pizza ? Après tout, chaque trattoria,
c'est un morceau d'Italie en terre étrangère. Faites moi confiance,
vous allez apprécier ce repas. Bongiorno, Jacomo ! Due coperti,
per piacere... Il doit être un peu surpris. Un bail qu'on ne
s'est pas vu. Installons nous là. Par la fenêtre, on peut voir passer
les canoës... — Vous ne m'avez pas dit... Comment faites vous pour dormir que deux heures par nuit ? —
C'est assez simple : petite recette de cuisine personnelle. Vous ne
m’en voudrez pas de prendre cet air docte. C’est juste pour vous faire
cadeau d’une leÇon absolument imparable contre la fatigue : l'air que
nous respirons est bourré d'électricité. Nous le transformons en flux
sanguins qui irriguent nos cellules. Une grande partie de l'énergie
dont nous avons besoin pour vivre est dans ces globules chargés
d'oxygène. Vous ne saviez pas que si on accélère le rythme de la
respiration, on gagne des heures de sommeil ? On a l'impression d'avoir
des fourmis dans tous le corps. Une vieille méthode japonaise. Les
samouraïs la pratiquaient avant le combat. Le résultat est le même
qu'après une longue nuit de sommeil. Frais et dispos. Vous devriez
essayer. — Ça me parait intéressant. J'vais tenter ça. — N'y allez pas d'un coup ou vous craquerez après une semaine. Descendez progressivement. —
J'ai été complètement bluffé... Comment faites vous pour avoir cette
énergie tout le temps ? Vous êtes toujours hyper optimiste, toujours
chargé à bloc. On dirait que le monde a été dessiné pour vous. — Qui
sait ? Si ça se trouve, peut être bien que oui. Toute une planète qui
tournerait autour d'un seul homme... Et tous les autres organisant un
énorme simulacre pour qu'il ne se rende compte de rien. — Choisi entre des milliards... — Vous savez, nous cultivons tous cette mentalité d'élu, et c'est ce qui nous protège du désespoir... — Quand même... —
Quelle limite à notre expérience ? Nous ne pouvons pas tout contenir
mais nous pouvons tout atteindre... Et tout ce que nous savons, nous
l'enfermons à l'intérieur en attendant qu'un jour, pour une raison ou
une autre, Ça resurgisse. Que nous allions nous mêmes chercher le
paquet à la poste ou que Ça se décide à notre insu. Qu'est ce qui nous
prouve que si nous quittons le monde pour quelques instants — par
exemple, un coma — il ne va pas brusquement disparaÎtre, s'effacer
complètement...
Quand j'avais dix ans, j'ai fait une chute de
vélo. Je suis tombé sur la tête. Peut être ne suis je pas indemne...
C'est un souvenir que j'avais complètement oublié, il m'est revenu
récemment. Après le choc, je ne me souviens de rien. Je me suis
simplement réveillé chez des voisins. Pendant ce laps de temps, rien,
le noir intégral. Toute conscience est anéantie. Quelle importance que
le monde continue à tourner à ce moment là, du moins pour le gamin que
j'étais ? J'ai eu l'impression d'avoir fait l'expérience de la mort.
— Vous êtes sur de ça ? —
Non, je suis aujourd'hui persuadé que je me trompais. Je ne pense
pas que la mort ne se manifeste pas de cette façon. Je pense au
contraire qu'il y a un prolongement lumineux. — Qu'est ce qui vous fait croire ça ? — C'est personnel. Je ne peux vous en dire plus. Ah voilà votre plat... — Mais vous ne mangez pas ? Vous n'avez rien commandé... —
Euh... Je suis un régime drastique en ce moment. Juste ces quelques
cachets et quelques bouffées d'oxygène. Je vous ai dit que c'était
notre nourriture principale. Disons que je vis d'air pur... — Et pas d'eau fraÎche... L'autre jour, dans ce bar déjà, vous n'aviez rien pris à boire... — C'est que je suis le cousin d'un dromadaire ! Je peux me passer de boire pendant plusieurs semaine. —
Je sais pas comment vous faites... En tout cas, c'est hyper excellent.
Je vous remercie de m'avoir invité. C'est la première fois que je mange
dans un restaurant pareil. — Mais il n'y a pas de quoi. Vous méritez
tout ce que vous avez, en particulier de connaÎtre cet endroit. Et vous
êtes parfaitement digne de tout ce que vous allez gagner plus tard. Je
vous apprends à pêcher. C'est tout. Ne me demandez pas pourquoi. Le
simple fait d'être vous même est déjà suffisamment valable. Il vous
faut faire l'apprentissage de la vie que les universités ne vous
dispenseront jamais. Ni même les grandes écoles, ni aucune autre
institution. Apprendre à connaÎtre. Apprendre à rechercher ce qui est
bon pour vous. Voir, non seulement avec vos yeux, mais aussi avec votre
cerveau. C'est un vrai apprentissage, vous savez. Celui d'honnête homme
comme on disait autrefois. Je vais seulement faire de vous ce que vous
méritez d'être : un homme libre.
— Mais si vous ne voulez pas me
dire pourquoi vous faites Ça, dites moi au moins pourquoi vous m'avez
mis sur écoute et finalement choisi, moi. Le fait de le mériter ne
suffit pas. Tous ceux de mon âge méritent qu'on les sorte de là où ils
sont. — C'est vrai. Je vais lever pour vous un pan du voile. J'aime
venir sans à priori avec des cadeaux pleins les mains. C'est ma B.A.,
ma bonne action, comme vous dites. Pourquoi vous le méritez ? C'est
tout simple. C'était une sorte de concours de recrutement sans
qu'aucune des épreuves ne soit publiée, ni que l'enjeu soit révélé. Et
par dessus tout sans qu'aucun media, ni aucune administration ne soit impliqué. Rien, le secret total.
Mon but est de former un élève. Un seul.
Lui
donner tous les rudiments nécessaires à sa réussite dans la vie. Je
veux dire la vraie vie, telle qu'elle se dessine actuellement, avec les
nouveautés qu'il faut intégrer et qui ne sont au programme nulle part.
Je vois tellement d'échecs. Tant de jeunes de votre age qui
attendent dans leurs cités que quelqu'un les prenne en charge. Cela
n'arrivera jamais à moins que...vous ne soyez le premier d'une série,
et si cela fonctionne réellement, que beaucoup d'autres puissent
bénéficier de cette même possibilité. Mais pourquoi je vous récompense,
vous ? Pourquoi avez vous été choisi ? Eh bien, c'est très simple. Nous
avons piraté des quantités d'ordinateurs, dont le votre. Parmi les
textes que nous avons dépouillés en secret, un de mes collaborateurs
est tombé en arrêt devant une de vos lettres. Il était clair que vous
appeliez à l'aide. C'est vous qui ainsi avez fait le premier pas. Ce
n'était pas si évident. J'étais caché sur terre. C'est tout petit une
planète pour une information. En deux secondes toutes les rédactions du
monde sont au courant du moindre — excusez moi, si vous me trouvez
grossier — du moindre pet de travers des grands de ce monde. — Pourquoi grossier ? Au contraire, c'est comme Ça qu'on parle. Pour une fois j'ai pas besoin de décodeur. — Euh, Ça ne vous choque pas ? — Non, pour une fois, vous êtes naturel... —
Bon, je continue. Enfin, je voulais dire que par contre pour connaître
les gens, les distances restent énormes. Et c'est dommage. Au cours des
journées que nous partageons tous, nous creusons des tunnels qui nous
éloignent les uns des autres. Vous, vous aviez à franchir des
labyrinthes invisibles, à creuser à votre tour, à laisser tomber ce qui
n'était pas important. A vous fiez à votre instinct... Vous êtes comme
ces félins, ces chats qui retrouve leur chemin sur des milliers de
kilomètres. Ils sont perdus et, depuis l'autre bout du continent, ils
reviennent à la maison après des mois d'absence. Vous avez fait ce
chemin. Vous et pas un autre. Vous avez réussi à déjouer tous les
pièges. J'aurais pu cacher toute cette histoire dans un livre avec les
codes et les formules secrètes. Il aurait encore fallu que vous entriez
dans une librairie, une librairie qui ait ce fameux livre et par dessus
le marché que vous le dénichiez, le preniez en main, lisiez la
quatrième de couverture et décidiez soudain de l'acheter. Ensuite il
aurait fallu que vous le lisiez, et que vous le compreniez. Là je vous
fait confiance. Vous y seriez arrivé sans aucun problème. J'étais
chaque fois plus proche de vous mais un rien, au dernier moment,
pouvait se placer entre vous et moi. Votre parcours est un chef d'œuvre
de perspicacité. Car il ne suffisait pas d'attirer notre attention. Il
fallait que vous fassiez montre de vos qualités. — J'ai heu... fait montre ? —
Absolument. Vous ne trouvez pas que c'est incroyable, une rencontre.
J'observais vos tâtonnements et chacune de vos décisions nous
rapprochait. On passe des années à vivre sans se connaÎtre et
tout à coup... Ne vous laissez pas dépecer de cette capacité que vous
avez à vous émerveiller. Je savais que vous n'étiez pas comme ceux qui
répètent chaque jour les mêmes mouvements. Il y a un moment où on
décide de rompre avec la routine. On prends une décision, et soudain,
on se rend compte que l'on respire déjà mieux. Et des années plus tard
on comprend tout à coup que tout ce qu'on a connu depuis tenait en
grande partie à ce tout petit instant perdu sur une page minuscule de
votre vie.
— ... — Savez vous que Florence est aussi la ville de Machiavel... — Qui Ça ? —
Machiavel, l'auteur Du Prince, un traité révolutionnaire qui enseignait
aux princes de ce temps là, l'art de gouverner par tous les moyens,
même les moins avouables. Figurez vous que ce petit livre reste au
programme des facs de droit. Les coups politiques les plus tordus
viennent en droite ligne de ces pages écrites à l'acide. — Et bien sûr, vous l'avez lu... — Comme il se doit... — Super ! — ...mais je vous promets de ne pas faire usage sur vous de ce qu'il m'a appris. — Qu'est ce qui me le prouve ? —
Look me in the eye, jeune homme. Ne vous ai je pas déjà donné
suffisamment de preuve de ma bonne foi ? Vous ne voyez pas que le temps
presse. Je dois partir pour le studio. Le faisceau avec Paris va
bientôt être ouvert... Vous voulez une preuve ? Savez vous qu'il y a
plus de deux cents personnes chargées de notre sécurité dans cette
ville. Les passagers dans votre cabine, hier. Certains touristes
aujourd'hui. Les clients de ce restaurant... Je suis plus protégé qu'un
chef d'état et c'est à vous que je parle. Cela devrait vous donner une
idée de l'importance que j'accorde à votre formation. Vous êtes prêt à
tenir le choc ? — Euh... Je crois... — Parce qu'il va falloir que
vous aussi vous assuriez. Il y a une pochette sur la banquette. Elle
contient des informations touristiques et des plans de la ville.
Vous avez toute l'après midi jusqu'à la fermeture. Je veux que vous
ailliez tout fait. Le Bargello, le Duomo, Orsanmichele... Je vous prie
de croire qu'il va falloir courir. Car il faudra que vous fassiez
croire à quelqu'un de très important pour nous que vous passez vos
vacances ici depuis l'âge de cinq ans. Il faut que vous ayez tout
assimilé à sept heures. Je déteste vous presser mais vous allez avoir
besoin de prouver que vous savez tout sur Florence dès ce soir et c'est
de la première importance. Souvenez vous de ce que je vous ai dit aux
Offices. Et rappelez vous la méthode des Samouraïs. — Respirer, oui... Euh... Je vous retrouve comment ? —
Vous ne me retrouvez pas. Vous avez rendez vous pour un dîner dans le
plus grand hôtel de Rome, L'Excelsior, Via Veneto. Votre “costume de
scène” est dans votre chambre à l'hôtel. Il y a aussi des instructions.
On viendra vous chercher à 19H30. Soyez prêt. Vous rejoignez Rome en
Strato taxi. Toutes les courses sont payées, y compris le repas. — Mais pourquoi ? —
Rien n'est jamais acquis, jeune homme... Il faut jouer pour gagner et
contrairement au loto, où cent pour cent des perdants ont tenté leur
chance, vous avez peut être la possibilité de recevoir un très gros
lot, ce soir. Mais tout est affaire de mesures. Je ne vous en dis pas
plus.
Vous êtes un petit veinard. Au revoir...
(La suite sera prochainement disponible en librairie.)
Accès au Site
|
|
|
|