LIVRES


PETITE MECANIQUE DU GENRE HUMAIN

Chapitre 1
Tout va bien, vous êtes en vie...

Je ne comprends pas les hommes. Pour moi, ils sont étranges et je n'ai jamais pu me faire à leurs contradictions. Regardez les... Ils courent dans tous les sens pour des choses qui n'en valent pas la peine. Ils s'acharnent la plupart du temps à aimer des gens qui les rendent malheureux, et ils amassent des fortunes dont ils ne profitent pas. Par dessus le marché, après trente ans de cette vie de dingues, ils vous disent que, si c'était à refaire, ils s'y prendraient exactement de la même manière. C'est étrange vous ne trouvez pas ?

Ils sont si petits, radins, étriqués, rabougris, incapables de réfléchir ou d'avancer longtemps dans la même direction, prêts à renoncer au moindre vent contraire, et souvent peu sûrs de leurs goûts comme de leurs décisions. Ils sont comme ça : plus fragiles que des verres de cristal.  Ils réagissent comme s'ils étaient suspendus à des fils. Un jour blanc, un jour noir. Comme ces poupées indiennes à deux têtes. Vous savez, celles qu'on fabrique pour le carnaval à Katmandou. Et le plus fort, quand on les interroge, c'est qu'ils disent qu’ils se sentent libres.

Michel Ange avait raison, le mouvement perpétuel existe. Il est là. Dans cette agitation permanente qui traverse les siècles sans jamais s'arrêter. On est entourés de foules et elles s'écoulent sur vous. Pour toujours. Au milieu d'elles, une seule chose à faire : disparaître. Tout doucement. Surtout ne pas courir le risque de se singulariser. Ou on vous le reprocherait férocement. Impossible de nager à contre-courant, sauf si vous êtes adepte des suicides prématurés. Si vous prenez le risque d'appeler un chat un chat, vous avez intérêt à vous expliquer. Sinon, c'est le passage à tabac et la relégation dans les profondeurs du classement. Il y a très peu de gens qui sortent la tête de la nasse.

Je me pose plein de questions sur les hommes.

Cette façon qu’ils ont tous de choisir un moyen bien à eux d'échapper à ce qui les entoure. Il y a toutes sortes de ficelles : l'obsession qu'ont certains à dessiner des sexes de femmes, comme pour rejoindre un endroit caché sous la terre. Celle de transformer des hectolitres de pastis et de vodka au bar du coin. Ceux qui se tuent au travail, ceux qui voyagent, ceux qui se coupent du monde ou ceux qui se grillent les yeux sur leur jeu vidéo. Tous cherchent une manière plus ou moins élégante d'alléger l'addition...

Comment ont-ils fait pour bâtir des villes, détourner des rivières, conquérir des empires et aller sur la lune avec cette angoisse en eux ? Il y en a toujours un au bord de la route en train de sangloter. Pleurer pour quoi, je vous le demande ? Passer sa vie à la regarder s'enfuir. C'est comme dans le train : il y a ceux qui s'asseyent dans le sens de la marche et ceux qui regardent le paysage défiler à l'envers. Il y a tellement de gens qui avancent à reculons. La nostalgie n'est jamais loin de leurs lèvres. La plainte qui déborde. Tout le monde se ballade avec sa petite plaie purulente.

Nous n'avons jamais eu autant de choses à faire et ils sont là, sur leur banc de touche, à regarder les trains passer. Forcément à ce rythme... La foi qu'ils avaient en eux se fait la malle et c'est l'océan de liquettes mouillées. Croyez moi, il est temps de nous remuer le coccyx. Ce n’est pas si dramatique que ça. Mais eux se sentent tellement à l'aise sur leurs bandes d'arrêt d'urgence. Toujours prêts à renoncer. Cette tendance à refuser ce qu'ils sont. Alors les enchères montent, montent jusqu'à ce que, tout à coup, ils se retirent de la course. La bulle explose, le soufflet retombe, et nous sommes censés compatir... Trouver naturel que tout s'effondre. Croyez moi, je ne suis pas prêt à voir les choses sous cet angle là.

Je les plains, moi,  tous ces types. Ils ont tout et ne sont rien. Il doit bien leur manquer quelque chose d'essentiel. Ils sont bâtis pour souffrir, souffrir à nouveau et louper le coche à chaque fois. Les moules dans lesquels on les fabrique à la chaîne se ressemblent. Ils sont faits pour Ça, pour qu’on leur donne ce pli, résultat de la brillante éducation que nous recevons tous.  Non contente de les répliquer à l'identique, elle leur offre, en prime, des cauchemars prédécoupés et des rêves inaccessibles. Souffres, mon fils, il ne te sera fait aucun reproche. Alors, vous savez,  les problèmes de cœur... C'est juste un peu de cette douleur que tout le monde est censé éprouver.

Allons, soyons sérieux. Est-ce qu'on doit accepter de se laisser réduire à ce qui se passe au fond de notre poitrine ? Ce sang d'encre, ce chahut, ce branle bas de combat permanent. L'amour, les femmes, ces larmes chaudes qui vous coulent sur l'épaule... D'ailleurs, Ça veut rien dire... Pourquoi tout réduire aux problèmes de cœur ? Le siège de l'âme ? Quelle âme d'abord ?  Leurs délicats ventricules sont-ils souffrants ? La petite machine est à l’étroit dans sa gangue de chairs contractées ? La belle affaire. En fait ils continuent à battre, nos petits muscles cardiaques, tout à fait indifférents aux changements extérieurs. Leur mission, leur but : envoyer du sang dans nos artères et le récupérer, une fois le ménage fait. Un simple problème de mécanique des fluides, je vous dis. De la tuyauterie, de la tripaille que les chirurgiens n’hésitent pas à triturer. S'il fallait s'arrêter à ces petites misères, nous avancerions jamais. Mais, eux, Ça les passionne de contempler le chemin fait, même s'ils ont à peine franchi le seuil de leur vie.

Ça les angoisse d'entendre ce Tic Tac qui bat en eux. C'est étrange, n'est ce pas, ce petit bruit qui ne dépend pas de nous. Ça devrait les rassurer — Tout va bien, vous êtes en vie — mais non, eux, ça les crispe. Ils l'entendent chaque fois que le silence se fait. Bien sûr, c'est une horloge. Et alors ? Il y a un compte à rebours au fond de chacun de nous. Comme au centre de toute chose, après tout. Ils ont la chance de vivre, ils le déplorent. Je ne comprends pas toujours bien ce qui se passe dans leurs têtes. Pourquoi laisser filer les chances qu'on a de vivre heureux ? Pourquoi constamment manifester nos petites aigreurs. Au soit-disant maÎtre des lieux ? Au responsable de l'univers ?

Dire qu'il faut souvent une vie entière rien que pour se rendre compte que nous vivons au milieu de véritables merveilles. Et personne ne semble les voir et s'en réjouir. Je veux dire : les voir vraiment. Sans se contenter d’en toucher la surface sur des photos, ou d'en suivre les contours sur un écran. C'est bizarre. Il y a de la buée au hublot et nous sommes bouffés par l'objectif des caméras. Mais le pire de tout — je n'ai jamais pu l’intégrer — c’est pourquoi les gens passent leurs journées à travailler. Toute une vie de boulot. Ça reste une grand mystère pour moi, de l’ordre de l’irrationnel. C'est une contrainte invraisemblable, travailler, un vrai pensum...

Vous vous rendez compte ?

La meilleure preuve, c’est que quand, enfin, ils ont la chance de tomber au chômage — car c'est une chance à mon avis — ils se rendent malades. Tout s'arrête. Aah... Philomène, ma verveine, vite... C'est l'horreur... Tout est fini. La dépression, s’il vous plaÎt, en place. Toute la splendeur de la bête frappée dans le dos qui s'effondre au ralenti. Alors là, il n'y a plus rien à faire. C'est foutu. Juste laisser le spectacle son et lumière se dérouler sous nos yeux, en suivant scrupuleusement le conducteur. Passer en revue des kilomètres de papier à musique et rester parfaitement impuissants face à l'arrivée des secours.

Alors aussitôt, ils se précipitent sur les journaux pour trouver des offres d'emplois qui n'y sont pas. Ou qui sont tellement éloignées de ce qu'ils ont difficilement appris à faire qu'elles leur sapent un peu plus le moral. Incroyable. Moi, Ça me sidère. Honnêtement, mon rêve, Ça serait de ne plus travailler. Ça n'empêcherait pas de faire des quantités de choses intéressantes, de voir du monde et d'être heureux...

— Et comment vous voulez vivre sans money, honey ?
— L'argent ?... Vous croyez ? Vous n'avez pas tort. Voilà la grande machine à fabriquer des problèmes. Mais de faux problèmes. D'ailleurs écoutez moi bien parce que je vais vous dire la vérité. Vous savez, la vérité, on vous la dira très rarement dans votre vie. Deux ou trois fois, pas plus. Laissez moi vous dire celle-ci :

L’argent est juste un moyen de faire faire aux gens ce qu'il ne veulent pas faire.

C'est Ça, la vérité, vous entendez... Mais le fric est tellement imbriqué dans les couches profondes de notre paléocortex que nous le confondons avec les plaisirs qu'il peut nous procurer. Vous ne me croyez pas. Ah, vous avez tout le temps de comprendre. Je veux dire personnellement. C'est étrange... Pourquoi nous faut-il si longtemps pour réaliser ce genre de choses ? Peut être parce que nous voulons nous mêmes toucher l'évidence du doigt. Oui, nous voulons voir pour croire. Il faut que ce soit le sacro-saint fruit de notre petite expérience.  L'expérience : tordre les objets et leur apparence. Alors il faut refaire tout le chemin, et dédouaner à la frontière chacun des articles qui nous sont proposés. Nous gagnerions tellement de temps si nous pouvions croire tous ceux qui nous entourent. Mais là aussi, le choix est là qui s'impose. Il y a un constant mélange, un trompe l'œil permanent.  Du coup, on ne sait plus où on en est...

Je vais vous dire : moi, j'en ai marre de jouer la comédie des cœurs qui saignent. Je voudrais quand même qu'on m'explique. Peut être que vous, vous pourrez. Pour moi, c'est tellement agréable de pouvoir profiter du peu de temps libre qu'on a. Non, eux, Ça les fait souffrir de ne plus être des esclaves, un sourire en travers du visage. Vous vous rendez compte, on ne veut plus m'exploiter. C'est trop injuste. L’argent, Ça ne veut plus rien dire. Qui veut encore jouer au Monopoly, à part les monopoles eux mêmes ? Bientôt ce ne sera plus qu'un flux d'énergie dans des câbles. Rien de plus. Nous n'aurons qu'a nous connecter pour récolter les fruits de notre oisiveté. Ce sera bien, vous ne trouvez pas. ? Un monde sans boulot. Vous voyez ça ?
_  ...
_  Non, bien entendu vous ne voyez pas. Il faut qu'on vous le montre déjà marqueté de haut en bas. Le truc bien solide sur lequel on peut s'appuyer. Dénoyauté et sans arête. Vous êtes jeune pourtant. Vous pensez peut être vivre toute votre vie dans le même monde, celui que vous avez connu quand vous étiez enfant ? Ne vivez pas comme un vieillard. Pour ça vous avez tout votre temps.

Ah ! Vous êtes bien comme les autres. Vous cherchez à vous faire exploiter. A avoir un boss. A ne pas profiter de vous même, et de votre temps, alors qu'il est enfin devenu possible de vivre facilement. Vous ne me croyez pas ? C'est pourtant simple. Nous sommes en train de vivre un choc énorme. Tout le monde en parle, Ça y est. Ça fait des années que je m’escrime à faire comprendre ce qui est aujourd’hui dans les journaux. La renaissance, car il faut bien trouver un équivalent, la renaissance est un exercice de style a côté de ce qui se prépare en ce moment. C'est pourquoi je vous dis : n'acceptez jamais de vous faire enfermer. Pourquoi je vous fais toutes ces confidences ? C'est très simple : vous en avez besoin. Personne ne vous parlera comme je le fais. Je peux me le permettre, car je suis quelqu'un de très particulier. Beaucoup plus que vous croyez.

Je vais vous avouer un secret — il faut bien que je lève un coin du voile — : je fais partie des instigateurs de la révolution en cours. Des gens comme nous étaient rares, au début. Mais bientôt nous serons plus nombreux, croyez moi. J'ai déjà organisé pas mal de choses pour ceux qui ne comprennent toujours pas. J'ai fait le vœu de travailler dans  le plus célèbre journal américain, et j'ai gagné mon pari. Je ne vous dirai pas lequel, mais sachez seulement que c'est le plus influent à l'heure actuelle. Il est distribué dans le monde entier. L'endroit idéal, malgré le barrage de sa ligne éditoriale, pour développer des idées.

Il y a tellement à faire. Tellement trop que je ne sais pas si j'aurai assez de toute une vie pour accomplir tout ce que je dois faire atterrir sur cette bonne vieille planète. Tout est là présent en moi depuis le départ. Ça me prend le plus clair de mon temps. Puis j’ai souhaité me rapprocher de la télévision. Il fallait bien répandre la bonne parole au delà du cercle, finalement trop restreint, de nos lecteurs. Je supervise le contenu des émissions sur une chaÎne câblée qui est relayée dans tous les hôtels de la terre. C’est une sacré responsabilité, vous savez... Il m'a fallu montrer que j'avais des pattes blanches et révéler mes véritables motivations pour être accepté à ce poste. J'avoue que j'ai un peu brûlé les étapes. Il faut dire que mes articles m'ont beaucoup aidé.

Je travaille dur, nuit et jour. D'ailleurs je dors très peu. Deux heures. Pas plus.

— ...
— Mais si, je vous assure. Je suis entièrement dévoué à la cause que je défends. C'est aussi une question d'habitude. On descend progressivement jusqu'au minimum nécessaire pour refaire le plein d'énergie. Nous sommes de grosses piles électriques. Nous avons simplement besoin d'être rechargés. Encore une chose qui va à l'encontre de vos préjugés, non ? Campez sur vos positions si vous voulez, mais souvenez vous : vous faites peut être erreur. Et ne soyez pas effrayé des changements en cours. C'est n'est pas une raison pour rester béats, une main dans le convertisseur 3D, nous avons rarement eu une telle occasion de transformer les choses.

Bien sur, ce n’est pas toujours facile d’imaginer ce qui n’a jamais existé, on peut se tromper, mais on n’y arrive en étant très curieux de tout ce qui se prépare.  C'est assez simple. Il ne m'a pas fallu longtemps pour devenir ce que je suis. Ça date seulement de quelques années Mais je vous raconterai cela une autre fois. Vous avez l'air fatigué, surpris, ennuyé peut être. Confus ? Allons, il faut vous ressaisir. Je viens les bras chargés de bonnes nouvelles et vous tirez une tête pas possible. Vraiment étranges les gens de ce pays !

Vous êtes bien comme eux. Ne cherchez pas à ressembler à messieurs A et B, ou à accoucher sous X... Compter les moutons est vraiment très efficace pour s'endormir... Regardez moi, par exemple. J'ai toujours eu un goût prononcé pour ce qui était nouveau, inattendu. Il n'a pas été nécessaire d'étudier très longtemps pour en arriver au niveau qui est le mien. Juste une dizaine d'années, plus ce que j'avais déjà appris auparavant. Je ne plaisante pas, c’est peu. Mais je ne vais pas m'étendre. Je vous ferai simplement une confidence. Le Français n'est que ma huitième langue. Je parle trente deux langues et dialectes. Et il me suffirait de peu de temps pour en apprendre d'autres. Mais je n'ai pas jugé cela nécessaire. Enfin, pour le moment. Mon secret ? Je ne vais pas vous le dire. Pas maintenant. Vous m'en voudriez certainement. Je suis simplement quelqu'un de très chanceux. J'espère que je ne vous fais pas peur.  Vous n'avez rien à craindre, vous pouvez me faire confiance. Ceci dit, j'accepte  les critiques, et vous pouvez vous lever et partir, si vous le désirez. Je ne vous en voudrai pas. D'une certaine manière les reproches m'aident à y voir clair. Vous croyez au destin ?
— Pas vraiment...
— Vous feriez bien. Nos petites cervelles ne sont pas capables de tout saisir. Ni “l'histoire universelle de tous les temps”, ni la science dans son entier, ni même des domaines d'études relativement cloisonnés. C'est peut être pour ça qu'il y a tant d'églises dans le monde.

Quelque chose, toujours, nous échappera.

Il y aura toujours des détails impossibles à mémoriser. Nous ne sommes pas assez rapides. Seuls les maniaques sont capables de dépasser ces limites grossières, et d'atteindre cet état d'exaltation extraordinaire que donne une compréhension plus poussée du monde. Mais notre matière grise ne nous permettra jamais d'intégrer tant de choses. Il faut s'y faire.

Quoique, je vais vous dire,...  il y a peut être des exceptions. On peut toujours faire mieux. S'habituer aux limites, c'est plutôt une habitude, un tic que nous prenons : se boucher les yeux, se faire aux œillères.... Regardez-les tous. Ils ont la trouille. Dès qu'on sort des sillons — qu'abreuve un sang impur — il n'y a plus grand monde. Vous savez, on s'imagine tout comprendre. Si ce qu'on a saisi, suffit, c'est la même chose. Ça a la même valeur à nos yeux. Justement, pour ne pas avoir de féroces ennemis, on se cache. On maquille nos véritables sentiments et on se place toujours en retrait. Loin des turbulences, les pieds coincés dans de gros blocs de béton. Même sous l'eau on essaye de respirer...

— Mais on est quand même mieux à l'air libre.
— Absolument. Dites moi, qu'est ce qui vous ferait plaisir ? Dites le moi sans réfléchir, la première chose qui vous traverse l'esprit...
— Gagner une voiture !
— Ah ! Vous voyez, vous dites “gagner”. Je vous la joue vache. Vous voudriez tout de suite que ça tombe rôti. Vous vous attendez à être choisi entre des millions et recevoir plein de cadeaux sans faire d'effort. Vous êtes plutôt actuel dans votre genre. Vous croyez ce qu'on vous dit et ce qu'on vous montre. Vous savez, toutes les lettres qui n'arrêtent pas de pleuvoir et qui nous promettent des choses extraordinaires, tous ces prospectus nous cachent quelque chose d'important : que les objets qui nous font rêver, et que nous n'aurons jamais, sont en fait à portée de main si nous savons nous les approprier par d'autres moyens.  Rêver, c'est pas mal, mais réaliser ses rêves, c'est encore mieux. Et il y a des moyens imparables. Je vous apprendrai. Ces millions, ces voitures ou ces maisons qui ne viennent jamais, vous pouvez les avoir. Croyez moi, ils ne se baladent pas entre ciel et terre; ils ne passeront jamais sous la porte, ou dans la boite aux lettres. Je vais vous donner des tuyaux qui marchent à coup sûr... C'est plus facile qu'on croit. Et ce n'est pas un problème pour moi. Je suis, comme qui dirait, quelqu'un qui peut vous aider...

Vous verrez.

Oh, j'ai un peu mal à la tête. Petit problème de pression... Hem, j'ai du trop parler. Excusez moi. Je crois que je vais vous laisser rentrer chez vous à présent. Je vous propose de se retrouver ici demain si vous voulez. Il en va de l'avenir de l'humanité — Je plaisante... Je pense que je pourrai venir. Six heures, très bien.

— Eh ! Vous avez oublié votre carte de crédit !
— Je vous laisse mes coordonnées. Pour moi, c'est rien, vous savez.  C'est un peu comme de laisser une carte de visite. Vous pouvez m'appeler avec. Le numéro est dessus. Si vous trouvez l'année où Modigliani a peint La jeune fille à la cravate, elle se mettra à marcher toute seule comme une grande. Ne me regardez pas comme Ça. Allez aux Halles, offrez vous des fringues. Il parait que c'est bon pour le moral.
— ...
— Je vous raconterai quelque chose qui va vous surprendre. Vous n'êtes pas au bout de vos surprises. Loin de là, cher petit humain. Oh, je dis aussi  Ça pour plaisanter. Avec moi, il va vous falloir trier le vrai du faux, mais c'est un jeu qui en vaut la peine, croyez moi.

Paris est bourré de cafés où l'on rencontre des gens très bizarres...



Chapitre 2
L'univers à portée de la main...

Ah ! Je ne m'attendais pas à vous trouver ici, enfin, dans cette gare... C'est finalement mieux comme Ça. Oublions le bistrot où nous étions hier. J'adore cet endroit. Savez vous que l'on peut trouver des gens du monde entier et discuter avec eux. C'est formidable. Enfin, à condition de parler leur langue, car ils ne font pas souvent l’effort de parler la notre. Et oui, nous autres franÇais avons le redoutable privilège de parler une langue compliquée et de ne pas toujours partager l'esprit qui va avec. Mais c'est une si belle langue. De toutes celles que je connais, c'est une de celles que je préfère. Avec l'italien. Tellement de nuances dans les sentiments.

Ça me fait drÔle de dire “nous autres franÇais”, tout Ça parce que — je peux presque dire, soudain l'été dernier — quelqu'un dans l'administration s'est ému que je ne “portasse” pas la nationalité française. Eu égard à mes états de services, c'était là, m'assura t-on, une faute in-ex-cu-sa-ble. J'ai conservé la lettre qui me l'annonce. Un modèle du genre. Alors me voilà aussi franÇais. Prière d'agréer mes sentiments reconnaissants. En tout cas, ce n'est pas Ça qui aura empêché les étrangers de venir découvrir Paris : Joyce, Hemingway, Miller, Allen et tous les autres.

Regardez ces nuques studieuses le long des guichets. On prépare ici des ouvriers d'élite. C’est la ruche. Silence dans les rangs ! Ceux là se contentent de réserver leurs billets. Mais petit à petit, la machine s’impose à eux, comme une évidence, elle qui leur a fait si peur au début. Il faut dire qu’elle est tellement pratique. Il y a toute l’évolution du monde dans cette scène de rien du tout. L’homme face à une nature qui change.

Enfin je ne veux pas vous embêter avec des considérations à l’emporte-pièce. C’est un de mes défauts. Enfin, je crois. Vouloir tout expliquer, toujours. Parfois, il faut savoir retenir les chiens et laisser les choses s’installer d’elles mêmes.
— ...
— C'est étrange, je me suis toujours dit que cette gare me faisait penser à la Cour des Miracles. Vous savez, ce coupe-gorge du Moyen âge, là où sont les Halles aujourd'hui. Tous ces voyageurs qui courent dans tous les sens. Ils me font un peu penser à ces mannequins qu'on utilise pour les crash tests. Parfois deux d'entre eux se télescopent et restent un moment en apesanteur, comme frappés par une révélation. Le désordre est total. Il y a quelques années, la seule façon de comprendre cet endroit, c'était de se plonger dans la théorie du chaos, ou dans un manuel de psychiatrie. Les Escalators en panne, le temps qu'il faut passer aux guichets. Assez pour finalement voir partir son train sans vous. Les mendiants qui traÎnaient un peu partout, la fumée, les bars surpeuplés. Les locomotives qui transpiraient encore et l’odeur nauséabonde des parkings... Enfin, toutes ces choses qui font qu'on sait tout de suite où on est.

Gare de Lyon On earth.

Et pourtant cet endroit a changé. C'est peut être à cause de ces robots qui nettoient le sol. Tranquilles, sereins. Pas un centimètre de trop dans un sens ou dans l'autre. Des “techniciens de surface”, comme ils disent. Ça m'a toujours fait rire. Ces expressions qu’on emploie pour ne pas dire les choses, parce que Ça choque le chaland. Le résultat est encore pire.

On laisse filtrer son embarras.

Quand les gens se mettent à avoir peur des mots, à vouloir passer partout, à vouloir plaire à tout le monde, ils ne tardent pas à avoir peur d’eux mêmes et de leurs réactions.  Moi, je la regarde en face, la vérité. Croyez moi, et elle ne me fait pas peur. Mais la décrire flanque la trouille à ceux qui la travestissent. A ceux qui vont justement vous montrer du doigt. Un gros zéro pointé sur leurs lèvres. Nous croyons avoir chassé la religion de nos petites têtes. Elle est toujours présente, avec ses commandements, ses grands-messes, ses prêtres aux couleurs distinctives, et ses excommunications. A mon avis, il ne suffit plus de changer quelques mots, il faut se préparer à muter. Bref, à ce qui est absolument inconcevable.

Parfois j’envie les animaux. Ils pilotent encore à l'instinct. Ils ne regardent pas la télé... Quoique les chiens s'y mettent. Mais ils ne se posent pas de questions. Ils gueulent quand Ça fait mal. Regardez les crapeaux qui croassent quand il pleut. Il y en avait plein chez moi, quand j'étais gosse. C'est simple comme une goutte d'eau qui tombe du ciel. Elle a parcouru des kilomètres pour venir exploser au bon endroit. Pourquoi ?

Il y a dans cette simplicité insondable un mystère qui nous échappe.

Comme les coqs qui se dressent le matin sur leurs pattes tremblantes et qui poussent des cocoricos vengeurs par dessus les toits. Eux, au moins, ils regardent le soleil droit dans les yeux. Ils font Ça très bien. Nous, nous avons oublié. Nous portons des bronzages artificiels. Notre soleil est liquide. Distillé en petites gorgées qu'il faut se dépêcher d'avaler. Nous avons besoin de lunettes noires. De vivre à l'ombre dans les demi-teintes et sans le secours des quelques certitudes qui nous aideraient à y voir clair.

Shame...

D’autant que nous ne nous rapprochons pas de la vérité. Elle n’est pas faite pour nous qui retouchons tout ce que nous voyons. Nous lui tournons plutôt le dos, à la vérité, vous voyez. Mais ce n’est pas grave. Tout repose sur une illusion. Une illusion constamment renouvelée. Alors un peu plus un peu moins, nous ne faisons plus la différence. Ce que le téléphone n'a pas réussi à faire, nous sommes en train de le peaufiner. Nous pouvons nous voir. Nous pouvons nous parler. BientÔt ceux qui utilisent ces machines autour de nous pourrons se toucher et sentir la peau de l'autre.

Il faut bien apprendre aux machines à nous singer.

Et dieu sait si elles sont douées. Cela dérange déjà beaucoup de gens. Mais, que voulez vous, ils ne sont pas préparés à le vivre. Vous savez, je les plains. Celui qui n'avance pas, recule. J'essaye de les aider, quand je peux. Au milieu du passage, au 1 boulevard Charnière, je suis à lancer des bouées et des perches dans tous les sens, mais, malgré la capacité des équipes que je mène au feu, je ne peux pas m'occuper de tout le monde. Franchement, j’aimerais. Ça piquerait mon cÔté samaritain. Disons que je le fais par d'autres moyens. D'autant qu’on peut toujours grimer la réalité de couleurs plus grises. On vous dit : regardez, le tiers monde est encore plus mal loti. Cet écart qui se creuse dans l’axe de la nef... Dès que les choses nous échappent, on déplace le curseur. Et on occulte tout ce qu'il est déplaisant d'imaginer.

Tous ces enfants tournés vers le nord, comme des boussoles abandonnées...

On ne peut pas vivre indéfiniment dans un univers cloisonné. Nous le savons tous, mais nous préférons garder nos Œillères. Et ce n’est pas seulement une question de confort. Vous me voyez père missionnaire au Burundi ? Tout ce qu'il faudrait expliquer... Bah, ils n'ont qu'à lire la presse. Tout y est. Il suffit de savoir chercher. Ah, bien sur il faut avoir les moyens d’acheter les journaux. Il faut qu’il y ait des kiosques. Il faut savoir lire. Il faut...

Brr...

Mais est-ce que c'est vraiment notre faute ? Vous voyez, même moi, je cherche à me disculper. Et de pousser en avant le climat, la corruption, la mouche Tsé Tsé, les cultes, les partis uniques. Tout ce que nous n'avons pas inventé. Heu, n'est ce pas ?

— Vous croyez pas que vous exagérez...
— Je ne sais pas, on sait jamais... Ah, que je vous dise une chose qui n’a rien à voir : je suis sur un petit nuage. J'ai franchi aujourd'hui un cap particulièrement important dans mon travail. Quelque chose d'exceptionnel. Bien sur il a fallu licencier les deux cent cinquante personnes que je remplace désormais, mais je suis devenu le rouage essentiel de notre groupe. Du moins, dans sa partie éditoriale. Je pilote désormais son poumon artificiel. La salle des ordinateurs.
— Bravo ! Vous devez être fier...
— Il n'y a eu qu'une petite modification à effectuer...
— Une petite modification ?
— Ah ! Je ne peux pas l'avouer tant que ce n'est pas officiel. Je ne vous dirai donc rien pour l'instant. Il va falloir patienter. D’autant que nous sommes peut être surveillés. Promu, donc. Je dirige à présent deux cent cinquante grosses machines en même temps. C’est un peu comme dans une classe. Une classe très obéissante, le chef d’œuvre intégral en matière de discipline. Je suis le maÎtre à bord et je les fais travailler au mieux de leurs capacités. Croyez moi, pas de quartier : Ça bosse ! Rien à voir avec les improductifs qui se shootent au café.
— Moi, je connais plein d'improductifs qui se shootent au café, et qui sont très sympa !
— Peut être, mais le but du jeu n'est pas d'être sympathique. Je dois donner l'impression d'être un sadique. Il faut m'excuser. On se coule toujours plus ou moins dans une empreinte existante. Nous ressemblons souvent à la vie que nous menons. La notre nous oblige à être les meilleurs, sinon une autre société, dans un autre pays, le sera à notre place...
— Hem... Pourquoi vous me dites toutes ces choses ?
— Parce qu'il faut bien que quelqu'un vous les dise. Je sais que je suis parfois brutal, mais si vous saviez ce à quoi j'assiste. Quand deux firmes se rencontrent dans mon domaine, les règles de la bienséance économique sont rapidement évacuées.
— C'est quoi, la bienséance ? Je veux pas vous inquiéter mais vous causez n'importe comment. J'pige pas tout.

— Vous savez, je me fous de parler bien ou mal, du moment que je m'approche du vrai. Je dois être un peu pervers de viser la réalité quand tout ce qui nous entoure croule sous le jeu croisé de l'illusion et du mensonge, mais vous finirez par me comprendre. Parlez comme vous voulez, comme vous pouvez, mais défendez ce à quoi vous croyez. Vous ne savez pas le prix que peut parfois atteindre une toute petite certitude. Les enchères ne s'arrêtent pas quand il fait nuit. La terre tourne et, avec elle, les cerveaux qu'elle illumine. Et dans la foire d'empoigne qui avance au rythme de ses rotations, on déchire en lambeaux tout ce qui, un jour, a pu être beau, pur et vrai.
— Ah ! Je comprend... Monsieur est un joyeux drille...
— Il faut bien, mais, ne vous inquiétez pas, je vais seulement, et exprès, à l'encontre d'un de mes principes les mieux ancrés. Ne jamais
maquiller en noir. Mais je suis souvent dans l'excès parce que c'est obligatoire pour flotter au dessus de choses qui donnent à beaucoup le mal de mer. Un coup à droite, un coup à gauche. Barrer, rembarrer. Il y a ici un avis de tempête permanent qui balance les hommes par dessus bord.

Et dieu sait si l'homo erectus  affectionne ce petit rituel.

Si le train s'arrêtait, si nous avions ce choix, tout le monde descendrait. Mais c'est la loi de mon métier. Un boulot où les sourires sont remplis de dents qui ont besoin de mastiquer leur quota journalier de proies. Et pour les brillants mercenaires qui sont autour de ces bouches carnivores, une main posée sur l'épaule équivaut à  une condamnation. La trop grande familiarité de ceux qui vous écrasent.

— Vous expliquez Ça comment ?
— Je ne sais pas. Je n'y ai jamais réfléchi. Peut être que dans l'abondance, nous ne savons plus perdre. D'où ce besoin urticant qu'ont certains d'aplatir tous ceux qui se présentent dans le périmètre restreint de leur petit pouvoir.
— Et, bien sûr, doc, vous savez là aussi à quoi ça tient...
— Non... Je voudrais bien, mais ce n'est pas si clair. Il y a tellement d'escrocs qui vous tendent des solutions prédécoupées. Il y a dix ans tout allait se résoudre comme par magie grâce à la monnaie unique. Nous avons compris que nous avions un compartiment de retard quand Visa, contre la volonté de l'ONU, a lancé le Global Flow. Celui qui n'en bénéficie pas aujourd'hui est presque aussi nu qu'un ver à la surface de la lune.

Mais je suis pratiquement persuadé que si nous n'acceptons plus de perdre, c'est aussi parce que nous n'avons plus les moyens de souffrir. Nous tentons désespérément de gommer tout ce qui jure avec la petite icÔne bleu-ciel de notre département bonheur. En avalant de pleines poignées de pilules. En construisant sans cesse de nouveaux podiums que notre amour-propre, ou notre chauvinisme, c'est selon, pourra escalader afin d'oublier ceux sur lesquels nous ne sommes pas montés. One vision.  On ne voit jamais qu'une chose à la fois. On n'aura beau zapper comme des malades, on ne brÛlera jamais qu'une image à la fois. Les murs d'écrans sont là pour nous donner l'impression de maÎtriser ce que nous avalons, mais nous ne contrÔlons pas ce qui vient à nous au travers d'eux. L'ordinateur, lui, nous a permis de choisir.

Il nous a rendu la main.

— Comment vous faites pour diriger deux cent cinquante bécanes en même temps ? Vous jonglez ?
— Ah non... Rien à voir. Jongler ! C'est plus proche de la musique. Je suis une sorte de chef d’orchestre et je joue de plusieurs instruments en même temps. Une symphonie, un opéra. Du coup, ma vocation d'artiste avortée est comblée. Bien sÛr, c’est avec des données que je joue, ce qui est moins exaltant, mais parfois j'atteins une telle perfection dans l'arrangement des messages, une telle rigueur que cela me donne autant de sensations fortes qu'un aria ou une fugue. Il faut dire que ce n'est pas tout à fait la même chose. Nous sommes de plus en plus rapides et je dois être de plus en plus efficace. Je n'y parviens qu'au prix de constants rééchelonnements. Enfin, vive le progrès ! Je suis heureux de voir que l'on ne m'avait pas menti quand j’ai... euh... débuté. Tout change très vite dans les sociétés pour lesquelles je travaille. En dix ans, nous sommes passé des tablettes de cire aux missiles intercontinentaux. On dit que certaines nouvelles font l’effet de bombes... Au journal, ce sont là des choses courantes. Et bien plus que vous ne pourriez l'imaginer. Nous jouons avec la poudre et le feu, en croisant les doigts pour qu'ils ne se mélangent pas.

C'est plus une sorte d'administration, d'ailleurs. On convertit les ouailles plus facilement en allant les chercher là où elles se trouvent. Vous pouvez me poser n'importe quelle question concernant l'actualité de ces cinquante dernières années et je trouverai rapidement la réponse. Nous autres journalistes sommes constamment irrigués de tout ce que ce monde peut produire d'anomalies. L'équilibre est plutôt fragile. Si on nous coupe de cette manne, de la rumeur qui vient du dehors, nous nous mettons à dépérir. Le métier, très vite, devient impraticable. C'est comme Ça. Nous avons sans cesse besoin d'eau et de lumière.

De vraies plantes vertes.

Il y a même eu une période où j'avais la très nette impression que l'on nous avait embauchés pour décorer des bureaux. Dieu merci, pas longtemps. J'ai claqué la porte. Une décision pas très courante par les temps qui couraient, surtout à l'époque. C'était en 1994. Le pire moment de cette crise qui nous a pourri l'existence pendant trente ans. Mais tout dépend de ce que l'on attend de la vie. En plus du journal et du boulot effectué à la télévision, nous menons des projets ambitieux. Je m'arrange pour être le seul à pouvoir exécuter les taches que j'effectue. C’est une précaution. Il faut prendre soin de ne pas faire des choses que d’autres pourraient faire à votre place. Car, c’est sûr, une machine l'apprendra à son tour. Un de nos projets est de leur faire “gérer des taches créatives”. Ça va faire mal quand le programme sera prêt, d’ici quelques mois. C'est une base universelle qui peut être configurée à volonté, un système d'exploitation qui, en plus de ses dimensions horizontales et verticales, intègre le relief. Grâce à lui, la plupart des métiers seront accessibles aux robots et nous pourrons enfin vaquer à nos loisirs. Nous allons avoir beaucoup de temps libre...

— Mais on en a déjà plein !
— Oui, parce que vous n'avez pas d'activité. Bientôt nous occuperons l'espace qui se dégage d'une quantités de manières différentes. C'est un nouveau pas décisif.
— Vous parlez comme un speaker.
— Bingo ! J'ai été présentateur. Pas longtemps, je n'avais pas vraiment le physique. Un puis, pour moi c'est un boulot d'automate. Surtout si on se cantonne au téléprompteur qui crache tout. Heureusement la préparation des sujets était réellement excitante. Même si une mèche de travers gênait infiniment plus que deux cents ou trois cents morts. Enfin, pas pour moi.
— Attendez un peu... Vous disiez que vous créez des programmes qui créent à leur tour...
— Une de nos grandes fiertés. Nous avons une branche numérique. La créativité est devenu un axe de recherche prioritaire. Nous sous-traitions souvent, mais une part non négligeable de ce travail était effectué sur place par des informaticiens chevronnés.

Le but réel de ce choix n'était pas vraiment avouable, mais une conséquence logique découlait de cette activité : limoger les équipes improductives. Du coup, les secrétaires ont été remerciées. Vous auriez vu leur tête ce jour là... Croyez moi elles ne papotaient plus comme elles en avaient pris l'habitude. Leur boulot leur laissait de plus en plus de temps pour échanger des recettes de cuisine ou jacasser. Nous nous sentions un peu coupables mais que voulez vous... Nos programmes sont capables de numériser un texte lu par un dirigeant, de le mettre en forme et de l'envoyer automatiquement à son destinataire. En plus, ils prennent des initiatives pour augmenter sans cesse le routage.

— Le routage ?
— Oui, les documents que nous envoyons. C'est vraiment très pratique. Il faut que vous voyez ça. J'ai un peu honte mais, depuis, quel calme... J'ai retrouvé la sérénité pour avancer dans mes recherches. Nous avons probablement perdu quelque chose, mais nous ne savons pas exactement quoi. Ah... Toutes ces choses que vous ne connaissez pas et moi qui suis
là et qui vais vous les apprendre. Il y a de quoi tomber à la renverse. Vous verrez, c'est passionnant : l’univers à portée de la main...
— Super...
— Ne soyez pas négatif. On est jamais trop jeune pour apprendre. Les bébés sont de loin plus intelligents que nous. Encore que... C'est une autre de nos expérimentations. Je vous expliquerai. Je crois que l'heure est venue de vous confier un secret. Je dois absolument vous l'avouer, notre rencontre n'est pas tout à fait fortuite. C'est même un sacré concours de circonstances. Vous avez de la chance, permettez moi de vous le dire respectueusement. Pour cela , il a fallu que vous soyez choisi et vous ne devinerez jamais de quelle sélection vous avez fait l'objet. Des questions vous ont été posées à votre insu. On a écouté ce que vous écoutiez, comme musique. Vos lectures, vos amis, vos goûts. Votre ordinateur, votre téléviseur, le téléphone de vos parents, leur voiture étaient truffés de systèmes espions.
— Quoi !
— Je vous dois des excuses pour cette sollicitude de chaque instant. Je suis d'ailleurs là pour me faire pardonner ces incidents. Et vous prouver que nous ne sommes pas des ingrats.
— Vous allez avoir du mal. Vous déconnez...
— Allons, allons, du calme. Ce n'est pas si terrible. C'est presque devenu une routine. Vous êtes devenu un homme transparent. Et vous n'étiez pas le seul. Nous sommes beaucoup dans ce cas. On s'est juste assuré que vous étiez digne de notre attention. Nous vivons une société très intrusive, vous savez...
— C'est le moins qu'on puisse dire... Vous osez quand même.
— Vous devriez m'embrasser. Si, si. Je ne plaisante pas. Ce qui vous arrive est extraordinaire. Pour ce qui est de l'enquête, j'avoue que nous n'avons plus le même soucis de la vie privée qu'il y a quelques dizaines d'années. Il va falloir nous pardonner. Il faut dire que, pour cela, nous avons des instruments à notre disposition. Je dirais même que nous sommes sévèrement équipés. C'est tentant, vous savez : les utiliser... Quand un biologiste moléculaire reçoit un synthétiseur de protéines, il a tendance à s'en servir. C'est exactement ce que nous avons fait. Dur à avouer comme Ça, mais, sans le savoir, vous avez éliminé des milliers de candidats. Qui, naturellement, n'étaient pas au courant. Et vous avez été nominé. Vous, parce que vous êtes celui dont nous avions besoin. Vous et moi avons des centres d'intérêt qui se rejoignent, et nous nous ressemblons, malgré les apparences. Nous avons suivi un itinéraire assez proche.
— Ah Oui ? Et en quoi ?...
— Quelque chose de caché a décidé de notre destin.
— On se sent tout de suite en confiance !
— Rassurez vous. Cette chose un peu mystérieuse qui s'est intéressé à notre itinéraire n'est pas malveillante. Rien de grave. Je vous l'ai dit hier : vous restez libre. A tout instant. J'ai simplement besoin que vous me fassiez confiance. Je continue ?
— Hem... Vous continuez...



Chapitre 3
Business as usual

Il faut que je vous dise : le travail rédactionnel n'est qu'un iota de ce que nous sommes capables de faire. Certains des hommes que nous employons ont été très vite dépassés par ce qui se préparait. Exit les esprits fumeux. Bientôt nous avons licencié une grande partie de nos cadres. Nous n'avions plus besoin d'eux. Nous traitons leur boulot grâce à des entreprises virtuelles dont nous croisons les équipes en fonction de nos besoin. Un seul cabinet de spécialistes peut faire le travail de toutes les équipes précédentes. Gain de temps, gain d'argent. C'est ce qu'on appelait en anglais le reenginering et qui n'est qu'un lissage de profil.
— Enchanté...
— Encore que notre motivation, je vous l’ai dit, ne soit pas l'argent. L’argent vient naturellement à qui réussit. Si vous êtes le meilleur dans quelque domaine que ce soit, il y a 95% de chances pour que vous soyez un homme riche. Nous sommes les premiers dans le notre. Ce n'était donc pas un soucis économique.
— C'était pour entrer dans le Guiness Book ?
— Heu... Non, bien sur. C'est triste à dire, mais licencier n'était pas très populaire. Il a fallu dans un premier temps doubler les équipes de vigiles et de pratiquer une politique communicationelle adaptée. En six mois le problème du dégraissage a été réglé. Nous avons taillé dans le vif. C'était nécessaire ou bien c'était encore une fois s'exposer à nous faire manger par de plus gros que nous. Donc obligatoire. Vous comprenez la logique de cette démarche ?
— Non...

— Hem... C'est que je viens de chausser mes habits sacerdotaux. Ne m'en voulez pas. Vous expliquer la philosophie de notre groupe, ne veut pas dire que je l'approuve. Nous ne faisons pas cela pour envoyer les gens à la casse. C'est ce qu'ils appellent une nécessité stratégique.
— Vous aviez des difficultés ?
— Pas vraiment, mais il fallait anticiper. Et parfois il leur arrive de continuer leur politique par d'autres moyens. La Blitz Krieg fait rage sur les places boursière. Heureusement, nous avons les épaules solides, croyez moi et, en l'espace de cinq ans, nous avons avalé pas mal d'entreprises. Les boites se mangent les unes les autres. Elles se nourrissent d'elles mêmes. L'anthropophagie est une question de survie. C'est le balancier de leurs mouvements internes et leur faÇon de s'ouvrir sur le monde. D'où notre belle santé. Nous faisons des envieux. Le fait qu'ils nous jalousent traduit d’ailleurs le signe d'une mentalité étriquée. Ils n’ont qu’à faire comme nous.
— Ils n'avaient peut être plus personne à licencier...

— Vous tiquez mais c'est la vérité pure. Il faut accepter le monde dans lequel nous vivons ou se condamner à être rejeté par lui... Pour accomplir le travail des cadres, il nous a suffi d'améliorer des systèmes experts désormais capables d'accomplir leur tache. Quant au matériel, tous les trois mois nous engageons de nouvelles machines. Nous prenons bien entendu celles qui gagnent, les plus fortes en calcul mental — plaisanterie en interne. De plus en plus performantes, d’ailleurs. Et de moins en moins chères. Nous aurions tort de ne pas en profiter. Aux dernières nouvelles, nous avons supprimé notre DRH. Vous savez, le directeur des ressources humaines.

C'est triste à dire, mais les équipes, même très professionnelles, n'ont pas la côte. Personne ne veut risquer sa progression en confiant ses mises à des hommes qui, par nature, sont capables de flancher. Nos assistants numériques, eux, ne craquent pas sous le poids du stress. Ils sont parfaits. Japonais, d’accord, mais l'essentiel est qu'ils bossent. D’autant que dans ce business, la nationalité est depuis longtemps obsolète. Grâce à eux, nous contrôlons des milliards d'instructions, les flux humains qu'il est nécessaire de réguler. Voilà le secret de cette société entièrement assistée par ordinateur. Des bêtes intelligentes qui ne pensent pas. Nous avons créé ce dont tout le monde rêvait depuis toujours.
— Ce à quoi rêvaient les patrons de l'antiquité à nos jours !

— Je suis d'accord. Mais c'est bel et bien le prolongement de la pensée économique. Vous réalisez ? Si les ordinateurs se mettaient à avoir des états d’âmes ? Une morale imprévue est toujours à craindre. Mais grâce aux nouveaux systèmes, tout va bien. Et vous ne savez pas le meilleur de l'histoire ? C'est que les informaticiens, qui nous ont tant aidé à nous remplacer des sujets devenus improductifs, ont été à leur tour licenciés. Il y a de l'ironie là dedans, vous ne trouvez pas ?
— Beaucoup ! Vous devriez organiser des nuits avec prix spécial du jury à l'entreprise qui aura liquidé le plus d'employés.... Les Killer Awards.
— Enfin quoi, nous ne sommes pas des monstres. Ils ont touché leurs indemnités, puis le chômage. Bien sur, bientôt ils devraient se contenter de moins — j'avoue que je suis peiné de cette dégressivité — mais cela ne nous regarde plus. C'est une tache qui relève de l'autorité publique. C'est clair. Impossible pour nous d'assurer ce rôle social que certains voudraient nous voir jouer. Ce n'est malheureusement pas notre vocation. Quand je cherche un moyen de changer cette fatalité, je bute contre pas mal de résistances. Notre but est plutôt de modeler la société afin quelle s'adapte le mieux possible à tous les changements qui sont en cours. Vous n’êtes pas d’accord  et c'est normal. Allons, bientôt vous comprendrez et vous admettrez que j’avais raison.
— Donnez moi une seule raison de vous croire...

— Quelque chose qui devrait flatter votre haine des patrons... Ce sont des hommes comme les autres, après tout. Ecoutez plutôt. Le plus beau, maintenant, c'est que c'est à leur tour d'être remplacés par leurs partenaires numériques. Mais si ! Du moins ceux des entreprises qui n'auront pas su s'adapter à temps. Croyez moi, il y en a plus que vous pourriez imaginer. Nous allons faire un sacré bond en avant : l’entreprise intégrée... Ford était un visionnaire quand il inventait les chaÎnes de montage. Bien sur une partie des bénéfices leur sera octroyée, en tout cas au début. Ils pourront vivre une vie de patachon sans les soucis de la gestion au jour le jour de leur compagnie. Soleil à vie.

— Mais qu'est-ce qui vous dit qu'un jour, un assistant numérique sensible de la gâchette ne leur coupera pas les vivres ? Vous voyez ça, doc ? Les boss à la merci de leurs machines. Vous n'avez pas Ça dans vos boules de cristal ?
— C'est aussi une plaisanterie en interne. Tout est prévu, figurez vous. Petit à petit ils deviendront des citoyens ordinaires. Après tout le Kaiser est devenu un simple bourgeois hollandais en 1918.
— A  la fin de la première guerre mondiale... Ouais, J'ai vu une émission sur ça : dix millions de morts. Pas mal, le réflexe. Quatre ans pour se décider à virer Ludendorf. Genre coup de tête, quoi, avec la rente qui va avec. C'était le moins qu'il pouvait faire...
— Les choses sont moins dramatiques aujourd'hui...
— C'est vous qui le dites.
— Non, croyez moi, nous avons inventé des moyens beaucoup plus sains d'éviter les conflits. Parce que nous avons plus d'occasion de nous déboucher les oreilles et de discuter. Regardez ce qu'Internet au début, puis Wooz depuis cinq ans, ont fait pour le rapprochement des peuples. Je ne peux pas vous laisser dire ce genre d'énormité. Il faut avoir un peu foi dans votre époque. Je vous trouve bien sceptique pour quelqu'un de votre âge.
— C'est peut être pour Ça que vos quiz m'ont isolé dans votre centrifugeuse à lauréat.

— Ce n'est pas impossible, mais si vous voulez mon avis, ce n'était pas là un critère déterminant. Je continue ?
— Faites, faites...
— Depuis deux jours, je suis seul dans mon bureau, et à l'étage auquel je travaille. C'est un peu lugubre, mais j'ai un bon ami à Seattle. Nous échangeons des blagues. Il gère à lui seul la moitié des ressources statistiques et professionnelles des Å0á7tats-Unis. Les messages arrivent et repartent. Nous faisons Ça tout en bossant. Ce sont nos potins à nous. Parfois c’est sérieux. L’analyse croisée de données.
— Ça vous prend du temps ? Je veux dire. Ça doit représenter des millions de massages à la seconde...
— Si Ça nous demande du temps ? Non, c'est simultané. Temps réel sur toute la ligne.
— J'y crois pas...
— Dites vous simplement que j'ai un des meilleurs équipements du domaine. Il y a peu de sites comme le notre dans le monde... Et vous n'allez pas me croire : je suis capable de faire une centaine d’opérations en même temps. Sur mon clavier bien entendu. Ou sans mon clavier, grÂce à un portage récent. Non, ne me croyez pas. Je vous montrerai un jour. Vous viendrez me voir là où je travaille. Je vous obtiendrai un pass génétique. Vous aimez la peinture ?
— Ben, faut dire que je m'y connais pas trop...
— Vous ne serez pas déçu. Je vous réserve une surprise... Nous avons une collection assez impressionnante. Laissez moi vous raconter une histoire qui n'est pas très connue. Durant la seconde guerre mondiale, Goëring, qui avait une façon toute particulière d'être un amateur d'art avait chargé ses équipes de dérober vingt cinq mille toiles de maÎtres détenues dans les collections franÇaises ou chez les juifs qu'il avait fait arrêter au Vél d'Hiv. Il les fit charger sur un train qui était piloté par vingt chemineaux allemands, encadrés par des SS. Ils se rendirent dans un endroit reculé de la Forêt Noire et placèrent les toiles dans des galeries souterraines. Quand se fut fait, les S.S. qui en avaient reÇu l'ordre personnel de GoÅ0ä5ring fusillèrent tous les chemineaux. Et quand ils rentrèrent à Berlin, ils furent fusillés à leur tour. Goëring restait le seul à connaÎtre l'emplacement secret des toiles. Génial, non ?

Un trésor perdu pour l'humanité.

Pourquoi cette anecdote ? Eh bien parce que la philosophie est un peu la même dans notre groupe. Nous concentrons les informations importantes. En couches superposées. C'est un peu notre faÇon de répondre aux stimuli de la guerre économique. Cette notion de guerre est d'ailleurs assez pratique. La violence des chocs nous permet de décrocher toutes les timbales que nous voulons. Comme Goëring, nous avons progressivement remplacés ceux que nous avions utilisés. Par vagues successives. Loin de nous, bien sûr, l'idée de singer la brillante discipline nazie, mais nous ne faisons pas de concessions... La logique de nos méthodes est d'une simplicité biblique. Optimiser à outrance. Et concentrer nos ressources. N'utiliser que ce dont nous avons besoin. Je ne suis pas toujours d'accord avec notre culture d'entreprise... C'est là ma propre opinion. Mais je suis obligé de faire avec.

—  Mais vous ne faites rien pour changer les choses.
— Je reconnais que c'est là un avantage. D'ailleurs à ma façon, je suis peut être en train de transformer leurs recettes de cuisine... Pour moi, aucune loi n'est irréversible.
— Ça, c'est ce que vous croyez...
— Non, je suis honnête... Il y a la logique ambiante et l'interprétation qu'on en donne. Nos méthodes, en fait, sont souples.  Il faut bien que l'évolution se fasse. Elle se fait de cette manière. Il y a, je crois, plus de conséquences heureuses que de résultats négatifs. Je vais vous montrer des choses qui vous plairons. Enfin, en ce qui nous concerne, nous n'avons jamais volé de toiles. Nous nous contentons de les digitaliser, mais c'est pour la bonne cause. Ces panneaux digitaux sont exposés dans nos locaux et les écrans qui en émaillent la surface, se recomposent en permanence. On dirait des peintures liquides qui bougent en fonction de l'ambiance de travail. Si ça braille dans les environs, les images s'excitent avant de reprendre leur cours tranquille quand la tension retombe. Insensiblement, elles évacuent le stress, comme un anxiolytique léger.

Et vous qui étiez destiné à me rencontrer. Moi qui suis un peu — dans mon métier — l'aboutissement de l'évolution. Je ne dis pas cela au hasard. C'est exactement Ça, quand on y réfléchit. Accélérons le mouvement : les hommes préhistoriques, les hommes modernes et bientôt les hommes numériques : je veux dire, ceux qui savent s'adresser aux machines. A nous de comprendre nos outils. Pour moi, c'est déjà une réalité. Ça le deviendra plus tard pour vous. Venez, sortons de la gare.

Ah ! C'est merveilleux ces canards sauvages qui volent vers le sud. Ils suivent des pistes magnétiques, comme certains robots. Savez vous que nous sommes en contact avec le plus grand bureau d'études du monde, à Pasadena. Ils sont en train de mettre au point des véhicules qui suivent automatiquement des couloirs aériens programmés dans un espace 3D qui est la réplique exacte de leur environnement. Un peu comme les avions. Sauf que ce sont des engins réservés aux particuliers. Ils ne demandent pas une connaissance spéciale du pilotage. Est ce que vous réalisez ? Nous sommes en train de résoudre le problème des embouteillages, même si la principale solution , je crois, est ailleurs.

Des milliers d'années et rien n'a changé pour ces volatiles. Enfin presque. Ceux là s'entêtent à passer au milieu de Paris. Ils prennent un sacré bol de gaz d'échappements au passage. L'homme, lui, est voué à se servir de l'intelligence supérieure qui lui permet de se dépasser. Pour produire les milliards de béquilles sur lesquelles il s'appuie. Il est tellement doué qu'il s'oblige à volontairement respirer cette pollution. Un jour nous volerons comme ces canards sauvages. Je vais même vous dire que j'ai déjà volé comme ces oiseaux. Cela vous parait impossible ? C'est pourtant vrai. C'était à Los Angeles. Il m'est arrivé des choses étonnantes. Vous verrez. Mais il est temps que je vous quitte. J'ai une céphalée terrible.

— Une céphalée ? Vous parlez le latin ?
— Oh, je veux simplement dire que j'ai mal à la tête. Vous me trouvez vieux jeu, n'est ce pas ?... Ah ça c'est marrant. Moi je vous trouve bien obséquieux, jeune homme. Non je dis ça pour rigoler. C'est vrai, je suis quelqu'un de compliqué. C'est pourquoi vous avez en partie raison. Mais c'est aussi en partie faux. Où se tient la vérité ? Eh bien, toujours cachée dans ce moyen terme que nous avons tant de mal à cerner. Et que vous devez découvrir...

Il ne faut pas que je parle tant. C'est mauvais pour moi. Enfin je suppose que ma liberté consiste aussi à vous apporter toutes ces nouvelles à vous qui ne savez pas bien quoi faire de votre temps. Je vais vous prendre avec moi et vous expliquer comment procéder, si vous le voulez bien. Nous allons vous sortir du pétrin dans lequel vous êtes et faire de vous un véritable pionnier des temps modernes. Car je l'ai deviné tout de suite, vous cherchez un moyen de vivre une existence hors du commun et vous n'avez pas vraiment de piste. J'ai ce qu'il faut pour vous et mes intentions sont parfaitement claires : vous donner ce qui vous manque.

Vous allez avoir le privilège de comprendre ce qui vous arrive.

Ah ! J'oubliais le plus important... Il y a une Deen V8 qui est cachée quelque part dans un des parkings de la gare. Je crois que vous aimez le jaune. Voici des clefs. Des clefs qui ne vous serviront à rien, si vous ne déchiffrez pas la petite énigme qui vous sépare encore d'elle. Un indice devrait vous mettre sur la voie : Z6PO. Ça vous rappelle quelque chose ? Cherchez bien... Toute la gare vous appartient. Il faut que je vous avoue une dernière chose avant de partir. Une chose qui relativisera ce modeste présent que je vous fais.

Je suis un des hommes les plus riches de ce pays...



Chapitre 4
La balade de Mister Computer

Je vous attendais. Vous avez eu des difficultés à venir. Je le sais. Les trains de banlieue sont toujours ou bien bondés ou bien vides. Je sais aussi que vous venez de loin. Et que vous n'avez pas choisi de vivre là où vous êtes. Je me trompe ? C'est le cas de beaucoup d'entre nous. Il m'a fallu longtemps avant de réunir dans ma main le puzzle de la vie, vous savez. L’image complète. Aujourd’hui, c'est fait. Et comme tous ces imbéciles, j’essaye de la conserver. Tout en modifiant chaque jour un peu plus mon environnement. C’est une de mes contradictions. Vouloir tout transformer, sans se satisfaire du surplace que pourtant je m'impose. Mais ne vous offusquez pas de ma curiosité.

J'ai accès à tellement de fichiers...

Je n'ai pas pu m'en empêcher de regarder celui de l'enquête dont vous avez fait l'objet. Savez vous que vous êtes fiché pour plusieurs infractions mineures ? Rien de grave, rassurez vous. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui vous en tiendrai rigueur. Je suis aussi passé par là. J'ai même fait de la prison, et pire encore : j'ai été enfermé pendant une semaine dans un hôpital psychiatrique.
— Vraiment ?
— Tout à fait ! J'ai beaucoup appris de ce qu'ils appellent “l'aspect irrationnel de la psyché”. Et beaucoup jonglé avec les flots d’énergie qui m'habitent. J'étais un peu une tête brûlée. Je voulais tout changer. D'une certaine manière je suis en train d'y parvenir à travers mes articles et mes interventions sur les réseaux. J'espère que cela ne vos effraye pas trop de savoir que j'ai été dans un “hôpital spécialisé”. C'était d'ailleurs abusif.

Je n'avais pas encore trouvé de moyen de composer avec l'autorité qui secrètement cherche à guider nos pas.

J'étais peut être stupide ou trop entier. Ah ! Vous m'auriez vu, une vraie brute. Je suis assez fier de cela. Je n'avais rien à voir avec ces nains de fils à papa. D'ailleurs mon père était toujours dans un avion à l'étranger. Je ne le voyais presque pas. Il tournait autour de la terre, constamment écartelé entre un aéroport et un jet qu’il fallait rattraper. C’était le temps de ces espèces nomades qui occupaient le terrain. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin de se déplacer, sauf pour les puristes du tourisme réel. Mais parlez moi un peu de votre exploit
d'hier...
— Vous voulez dire la bombe. Je suis vraiment hyper heureux. J'ai toujours rêvé de cette voiture...
— Je vous avoue que j'étais au courant. Je voulais vous faire plaisir. C'est un petit bijou. Mais comment avez vous fait pour la retrouver. Il y avait mille deux cent trente deux voitures dans les sous sols de la gare à ce moment là. Et comme vous avez pu vous en apercevoir il ne suffisait pas de la trouver...
— Ça m'a pris du temps pour comprendre. J'avais la possibilité de visiter tous les parkings. Je me suis dit qu'un Deen V8 jaune, Ça devrait sauter aux yeux. J'ai cherché pendant quarante minutes et je me suis aperÇu qu'il y a pleins de couples qui s'envoient en l'air dans leur voiture. J'ai fini par la localiser. Je suis rentré. J'avais la tête qui tournait. L'odeur du cuir. Je ne suis pas habitué. J'ai lancé l'ordinateur de bord et entré le code que vous m'aviez donné.

— Et, bien sûr, tout s'est bloqué...
— Exactement. J'étais sidéré. C'était forcément le mot de passe d'autre chose. J'ai visité toute la gare, en cherchant des indices. Rien. Puis je me suis dit que c'était peut être le code complémentaire d'une réservation. J'ai trouvé un distributeur de tickets. J'ai entré la séquence mais Ça ne suffisait pas. Alors j'ai pensé que si vous aviez réservé quelque chose pour de vrai, et c'était peut être à mon nom. J'ai donc recommencé en l'ajoutant et là bingo ! La réservation s'est affichée. je pouvais perdre 300 euros, mais j'ai tenté le coup.
— Vous avez bien fait. C'est exactement ce genre de réflexe que j'attends de vous.
— Ensuite, c'était simple. Le billet est sorti. Tous les paramètres étaient normaux sauf une série de six chiffres.
— La formule magique... Avouez que dans une gare le moins que je puisse faire pour vous mettre à l'épreuve, c'était de vous faire utiliser les distributeurs. Donc la Deen V8 a démarré et là soudain vous vous rappelez que vous n'avez pas le permis Z.
— Euh, j'ai un peu conduit sans...
— Comment vous avez fait ? Le pilotage d'un véhicule sous licence Z demande des capacités très spéciales.
— Ben, j'ai un jeu vidéo, un simulateur Z de course. C'était à peu près la même chose...
— Bravo ! J'ai toujours dit que les jeux vidéo développaient certaines aptitudes. Dans le pilotage, en particulier. Ne me dites quand même pas que si je vous avais offert un chasseur 7 Strident, vous l'auriez piloté...
— P'têt pas...
— Bon, vous me rassurez. Ne sortez quand même pas avec cette voiture pour l'instant. Il y a une différence énorme entre un jeu vidéo et la réalité. Si on pousse une Deen, on est sÛr de s'exploser les amygdales. Quand vous rentrerez tout à l'heure chez vous, vous trouverez un abonnement pour permis Z, cadeau de la maison. Faites en bon usage...

Enfin, voilà. Je suis venu pour faire avancer votre formation. Je n'ai que trente minutes. Oh, toujours ces mêmes douleurs... Nous approchons le siècle de la perfection technologique, mais il y a encore des progrès à faire. Surtout contre la migraine. J'ai toujours cette impression bizarre que nous sommes encore sous développés. Vous savez, il y aura toujours une période qui sera le Moyen-Age de la suivante. C'est exactement comme cela que je vis celle-ci. Quand je pense aux gens qui se plaignent que tout va trop vite. Tout ce que je pourrais inventer si j'en avais le temps... Les idées se bousculent en moi. Déjà, je serais prêt à béatifier le médecin qui soulagera ces maux de tête. Beaucoup croient que nous sommes arrivés devant un mur. Ils se trompent. Et lourdement encore. Le mur sur lequel ils buttent, c'est celui de leur propres limites.

— Vous n'êtes pas un peu dur, là ?
— Non, c'est l'attitude de tous les conservateurs qui se sont passé le relais depuis que le monde est monde. Non seulement ils ne changeront jamais rien, mais en plus ils s'évertuent à mettre des bâtons dans les roues de ceux qui voudraient  innover. Ils ne sentent plus ce qui pose problème. D'ailleurs rien ne pose problème. Il croient que la société finalement est devenue acceptable. Ils n'ont fait que s'habituer à sa laideur.
— Quoi ? Vous, l'optimiste à mort, vous trouvez qu'il y a des choses moches...
— Pas vraiment moches, plutôt incomplètes. Croyez moi, il y aura toujours de nouvelles fenêtres par où passer. Nous surfons tous plus ou moins sur la même vague, en nous passant le mot, en échangeant tellement d’instructions que je me demande ce que notre existence deviendrait si nous ne gardions pas le contact. Keep in touch ! Combien de cartes de visites se terminent par ces mots. Rappelez vous. Pour nous, une seule limite : la créativité. Nous sommes loin du terminus. Même si c'est pour mieux nous étriper. Certains s’imaginent que tout  a déjà été inventé et ils pleurent à chaudes larmes sur leur manque de chance. Ne les écoutez pas.

Ce sont les mêmes.

Ceux qui font preuve de manque d’imagination. Car c’est plus fort que nous. Il faut toujours que nous trouvions autre chose. Nous sommes plus intelligents que les rats qui pourtant sont plutôt doués. Savez vous que quand les Halles de Paris ont été transportées à Rungis, des rats sont monté dans les camions des maraÎchers, puis sont revenus guider tous ceux qui vivaient depuis des siècles au centre de la ville. Que croyez vous qu'ils aient fait ? Ils ont suivi l'autoroute ! Nous ferions exactement la même chose si l'air pur venait à manquer dans Paris.

L’air, c’est notre principale nourriture et nous avons tendance à nous en moquer. Nous serions presque prêts à aller jusqu’au bord de l’asphyxie si cela ne contrarierait pas nos emplois du temps. Mais il n'y a aucune raison de s'inquiéter. Tout va bien à bord. Nous évoluons, c'est tout.

— Vous n'arrêtez pas de le répéter. C'est pour vous convaincre vous même?
— Je ne crois pas... Souvenez vous des rats. Nous aurons de nouvelles machines. J'en suis la preuve vivante d'une certaine manière — je veux dire dans mon métier —. La vie changera encore bien des fois. La mienne, c'est déjà le cas. La votre, encore plus. J’en suis à ma dix ou douzième vie.
_  Vous ne trouvez pas que c'est trop tard pour beaucoup de choses?
_  Jamais de la vie. Il n'est jamais trop tard. C’est le destin de certains éléments de disparaÎtre. Quel âge avez vous ?
— Celui de mes artères.
— Rien de grave, donc. Le bon Âge pour commencer à bien faire, c’est tant qu’on est en vie. Je me méfie du défaitisme comme de la peste. Il faut que je vous dise : je ne suis pas tout à fait quelqu'un comme les autres. Loin de là. Il y a tellement de choses... euh... particulières qui entrent dans la composition de ma personnalité. Des ingrédients parfois exotiques. Vous seriez étonné de mon parcours. Mais je ne vais pas céder à la tentation de vous raconter ma vie. Ce n'est pas mon intention. Je souhaite simplement vous révéler un secret précieux : le mien. Celui de mon évolution. Mais il est un peu compliqué. J'ai dit que je vous aiderai. Croyez vous que vous tiendrez le choc ?
_  Je crois... C'est parfois un peu dur de vous suivre.
_  Ne vous inquiétez pas. J'espère que vous ne vous offenserez pas. Il y a beaucoup à dire. Nous allons prendre des raccourcis, ce sera plus facile. Tout ce dont je vais vous parler est plutôt récent, c’est déjà de l’ordre de la légende. La vraie, pas celles, préfabriquées, qu'on taille au moindre chanteur de Mook. L'histoire with a big H.  Alors voilà...

Tout à commencé il y a une soixantaine d'année quand les chercheurs de l'armée allemande — alors en guerre — ont inventé des moyens de crypter les messages secrets. Je suis né à ce moment là.

— Quoi ? Vous avez soixante ans ! Vous faites quarante...
— C'est juste un peu de chirurgie, en plus d'une chimie alimentaire adaptée. Testostérone, progestérone et ions négatifs. L'argent permet de paraÎtre plus jeune, même s'il ne rend pas éternel. Revenons à nos moutons — noirs — les nazis. Ils ont créé des machines relativement compactes qui ont permis de traduire les messages. C'étaient déjà les ancêtres de l'ordinateur. Bien sûr dans le siècles précédents, des inventeurs avaient mis au point des machines à calculer — des horloges perfectionnées —. On dit que le véritable inventeur en était l'anglais Charles Babbages. D'autres penchent pour Pascal. Il y avait toujours une rivalité entre les pays dominants. France, Angleterre. Même chose avec la photographie, ou l'utilisation de la persistance rétinienne pour déboucher sur le cinéma. Je vais vous dire, cette course aux inventions est plus actuelle que jamais. Mais revenons à nos machines...

Il y avait eu des précédents comme ces cartes perforées sur certains métiers à tisser. Mais rien à voir avec la puissance de ces nouveaux outils. Autant certains étaient rudimentaires, autant les nouveautés créées par les allemands tranchaient de ce qui existait jusque là. Les guerres sont des moments riches en découvertes scientifiques. C'est malheureux à dire, mais les progrès décisifs ont presque tous été faits pour des raisons militaires. La raison du plus meurtrier est souvent la meilleure. On casse tout et ça fait de la place pour ceux qui n’ont pas d’idées nouvelles. Ils peuvent recommencer ce qu’ils savent déjà faire.
 
Back to the  ordinateurs. C'étaient de grosses usines compliquées et bourrées de fils électriques et d'ampoules. Elles grillaient tout le temps. Il fallait des heures pour faire un calcul qui aujourd'hui nous parait rudimentaire. Imaginez un paysan du moyen âge qui aurait vu passer un avion dans le ciel. Il aurait cru que le diable ou le bon dieu voulaient lui faire sa fête. Des inventions aussi révolutionnaires existent aujourd'hui. Par centaines. Des trouvailles qui restent cachées. Parce que, sans le savoir, nous sommes des paysans du Moyen Age. A tel point qu’on hésite à nous les montrer. Nous ne disposons pas encore des outils intellectuels qui permettraient de les comprendre. Notamment celles sur la structure des cristaux artificiels. La matière à la demande. On a dévoilé un coin du voile avec les fullerènes, des molécules qu'il est possible de modeler mais l'essentiel reste à venir.

Des images n'ont pas tardé à émerger des signes cabalistiques qu'employaient les programmeurs. Le temps s'accélérait. Les découvertes débouchaient chaque fois sur de nouvelles applications. Et de nouvelles équipes de recherches se formaient. On a récréé des objets en trois dimensions qui n'existaient que dans la mémoire des machines. De véritables abstractions, au sens philosophique du terme. L'écran ou les tables traçantes permettaient de les voir. Pensez à ce qu'aurait éprouvé un philosophe du XVIIIème siècle en les voyant. Des objets visibles qui n'existent pas. Imaginez Descartes et sa raison toute puissante. Il en aurait perdu son latin sans problème.

— Hem...
— Et le plus étrange est que le micro ordinateur est peut être une invention de paresseux ou de chercheurs mal organisés. Quand Enghelbart, un jeune scientifique débordé a commencé à penser à ce qui se trouve maintenant sur presque tous les bureaux, c'était surtout parce qu'il avait constaté qu'il se fatiguait pour rien. A tenir la comptabilité de ses travaux, il était complètement perdu sous des tonnes de papier. Son temps de recherche diminuait — la correspondance qu'il fallait nourrir pour rester en contact avec la communauté scientifique. Il a eu alors l'idée d'inventer une machine qui décuplerait ses capacités de travail. C'était juste une image latente, un concept qui flottait dans une tête, mais le micro était né. C'est drôle... Les concours de circonstances qui ont orienté les recherches. On voulait se libérer de la tutelle de l'administration et on allait lui offrir des outils de contrÔle beaucoup plus efficaces. Tout ce dont elle disposait auparavant n'était rien comparé à ce qui lui arrivait progressivement.

Les gros ENIAC du début étaient aussi gros que des immeubles. Ils n'accomplissaient que des opérations algébriques simples. Le recensement, tout Ça... Ah ! Ah ! les ronds de cuir... Beaucoup sont allé finir leurs siestes ailleurs. Une économie extraordinaire. Des milliers d’improductifs au chômage. D’une pierre deux coups... On a transformé l'administration. C'était un peu violent. D'où les problèmes de 2005. Mais je devine que c'est la loi implacable de l'évolution.

—  C'est Ça ... La sélection naturelle au travail. Tous ces types à la rue...
— Coincés dehors... Et le plus fort, c'est qu'ils acceptent d'être payés au minimum. Trente ans de crise larvée pour obtenir un tel consensus. Mais la Bureautique fut un progrès fantastique, un succès éclatant.  Bientôt elle aurait un corps de rêve. Que du muscle...
— C'est écœurant. Ces gens avaient quand même le droit de travailler.
— De travailler, oui, mais ils ne pouvaient pas exercer des professions devenues inutiles. Les calculs économiques étaient clairs et nets. Ils pouvaient d’ailleurs postuler pour d’autres emplois, s’ils le voulaient. Ils en avaient le droit. En plus des allocation qu'ils percevaient. Des brèches, des pans entiers s'ouvraient mais personne ne semblait s’en apercevoir... Panne de jugeote, comme d’habitude. Des emplois nouveaux apparaissaient, par milliers même, mais il fallait un certain temps pour les inventer, en isoler les caractéristiques, leur donner un cadre juridique, comme ils disent. Et tout simplement comprendre ce qui se passait. Le temps que vous grandissiez, vous les ados.
— ...
— J’en reviens à mon histoire. Ensuite les puces arrivent, puis le calcul en parallèle, la compression, les caranducteurs... Vous la connaissez la suite. Dix ans de folie. L'informatique que l'on croyait en panne a envahi tous les livings. Des machines dédiées qui donnaient accès à toutes sortes d'activités et de personnes. Et des machines dont la courte espérance de vie ne cesse d'augmenter... Il a fallu jouer serré pour que les équilibres se maintiennent. J'étais concerné. Au cœur du raz de marée. Quand les puces 3D ont tenu sur des têtes d'épingle, nous nous sommes affranchis, nous avons quitté nos bureaux. Toutes ces avancées nous paraissent aujourd'hui banales, mais à l'époque — pas si éloignée — de leur invention, nous entrions brutalement dans l'ère du numérique.

Aujourd'hui, les langages de programmation sont devenus vétustes. De la dentelle pour grimoires poussiéreux. J'en connais trente sept, tous disparus à deux exceptions près : le R-objet, français d'ailleurs, et le Reality, bien sûr. Les chercheurs étaient têtus et ils avaient raison de l'être. Il y allait du contrôle de la planète. Du leadership mondial, puisque — fatalement — un mot américain devait recouvrir cette avancée. Pourtant, l’univers qu’ils ont fait naÎtre était plus ouvert qu’il n’y paraissait.

Pendant ce temps les intellectuels croyaient déceler la fin de l'histoire, le post modernisme et la fin des idéologies. Ils ne se
trompaient pas, dans un sens, mais ils ne portaient pas leur regard du bon côté. A mi-chemin entre deux civilisations, ils choisissaient d'analyser ce qui arrivait à l'ancienne. Celle qu’ils avaient toujours connue, alors qu’il fallait passer au crible une civilisation qui n’existait pas encore. Nous, nous faisions déjà des sutures, pour lier ces deux pôles. Nous remplissions les cases manquantes. Et c’est justement la théorie du chaos, dont nous parlions l’autre jour, qui est venu remplir ce vide. Mais là aussi, on décrivait l’agonie de l’ancien monde, celui que nous avions toujours connu sans déceler l'émergence du nouveau. D’ailleurs on aurait pu aussi bien faire jouer cette théorie à la fin de l’empire romain. Les scientifiques sont de loin les rongeurs les plus prévoyants. Ils ont le chic pour inventer des théories générales, censées en principe fonctionner dans leur domaine, mais qui épousent, en fait, un état de la société en prise avec leur temps. C’est une façon élégante de peindre.

Dans le chaos, des voix s'élèvent et montrent les directions à venir.

Comme des lucioles qui brillent en été. Et on apprend à prévoir ce qui reste aléatoire. On ne pensait pas qu’il serait possible, un jour, de parler à un ordinateur, comme nous discutons vous et moi. Alors que les premiers visiteurs des cyberespaces flottaient entre de gros cubes rouges ou bleus, effectuaient des taches banales. Les premiers tâtonnements d'un enfant qui titube. Mais un enfant est programmé pour grandir. Les américains appellent Ça un walking computer...

— Oui, programmé, ça vous arrange de mettre des programmes partout...
— Disons que c'est une faÇon de voir. Repérer ce qui bouge. Comprendre comment se déroulent les processus qui orientent nos vies. Je vous le disais à un moment donné, l'homme s'est branché sur l'ordinateur. Il a directement regardé ce qui se passait à l'intérieur. A partir de là, tout s'est emballé. Pendant que je vous parle, des centaines de kilomètres carrés sont créés sur Virtual, la planète virtuelle à chaque seconde qui passe. On peut partir vers l'ouest et faire reculer les frontières du visible. Construire des villes, les habiter... Nous voilà plongés nous mêmes dans ce nouveau monde qui n'a pas de limites réelles, hormis — peut être — celles du temps que nous lui consacrons. Et de la nouvelle donne politique et culturelle qui s'ébauche. D'autant que sur le plan physiologique, le vertige et les persistances rétiniennes sur le fond de l'œil ont été réglés. Deux bâtonnets de Zarch par jour et le tour est joué.
— ...pour disjoncter complètement...
— Non. Ceux qui ne s'adaptent pas sont en général des sujets plus faibles.
— Je vois... Natural selection at work again...
— Il faut bien qu'elle se fasse. Ceux qui sont les plus à l'aise sont souvent ceux qui ont les pieds solidement plantés sur le sol. Enfin jusqu'à un certain point.  Maintenant certains y passent toute la journée et perdent petit à petit leurs repères extérieurs. C'est inévitable. Mais je ne trouve pas que ce soit vraiment grave, puisque c’est cet irréel qui nous tient maintenant lieu de réalité.
— Schön la vie !  Quand on s'assoit sur une chaise qui n'existe pas, on se casse la gueule !
— Sauf si quelqu'un a pensé à mettre une chaise bien réelle au bon endroit.
— Plutôt rare en principe...
— Peut être, mais si on ne pèse rien, la chaise résiste. Il y a un clip qui y fait penser. Je trouve que c'est un raccourcis saisissant. Un film où les perspectives se renversent et le reflet devient réel. Et le réel, reflet... Les cosmonautes soviétiques qui restaient dans l'espace au siècle dernier, revenaient avec de graves dysfonctionnements corporels et parfois psychologiques. C'est la même chose dans les monde virtuels. Quoi que le Zarch soit très efficace. Un peu cher peut être, mais formidable. Il vaut tous les garde-fous. Et voilà. De drôles de marionnettes ont envahi nos livings. Bientôt nous jouerons et vivrons avec des hologrammes, car tout cela n’est qu’un jeu. Et vous ne pouvez pas savoir à quel point je m'amuse... Nous sommes entrés dans le jardin d'Alice. Au fait, vous avez conservé le billet de train ?
— Je crois...
— C'est une place pour Florence. Vous partez demain à 14H37. Changement à Nice. Bon voyage ! Demain soir, vous serez en Toscane...



Chapitre 5
Florence

— Bienvenue en Italie ! Et au cœur battant de la renaissance, s'il vous plaît. Oubliez qui vous êtes et tout ce que vous savez. Imaginez seulement que vous venez d'arriver par la malle-poste et que vous avez voyagé pendant deux semaines depuis Paris. Vous êtes gentilhomme, fils d'une riche famille de Touraine ou de Provence. Peu importe d'où vous venez ou ce que vous avez en poche — La vraie richesse ne se reprise pas — vous êtes dans ce qui est une des plus belles villes du monde. Ici, le présent s'efface. Ou plutÔt, il se déplace avec vous. Nous sommes aux environs de 1420 et peut être croiserez vous Dante ou les Strozzi dans ces rues...

Les gens que vous rencontrerez aujourd'hui, vous ne les reverrez probablement jamais. Ce sont tous des étrangers, même si, dans ces murs, ils sont à la recherche de la même chose que vous. Rappelez vous que c'est ici qu'à été écrite La Divine Comédie. Etre de son époque est assez évident, l'enfer et le paradis se renvoient la balle... Et nous réglons la température avant de nous y baigner. Ce qui est difficile c'est d'être vainqueur dans le contre-la-montre suivant : le purgatoire. Les italiens ont une expression pour Ça, et vous la verrez dans tous les trains, elle vous a suivi pendant tout votre trajet : e periculoso sporgersi  : “Ne vous penchez pas sur la bordure du train”. C'est un approchant. Nous feignons de penser que nous avanÇons linéairement, comme une locomotive sur des rails. Une locomotive qui emporte ses voyageurs de station en station, quittant certains Ça et là, en accueillant de nouveaux... Ici, les horloges se sont arrêtées. Nous avons sauté en marche. Et le temps s'est infiltré dans chacune de ces pierres, diffracté. Il s'est répandu comme une coulée précieuse, ranimant ça et là les esprits des disparus. C'est peut être pour cela qu'on y respire mieux.

Tout le monde est de la fête.

Les génies qui se sont partagé l'histoire étaient tous des visionnaires. Ils lisaient dans l'inconnu. Bien entendu, ce n'était pas toujours facile ni bien vu. La plupart d'entre eux ont réussi à se mettre le monde entier à dos. Michel Ange a lutté toute sa vie contre le pape Jules II. Léonard de Vinci s'est retrouvé avec toute l'Italie contre lui après avoir accepté l'invitation de François 1er et Galilée a du renier plusieurs fois ses découvertes pour rester en vie. Allons venez, je vous emmène aux Offices.
— Les Offices ?
— L'un des plus beaux musées du monde... A deux cents mètres à peine d'ici, vous vous rendez compte ? Nous sommes là pour lui. Il faut que je vous montre quelque chose d'important. Vous allez en avoir besoin dans peu de temps. C'est la plus belle collection de bons points que je connaisse. Ne pensez à rien, laissez vous envahir. Vous verrez, ces peintures vont vous imprégner comme un buvard.  Nous avons de la chance, il y a peu de monde. Savez vous qu'il y a vingt cinq ans, la Mafia a fait sauter une bombe dans cette aile. Heureusement les toiles endommagées n'étaient que des œuvres mineures. Certaines viennent à peine de refaire leur apparition.

C'est néanmoins un signe. Nous perdons le sens des réalités. Nous n'avons plus de respect pour les œuvres réelles. Parce que, peut être, nous n'avons plus affaire qu'à des reflets. Des images plates qui restent superficielles. Même lorsqu'elles sont en relief et que nous pouvons nous glisser dans leurs replis. Et que faisons nous des originaux ? Est ce que nous les soignons ? Les protéger devrait être une priorité. Mais que savons nous par exemple des bombardements en Irak, pendant la guerre du golfe ? La Mésopotamie est bourrée de sites archéologiques. Personne n'en a parlé. Ce sont les africains qui les premiers ont dit que le monde ne nous appartenait pas...

Ils savent malheureusement de quoi ils parlent.

Ah, vous voyez, les italiens ont le sens du décorum. Cinque euros, grazié... Ce billet d'entrée est typique. Coloré, exubérant, rien à voir avec les tickets parking qu'on trouve souvent dans les petits musées en France.

—  Problème de moyens tout simplement...
—  Pas seulement, il y a quelque chose qui se passe presque au niveau des gènes. D'avoir vécu dans ce décor donne aux Florentins et aux habitants de la plupart des villes d'ici, un goût pour ce qui est beau. On ne sort pas indemne d'une histoire de l'art aussi riche. Voilà la section religieuse, celle que je retrouve toujours avec plaisir. Et pourtant ces peintures ne sont pas toutes célèbres. Je voulais vous montrer cette salle pour commencer : Filippo Lippi. Regardez ces visages. C'est un de mes peintres préférés. La sérénité qui se dégage de leurs traits. Quelque chose d'étrange à habité cet homme et les madones qu'il a peintes sont parmi les plus transparentes de toute la peinture. Un petit miracle. Et il est là devant nous. Les couleurs sont à peine posées et pourtant elles ont une force, une consistance incroyable. En comparaison, certains des tableaux de Raphaël ont perdu leurs teintes ou presque. Je vous montrerai La Vierge aux Chardonnerets qui nous attend dans une autre salle. A côté d'une des rares toiles de Michel Ange. Nous irons dans l'aile que vous voyez là bas. Le vernis qu'employait Raphaël a malheureusement vieilli.  Mais ces toiles-ci sont claires et lumineuses. Et dire que les gens qui nous entourent traversent cette salle sans lever le nez. Il ne leur manque qu'un tuba et des palme...

Après tout, ils repartiront avec ce qu'ils étaient venus chercher : un cliché ou deux de La Primavera  ou de La naissance de Venus  de Botticelli. La peinture ne nourrit que ceux qui laissent les trappes s'ouvrir. Accrochez vous j'en arrive à la salle pour laquelle nous sommes là : Paulo Uccello.
— La bataille de San Romano.
— Vous le connaissez ?
— Non, mais le titre de la plaquette est facile à traduire.
— Vous voyez, pour ceux dont les yeux sont un peu fatigués, connaÎtre est un moyen de voir sans regarder. Enfin, je ne suis pas si vieux que cela. Et mes yeux sont redoutables. Autant que ceux d'un busard dénichant une musaraigne du haut du ciel.
— C'est encore une de vos expressions hyper rassurantes ? Je suis censé jouer la musaraigne ? C'est ça ? Vous êtes carrément inquiétant...
— Non, c'est une façon de parler, un peu malheureuse, je suis d'accord. Vous seriez plutôt une fève dans une galette des rois.
— Charmant !
— Dans ma bouche, c'est un compliment.
— C'est votre côté fondant...
— Allons nous n'allons pas nous chamailler pour ces enfantillages. Vous avez en face de vous l'un des tableaux les plus importants de toute l'histoire de l'art. C'est à peine visible et pourtant c'est l'un des premiers qui ait mis les règles de perspective en application. On quittait la représentation religieuse du moyen âge. Je connais des gens qui aimeraient y revenir... Les peintres comme Uccello étaient aussi des mathématiciens, ils se sont émancipé de toutes les anciennes conventions pour parvenir à ce résultat. C'est particulièrement sensible dans la façon de dessiner les chevaux ou les lances des chevaliers. Une révolution à l'époque... Les artistes de la renaissance maîtrisaient toutes les disciplines. Ils étaient architectes, médecins,  peintres, sculpteurs, dessinateurs, ingénieurs, tueurs parfois, hommes politiques, guerriers, écrivains. Ouf ! Ils savaient tout faire et ils bouffaient leur époque comme des bêtes carnivores. Ils avaient vraiment déboulonné la statue.

Exit Dieu.

L'homme prenait sa place, préparez vous au feu d'artifices ! Nous devenions le centre du monde et notre puissance allait asservir la nature — on allait voir ce qu'on allait voir . Aujourd'hui, nous sommes loin de cette période, un peu perdus peut être, sans Lui. Nous avons labouré et brûlé toutes les terres. Malgré toutes les ressemblances entre ces hommes et nous, ce que nous vivons est différent, vous savez. Nous sommes arrivés à ce que certains appellent un niveau de développement sans précédent, et comme chaque fois que nous faisons des progrès, nous enterrons les savoirs anciens sous de nouveaux sédiments. Aujourd'hui, ça craque de partout. Je sais de quoi je parle, j'ai longtemps creusé des galeries dans ce que les vulcanologues appellent des couches géodésiques. Vous voyez ce que je veux dire.

— Euh... Je crois...
— Il y a un rapport étroit entre ce que nous vivons en ce moment et ce que ces hommes ont connu. Le Moyen Age était une période bien plus riche qu'on ne croit. Comme la notre. Pourtant que va-t-on retenir d'aujourd'hui ? Les épidémies ? Bien sûr nous avons vaincu le Sida, mais le Warius est l'équivalent de ce que la peste représentait pour eux. Alors, les crises économiques ? Les guerres ? Le choc des religions ? Les famines ? Nous pensons tout dominer mais il y a encore des zones d'ombre.

C'est un peu frustrant, la dérive des continents...

C'est pourquoi nous avons fait en sorte d'utiliser l'ordinateur pour qu'il nous aide à planifier le progrès et à redistribuer les richesses d'une manière qui convienne au plus grand nombre.

— Vous plaisantez, vous êtes un... heu... philanthrope !
— Ça vous étonne, hein ? Cela aurait paru une utopie complète il n'y a de cela qu'une dizaine d'années. Le plus fort, c'est que ce que nous faisons crée une nouvelle prospérité. Pour tous, sauf pour les quatre vingt dix pour cent de terriens qui en sont privés... Moi qui croyais avoir un pouvoir, il va me falloir de l'aide afin que le plus grand nombre ne veuille plus dire dix pour-cent. Nous changeons de valeurs mais bien sûr cela ne se fait pas du jour au lendemain. It's time for a change !
— J'ai la tête qui tourne un peu...
— C'est normal, vous n'avez pas l'habitude de ce genre de discours. Je prêche un peu. J'ai tellement de choses à vous confier. Mais je ne vais pas jouer les maÎtres d'école. Venez, je vous emmène déjeuner. Je connais un petit restaurant sur le Ponte Vecchio, juste en face de la statue de Cellini. C'est le sculpteur qui a crée la statue de Persée avec la Tête de Méduse que nous avons vu dans la loge des Lanzi, en passant devant le Palazzo Vecchio — juste avant de sortir — vous aurez tout loisir, plus tard de revenir visiter plus en détails le Musée, notamment les dessins du premier étage fermés aujourd'hui — je voulais vous montrer une autre Méduse. Celle du Carravage. C'est un peu plus loin. Suivez moi. Ah! Voilà ! Cela fait dix ans que je ne l'avais pas vue. Elle est exactement la même que dans mon souvenir. Vous savez, je voyage très peu. A Paris, je suis littéralement rivé à mon fauteuil, de quatre heures du matin, jusqu'au soir. Partir est un vrai défi. J'ai tout du trappiste. L'Italie est pratiquement mon seul vice.

— Trappiste ?
— Oui, ces moines qui s'infligeaient une discipline de fer.
— Pourquoi vous vouliez que je vois ce tableau ?
— A cause de l'expression de ce regard. Cela aussi a été inventé par la renaissance. Des visages humains, qui laissaient paraÎtre leur émotion, A peine esquissé avec Fra Angelico, ou Giotto, les sentiments sont doucement venus affleurer dans ces visages autrefois fermés. Je voulais que vous voyez cela. Dire qu'il est resté là à attendre pendant des siècles. C'est ahurissant... L'éternité a un regard perçant. Comme vous pouvez le constater, la télévision n'a pas tout inventé...
— Je m'en doutais, bien sûr, mais je ne savais pas où étaient ces toiles, ces images qu'on voit partout.
— Justement ceci, vous le verrez nulle part ailleurs. Jamais une reproduction ne pourra saisir un tableau du Carravage. La richesse de ses ombres. C'était un assassin, vous savez. Il a eu une vie incroyable et cette petite peinture a traversé les siècles. Ballottée, volée, pillée, comme un bouchon de liège sur les eaux du temps. Elle n'a pas fini de déclencher des chocs en retour dans l'esprit de ceux qui la verront. Ce n'est pas une image de dictionnaire, ni même de monographie. Vous avez ce rare privilège de la saisir, si vous vous en donnez les moyens, comme pour toutes ces peintures qui nous entourent, et ces sculptures un peu plus loin. Je vous enseignerait les moyens de vous rapprocher de ce que vous êtes. De vos racines. Ne perdez pas contact avec tout cela, car celui qui sait ne court plus le risque de se perdre.
— Sauf s'il a appris des bêtises.
— Oui, mais il peut toujours faire la différence, et là croyez moi, vous êtes aux premières loges... Attention : patrimoine commun de l'humanité... Allons nous promener le long de l'Arno. Il faut que je vous quitte à  14H00, j'ai un relais satellite avec Paris. Je ne peux pas laisser mes affaires en plan. En plus des opérations courantes, j'ai plusieurs articles à écrire...
— C'est marrant, je ne connais pas votre nom. Comment signez vous vos papiers ?
— Je signe sous un nom d'emprunt. Non, ce n’est pas par trouille du forcené qui se pointe et qui n'a rien compris à l'article. Non. En fait, c’est parce que la célébrité ne m'intéresse pas vraiment. Peut être que je la redoute. Elle me gênerait dans mon boulot. J'ai parfois besoin de me fondre dans la foule. Vous savez, disparaÎtre. J'éprouve moi aussi ce besoin. En tout cas, je ne me soucie pas d'elle. Il y a deux ans, j'ai failli devenir une star mondiale. Un concours de circonstances... Je faisais moi même l'objet d'une enquête internationale. J'ai tout fait pour brouiller les pistes. Et j'y suis parvenu. Croyez moi, c'est parfois aussi dur pour quelqu'un comme moi de ne pas devenir un phénomène de foire, que d'accéder au titre envié de star. Les publicitaires continuent à me faire des clins d'œil de loin en loin, mais le plus dur est passé.

Pour moi, ce qui compte, c'est ce qu'on apporte, ce qu'on donne. Et puis convaincre. Ça, c'est une véritable force. Bien plus puissante que celle de la notoriété. Elle vous fait entrer de plain pied dans la sphère très fermée où tout se décide. Car tout est prévu à l'avance. Il y a parfois des surprises, mais c'est rare. Remarquez, il suffit de les corriger. Nous ne nous trompons pas souvent, et si tel était le cas, nous sommes couverts par la nature de l'organisation. Et l'argent du contribuable, aussi. C’est comme ça... Il y a beaucoup à faire. Notre travail consiste à découvrir aujourd'hui, ce qui va se passer demain. Et je dois avouer que nous sommes assez doués pour cela. C'est d'ailleurs notre principale qualité. Une vision du futur, une compréhension des grands mouvements planétaires. Nous sommes aussi des templiers. L'argent ne nous intéresse pas, même si nous avons les moyens d'en gagner beaucoup. Nous sommes
entièrement dévoués à la cause du progrès. La veuve et l'orphelin de demain. Certains nous reprochent de ne pas être très doué pour la veuve et l’orphelin d’aujourd’hui, mais ce n’est pas notre rôle. Ah ! Nous arrivons au restaurant. J'ai une faim de loup. Vous allez voir, c'est une des meilleures tables d'Italie...

— Euh, c'est la première fois que je viens, vous savez. J'ai rien pour comparer...
— Et alors ? Et toutes les pizzeria de Paris ? Vous n'allez pas me dire que vous avez jamais mangé de pizza ? Après tout, chaque trattoria, c'est un morceau d'Italie en terre étrangère. Faites moi confiance, vous allez apprécier ce repas. Bongiorno, Jacomo ! Due coperti, per  piacere... Il doit être un peu surpris. Un bail qu'on ne s'est pas vu. Installons nous là. Par la fenêtre, on peut voir passer les canoës...
— Vous ne m'avez pas dit... Comment faites vous pour dormir que deux heures par nuit ?
— C'est assez simple : petite recette de cuisine personnelle. Vous ne m’en voudrez pas de prendre cet air docte. C’est juste pour vous faire cadeau d’une leÇon absolument imparable contre la fatigue : l'air que nous respirons est bourré d'électricité. Nous le transformons en flux sanguins qui irriguent nos cellules. Une grande partie de l'énergie dont nous avons besoin pour vivre est dans ces globules chargés d'oxygène. Vous ne saviez pas que si on accélère le rythme de la respiration, on gagne des heures de sommeil ? On a l'impression d'avoir des fourmis dans tous le corps. Une vieille méthode japonaise. Les samouraïs la pratiquaient avant le combat. Le résultat est le même qu'après une longue nuit de sommeil. Frais et dispos. Vous devriez essayer.
— Ça me parait intéressant. J'vais tenter ça.
— N'y allez pas d'un coup ou vous craquerez après une semaine. Descendez progressivement.
— J'ai été complètement bluffé... Comment faites vous pour avoir cette énergie tout le temps ? Vous êtes toujours hyper optimiste, toujours chargé à bloc. On dirait que le monde a été dessiné pour vous.
— Qui sait ? Si ça se trouve, peut être bien que oui. Toute une planète qui tournerait autour d'un seul homme... Et tous les autres organisant un énorme simulacre pour qu'il ne se rende compte de rien.
— Choisi entre des milliards...
— Vous savez, nous cultivons tous cette mentalité d'élu, et c'est ce qui nous protège du désespoir...
— Quand même...
— Quelle limite à notre expérience ? Nous ne pouvons pas tout contenir mais nous pouvons tout atteindre... Et tout ce que nous savons, nous l'enfermons à l'intérieur en attendant qu'un jour, pour une raison ou une autre, Ça resurgisse. Que nous allions nous mêmes chercher le paquet à la poste ou que Ça se décide à notre insu. Qu'est ce qui nous prouve que si nous quittons le monde pour quelques instants — par exemple, un coma — il ne va pas brusquement disparaÎtre, s'effacer complètement...

Quand j'avais dix ans, j'ai fait une chute de vélo. Je suis tombé sur la tête. Peut être ne suis je pas indemne... C'est un souvenir que j'avais complètement oublié, il m'est revenu récemment. Après le choc, je ne me souviens de rien. Je me suis simplement réveillé chez des voisins. Pendant ce laps de temps, rien, le noir intégral. Toute conscience est anéantie. Quelle importance que le monde continue à tourner à ce moment là, du moins pour le gamin que j'étais ? J'ai eu l'impression d'avoir fait l'expérience de la mort.

— Vous êtes sur de ça ?
— Non, je suis aujourd'hui persuadé que je me trompais. Je ne pense pas  que la mort ne se manifeste pas de cette façon. Je pense au contraire qu'il y a un prolongement lumineux.
— Qu'est ce qui vous fait croire ça ?
— C'est personnel. Je ne peux vous en dire plus. Ah voilà votre plat...
— Mais vous ne mangez pas ? Vous n'avez rien commandé...
— Euh... Je suis un régime drastique en ce moment. Juste ces quelques cachets et quelques bouffées d'oxygène. Je vous ai dit que c'était notre nourriture principale. Disons que je vis d'air pur...
— Et pas d'eau fraÎche... L'autre jour, dans ce bar déjà, vous n'aviez rien pris à boire...
— C'est que je suis le cousin d'un dromadaire ! Je peux me passer de boire pendant plusieurs semaine.
— Je sais pas comment vous faites... En tout cas, c'est hyper excellent. Je vous remercie de m'avoir invité. C'est la première fois que je mange dans un restaurant pareil.
— Mais il n'y a pas de quoi. Vous méritez tout ce que vous avez, en particulier de connaÎtre cet endroit. Et vous êtes parfaitement digne de tout ce que vous allez gagner plus tard. Je vous apprends à pêcher. C'est tout. Ne me demandez pas pourquoi. Le simple fait d'être vous même est déjà suffisamment valable. Il vous faut faire l'apprentissage de la vie que les universités ne vous dispenseront jamais. Ni même les grandes écoles, ni aucune autre institution. Apprendre à connaÎtre. Apprendre à rechercher ce qui est bon pour vous. Voir, non seulement avec vos yeux, mais aussi avec votre cerveau. C'est un vrai apprentissage, vous savez. Celui d'honnête homme comme on disait autrefois. Je vais seulement faire de vous ce que vous méritez d'être : un homme libre.

— Mais si vous ne voulez pas me dire pourquoi vous faites Ça, dites moi au moins pourquoi vous m'avez mis sur écoute et finalement choisi, moi. Le fait de le mériter ne suffit pas. Tous ceux de mon âge méritent qu'on les sorte de là où ils sont.
— C'est vrai. Je vais lever pour vous un pan du voile. J'aime venir sans à priori avec des cadeaux pleins les mains. C'est ma B.A., ma bonne action, comme vous dites. Pourquoi vous le méritez ? C'est tout simple. C'était une sorte de concours de recrutement sans qu'aucune des épreuves ne soit publiée, ni que l'enjeu soit révélé. Et par dessus tout sans
qu'aucun media, ni aucune administration ne soit impliqué. Rien, le secret total.

Mon but est de former un élève. Un seul.

Lui donner tous les rudiments nécessaires à sa réussite dans la vie. Je veux dire la vraie vie, telle qu'elle se dessine actuellement, avec les nouveautés qu'il faut intégrer et qui ne sont au programme nulle part. Je vois tellement d'échecs.  Tant de jeunes de votre age qui attendent dans leurs cités que quelqu'un les prenne en charge. Cela n'arrivera jamais à moins que...vous ne soyez le premier d'une série, et si cela fonctionne réellement, que beaucoup d'autres puissent bénéficier de cette même possibilité. Mais pourquoi je vous récompense, vous ? Pourquoi avez vous été choisi ? Eh bien, c'est très simple. Nous avons piraté des quantités d'ordinateurs, dont le votre. Parmi les textes que nous avons dépouillés en secret, un de mes collaborateurs est tombé en arrêt devant une de vos lettres. Il était clair que vous appeliez à l'aide. C'est vous qui ainsi avez fait le premier pas. Ce n'était pas si évident. J'étais caché sur terre. C'est tout petit une planète pour une information. En deux secondes toutes les rédactions du monde sont au courant du moindre — excusez moi, si vous me trouvez grossier — du moindre pet de travers des grands de ce monde.
— Pourquoi grossier ? Au contraire, c'est comme Ça qu'on parle. Pour une fois j'ai pas besoin de décodeur.
— Euh, Ça ne vous choque pas ?
— Non, pour une fois, vous êtes naturel...
— Bon, je continue. Enfin, je voulais dire que par contre pour connaître les gens, les distances restent énormes. Et c'est dommage. Au cours des journées que nous partageons tous, nous creusons des tunnels qui nous éloignent les uns des autres. Vous, vous aviez à franchir des labyrinthes invisibles, à creuser à votre tour, à laisser tomber ce qui n'était pas important. A vous fiez à votre instinct... Vous êtes comme ces félins, ces chats qui retrouve leur chemin sur des milliers de kilomètres. Ils sont perdus et, depuis l'autre bout du continent, ils reviennent à la maison après des mois d'absence. Vous avez fait ce chemin. Vous et pas un autre. Vous avez réussi à déjouer tous les pièges. J'aurais pu cacher toute cette histoire dans un livre avec les codes et les formules secrètes. Il aurait encore fallu que vous entriez dans une librairie, une librairie qui ait ce fameux livre et par dessus le marché que vous le dénichiez, le preniez en main, lisiez la quatrième de couverture et décidiez soudain de l'acheter. Ensuite il aurait fallu que vous le lisiez, et que vous le compreniez. Là je vous fait confiance. Vous y seriez arrivé sans aucun problème. J'étais chaque fois plus proche de vous mais un rien, au dernier moment, pouvait se placer entre vous et moi. Votre parcours est un chef d'œuvre de perspicacité. Car il ne suffisait pas d'attirer notre attention. Il fallait que vous fassiez montre de vos qualités.
— J'ai heu... fait montre ?
— Absolument. Vous ne trouvez pas que c'est incroyable, une rencontre. J'observais vos tâtonnements et chacune de vos décisions nous rapprochait.  On passe des années à vivre sans se connaÎtre et tout à coup... Ne vous laissez pas dépecer de cette capacité que vous avez à vous émerveiller. Je savais que vous n'étiez pas comme ceux qui répètent chaque jour les mêmes mouvements. Il y a un moment où on décide de rompre avec la routine. On prends une décision, et soudain, on se rend compte que l'on respire déjà mieux. Et des années plus tard on comprend tout à coup que tout ce qu'on a connu depuis tenait en grande partie à ce tout petit instant perdu sur une page minuscule de votre vie.

— ...
— Savez vous que Florence est aussi la ville de Machiavel...
— Qui Ça ?
— Machiavel, l'auteur Du Prince, un traité révolutionnaire qui enseignait aux princes de ce temps là, l'art de gouverner par tous les
moyens, même les moins avouables. Figurez vous que ce petit livre reste au programme des facs de droit. Les coups politiques les plus tordus viennent en droite ligne de ces pages écrites à l'acide.
— Et bien sûr, vous l'avez lu...
— Comme il se doit...
— Super !
— ...mais je vous promets de ne pas faire usage sur vous de ce qu'il m'a appris.
— Qu'est ce qui me le prouve ?
— Look me in the eye, jeune homme. Ne vous ai je pas déjà donné suffisamment de preuve de ma bonne foi ? Vous ne voyez pas que le temps presse. Je dois partir pour le studio. Le faisceau avec Paris va bientôt être ouvert... Vous voulez une preuve ? Savez vous qu'il y a plus de deux cents personnes chargées de notre sécurité dans cette ville. Les passagers dans votre cabine, hier. Certains touristes aujourd'hui. Les clients de ce restaurant... Je suis plus protégé qu'un chef d'état et c'est à vous que je parle. Cela devrait vous donner une idée de l'importance que j'accorde à votre formation. Vous êtes prêt à tenir le choc ?
— Euh... Je crois...
— Parce qu'il va falloir que vous aussi vous assuriez. Il y a une pochette sur la banquette. Elle contient des informations touristiques
et des plans de la ville. Vous avez toute l'après midi jusqu'à la fermeture. Je veux que vous ailliez tout fait. Le Bargello, le Duomo, Orsanmichele... Je vous prie de croire qu'il va falloir courir. Car il faudra que vous fassiez croire à quelqu'un de très important pour nous que vous passez vos vacances ici depuis l'âge de cinq ans. Il faut que vous ayez tout assimilé à sept heures. Je déteste vous presser mais vous allez avoir besoin de prouver que vous savez tout sur Florence dès ce soir et c'est de la première importance. Souvenez vous de ce que je vous ai dit aux Offices. Et rappelez vous la méthode des Samouraïs.
— Respirer, oui... Euh... Je vous retrouve comment ?
— Vous ne me retrouvez pas. Vous avez rendez vous pour un dîner dans le plus grand hôtel de Rome, L'Excelsior, Via Veneto. Votre “costume de scène” est dans votre chambre à l'hôtel. Il y a aussi des instructions. On viendra vous chercher à 19H30. Soyez prêt. Vous rejoignez Rome en Strato taxi. Toutes les courses sont payées, y compris le repas.
— Mais pourquoi ?
— Rien n'est jamais acquis, jeune homme... Il faut jouer pour gagner et contrairement au loto, où cent pour cent des perdants ont tenté leur chance, vous avez peut être la possibilité de recevoir un très gros lot, ce soir. Mais tout est affaire de mesures. Je ne vous en dis pas plus.

Vous êtes un petit veinard. Au revoir...



(La suite sera prochainement disponible en librairie.)

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