L'entreprise Sulzer fabrique des moteurs diesel pour bateaux. La situation de crise et la manière dont elle fut résolue sont décrits dans l'ouvrage de B. Martin, Oser la confiance. Partir d'un cas concret est à la fois un avantage et un inconvénient. Un avantage parce que l'évidence et la force d'une expérience parlent d'eux-mêmes. Son existence prouve immédiatement que cette expérience est possible. Un inconvénient parce que "exemple" ne signifie jamais "démonstration", sa généralisation en tant que telle serait abusive et source de nombreuses erreurs. De plus cette attitude irait à contre-courant des idées présentées ici qui militent en faveur d'un abandon total de toutes les "recettes" intellectuelles et techniques. Aussi avons-nous structuré le texte de la manière suivante :
1. Le passage d'une situation de crise à une situation de prospérité revient à se poser deux grandes séries de questions. La première porte sur la direction des flux d'information, et la seconde sur le langage employé pour véhiculer ces flux. Ces deux questions se résument en une seule : la forme et le contenu du sens de l'entreprise. Mais il nest pas possible d'éviter la question préalable, source de tout changement : la décision d'accepter le vide.
Cette expression appartient habituellement au vocabulaire des mystiques orientaux, la redéployer dans le cadre d'une entreprise occidentale revient, pour la direction, à se poser trois questions :
Le décloisonnement de la pensée des décideurs n'est-il pas la condition première aux décloisonnements ultérieurs, à la mise en place d'une réelle situation de vide d'où pourra renaître une nouvelle organisation adaptée aux exigences de l'époque ? Les physiciens du chaos savent depuis longtemps que l'ordre naît du chaos, que l'évolution et la croissance prennent leur source dans la fluctuence et l'imprévisibilité.
Dans l'exemple proposé par B. Martin cela signifiait renoncer à chercher des responsables et des causes aux problèmes présents. Se demander comment changer plutôt que de ressasser les "raisons" pour lesquelles "on en est arrivé là". Cette seconde question n'a des chances d'être posée que si la précédente reçoit une vraie réponse. En effet nos schémas mentaux "cerveau gauche" nous racontent sans cesse qu'il n'y a pas d'effet sans cause, de solution au futur sans analyse des problèmes du passé. Seule la sortie hors de ce raisonnement linéaire donne sa chance aux visions nouvelles. La pensée linéaire, causale, analytique, celle du spécialiste, tente de reproduire le passé en améliorant des recettes déjà existantes ; la pensée non linéaire, ouverte, holistique, celle du généraliste, reçoit l'ensemble des possibles sans les juger à l'aune des vieux paradigmes.
L'expérience Sulzer ne fut possible que parce que, au cours de ce processus de retournement, la hiérarchie était totalement absente. Cette troisième question est, en quelque sorte, la conséquence des deux précédentes. L'abandon des préjugés mentaux et des jugements de valeur en quête de "responsables" aux avanies présentes suppose que chacun soit également considéré, indépendamment de sa fonction au sein de l'entreprise. Aller jusqu'au bout du vide est indispensable. Mais le vide n'est pas l'absence. Il introduit de nouvelles valeurs de direction.
Ici encore, trois questions relatives non plus aux conditions du vide, mais aux relations humaines vont guider notre réflexion.
Qui conduit le changement ? Qui coordonne, suscite et stimule l'émergence de nouvelles propositions ? Si la hiérarchie est totalement absente, si les valeurs du passé sont reconnues comme obsolètes et si, enfin, la direction avoue ne rien pouvoir proposer d'efficace comment et avec qui se formera le noyau catalyseur autour duquel les nouvelles valeurs vont prendre en masse ? Dans le cas de l'expérience Sulzer le germe du changement fut conduit par "le comité des neuf". Un comité transhiérarchique composé de personnes "qui roulent pour l'entreprise". Dans une entreprise beaucoup travaillent pour eux, le patron, le syndicat, etc. A ce "comité" appartenaient ceux dont les collègues reconnaissaient eux-même que, sur eux, on pouvait compter.
L'établissement du "vide" crée les conditions de l'écoute. Mais seules les personnes qui font des propositions pour l'avenir, c'est-à-dire qui respectent le préalable du vide, qui ne sont pas dans une critique du passé ou dans de vieux schémas intellectuels (idéologie syndicale et "savoir" de la direction), sont écoutées. Lorsqu'il y a une demande tout devient possible. Dans le cas de Sulzer l'appel de la direction et sa reconnaissance de ne pas détenir de solutions miracles suscita lors de l'AG "un espoir fou" : "pour une fois qu'une direction nous appelle à l'aide on n'allait pas la lui refuser" et "si on n'y va pas on n'osera même plus se regarder en face". L'écoute dans un espace libéré a un rôle thérapeutique : les individus se sentent progressivement reconnus dans leurs trois dimensions, dans l'ordre chronologique :
Comment éviter les deux pièges que seraient le foisonnement d'idées allant en tous sens, et, inversement, la non concrétisation des propositions énoncées ? Tomber dans ces extrêmes signifierait anéantir la dynamique de reconstruction et revenir à une situation critique, qui serait aussi une situation de critiques. Dans le cas Sulzer la direction ramasse les idées et les accompagne plutôt que de les imposer du haut. D'une manière générale lorsque la société (sous sa double acceptation de groupe humain et d'entreprise) sait ce qu'elle veut alors seulement la parole est aux experts : la direction décide et les techniciens doivent obtenir des résultats. Auparavant, ces deux savoirs, hiérarchiques et techniques, étaient des savoirs bloquants qui verrouillaient, voire bloquaient complètement les flux d'idées et de projets. Une telle organisation suppose que tout, dans l'entreprise, soit projet permanent. Cette structure suppose un frein aux ambitions individuelles (cadres) et privilégie un intéressement aux résultats globaux de l'entreprise. La seule satisfaction personnelle est la promotion, sous d'autres formes le vedettariat tue le collectif. Faut-il périodiquement revenir au vide pour éviter que la nouvelle organisation ne retombe dans les ornières de l'ancienne ? N'exiterait-il pas sans cela le risque que, à nouveau, l'organisation ne devienne un système, une mécanique, qui broie les individus avec leur besoin de sens et de reconnaissance (cf. 1.2.2)
Le premier signe d'une volonté de changement apparaît dans l'emploi d'un langage en rupture avec la phraséologie du passé. Quel est-il ?
La reconnaissance de son non-savoir (cf. 1.1.) suppose une non-parole de la part de la direction. Le premier signe de changement consiste à redonner la parole à l'ensemble de ceux qui font l'entreprise. Cet appel à tous dans un langage simple, authentique, sincère, permet au personnel de se réapproprier la crise.
Pourtant des mots invocatoires comme "confiance", "responsabilité", "reconnaissance", et "appropriation", ne sont jamais prononcés. Les dire supposerait qu'ils ne sont pas encore là et ne ferait que les éloigner encore plus de leur dimension palpable. Comment, alors, les exprimer ? Par les signes symboliques.
Il s'agit de décisions, techniquement mineures ou majeures peu importe, qui illustrent le désir de la direction de donner le signal du changement. Dans l'expérience Sulzer ces signes symboliques furent, par exemple, la fermeture du siège de Paris (recentrage symbolique sur la production) ou la suppression du parking de la direction. Tout à coup celle-ci n'est plus "parquée" à l'écart de l'ensemble du personnel. Ce signe certifie, dans le monde de la cohérence du sens, le désir et la décision de dissoudre les barrières hiérarchiques, mentales, et structurelles. Les signes symboliques pourraient être conçus comme un langage, une parole non verbale puissamment signifiante, qui accompagne le changement dans ses deux étapes précédentes : l'expérience du vide et l'inversion des flux de l'information. Ils ont force de cohésion et remplacent le langage verbal qui accentue trop souvent les différences entre les gens, les choses, les idées.
Pour des raisons de clarté ces neuf questions sont traitées séparément par groupes de trois, mais il va de soi que l'ensemble du questionnement foisonne sans cesse dans chaque unité de temps et à chaque instant du processus de changement.
B. L'entreprise et son futur Inventer "une science de tous les commencements" ? 1. Pourquoi est-il si difficile de prévoir ? Qu'il s'agisse de l'entreprise, de l'individu ou de l'État, "saisir ce qui commence", percevoir les frémissements de ce qui, plus tard, deviendra des évidences acquises pour tous, se résume parfois à une question de vie ou de mort. Or, jusqu'à ce jour, les instituts de prospectives et autres études de futurologie ne se sont guère avérés adéquats. Pourquoi cette situation ? En partie parce que nous vivons de plus en plus dans un monde où l'information se transmet en temps réel (la société de linformation). Nous n'avons plus le temps de l'analyse, ce temps du recul qui permet d'évaluer l'impact du "nouveau" sur les marchés. Cette instantanéité de l'information impose de réagir immédiatement à ce qui existe déjà plutôt que de réfléchir à ce qui pourrait exister prochainement. En partie parce que nous vivons dans un monde chaotique, au sens de la théorie du même nom. L'avenir n'est pas déterminé, la moindre innovation, le moindre bouleversement géopolitique, peuvent à tout moment déjouer les prévisions les mieux établies. La métaphore de "l'effet papillon" n'est pas exclusive au champ de la météorologie. A tout moment l'individu, l'entreprise et l'État peuvent voir leur avenir changer en raison de l'imperceptible mouvement d'aile d'un de ces lépidoptères. Aujourd'hui il ne suffit plus de prolonger le passé et d'extrapoler le présent pour prévoir ce que sera demain. A ce propos P. Druker notait que "le plus grand danger dans les époques de turbulence n'est pas la turbulence, mais de réagir avec la logique d'hier". Mais quelle est donc "la logique d'aujourd'hui ?"
Face à ce constat L'Oréal a créé une cellule de prospective qui a pour but de rechercher les signaux faibles annonciateurs des tendances, des éruptions, voire des ruptures de demain. Cette cellule agit sur trois niveaux :
Cette approche suppose plusieurs questions :
3. La vision, c'est le signe ou le sens ? Si le signe devient sens, la tentation est grande de projeter la nouvelle vision sur le futur immédiat et l'environnement proche au risque de construire une fois encore un système de pensée bétonné qui interdit l'émergence du nouveau. Inversement, si le signe ne donne pas de sens la vision se résume au constat de la turbulence et à l'impuissance de décider quoi que ce soit. Si le signal est unique, bien délimité, son sens est toujours multiple, incertain, variable selon le regard de l'observateur. Faut-il alors se résoudre à voir sans agir tant que l'émergence n'est pas complète ? Faut-il agir au risque d'accentuer la turbulence si le signal est mal interprété ? Tout au plus peut-on envisager des scénarii pour le futur, ceux-ci servant d'aide à la décision. Contrairement à la logique analytique, ici le faux n'est jamais faux, le vrai n'est jamais vrai. La vision est un peu comme le chat de Schrödinger : ni vivante ni morte tant qu'elle n'est pas objectivée.
Si, dans un monde de turbulences tel que nous le connaissons aujourd'hui, le futur de l'entreprise est opaque quel est le rôle du leader ? Les américains font déjà un distingo entre le manager ("he does the right thing") et le leader ("he does the things right"). Mais comment agir juste sans une boussole pour indiquer la direction à suivre ? Ne peut-on imaginer une troisième définition du leader qui serait "celui qui représente le sens" ? Il serait alors comme la reine d'Angleterre : à la fois inutile et indispensable. Où comme le chef d'orchestre. Inutile parce que concrètement il n'apporte rien à la symphonie ou au royaume. Indispensable parce que, sans lui (elle), sans son rôle fédérateur par ce qu'il représente, aucune unité, aucune création, ne serait jamais envisagée.
A quoi bon réfléchir au sens des produits proposés par une entreprise si le sens de l'activité industrielle est toujours écrasée ? A qui cela sert-il de réussir si, d'ici 20 ans, l'ensemble du système s'écroule ? Le sens fonctionne dans des logiques emboîtées, du plus ponctuel au plus vaste :
Or, tout individu est à la fois consommateur, possède une appartenance à un groupe, et s'enracine dans des valeurs commune à l'humanité. Toute contradiction entre ces trois niveaux risque d'entraîner une situation de conflit, l'équivalent de ce qui, en psychologie, est connu sous le nom de double bind, de messages contradictoires sources de schizophrénie. Si les deux premiers niveaux de sens commencent à être pris en compte le troisième qui, pourtant, inclut l'ensemble du système, semble laissé à l'abandon. En tenir compte reviendrait à se demander, par exemple :
L'absence de réflexion sur ce niveau fondamental conduit à croire que le seul objectif de l'entreprise est sa survie, au risque de détruire l'écosystème qui la fonde. Les cellules cancéreuses agissent de même vis-à-vis du corps biologique. La vision concurrentielle du système industriel n'est-elle pas la conséquence d'une absence de réflexion sur ce troisième niveau de sens qui s'interrogerait sur le service rendu par chaque industrie à l'Homme dans sa dimension planétaire ? Le produit satisfait les besoins matériels (consommation) et immatériels (rêve) de l'individu, l'économie de marché satisfait les besoins matériels (PIB) et immatériels (place dans le monde) de la nation qui va satisfaire les besoins de la planète ? Que sont-ils dans leur dimensions matérielles et immatérielles ?
© Luc Bigé
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