Introduction à l'Anthropologie de Kant Thèse complémentaire pour le doctorat dès lettres*

sábado, 23 de mayo de 2009

{{w|Immanuel Kant}}, Prussian philosopher.Image via Wikipedia

Hoy recibí una agradable noticia de parte del filósofo Eugenio Palomo en la clase de "Michel Foucault: de la genealogía a la psicología" que imparte el Dr. Julio Ortega. La noticia era que... Por fin aparecio la tesis complementaria para el doctorado de Michel Foucault.


Recién pude conectarme a Internet y, obviamente, estuve rastreandola. Aquí dejo la versión original (en francés) y al final el link a una traducción al inglés para quien tenga gusto y/o necesidad de leerla. Se me ocurrió hacer una traducción al español a partir de la versión en inglés. Sería una mala traducción, pero ayudaría a mientras los señores de siglo XXI, espero que lo hagan, publiquen una buena versión en español.

(Textos encontrados vía: http://www.generation-online.org)


Introduction à l'Anthropologie de Kant

Thèse complémentaire pour le doctorat dès lettres*

Michel Foucault

Une note de l'Anthropologie indique qu'avant d'être rédigé, le texte en avait été prononcé pendant quelque trente ans ; les leçons du semestre d'hiver lui étaient consacrées, celles de l'été devant être réservées à la géographie physique. En fait, ce chiffre n'est pas exact ; Kant avait commencé son enseignement de géographie dès 1756; les cours d'Anthropologie en revanche n'ont été inaugurés probablement que pendant l'hiver 1772-1773 .
L'édition du texte que nous connaissons coïncide avec la fin des cours, et avec la retraite définitive de Kant comme professeur. Le Neues deutsches Merkur de 1797 fait mention de la nouvelle qui lui est transmise de Königsberg : «Kant publie cette année son Anthropologie. Il l'avait jusqu'à présent gardée par-devers lui parce que, de ses conférences les étudiants ne fréquentaient guère plus que celle-ci. Maintenant, il ne donne plus de cours, et n'a plus de scrupule à livrer ce texte au publique» . Sans doute, Kant laisse-t-il son programme figurer encore au catalogue du semestre d'été 1797, mais il avait en publique, sinon d'une manière officielle, déclaré qu'«à raison de son grand âge, il ne voulait plus faire de conférences à l'Université» . Le cours définitivement interrompu, Kant s'est décidé à en faire imprimer le texte.
De ses divers états, avant cette rédaction dernière, nous ne connaissons rien, ou presque. A deux reprises Starke a publié, après la mort de Kant, des notes qui avaient été prises par des auditeurs . Aucun de ces deux ouvrages cependant ne mérite une absolue confiance ; il est difficile de faire crédit à des notes publiées 35 ans après la mort de Kant. Cependant le second recueil comprend un élément important qui ne figure pas dans le texte publié par Kant : un chapitre «Von der intellectuellen Lust und Unlust». Selon Starke le manuscrit de ce chapitre aurait été perdu lorsque Kant l'a envoyé de Königsberg à Iéna pour le faire imprimer. En fait, rien dans le manuscrit de l'Anthropologie, tel qu'il existe à la Bibliothèque de Rostack, ne permet de supposer qu'un fragment en a été perdu. Il est plus vraisemblable que Kant n'a pas voulu faire place, dans l'ouvrage imprimé, à un texte qui avait par fait partie, jadis, de son enseignement oral. Quant au premier recueil de Stark, s'il faut s'y arrêter, c'est qu'il comporte une précision de date ; les notes qui le constituent avaient été prises au cours du semestre d'hiver 1790-1791 : sur deux points touchant à la conception et à la structure même de l'Anthropologie, elles indiquent qu'un changement a dû se produire entre l'année 1791 et la rédaction définitive du manuscrit .
De ce texte, formé et développé pendant 25 ans, transformé certainement à mesure que la pensée kantienne se dégageait dans de nouvelles formulations, nous n'avons donc qu'un état : le dernier. Le texte nous est donné, déjà chargé de sédimentations, et refermé sur le passé dans lequel il s'est constitué. Ces 25 années qui ont vu se clore les premières recherches, s'amorcer la critique, se développer dans son équilibre tripartite la pensée kantienne, s'établir enfin le système de défense contre le retour leibnitien, le scepticisme de Schulze et l'idéalisme de Fichte, sont enfermées dans le texte de l'Anthropologie, et sa coulée continue, sans qu'un seul critère extérieur et certain permette de dater telle et telle couche de sa généalogie profonde.
Et pourtant, il ne serait pas indifférent de savoir quel a été le coefficient de stabilité de l'Anthropologie par rapport à l'entreprise critique. Y avait-il dès 1772, et subsistant peut-être tout au fond de la Critique, une certaine image concrète de l'homme qu'aucune élaboration philosophique n'a pour l'essentiel altérée, et qui se formule enfin, sans modification majeure, dans le dernier des textes publiés par Kant?
Et si cette image de l'homme a pu recueillir l'expérience critique, sans se défigurer pour autant, n'estce pas peut-être parce que'elle l'a jusqu'à un certain point, sinon organisée et commandée, du moins guidée, et comme secrètement orientée? De la Critique à l'Anthropologie, il y aurait comme un rapport de finalité obscure et obstinée. Mais il se peut aussi que l'Anthropologie ait été modifiée dans ses éléments majeurs à mesure que se développait la tentative critique : l'archéologie du texte, si elle était possible, ne permettrait-elle pas de voir naître un «homo criticus», dont la structure diffèrerait pour l'essentiel de l'homme qui l'a précédé? C'est à dire que la Critique, à son caractère propre de «propédeutique» à la philosophie, ajouterait un rôle constitutif dans la naissance et le devenir des formes concrètes de l'existence humaine. Il y aurait une certaine vérité critique de l'homme, fille de la critique des conditions de la vérité.
Mais n'espérons pas d'indubitables réponses à des interrogations aussi univoques. Le texte de l'Anthropologie nous est donné dans sa forme terminale. Et nous aurons pour nous guider dans cette tentative quatre séries d'indices, toutes très partielles :
a/ Les Reflexionen se rapportant à l'anthropologie que l'édition de l'Académie a regroupées en essayant de leur donner une date. Encore faut-il faire remarquer que bien peu de ces fragments sont assez étendus pour donner une image de ce qu'a pu être l'Anthropologie à un moment donné ; et s'il est vrai que la datation approximative est proposée avec prudence, le regroupement a été fait selon le plan 1798, comme s'il avait été un cadre permanent depuis 1772. Dans ces conditions seules des modifications de détail deviennent déchiffrables.
b/ Les Collegentwürfe ont été répartis dans l'édition de l'Académie en deux sections : l'une réunissant les années 1770-1780 ; l'autre les années 80-90 . Malgré les mêmes difficultés que pour les Réflexions on peut apercevoir en comparant ces textes à celui de 1798, des glissements majeurs dans le sens même de l'Anthropologie, ou dans le centre d'équilibre de l'ouvrage (importance plus grande apportée par les Collegentwürfe, aux thèmes de l'histoire, de la citoyenneté, du cosmopolitisme).
c/ La comparaison avec les textes de la période précritique, et la comparaison avec les textes contemporains, ou à peu près, de la rédaction définitive de l'Anthropologie. On peut alors isoler quelques éléments qui sont restés absolument stables depuis le début du cours jusqu'à sa publication. En revanche certains problèmes qui ont dominé la pensée de Kant vers les années 1796-1798 ont à coup sûr fait pression sur le texte définitif de l'Anthropologie et dans cette mesure, plusieurs thèmes du texte de 1798 sont d'apport récent.
d/ La confrontation avec les textes contemporains qui traitent du domaine anthropologique. Certaines coïncidences, par exemple, avec la Psychologia empirica de Baumgarten que Kant a lue très tôt, indiquant, à n'en pas douter, des éléments permanents dans l'Anthropologie ; d'autres, avec l'Empirische Psychologie de C.C.E.Schmidt révèlent au contraire une formation tardive. Mais là encore, il faut être prudent ; car très souvent, il n'est pas possible de savoir si l'emprunt a été fait par Kant à un livre publié, ou inversement si l'auteur n'a pas emprunté à la doctrine écrite ou à l'enseignement oral de Kant (transmis par les notes des élèves) tel élément que l'on retrouve dans l'Anthropologie comme dans sa patrie d'origine. Il semble, par exemple, que Ith ait parfaitement connu l'ensemble de l'œuvre de Kant, souvent citée par lui dans son Versuch emier Anthropologie ; Schmidt y fait également référence .
Mais tous ces recoupements ne peuvent guère servir qu'à dégager les abords ; ils laissent inentamé le problème central des rapports anthropologico-critiques. Mais, aussi incertaines qu'elles soient, ces indications ne doivent pas être négligées. En confrontant ce qu'elles peuvent apprendre avec les textes de l'Anthropologie et ceux de la Critique, on peut espérer voir comment le dernier des ouvrages de Kant se trouvait engagé à la fois dans la série des recherches précritiques, dans l'ensemble de l'entreprise critique elle-même, et dans le groupe des travaux qui, à la même époque, tentent de cerner une connaissance spécifique de l'homme. Et d'une manière paradoxale, ce triple engagement rend l'Anthropologie contemporaine à la fois de ce qui précède la Critique, de ce qui l'accomplit et de ce qui va bientôt la liquider.
Il n'est pas possible pour cette raison même de dissocier tout-à-fait, dans l'analyse de l'ouvrage, la perspective génétique et la méthode structurale : nous avons affaire à un texte qui, dans son épaisseur même, dans sa présence définitive et l'équilibre de ses éléments, est contemporain de tout le mouvement qu'il clôture. Seule une genèse de toute l'entreprise critique, ou du moins la restitution de son mouvement d'ensemble pourrait rendre compte de cette figure terminale en laquelle elle s'achève et s'efface. Mais inversement, la structure des rapports anthropologico-critiques pourrait seule permettre, si elle était exactement définie, de déchiffrer la genèse qui s'achemine vers cet équilibre dernier, — ou pénultième s'il est vrai que l'Opus postumum fait déjà les premiers pas sur le sol, enfin rejoint, de la philosophie transcendantale.

Réglons d'abord quelques questions de dates.
Un certain nombre d'indices permettent de situer avec assez d'exactitude le moment où fut rédigé le texte de l'Anthropologie, parue chez Nicolovius en octobre 1798.
1) Dans une lettre à Christophe Wilhelm Hufeland qui date de la seconde quinzaine du mois de mars 1797, Kant remercie son correspondant de l'envoi qu'il lui a fait. Il s'agit de la Makrobiotik oder die Kunst das menschliche Leben zu verlängern (Iéna, 1796) ; il promet de lire le livre, mais en mesurant son plaisir, «à la fois pour conserver la vivacité de son appétit et pour saisir clairement les idées hardies et exaltantes pour l'âme qui concernent la force de la disposition morale, animatrice de l'homme physique, et dont il compte bien se servir pour l'Anthropologie» .
2) Le 20 septembre 1797, le texte est assez avancé pour que le cercle des amis et des correspondants s'attende à une prochaine parution. «C'est avec une grande joie, écrit Biester, que les lecteurs vont accueillir votre Anthropologie» ; et pensant probablement que la rédaction en est désormais achevée, il ajoute : «Il est excellent que vous donniez ce texte à l'imprimeur cette année encore, car il y a bien longtemps qu'on désire le lire. »
3) Le 5 novembre de la même année, Tieftrunk demande des nouvelles de l'ouvrage, s'étonnant un peu qu'il ne soit pas encore paru : «Le public attend de vous une Anthropologie : va-t-elle bientôt paraître ?»
4) En fait, il est difficile de savoir si la rédaction est ou non achevée à cette date. Autant Kant s'est occupé avec obstination et minutie de la publication du Conflit des facultés , autant il est avare, dans sa correspondance, de renseignements sur l'Anthropologie. Lorsque, dans une lettre du 13 octobre 1797, il évoque la possiblité sa mort prochaine, il recommande à Tieftrunk deux «mémoires» dont le professeur Gensichen se chargera. L'un est entièrement rédigé — depuis deux ans déjà — , l'autre est presque achevé . Il est infiniment peu probable que le manuscrit de l'Anthropologie soit par là concerné ; le terme d'Abhandlung ne convient pas à un texte si long ; il s'agit bien plutôt de deux sections du Conflit des facultés. Dès lors faut-il admettre que la véritable rédaction de l'Anthropologie n'est pas encore entreprise ou, au contraire, tout à fait terminée et déjà acheminé à l'éditeur?
5) Schöndörffer fait valoir que le manuscrit de l'Anthropologie ne désigne pas nommément le Dr Less à propos d'Albrecht Haller : il est question seulement d'un «théologien connu, ancien collègue (de Haller) à l'université». Or le texte imprimé porte le nom du Dr Less . Celui-ci étant mort en 1797, on peut supposer que Kant n'a pas voulu, de son vivant, le citer expressément ; la nouvelle du décès serait donc intervenue une fois le manuscrit achevé et, sans doute, remis à l'imprimeur.
6) Plus important et plus convaincant, les fait que certains passages qui figurent dans le manuscrit on passé, au peu près tels quels, dans le texte. Von der Macht des Gemüts durch die blossen Vorsatz seiner krankhaften Gefühle Meister zu sein. Ce texte constitue le troisième partie du Conflit des Facultés. Kant, dans une lettre du 17 avril 1797, donne ce thème de l’ouvrage comme une idée qui lui est venue tout récemment. Il vient d’entrer dans sa soixante-quatorzième année est s’est trouvé heureusement préservé jusque-là de toute maladie; cette expérience le fonde de parler d’une “psycholgische Artzneimittel”. C’est un fait que dans sa lettre précédente à Hufeland (fin du mois de mars), il n’en est pas encore question. La lecture de la Makriobiotik l’a déterminé, comme le laisse entendre la “Réponse à Hufeland” qui ouvre Von der Macht des Gemüts. Or ce texte a pau dans le Journal der praktischen Arzneikunde und Wundarzneikunst (4te Stuck, V Band. 1798) avec des textes prélevés sur le texte de l’Anthropologie. On peut donc supposer que celui-ci était achevé, ou presque, lorsque fut redigé l’article destiné à la revue de Hufeland.
7. Une note du text imprimé renvoie à Von der Macht des Gemüts. Or cette note ne figure pas dans le manuscrit de Rostock, ce qui laisse suppoer qu’à l’époque où il le rédigea, Kant n’avait pas achevé et peut-être même pas encore entamé lc composition de’article qu’il destinait à Hufeland.
8. On a fait remarquer qu’une note marginae du manuscrit renvoie à l’ouvrage de Hearne, dont deux traductions allemandes avaient paru en 1797. Kant leas aurait donc lues dans la seconde moitié de cette année-là, une fois le manuscrit rédigé. Mais encore faut-il remarquer que Hearne était déjà cité dans la Religion a l’intérieur des limites de la simple raison. Il pourrait donc s’agir d’une réminiscence et d’une addition.
Tous ces renseignements indiquent une date assez précise: le manuscrit de l’Anthropologie a dû être mis au point, pour l’essentiel, dans la première moitié de l’année 1797 – peut-être dans les trois ou quatre premiers mois. La brusque inspiration qui a fait naître Von de Macht n’a pas eu sans doute à interrompre une rédaction à peu près achevée; mais elle en a repoussée vraisemblablement l’impression et la mise au point définitive. C'est une fois Von der Macht achevé et peut-être envoyé déjà à Hufeland que les dernières modifications ont été apportées à l'Anthropologie (suppression des passages qui faisaient double emploi, addition de références), et adressées alors directement à l'imprimeur ou portées sur les épreuves.
*
En elle-même cette précision de date n'est ni tout à fait indifférente, ni tout à fait décisive. Elle prend son sens, — et la mesure de ce sens — , si on rapproche le texte rédigé à ce moment là, non seulement de ceux qui lui sont contemporains, mais de ceux qui avoisinaient, dans le temps, les premiers cours d'Anthropologie. Si on admet comme point d'origine du texte, l'année 1772, entre la Dissertation sur le monde sensible et intelligible et l'Essai sur les Races humaines, on voit que l'Anthropologie a pris naissance au cours des années qui semblent clore la période précritique et annoncer la révolution copernicienne.
Une chose est certaine, en tous cas : le texte publié en 1798 s'ajuste sans difficulté et sans modification notables à divers écrits de la période précritique.

a/ Observations sur le Beau et le Sublime (1764). Les concordances entre ce texte et l'Anthropologie ont été déjà relevées avec soin et exactitude par R. Kempf . Elles sont notables pour l'analyse des tempéraments. Sans doute la perspective est-elle, ici et là, entièrement différente ; dans les Observations, elle s'ordonne au problème des sentiments moraux, — la classification étant alors admise comme une donné de fait ; alors que la description de l'Anthropologie est commandée par une sorte de déduction des tempéraments, à partir de la tension et de la détente de l'activité et du sentiment . Mais le contenu est étonnamment semblable, jusque dans les expressions et le choix des mots: à propos du colérique, par exemple, on lit dans les Observations : «sein Wohlwollen ist Höflichkeit, seine Achtung Zeremonie» ; et dans l'Anthropologie : «er ist höflich aber mit Zeremonie» . Mêmes coïncidences à propos du caractère des hommes et des femmes , des traits distinctifs des diverses nationalités . Toutes montrent assez la lointaine origine du texte, la permanence presque littérale de certains éléments que des décennies entières ont à peine entamés.
b/ Essai sur les maladies de l'esprit (1764). Là encore, bien des éléments communs : la distinction entre Torheit et Narrheit : «Der Tor ist nicht weise, der Narr ist nicht klug» ; la classification des maladies de la défaillance (Ohnmacht), et de la perturbation (Verkehrtheit) qui deviendra, dans l'Anthropologie, sans que la signification en soit modifiée, l'opposition des déficiences de l'esprit — Gemüts-schwäche — et de ses maladies — Gemüts-krankheiten . Notons cependant que certaines formes de folies, que l'Anthropologie place dans le cadre des déficiences (Dummheit, Albemheit, Jorheit), étaient dans l'Essai, mises à part, et comme dévalorisées par rapport aux malades véritables, seules dignes de pitié ; elles étaient désignées comme «diese ekelhafte Krankheiten» . D'autre part, la distinction fondamentale des grandes maladies de l'esprit, si elle conserve les mêmes termes, de l'Essai à l'Anthropologie, leur donne un contenu radicalement différent. La classification de l'Essai est simple : la Verrückung altère les concepts de l'expérience, et fait naître des chimères, comme dans l'hypochondrie ; le délire (Wahnsinn) affecte le jugement comme chez le mélancolique ; la démence, enfin (Wahnwitz) détériore la raison en ce qui concerne les jugements . Cette classification a été modifiée : les concepts organisateurs du classement sont ceux qui ont rapport avec l'expérience possible, tandis que sous l'étiquette générale d'aliénation (Verrückung), on trouve échelonnés à la manière de Sauvage ou de Linné les notions de amentia, dementia, insania, versania . La parenté du texte de l'Anthropologie avec celui de l'Essai est encore fort claire, mais on reconnaît mieux ici les traces d'un réajustement aux découvertes critiques, et aux développements scientifiques de l'époque.
c/ Notons aussi dans l'Anthoropologie un écho d'un texte de 1771 où Kant rendait compte d'une Dissertation de Moscceti : «Von dem körperlichen Unterschiede zwischen den Struktur der Tiere und Menschen» : 26 ans plus tard, Kant évoquera ce difficile, et à ses yeux inutile problème de la posture verticale chez l'homme primitif.
d/ L'Essai sur les Races (1775). L'Anthropologie accorde moins d'une page au problème qui avait été traité dans l'Essai ; elle se contente de renvoyer au texte de Girtanner qui avait résumé peu de temps auparavant les idées de Kant dans sa Dissertation : «Über das kantische Prinzip für die Naturgeschichte» . Mais l'Essai sur les Races se termine sur un bref paragraphe qui est important pour comprendre quelle place Kant faisait à l'Anthropologie dans l'organisation du savoir. L'Essai était destiné à «amorcer» le cours de géographie physique de semestre d'été 1775 — et dans cette mesure il relève de cette discipline. Celle-ci cependant n'a pas sa fin en soi, et n'est pas en référence exclusive à elle-même : elle forme un exercice préalable à la connaissance du monde (Weltkenntniss), dont l'Anthropologie fera plus tard le synonyme d'une connaissance de l'homme. Cette constitution d'une Weltkentniss porte avec soi deux caractères spécifiques :
— elle doit fournir «à toutes les connaissances et aptitudes acquises» , l'élément du pragmatique, de manière qu'elles ne servent pas simplement à accroître le savoir de l'Ecole, mais encore à organiser et guider la vie concrète ;
— et pour ce faire, les deux domaines où s'exerce le savoir, la Nature et l'Homme, ne doivent être pris comme thèmes de notations rhapsodiques, mais doivent être envisagés d'une manière cosmologique, c'est-à-dire dans le rapport à ce tout dont ils font partie et où l'un et l'autre prennent leur place et se situent (darin ein jeden selbst seine Stelle einnimmt).
Ces thèmes sont proches de ceux qui sont indiqués dans l'Introduction et dans les dernières pages de l'Anthropologie. Mais si le contenu thématique ne change pas (prévalence du pragmatique, et souci d'une connaissance qui concerne le monde dans la cohésion serrée d'un tout), les structures, en revanche, sont décalées : Géographie physique et anthropologie ne prennent plus place l'une à côté de l'autre, comme les deux moitiés symétriques d'une connaissance d'un monde articulé selon l'opposition de l'homme et de la nature ; la tâche de se diriger vers une Weltkenntniss est tout entière confiée à une Anthropologie qui ne rencontre plus la nature que sous la forme déjà habitable de la Terre (Erde). Et par conséquent, l'idée d'une perspective cosmologique qui commanderait par avance, et de loin(?), Géographie et Anthropologie, servant d'unité de référence au savoir de la nature et à la connaissance de l'homme, devra se dissiper pour faire place à une idée cosmopolitique, qui a valeur programmatique, et où le monde apparaît plutôt comme cité à batir que comme cosmos déjà donné.
*
A l'autre extrémité de l’œuvre kantienne, l'Anthoropologie est contemporaine d'un certain nombre d'autres textes qui, rapprochés, permettent de cerner à peu près le point d'arrivée ou du moins les apports les plus récents. Tenant ainsi les deux bouts de la corde, nous serons peut-être moins désarmés pour aborder ce fait, à la fois historique et structural, ce fait doublement présent dans la chronologie des textes et dans l'architectonique de l'œuvre, — et qui est la contemporanéité de la pensée critique et de la réflexion anthropologique.
A l'époque où Kant met au net pour l'éditeur, ce texte, si archaïque dans ses préoccupations, si lointainement enraciné dans son œuvre, quels sont donc les principaux et les plus récents soucis de la réflexion?
1/ L'épisode final de la correspondance avec Jakob Sigismund Beck. La dernière lettre d'intérêt philosophique que Kant adresse à Beck est datée du 1er juillet 1794. Elle concerne ce que Beck appelle la Beilegung — l'imputation d'une représentation, en tant que détermination du sujet, à un objet qui diffère d'elle, et par laquelle elle devient l'élément de connaissance. Kant fait remarquer que la représentation n'est pas «dévolue» à un objet, mais qu'à la représentation est dévolue un rapport à quelque chose d'autre — par quoi elle devient communicable à autrui. Il fait valoir aussi que l'appréhension du multiple et son assomption dans la conscience, ne fait(?) qu'une seule et même chose avec la représentation de ce qui n'est possible que par la composition. Et ce n'est que du point de vue de cette composition que nous pouvons communiquer les uns avec les autres : en d'autres termes, c'est le rapport à l'objet qui rend la représentation valable pour chacun et partout communicable : ce qui n'empêche pas que nous devons opérer nous-mêmes la composition. Les thèmes majeurs de la Critique, — rapport à l'objet, synthèse du multiple, validité universelle de la représentation — sont ainsi fortement regroupé autour du problème de la communication. La synthèse transcendantale ne se donne jamais qu'équilibrée dans la possibilité d'un partage empirique, manifesté sous la double forme de l'accord (Übereinstimmung) et de la communication (Mitteilung). Que la représentation ne soit pas affectée à une chose, que la multiplicité ne soit pas offerte déjà nouée sur elle-même, garantit, dans une contradiction qui n'est qu'apparente, l'échange toujours possible des représentations : c'est que le sujet ne s'y trouve pas déterminé par la manière dont il est affecté, mais qu'il se détermine dans la constitution de la représentation : «Wir können aber nur das verstehen und anderen mitteilen, was wir selbst machen können» .
Là s'arrète la correspondance philosophique avec Beck. «Je remarque», écrit Kant en terminant sa lettre «que je ne me comprends plus suffisamment» ; et il souhaite qu'un mathématicien comme Beck, puisse présenter avec assez de clarté «les fils ténus et simples de notre faculté de connaître». En fait, si le dialogue avec Beck ne doit plus être renoué jusqu'à la fin, il se poursuit, comme de biais. Beck en effet adresse trois nouvelles lettres à Kant : la première relève encore de la problématique précédente : unité synthétique de la conscience, représentation qui n'est pas liée à l'objet par un lien extérieur à l'acte même de représentation . La seconde concerne deux thèmes :
d'une part l'irréductibilité de la sensibilité et de l'entendement (l'objet qui affecte les sens est-il chose en soi ou phénomène? ; — l'entendement peut-il constituer son objet en dehors de la sensibilité? — leur rôle est-il pour la sensiblilité d'affecter le sujet, pour l'entendement de rapporter cette affection subjective à un objet?) ; d'autre part le rapport du théorique et du pratique (dans la conscience pratique, l'homme, qui s'élève au-dessus de la nature demeure-t-il un Naturgegenstand). Enfin la troisième concerne, avec le problème de la liaison originaire dans l'entendement, l'erreur fichtéenne de ne point faire de différence entre philosophie pratique et philosophie théorique . A tout cela, Kant ne donne pas réponse, du moins directement : une lettre rapide à Tieftrunk évoque les difficultés avec Beck ; mais la véritable réplique, on la trouve dans l'Anthoropologie, en partie dans le texte imprimé, en partie aussi dans un long passage du manuscrit que l'édition a laissé de cöté.
a) Dans le texte imprimé, il faut noter l'ampleur et la consistence accordées au domaine de la sensibilité. Sans doute existe-t-il un pouvoir d'attention (Auffassung-vermögen) qui semble définir un pouvoir producteur par rapport au contenu sensible : n'est-t-il pas capable de faire naître l'intuition (die Anschauung hervorzubringen). Mais il s'agit là d'entendement, considéré comme faculté de connaître en général . Mais pris au sens étroit l'entendement s'oppose à l'intuition sensible qui lui demeure absolument irréductible, au point que l'imagination comme pouvoir de reproduction s'ordonne à la productivité originaire et insurmontable de l'intuition sensible . Mais ce pouvoir d'exhibition première que l'entendement ne peut ni réduire ni construire, n'en est pas moins fondamentalement lié au sujet par les formes a priori de l'intuition. Cette opposition de l'entendement et la sensibilité n'est pas menaçante pour l'unité de ce que Beck appelait, afin d'en mieux marquer l'identité, «das Erfahrende». «Ich als denkendes Wesen bin zwar mit mir als Sinnewesen ein und dasselbe Subject» .
L' Anthropologie prend soin de distinguer aussi sens interne et apperception. Celle-ci est définie par la conscience de ce que l'homme fait ; celui-là, par la conscience de ce qu'il éprouve . Définitions qui recoupent celles de la Critique, mais avec un certain décalage. L'apperception que la Critique ramenait à la simplicité de Je pense , est rapprochée maintenant de l'activité originaire du sujet, tandis que le sens interne, que la Critique analysait selon la forme a priori du temps est ici donné dans la diversité primitive d'un «Gedankenspiel» , qui se joue hors de la maîtrise même du sujet, et qui fait du sens interne plus le signe d'une passivité première que d'une activité constituante.
b) Dans le texte resté inédit, Kant développe avec plus de détail le problème de la connaissance de soi. Le sens interne, défini alors comme conscience empirique ne peut percevoir le moi que dans son statut d'objet, — moi observé qui a alors pour sens d'être l'Inbegriff des objets de la perception interne. L'apperception de son côté est définie, dans un sens beaucoup plus proche de la Critique, par la conscience de soi intellectuelle; elle ne se rapporte alors à aucun objet donné ; à aucun contenu intuitif ; elle ne concerne qu'un acte du sujet déterminant, et dans cette mesure elle n'est à mettre au compte ni de la Psychologie, ni de l'Anthropologie, mais de la Logique. Alors se profile grand danger évoqué par Fichte de la division du sujet, en deux formes de la subjectivité qui ne peuvent plus communiquer l'une avec l'autre que dans le déséquilibre du rapport sujet-objet . C'est là, Kant le reconnaît, une «grande difficulté» : mais il faut garder à l'esprit qu'il ne s'agit pas d'un «doppeltes Ich», mais d'un «doppeltes Bewußtsein dieses Ich» . Ainsi le Je conserve son unité, mais s'il vient à la conscience ici comme contenu de perception, là comme forme du jugement, c'est dans la mesure où il peut s'affecter lui-même, étant, en un seul et même acte «das bestimmende Subjekt» et «das sich selbst bestimmende Subjekt». Une sensibilité irréductible à l'entendement ne risque donc pas de dissocier le sujet, et il n'est pas besoin pour écarter ce péril de ramener tout le champ de l'expérience sous la seule souveraineté de l'entendement, ni de faire de celui-ci l'Erfahrende par excellence, ni enfin de désigner dans les catégories la forme originaire de «Verstandes-Verfahren» : autant de solutions extrêmes que Beck, impressionné par la pensée fichtéenne, se croyait obligé d'adopter pour éviter la division du sujet kantien.
Les lettres de Beck parvenues à Kant, au moment où il rédigeait le texte définitif de l'Anthropologie (ou en tous cas peu de temps auparavant), ont été à l'origine de ces réponses diagonales qu'on peut déchiffrer tant dans l'ouvrage imprimé que dans le manuscrit. On peut même supposer que les passages restés inédits représentaient de trop près une réponse à Beck, et une reflexion sur les problèmes qu'il posait, pour pouvoir figurer dans l'Anthropologie proprement dite. En même temps, pour marginal qu'il ait été, ce débat permettait de définir l'espace dans lequel une Anthropologie, en général, était possible : région dans laquelle l'observation de soi n'accède ni à un sujet en soi, ni au Je pur de la synthèse, mais un moi qui est objet, et présent seulement dans sa seule vérité phénoménale. Mais ce moi-objet, offert au sens dans la forme du temps n'est pourtant pas étranger au sujet déterminant, puisqu'il n'est pas autre chose en fin de compte que le sujet tel qu'il est affecté par lui-même. Et loin que le domaine de l'Anthropologie soit celui du mécanisme de la nature et des déterminations extrinsèques (elle serait alors une «physiologie»), il est tout entier habité par la présence sourde, dénouée et déviée souvent, d'une liberté qui s'exerce dans le champ de la passivité originaire. Bref, on voit s'esquisser un domaine propre à l'Anthropologie, celui où l'unité concrète des synthèses et de la passivité, de l'affecté et du constituant, se donne comme phénomène dans la forme du temps.
Mais une telle mise en place de l'Anthropologie n'est possible que du point de vue d'une réflexion transcendantale. Il était donc normal que Kant renonçait à publier un texte aussi étranger, sinon au problème de l'Anthropologie, du moins au niveau de réflexion qui lui est propre. Dans l'Anthropologie, ne devait figurer que ce qui est à son niveau : l'analyse des formes concrètes de l'observation de soi. Mais regroupés, le texte inédit et le texte imprimé constituent, à deux niveaux différents, l'unité d'une démarche qui tout à la fois répond à Beck, conjure le péril fichtéen, et dessine de l'extérieur, comme en creux, la place possible de l'Anthropologie.
2/ Les discussions à propos de la métaphysique du Droit. La pensée juridique, depuis le XVIe siècle, s'était surtout attachée à définir le rapport de l'individu à la forme générale de l'Etat, ou de l'individu à la chose dans la forme abstraite de la propriété. Mais voilà que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on s'interroge sur les rapports d'appartenance des individus entre eux dans la forme concrète et particulière du couple, du groupe familial, du foyer, de la «maison» : comment la société civile, que la bourgeoisie présuppose comme son fondement et sa justification peut-elle se particulariser en des unités restreintes, qui n'empruntent plus rien au modèle féodal, mais ne doivent pas se dissoudre au moment où il disparaît pour toujours. Christian Gottfried Schütz s'était inquiété de voir, dans la Métaphysique du droit, ces rapports se modeler trop fidèlement sur les formes majeures du droit des choses. Kant ne leur faisait-il pas place dans la section intitulée : «Von dem auf dingliche Art persönlichen Recht», qui se divisait en trois domaines, selon les trois formes essentielles de l'acquisition : l'homme acquiert (erwirbt) une femme ; le couple acquiert des enfants ; la famille acquiert des domestiques . Or Schütz se refuse à croire que dans le rapport matrimonial «la femme devienne la chose de l'homme» ; la forme de satisfaction que, dans l'ordre du mariage, l'homme peut tirer de la femme ne réduit pas la femme à un statut aussi primitivement simple ; la chosification d'autrui n'a de vérité que dans le cannibalisme : le mariage et les droits qu'il donne ne font pas des personnes des «res fungibiles». De même à l'égard des serviteurs qui ne pourraient être considérés comme des choses que si leur capture et le droit à leur capture pouvaient être inscrit dans les règles fondamentales de la vie en société. Bref, le problème que pose Schütz, sous divers aspects, se ramène à la constitution de ces îlots concrèts de la société bourgeoise dont ne peuvent rendre compte ni le droit des gens, ni le droit des choses : synthèses spontanées que n'épuisent ni une théorie du concret ni une analyse de l'appropriation, franges du droit où la domination n'est ni souveraineté ni propriété.
Dans la lettre à Schütz du 10 juillet 1797, — à l'époque où probablement il achevait la rédaction de l'Anthropologie, — Kant répond aux objections qu'on lui a faites : le mutuum adjutorium du rapport sexuel est la conséquence juridiquement nécessaire du mariage : c'est à dire que la chosification dans le rapport de l'homme et de la femme n'est pas un fait qui fonde le droit, mais un fait qui résulte d'un état de droit, et qui ne le conteste que s'il s'affirme en dehors de lui : au-delà ou en deçà des limites du mariage, le libertinage d'un Freidenker n'est pas différent, sauf pour la forme de l'Anthropologie. Mais inversement, si la signification morale du rapport sexuel est très différente selon qu'il est accompli ou non dans la forme juridique du mariage, le contenu lui-même ne change pas ; partenaire devient pour l'autre, une chose, un adjutorium de son plaisir. Le droit autorise le fait : mais en le fondant, il n'en altère pas le contenu, et ne procède sur lui à aucune métamorphose.
De même pour le rapport avec les domestiques : sans doute s'agit-il là de personnes ; mais le rapport est juridiquement un rapport de possession. Qu'on ait quelqu'un en sa possession désigne un jus in re ; le domestique — à la différence de l'homme qui travaille à la journée — fait partie intégrante du Hauswesen. Le rapport juridique qui chosifie, ne change pas en chose l'essence de la personne, mais établit de personne à personne des rapports qui sont ceux de la personne à la chose. Schütz, dans sa protestation confondait le point de vue moral et le point de vue juridique, la personne humaine et le sujet de droit. Distinction que rétablit, en sa rigueur, la réponse de Kant . Mais l'objection de Schütz allait au cœur même de la préoccupation anthropologique, qui est un certain point de convergence et de divergence du droit et de la morale. L'Anthropologie est pragmatique en ce sens qu'elle n'envisage pas l'homme comme appartenant à la cité morale des esprits (elle serait dite pratique) ni à la société civile des sujets de droit (elle serait alors juridique) ; elle le considère comme «citoyen du monde», c'est-à-dire comme appartenant au domaine de l'universel concret, dans lequel le sujet de droit, déterminé par les règles juridiques et soumis à elles, est en même temps une personne humaine qui porte, en sa liberté, la loi morale universelle. Etre «citoyen du monde», c'est appartenir à cette région aussi concrète qu'un ensemble de règles juridiques précises, aussi universelles que la loi morale. Dire qu'une Anthropologie est pragmatique et dire qu'elle envisage l'homme comme citoyen du monde revient donc à dire la même chose. Dans ces conditions, il appartiendra à l'Anthropologie de montrer comment un rapport juridique qui est de l'ordre de la possession, c'est-à-dire un jus rerum, peut préserver le noyau moral de la personne prise comme sujet de liberté. Le préserver non sans le compromettre en même temps.
Tel est le paradoxe du rapport de l'homme à la femme décrit par l'Anthropologie : dans l'état de nature, la femme n'est que le Haustier; déjà la polygamie barbare instaure un jeu dans lequel, si les femmes sont chosifiées, les possibilités de conflit entre elles, les rivalités et les coquetteries font de leur possesseur l'objet de leurs luttes ; et à l'arbitraire du maître, les ruses du harem ont tôt fait de substituer l'arbitraire soumission du souverain à l'épisodique maîtresse. La structure monogamique de la société civilisée n'affranchit pas la femme de son caractère de chose possédée ; à ce point même que l'infidélité de la femme, en détruisant ce rapport, permet à l'homme d'anéantir l'objet même du rapport devenu vide : c'est à dire de tuer la femme. Mais la jalousie comme rapport violent, comme chosification de la femme jusqu'à la destruction incluse est une reconnaissance de la valeur de la femme ; ce serait au contraire l'absence de jalousie qui réduirait la femme à n'être qu'une marchandise interchangeable. Le droit à être jaloux — jusqu'à l'assassinat — est une reconnaissance de la liberté morale de la femme. Or la première revendication de cette liberté est d'échapper à la jalousie, et de prouver qu'on est plus qu'une chose en suscitant une jalousie qui restera impuissance devant l'exercice irrépressible de cette liberté ; alors s'instaure dans le droit monogamique, la galanterie, point d'équilibre entre le jus rerum qui fait de la femme la chose de son mari, et de la loi morale qui reconnaît en toute personne un sujet de liberté. Point d'équilibre ne veut dire d'ailleurs ni point d'arrivée ni partage équitable ; car la galanterie n'est qu'un enchevêtrement de prétentions : prétention de l'homme à réduire dans le mariage qu'il espère la liberté de femme ; prétention de la femme à exercer, en dépit du mariage, sa souveraineté sur l'homme. Ainsi se trame tout un réseau où ni le droit ni la morale ne sont jamais donnés à l'état pur ; mais où leur entrecroisement offre à l'action humaine son espace de jeu, sa latitude concrète. Ce n'est pas le niveau de la liberté fondatrice ; ce n'est pas le niveau de la règle de droit. C'est l'apparition d'une certaine liberté pragmatique, où il est question de prétentions et de ruses, d'intentions louches et de dissimulations, d'efforts inavoués vers l'emprise, de compromis entre des patiences.
C'est à tout cela sans doute que Kant faisait allusion, lorsque dans la Préface de Anthropologie, il lui donnait comme objet de déterminer ce que l'homme fait, — ou peut et doit faire de lui même en tant que «freihandelndes Wesen» : commerce de la liberté avec elle-même, se limitant dans le mouvement par lequel elle s'affirme ; manipulation où les compromissions de l'échange ne s'épuisent jamais dans la limpidité d'une reconnaissance pure et simple. Traitant de l'homme comme «freihandelndes Wesen», l'Anthropologie dégage toute une zone de «libre-échange» où l'homme fait circuler ses libertés comme de la main à la main, se liant ainsi aux autres par un sourd et ininterrompu commerce, qui lui ménage une résidence sur toute la surface de la terre. Citoyen du monde.
3/ La correspondance avec Hufeland et la troisième partie du Conflit des Facultés. A l'époque où Kant rédige l'Anthropologie, sa correspondance le montre moins préoccupé, à vrai dire, des problèmes de la philosophie critique, dont il sent à cause de l'âge les fils lui échapper déjà, que d'une certaine interrogation dans laquelle la vieillesse s'étonne d'elle-même et se questionne : cette vieillesse qui n'est plus capable de ressaisir les ténuités transcendantales, mais qui semble rester maîtresse d'elle-même dans la prévention soigneuse de toute maladie, que signifie-t-elle? Est-elle vie prolongée ou vie achevée? Cet âge de la raison en indique-t-il la maîtrise sur le temps précaire de la vie? Cet écoulement du temps qui approche de nous, sans nous, l'échéance de la vie, peut-il être contourné ou dominé par une synthèse active de la raison qui fait du flux irrépressible le règne calme de la sagesse? — Pour la troisième fois le problème de la passivité et du temps apparaît en surplomb de cette période où s'élabore définitivement l'Anthropologie. Ce problème recoupe un texte publié par Hufeland et intitulé «Makrobiotik oder die Kunst das menschliche leben zu verlängern» . Texte qui s'inscrit dans tout un mouvement de la médecine allemande dont Reil, dont Heinroth sont les témoins : vaste effort anthropologique pour ajuster l'observation de la maladie à une métaphysique du mal, et pour retrouver par quelle gravitation commune l'effondrement dans le mécanisme pathologique recouvre exactement la chute de la liberté dans le péché . L'ouvrage de Hufeland, pour n'être pas aussi radical, est situé cependant dans le voisinage de cette pensée. Il en est, avec une certaine retenue comme l'envers pragmatique, puisqu'il s'agit de «traiter moralement ce qu'il y a de physique en l'homme» et de montrer que «la culture morale est indispensable à l'achèvement physique de la nature humaine» . La médecine moralisante qui, dans la dynastie de Rousseau, a dominé la fin du XVIIIe siècle, trouve là tout à la fois un achèvement et un retournement de sens. Dans cette nouvelle physiologie éthique, le lien de la santé à la vertu ne passe plus comme chez Tissot par l'immédiateté naturelle, mais par l'universelle maîtrise de la raison. La santé est l'envers visible d'une existence où la totalité organique est dominée, sans opposition ni résidu, par une forme de rationalité, qui au-delà de tout partage est à la fois éthique et organique ; elle est l'espace de jeu de la liberté, — espace où elle peut jouer, mais espace qu'elle constitue précisément par son jeu. Et si dans le «pathos» de la maladie, il y a quelque chose qui l'apparente aux passions, ce n'est plus par trop d'éloignement du monde calme de la nature, mais par une détente de l'arc spirituel de la liberté : le déterminisme, — liberté desserrée — , n'est ni tout à fait cause, ni simplement effet de la maladie : il est le processus même de la maladie se faisant, c'est-à-dire de la rationalité organique se défaisant, et renonçant dans la faute à sa liberté. C'est donc dans un bon usage de la liberté que s'enracine la possibilité «das menschliche leben zu verlängern» en préservant la mécanique du corps de la chute coupable dans le mécanisme.
Cette nouvelle inspiration médicale se reconnaît — avant de devenir bientôt philosophie de la nature — une parenté avec le kantisme. Hufeland l'accepte sans restriction, lorsque dans sa lettre du 12 décembre 1796, il annonce à Kant l'envoi de sa Makrobiotik, envoi doublement justifié puisque Kant démontre par son existence même que l'on peut conserver sa verdeur dans la vieillesse au milieu des travaux spirituels les plus astreignants, et puisque son œuvre autorise une connaissance de l'homme qui est, au fond, la véritable anthropologie .
Au moment où il reçoit la lettre et l'ouvrage de Hufeland — avec un retard assez considérable, au milieu de mars 1797 seulement — , Kant est précisément intéressé par ce même problème : il s'engage à lire avec soin le texte de Hufeland, avec lenteur aussi pour se faire des conceptions de l'auteur une idée claire qui lui permettra de les utiliser dans son Anthropologie . Environ trois semaines après, nouvelle lettre à son correspondant ; il lui dit son tout récent projet («Hier ist der Gedanke in den Kopf gekommen») d'écrire une Diététique «au sujet du pouvoir exercé par l'esprit sur ses impressions corporelles pathologiques». Il compte l'adresser à Hufeland bien qu'il ne s'agisse point d'un ouvrage médical, mais plutôt d'une réflexion sur son expérience personnelle. Cette Diététique sera, par Kant, utilisé deux fois : expédiée à Hufeland — qui reçoit l'autorisation de l'imprimer dans sa Revue ou de la publier à part avec introduction et remarques , elle figurera aussi comme troisième partie du Conflit des Facultés — constituant ainsi un ensemble systématique où seront étudiés les rapports de la Faculté de Philosophie avec les trois autres. Ainsi la contribution personnelle d'un philosophe à la tentative médicale de constituer une Diététique, se trouve en même temps, et sans modification, signifier un débat et un partage entre la science médicale et la réflexion philosophique pour la définition d'un art quotidien de la santé.
A vrai dire, ce qui domine le texte n'est pas de l'ordre du débat. Alors que le «conflit» entre les Facultés de philosophie et de théologie n'exigeait pour être résolu ni plus ni moins qu'un «Friedensabschluß», le rapport entre la philosophie et la médecine est, d'entrée de jeu, pacifique. Ordonnance médicale et précepte philosophique s'emboîtent spontanément dans la logique de leur nature : en un sens, une philosophie morale et pratique est une «Universal medizin», dans la mesure où, sans servir à tout ni pour tout, elle ne doit manquer dans aucune prescription. C'est qu'elle est, en effet, par rapport à la médecine l'universel négatif (elle écarte la maladie) — étant par là rapport à la diététique l'universel positif (elle définit les lois de conservation dans le jeu de la santé). La philosophie est l'élément d'universalité par rapport auquel se situe toujours la particularité de l'ordre médical. Elle en forme l'imprescriptible horizon, enveloppant en leur totalité, les rapports de la santé et de la maladie. Sans doute, cette préséance est-elle masquée par l'ordre immédiat des vœux humains ; quand on souhaite vivre longtemps, et en bonne santé, seul le premier de ces vœux est inconditionné, et le malade qui invoque la délivrance de la mort, souhaite toujours un répit quand vient le suprême moment ; mais ce qui est inconditionné sur le registre des vœux est second dans l'ordre de la vie ; il n'y a point de mort naturelle qui se produise en état de santé ; on a beau ne pas sentir la maladie : elle est là. La maladie est l'indispensable «noyau de la mort» . L'art de prolonger l'existence n'est donc pas victoire sur l'absolu de la mort dans la maîtrise exhaustive de la vie ; c'est, à l'intérieur même de la vie, l'art mesuré et relatif, d'aménager les rapports de la maladie et de la santé.
Art dont le sens n'est peut-être pas exprimé au plus juste par l'idée d'une «maîtrise de l'esprit sur les impressions pathologiques» : car les impressions étant ce qu'elles sont, seules peuvent être modifiées l'intensité et la durée de l'attention qu'on leur porte ; l'hypochondrie est délire non pas en ce sens que le «Krankheitsstoff» lui fait défaut, mais que l'imagination projette sur lui et sa réalité simple, le jeu de ses fantasmes. Quant aux malades elles-mêmes, elles ne sont accessibles à cette maîtrise de l'esprit que si elles ont la forme du spasme : et par là il faut entendre comme pour toute la médecine du XVIIIe siècle non pas exactement la contraction involontaire de la musculature d'un organe creux, mais d'une façon plus générale toute inhibition et accélération (celle-ci n'étant que l'effet paradoxal de cellelà) des mouvements naturels et réguliers de l'organisme. Sur ces mouvements, ou plutôt sur leurs altérations l'esprit a pouvoir de rééquilibration: maître de sa pensée, il est maître de ce mouvement vital qui en est la version organique et l'indispensable correspondant. Si l'esprit était immobile, la vie entrerait en sommeil, c'est-à-dire dans la mort (seul le rêve empêche de périr quand on dort) ; et si le mouvement de la vie risque de se déséquilibrer et de se bloquer dans le spasme, l'esprit doit pouvoir lui restituer une juste mobilité.
Entre le texte remis à Hufeland et l'Anthropologie, la communication est immédiate : ils sont de même niveau. Mis à part des deux derniers paragraphes de Von der Macht , tous les autres s'entrecroisent avec les thèmes traités dans Anthropologie : hypochondrie, rêve, problèmes de l'alimentation et de la digestion, réflexions sur le temps opportun de la pensée. Tout un long passage sur le sommeil a même été supprimé du manuscrit de l'Anthropologie parce qu'il faisait double emploi avec le Conflit des Facultés. Rédigés en même temps les deux textes appartiennent à la même veine de pensée.
Sans doute la recherche faite pour Hufeland a-t-elle aidé Kant à résoudre une des difficultés qui n'avait cessé de peser sur l'Anthropologie : comment articuler une analyse de ce qu'est l'homo natura sur une définition de l'homme comme sujet de liberté. Dans les Collegentwürfe des années 1770-1780, le problème n'est pensé que dans la forme de la séparation : «1/ Kenntniss des Menschen als Naturdinges ; 2/ als sittlichen Wesen», ou de la circularité «Weltkentniss ist 1/ Naturkenntniss ; 2/ Menschenkenntniss ; aber der Mensch hat auch eine Natur» . Dans les fragments ultérieurs, on voit la solution s'esquisser dans le sens d'une «utilisation» (Gebrauch), mais dont le contenu et la possibilité demeurent vide encore : «Die Menschenkenntniss hat die Idee zum grunde daß wir die Natur zu unseren Absichten am besten brauchen können» . Mais il faut attendre le Conflit des Facultés, et la rédaction de 1797 pour que se précise le sens de ce Gebrauch. On voit alors comment les mouvements du corps, pour conditionnants qu'ils soient (de la vie et de la mort, de la veille et du sommeil, de la pensée et de la non pensée) peuvent être maîtrisés par les mouvements de l'esprit et leur libre exercice. La théorie du «spasme» a montré comment les synthèses spontanées et passives du corps peuvent être reprises et rectifiés dans celles, volontaires, de l'esprit. Celles-ci, cependant, ne viendront jamais jusqu'au bout d'elles-mêmes, au profit de s'enlever dans une souveraineté qui dominerait la mort. Et la vieillesse en porte le signe, qui est ensablement nécessaire de cette maîtrise dans la spontanéité des synthèses passives. L'âge n'est pas maladie mais ce en quoi une maladie n'est plus maîtrisable. Et le temps, à nouveau domine.
*
Il faut s'arrêter quelques instants. Et feindre, par souci de méthode, de situer l'Anthropologie sans référence à la Critique, comme elle-même nous y invite, puisqu'à nul moment le texte de 1798 ne la suppose explicitement. Serait-il pris dans le seul système d'actualité de la période postcritique, et chargé des seuls souvenirs de l'époque précritique? Un certain nombre de thèmes, en tous cas, sont déjà en place. 1— La pensée anthropologique ne proposera pas de clore la définition, en termes naturalistes d'un Wesen humain : «Wir untersuchen hier den Menschen nicht nach dem was er naturlicher Weise ist», disaient déjà les Collegentwürfe de 1770-80 . Mais l'Anthropologie de 1798 transforme cette décision en constante méthode, en volonté résolue de suivre un chemin dont il est prévu que jamais il ne trouvera son aboutissement dans une vérité de nature. Il est du sens initial de l'Anthropologie d'être Erforschung : exploration d'un ensemble jamais offert en totalité, jamais en repos en soi-même parce que pris dans un mouvement où nature et liberté sont intriqués dans le Gebrauch, dont notre mot d'usage couvre quelques uns des sens.
2 — Etudier donc, non la mémoire, mais la manière de s'en servir . Décrire non pas ce que l'homme est, mais ce qu'il peut faire de lui-même. Ce thème a sans doute été, dès l'origine, le noyau même de la réflexion anthropologique, et l'indice de sa singularité : «wir untersuchen hier den Menschen… um zu wissen was er aus sich machen und wie man ihn brauchen kann». Tel était le programme défini par les Collegent-würfe . En 1798, il apparaît doublement modifié. L'Anthropologie ne cherchera plus à savoir «comment on peut utiliser l'homme», mais «ce qu'on peut en attendre» . D'autre part, elle déterminera ce que l'homme «peut et doit» (kann und soll) faire de lui-même. C'est-à-dire que l'usage est arraché au niveau de l'actualité technique et placé dans un double système : d'obligation affirmée à l'égard de soi, de distance respectée à l'égard des autres. Il est placé dans le texte d'une liberté qu'on postule à la fois singulière et universelle.
3 — Par là, se trouve défini le caractère «pragmatique» de l'Anthropologie : «Pragmatisch», disaient les Collegentwürfe, «ist die Erkenntniss von der sich ein allgemeiner Gebrauch in der Gesellschaft machen lässt» . Le pragmatique alors n'était que l'utile passé à l'universel. Dans le texte de 1798, il est devenu un certain mode de liaison entre le Können et le Sollen. Rapport que la Raison pratique assurait a priori dans l'Impératif, et que la réflexion anthropologique garantit dans le mouvement concret de l'exercice quotidien : dans le Spielen. Cette notion de Spielen est singulièrement importante : l'homme est le jeu de la nature ; mais ce jeu, il le joue, et il en joue luimême ; et s'il lui arrive d'être joué, comme dans les illusions des sens, c'est qu'il a joué lui-même à être victime de ce jeu ; alors qu'il lui appartient d'être maître du jeu, de le reprendre à son compte dans l'artifice d'une intention. Le jeu devient alors un «künstlicher Spiel» et l'apparence dont il joue reçoit sa justification morale . L'Anthropologie se déploie donc selon cette dimension de l'exercice humain qui va de l'ambiguïté du Spiel (jeu=jouet) à l'indécision du Kunst (art= artifice).
4 — Livre de l'exercice quotidien. Non de la théorie et de l'École. Dans un texte des années 80- 90, l'opposition est clairement formulée : «Alle Menschen bekommen eine zweifache Bildung : 1/ durch die Schule; 2/ durch die Welt» . Sans se réduire, cette opposition s'organise, formant dans ces leçons d'Anthropologie, qui sont, après tout, enseignement d'école, une tension fondamentale : les progrès de la culture, en quoi se résume l'histoire du monde, constituent une école qui conduit d'ellemême à la connaissance et à la pratique du monde . Le monde étant sa propre école, la réflexion anthropologique aura pour sens de placer l'homme dans cet élément formateur. Elle sera donc indissociablement : analyse de la manière dont l'homme acquiert le monde (son usage, non sa connaissance), c'est à dire comment il peut s'installer en lui, et entrer dans le jeu : Mitspielen; et synthèses des prescriptions et règles que le monde impose à l'homme, par lesquelles il le forme et le met en état de dominer le jeu : das Spiel verstehen . L'Anthropologie ne sera donc pas histoire de la culture ni analyse successive de ses formes; mais pratique à la fois immédiate et impérative d'une culture toute donnée. Elle apprend à l'homme à reconnaître dans sa propre culture l'école du monde. N'a-t-elle pas, dans cette mesure comme une parenté avec le Wilhelm Meister, puisqu'elle découvre, elle aussi, que le Monde est École. Mais ce que le texte de Goethe, et tous les Bildungsromane disent le long d'une histoire, elle le répète inlassablement dans la forme présente, impérieuse, toujours recommencée de l'usage quotidien. Le temps y règne, mais dans la synthèse du présent.
Voilà donc quelques jalons, au niveau même de l'Anthropologie, et qui suggèrent la ligne de pente qui lui est propre. Au départ, comme en témoignent les Collegentwürfen, elle se déployait dans le partage accepté de la nature et de l'homme, de la liberté et de l'utilisation, de l'École et du monde. Son équilibre est maintenant trouvé dans leur unité admise, sans que celle-ci revienne jamais en question, du moins au niveau anthropologique. Elle explore une région où liberté et utilisation sont déjà nouées dans la réciprocité de l'usage, où le pouvoir et le devoir s'appartiennent dans l'unité d'un jeu qui les mesure l'un à l'autre, où le monde devient école dans les prescriptions d'une culture. Nous touchons à l'essentiel : l'homme, dans l'Anthropologie n'est ni homo natura, ni sujet pur de liberté; il est pris dans les synthèses déjà opérées de sa liaison avec le monde.
Mais le texte de 1798 pouvait-il dire cela qui n'était pas dit dans les Collegentwürfe, si le discours de l'Anthropologie était resté étranger au labeur et à la parole de la Critique?
*

Quelque chose de la connaissance du monde est donc enveloppé dans cette connaissance de l'homme qui est l'Anthropologie. «Weltkentniss ist Menschenkentniss» affirmait un fragment de la période 70-80 . Et la préface du texte de 1798 s'assignait comme objet l'homme en résidence dans le monde, le Weltbürger . Or l'Anthropologie, au moins jusqu'en ses dernières pages ne semble guère prendre comme thème privilégié de son examen l'homme habitant le monde, l'homme établissant, à travers le cosmos, les droits, les devoirs, les réciprocités, les limites et les échanges de la citoyenneté. Et cette lacune est beaucoup plus sensible encore dans le texte édité que dans les fragments de Nachlaß. La plupart des analyses, et à peu près toutes celles de la première partie, se développent, non dans la dimension cosmopolitique de la Welt, mais dans celle, intérieure, du Gemüt. En cela, d'ailleurs, l'Anthropologie demeure dans la perspective même où Kant s'était placé pour faire apparaître, selon une organisation encyclopédique, le lien des trois Critiques : «Die Vermögen des Gemüts lassen sich nämlich insgesamt auf folgenden drei zurückführen : Erkenntnissvermögen, Gefühl der Lust und Unlust, Begehrungs-vermögen» . S'il est vrai que le Gemüt dont il est question dans l'Anthropologie est bien l'élément premier de son exploration, on est fondé à poser un certain nombre de questions :
1/ Comment une étude de Gemüt permet-elle connaissance de l'homme comme citoyen du monde.
2/ S'il est vrai que l'Anthropologie analyse, de son côté, le Gemüt, dont les facultés fondamentales et irréductibles commandent l'organisation des trois Critiques, quel est donc le rapport de la connaissance anthropologique à la réflexion critique?
3/ En quoi l'investigation du Gemüt et de ses facultés se distingue-t-elle d'une psychologie, soit rationnelle, soit empirique?
A cette dernière question, les textes de l'Anthropologie et de la Critique de la Raison Pure semblent répondre .
On sait la distinction établie par l'Architectonique entre Psychologie rationnelle, et Psychologie empirique. La première appartient à la philosophie pure, donc à la métaphysique, et elle s'oppose alors à la physique rationnelle comme l'objet du sens interne, à l'objet des sens externes. Quant à la psychologie empirique, une longue tradition lui a fait sa place dans la métaphysique; bien plus, les échecs récents de la métaphysique ont pu faire croire que la solution de ses insolubles problèmes se cachait dans des phénomènes psychologiques qui relèvent d'une étude empirique de l'âme; et ainsi la psychologie a confisqué une métaphysique découragée où elle avait déjà pris une place indûe. Une connaissance empirique ne peut, en aucun cas, donner les principes ou éclairer les fondements d'une connaissance issue de la raison pure et par conséquent entièrement a priori. La psychologie empirique devra donc être détachée de la métaphysique, à laquelle elle est étrangère. Et si un pareil déplacement ne peut pas être fait dans l'immédiat, c'est qu'il faut préparer à la psychologie son séjour dans une science empirique de l'homme, qui fera équilibre à la science empirique de la nature, dans une Anthropologie. Tout semble clair en cette organisation abstraite.
Et pourtant, l'Anthropologie, telle que nous pouvons la lire, ne fait place à aucune psychologie, quelle qu'elle soit. Elle se donne même explicitement comme refus de la psychologie, dans une exploration du Gemüt, qui ne prétend pas être connaissance de la Seele. En quoi consiste la différence?
a) D'un point de vue formel, la psychologie postule une équivalence du sens interne et de l'aperception, méconnaissant ainsi leur différence fondamentale, puisque l'aperception est une des formes de la conscience pure, — donc sans contenu, et définie seulement par le Je pense, tandis que le sens interne désigne un mode de la connaissance empirique, qui nous fait apparaître à nous-mêmes dans un ensemble de phénomènes liés sous la condition subjective du temps .
b) Du point de vue de contenu, la psychologie ne peut manquer de se laisser prendre dans l'interrogation sur le changement et l'identité : l'âme reste-t-elle la même dans l'incessante modification du temps? La condition de l'expérience qu'elle fait d'elle-même, et le déroulement nécessairement temporel des phénomènes doivent-ils être considérés comme affectant l'âme ellemême ? En d'autres termes, toute la réalité de l'âme s'épuise-t-elle dans la dispersion phénoménale, ou se retire-t-elle au contraire dans la solidité non-empirique de la substance? Autant de questions qui manifestent, sous des éclairages divers, la confusion entre l'âme, notion métaphysique d'une substance simple et immatérielle, le Je pense, qui est forme pure, et l'ensemble des phénomènes qui apparaissent au sens interne.

Ces textes de l'Anthropologie se situent dans l'obédience directe de la Dialectique transcendantale. Ce qu'ils dénoncent, c'est précisément «l'inévitable illusion» dont rendaient compte les paralogismes : nous nous servons de la représentation simple du moi, qui est vide de tout contenu, pour définir cet objet particulier qu'est l'âme . Cependant, il faut remarquer que les paralogismes ne concernent que la psychologie rationnelle, non l'empirique, et qu'ils laissent ouverte la possibilité d'une «sorte de physiologie du sens intime» dont les contenus dépendent des conditions de toute expérience possible . D'autre part, la psychologie rationnelle peut et doit subsister comme discipline, permettant d'échapper au matérialisme comme au spiritualisme, et nous faisant signe de nous détourner de cette spéculation «zum fruchtbaren praktischen Gebrauch» . Par conséquent, et bien qu'elle ait l'air de viser toute forme de psychologie possible, Anthropologie ne met à l'écart que ce qui était déjà dénoncé dans la Critique de la Raison pure. Sans le dire, c'est à l'égard de la psychologie rationnelle qu'elle prend distance.
Quant aux deux possibilités laissées ouvertes, — une psychologie empirique et une discipline tournée vers l'usage pratique —, quels rapports ont-elles avec l'Anthropologie? Ces deux virtualités sont-elles maintenues comme telles par l'Anthropologie, dans un voisinage vide, encore à combler, ou bien reprises par elle dans son mouvement propre, — ou encore rejetées à leur tour et rendues impossibles par l'achèvement? même du programme anthropologique? Deux choses au moins sont certaines : rien d'abord, dans le texte de l'Anthropologie ne laisse supposer qu'une psychologie empirique ou qu'une psychologie rationnelle comme «discipline» puissent être trouvées ailleurs, sur les extérieurs ou dans le voisinage de l'Anthropologie elle-même : aucune indication d'une proche extériorité. Mais inversement aucun élément, aucune section, aucun chapitre de l'Anthropologie ne se donne comme discipline prévue par la Dialectique, ou comme cette psychologie empirique aperçue des sommets de la Méthodologie. Faut-il conclure que l'Anthropologie, par un glissement de perspectives, est devenue, elle-même, à la fois cette discipline transcendantale et cette connaissance empirique? Ou qu'au contraire elle les a rendues impraticables en les désamorçant pour toujours?
C'est le Gemüt lui-même qu'il faut maintenant interroger. Est-il, ou n'est-il pas, de l'ordre de la
Psychologie? Il n'est pas Seele. Mais d'un autre côté, il est et il n'est pas Geist. Pour être discrète, la présence du Geist dans l'Anthropologie n'en est pas moins décisive. Sa définition à vrai dire est brève, et ne semble pas promettre beaucoup «Geist ist das belebende Prinzip im Menschen» . Phrase banale, et que maintient dans sa trivialité cet exemple du langage quotidien : «Eine Rede, eine Schrift, eine Dame der Gesellschaft ist schön; aber ohne Geist» . Pour se voir attribuer du Geist, une personne doit éveiller l'intérêt, et ceci, «durch Ideen» . Un peu plus loin, Kant reprend toutes ces indications, et les noue en une seule et énigmatique définition : «Man nennt das durch Ideen belebende Prinzip des Gemüts Geist» .
Arrêtons-nous aux mots. Nous avons affaire à un Prinzip. Non pas à un Vermögen comme la mémoire, l'attention, ou la connaissance en général. Non pas davantage à l'une de ces forces (Kräfte) dont parle l'Introduction à la Critique du Jugement . Non pas enfin à la représentation simple comme le «Je pur» de la première Critique. Principe, donc : mais est-il déterminant, ou régulateur? Ni l'un ni l'autre, s'il faut prendre au sérieux cette «vivification» qui lui est prêtée.
Y aurait-il donc, dans le Gemüt, — dans son cours tel qu'il est donné à l'expérience, ou dans sa totalité virtuelle — quelque chose qui l'apparente à la vie et qui tient à la présence du Geist? Et voilà qui ouvre une nouvelle dimension : le Gemüt n'est pas seulement organisé et armé des pouvoirs et facultés qui se partagent son domaine; la grande structure tripartite dont l'Introduction à la Critique du Jugement semblait donner la définitive formulation, n'épuisait pas ce qui, du Gemüt, peut apparaître dans l'expérience. Comme tout être vivant, sa durée ne s'éparpille pas dans une dispersion indifférente; il a un cours orienté; quelque chose en lui le projette, sans l'y enfermer, dans une totalité virtuelle.
A vrai dire, rien ne nous est clairement indiqué de ce qu'est ce principe lui-même. Mais ce que nous pouvons saisir, c'est ce par quoi se fait la «vivification», le mouvement par lequel le Geist donne à l'esprit la figure de la vie. «Durch Ideen», dit le texte. Qu'est-ce que cela veut dire? En quoi «un concept nécessaire de la raison, auquel n'est donné dans la sensibilité aucun objet qui lui corresponde» peut-il donner vie à l'esprit? Un contre-sens est ici à éviter. On pourrait croire que le Gemüt, dans cette dispersion temporelle qui est originaire en lui, chemine vers une totalisation qui s'effectuerait dans et par le Geist. Le Gemüt devrait la vie à cette lointaine, à cette inaccessible, mais efficace présence. Mais s'il en était ainsi, le Geist serait défini d'entrée de jeu comme un principe «régulateur», et non pas comme un principe vivifiant. D'autre part, toute la courbe de l'Anthropologie ne s'orienterait pas vers le thème de l'homme habitant le monde et résidant, avec ses devoirs et ses droits, dans cette cité cosmopolitique; mais vers le thème d'un Geist qui recouvrirait peu à peu l'homme, et le monde avec lui, d'une impérieuse souveraineté spirituelle. On ne peut donc pas dire que c'est l'idée d'un Geist qui assure la régulation de la diversité empirique du Gemüt, et promet, sans répit, à sa durée, un impossible achèvement. Le «durch Ideen» qui nous occupe a donc un autre sens. L'important paragraphe de la Critique intitulé : «Du but final de la dialectique naturelle de la raison humaine» permet d'apercevoir le rôle organisateur des idées dans la vie concrète de l'esprit. C'est qu'en effet, libérée de son usage transcendantal et des illusions qu'il ne peut manquer de faire naître, l'idée a son sens dans la plénitude de l'expérience : elle anticipe en un schème qui n'est pas constituant, mais qui ouvre sur la possibilité des objets ; elle ne dévoile pas en un mouvement «ostensif» la nature des choses, mais elle indique à l'avance comment rechercher cette nature ; en indiquant enfin que l'accès au bout de l'univers est audelà de l'horizon de la connaissance, elle engage la raison empirique dans le sérieux d'un labeur infini . En d'autres termes, l'idée, pourvu qu'elle reçoive de l'expérience même son domaine d'application, fait entrer l'esprit dans la mobilité de l'infini, lui donnant sans cesse «du mouvement pour aller plus loin» sans pour autant le perdre dans l'insurmontable de la dispersion. Ainsi la raison empirique ne s'assoupit jamais sur le donné; et l'idée, en la liant à l'infini qu'elle lui refuse, la fait vivre dans l'élément du possible. Telle est donc la fonction du Geist : non pas organiser le Gemüt de manière à en faire un être vivant, ou l'analogon de la vie organique, ou encore la vie de l'Absolu lui-même; mais le vivifier, faire naître dans la passivité du Gemüt, qui est celle de la détermination empirique, le mouvement fourmillant des idées, — ces structures multiples d'une totalité en devenir, qui se font et se défont comme autant de vies partielles qui vivent et meurent dans l'esprit. Ainsi le Gemüt n'est pas simplement «ce qu'il est», mais «ce qu'il fait de lui-même». Et n'est-ce pas là précisément le champ que l'Anthropologie définit à son investigation? A quoi il suffit d'ajouter que ce que le Gemüt doit faire de lui-même, c'est «le plus grand usage empirique possible de la raison» , — usage qui ne sera le plus grand possible que «durch Ideen». Le mouvement qui, dans la Critique, fait naître le mirage transcendantal, est celui qui dans l'Anthropologie fait se poursuivre la vie empirique et concrète du Gemüt.
De là, un certain nombre de conséquences.
a/ Il n'y a d'Anthropologie possible que dans la mesure où le Gemüt n'est pas fixé à la passivité de ses déterminations phénoménales, mais où il est animé par le labeur des idées au niveau du champ de l'expérience. Le Geist sera donc le principe, dans le Gemüt, d'une dialectique dé-dialectisée, non transcendantale, vouée au domaine de l'expérience et formant corps avec le jeu lui-même des phénomènes. C'est le Geist qui ouvre au Gemüt la liberté du possible, l'arrache à ses déterminations, et lui donne un avenir qu'il ne doit qu'à lui-même.
b/ On comprend que l'Anthropologie au fond ait rendu impossible une psychologie empirique, et une connaissance de l'esprit tout entière développé au niveau de la nature. Elle ne pourrait jamais rejoindre qu'un esprit ensommeillé, inerte, mort, sans son «belebendes Prinzip». Ce serait une «physiologie», moins la vie. Témoin la Préface du texte de 1798: la possibilité d'une Anthropologie non pragmatique est reconnue en théorie, et dans une systématique générale de la connaissance de l'homme. Mais indiquée à titre de symétrie dans les structures, elle est récusée comme contenu de connaissance : l'étude de la mémoire comme simple fait naturel est non seulement inutile, mais impossible : «tout raisonnement théorique à ce sujet est donc vain» . La présence du Geist, et avec lui, cette dimension de la liberté et de la totalité qui transcende le Gemüt, font qu'il n'y a d'Anthropologie véritable que pragmatique, — chaque fait y étant pris dans le système ouvert du Können et du Sollen. Et Kant n'en a point écrit d'autre.
c/ Dans ces conditions, le Geist n'a-t-il pas affaire avec cette énigmatique «nature de notre raison», et dont il est question dans la Dialectique et dans la Méthodologie de la Raison pure? Notion inquiétante qui semble brusquement renvoyer la Critique, parvenue à son sommet, vers une région empirique, vers un domaine des faits où l'homme serait voué à une très originaire passivité. Congé serait donné tout d'un coup au transcendantal, et les conditions de l'expérience se rapporteraient finalement à l'inertie première d'une nature. Mais cette «nature de la raison» joue-t-elle ici le même rôle que la nature de l'entendement humain chez Hume : explication première et réduction finale? Relevons seulement pour l'instant une analogie de structure entre cette «nature» qui pousse la raison à quitter «un usage empirique pour un usage pur» , sans pour autant contenir en elle-même (n'estelle pas pure et simple nature?) «d'illusions et de prestiges originaires» , et la vie concrète de l'esprit telle qu'elle est décrite dans l'Anthropologie : elle aussi est animée d'un mouvement spontané qui l'expose sans cesse au danger d'être jouée dans son propre jeu, mais qui se déploie toujours dans une initiale innocence. L'une et l'autre sont toujours prêtres à se perdre, à s'échapper à elles-mêmes, mais en demeurant, dans leur mouvement propre, «le tribunal suprême de tous les droits et de toutes les prétentions» .
d/ Si cette analogie est fondée, on peut se demander si le Geist, qui se dessine aux confins de la réflexion anthropologique, n'est pas un élément secrètement indispensable à la structure de la pensée kantienne : quelque chose qui serait le noyau de la raison pure, l'indéracinable origine de ses illusions transcendantales, le juge infaillible de son retour à sa patrie légitime, le le principe de son mouvement dans le champ de l'empirique où surgissent inlassablement les visages de la vérité. Le Geist ce serait ce fait originaire qui, dans sa version transcendantale, implique que l'infini n'est jamais là, mais toujours dans un essentiel retrait — et, dans sa version empirique, que l'infini anime pourtant le mouvement vers la vérité et l'inépuisable succession de ses formes. Le Geist est à la racine de la possibilité du savoir. Et, par là-même, indissociablement présent et absent des figures de la connaissance : il est ce retrait, cette invisible et «visible réserve» dans l'inaccessible distance de laquelle le connaître prend place et positivité. Son être est de n'être pas là, dessinant, en ceci même, le lieu de la vérité.
Fait originaire qui surplombe dans sa structure unique et souveraine, la nécessité de la Critique, et la possibilité de l'Anthropologie.
*
Quels rapports autorise entre ces deux formes de réflexion cet élément radical qui semble leur être commun?
A vrai dire la différence de niveau entre Critique et Anthropologie est telle qu'elle décourage, au début, l'entreprise d'établir de l'une à l'autre une comparaison structurale. Recueil d'observations empiriques, l'Anthropologie n'a pas de «contact» avec une réflexion sur les conditions de l'expérience. Et pourtant cette essentielle différence n'est pas de l'ordre du non-rapport. Une certaine analogie croisée laisse entrevoir dans l'Anthropologie comme le négatif de la Critique.
a) Les rapports de la synthèse et du donné sont présentés dans l'Anthropologie selon l'image inversée de ce qu'ils sont dans la Critique.
La subjectivité, par exemple. Sur ce point, l'analyse anthropologique a longtemps hésité. Les textes de la période 70-80 lient l'expression du Je à la possibilité d'être objet pour soi-même . Mais il n'est pas clairement décidé si le Je lui-même est à la racine de cette possibilité, ou dans l'objectivation qu'elle permet. La Critique, elle, prendra la décision : le Je ne peut jamais être objet, mais seulement forme de la synthèse. Or dans le texte de 1798, le Je n'est pas considéré dans sa fonction synthétique fondamentale, sans pour autant retrouver un simple statut d'objet. Il apparaît et se fixe brusquement dans une figure qui demeurera dès lors immuable dans le champ de l'expérience. Cette incidence du Je parlé marque le passage du sentiment à la pensée, — du Fühlen au Denken, — sans être ni l'agent réel ni la semple prise de conscience de ce passage, il est la forme empirique et manifeste, dans laquelle l'activité synthétique du Je apparaît comme figure déjà synthétisée, comme structure indissociablement première et seconde : elle n'est pas donnée entrée de jeu à l'homme, dans une sorte d'a priori d'existence; mais quand elle apparaît, s'insérant dans la multiplicité d'une chronique sensible, elle s'offre comme déjà là, comme le fond irréductible d'une pensée qui ne peut opérer que cette figure de l'expérience une fois constituée : c'est dans ce Je que le sujet fera la reconnaissance de son passé et la synthèse de son identité. En d'autres termes, ce qui est a priori de la connaissance du point de vue de la Critique ne se transpose pas immédiatement dans la réflexion anthropologique en a priori de l'existence, mais apparaît dans l'épaisseur d'un devenir où sa soudaine émergence prend infailliblement dans la rétrospection le sens du déjà-là.
La structure est inverse pour la dispersion originaire du donné. Selon la perspective anthropologique, le donné n'est en effet jamais offert selon une multiplicité inerte indiquant d'une manière absolue une passivité originaire, et appelant sous ses diverses formes l'activité synthétique de la conscience. La dispersion du donné est toujours déjà réduite dans l'Anthropologie, secrètement dominée par toute une variété de synthèses opérées en dehors du labeur visible de la conscience : c'est la synthèse inconsciente des éléments de la perception et des représentations obscures que même la lumière de l'entendement ne parvient pas toujours à dissocier , ce sont les schèmas d'exploration qui tracent, dans l'espace, des sortes de synthèses insulaires ; ce sont dans la sensibilité les réorganisations qui permettent la vicariance d'un sens à l'autre ; ce sont enfin les renforcements et les affaiblissements dans les effets sensibles qui anticipent, comme spontanément, sur les synthèses volontaires de l'attention . Ainsi ce que la Critique accueillait comme la surface infiniment mince d'un multiple qui n'a de commun avec lui-même que d'être originairement donné, s'éclaire, pour l'Anthropologie, selon une profondeur inattendue : déjà groupé et organisé, ayant reçu les figures provisoires ou solides de la synthèse. Ce qui est pour la connaissance le pur donné, ne s'offre pas comme tel dans l'existence concrète. Pour une Anthropologie, la passivité absolument originaire n'est jamais là.
Ainsi le rapport du donné et de l'a priori prend dans l'Anthropologie une structure inverse de celle qui était dégagée dans la Critique. L'a priori, dans l'ordre de la connaissance, devient, dans l'ordre de l'existence concrète, un originaire qui n'est pas chronologiquement premier, mais qui dès qu'apparu dans la succession des figures de la synthèse, se révèle comme déjà là; en revanche ce qui est le donné pur dans l'ordre de la connaissance, s'éclaire, dans la réflexion sur l'existence concrète, de sourdes lumières qui lui donnent la profondeur du déjà opéré.
b) L'Anthropologie suit le partage des «facultés» — Vermögen —qu'admettait aussi la critique. Cependant le domaine qu'elle privilégie n'est pas celui où facultés et pouvoirs manifestent ce qu'ils ont de positif. Mais celui, au contraire où se manifestent leur défaillance — ou du moins les périls où ils risquent de se perdre. Ce qui est indiqué, plus que leur nature ou la forme pleine de leur activité, c'est le mouvement par lequel, s'éloignant de leur centre et de leur justification, ils vont s'aliéner dans l'illégitime. Sans doute la Critique, en son projet fondamental de Propédeutique, entendait-elle dénoncer, et démonter l'usage transcendantal de la raison mais par une référence constante au domaine de positivité de chaque Vermögen. Dans la recherche anthropologique, chaque faculté est suivis selon une voie qui est aussi le chemin de toute déviation possible. La conscience de soi, par exemple, n'y est pas définie comme forme de l'expérience et condition d'une connaissance limitée, mais fondée; elle apparaît plutôt comme la toujours renaissante tentation d'un égoïsme polymorphe : la possibilité de dire «Je» fait lever, tout autour de la conscience les prestiges d'un «Moi bien-aimé» qui la fascine, au point que, dans un paradoxal retour, elle renoncera au langage de cette première personne — aussi décisif cependant qu'il ait été — pour se décliner dans la fiction d'un Nous . L'étude de la sensibilité, si elle reprend la grande opposition critique du Schein et de l'Erscheinung, n'explore pas ce qu'il peut y avoir de fondé dans le phénomène, mais ce qu'il y a de fascinant et de précaire à la fois dans l'éclat de l'apparence, comment elle voile ce qu'elle fait miroiter, et à quel moment, il lui arrive de transmettre ce qu'elle dérobe . La longue analyse des déficiences et des maladies de l'esprit fait suite à un bref paragraphe sur la raison; et il suffit de voir quelle importance croissante ont pris dans les notes et projets les considérations sur la pathologie mentale jusqu'au texte, très développé, de 1798 , pour comprendre que ces réflexions sur la négativité étaient dans la ligne de force de la recherche anthropologique. A la Critique, représentant l'investigation de ce qu'il y a de conditionnant dans l'activité fondatrice, l'Anthropologie répond par l'inventaire de ce qu'il peut y avoir de non-fondé dans le conditionné. Dans la région anthropologique, il n'y a pas de synthèse qui ne soit menacée : le domaine de l'expérience est comme creusé de l'intérieur par des périls qui ne sont pas de l'ordre de dépassement arbitraire, mais de l'effondrement sur soi.
L'expérience possible définit tout aussi bien, dans son cercle limité, le champ de la vérité et le champ de la perte de la vérité.
c) Un détail enfin a son importance. Tous les Collegentwürfe et le texte — assez tardif — que Starke a publié donne, comme plan général à l'Anthropologie, deux parties : une Elementarlehre, et un Methodenlehre. Le texte de 1798 donne également deux sections; mais l'une est une Didactique, l'autre une Caractéristique. Ce changement survenu sans doute dans les dernières années est d'autant plus surprenant que le contenu et l'ordonnance semblent n'avoir subi, de ce fait, aucune modification. La distinction entre une doctrine des éléments et une doctrine de la méthode fait corps avec la recherche critique : d'une part, ce qui constitue la faculté de connaître, et d'autre part, ce qui régit son exercice dans le domaine de l'expérience possible. Apparemment l'Anthropologie est bâtie selon le même modèle : d'abord, les diverses «facultés» dont l'organisation forme la totalité du Gemüt : Elementarlehre; ensuite, les règles de leur exercice chez un individu, dans une famille, à l'intérieur d'un peuple ou d'une race, au sein de l'humanité : Methodenlehre. Mais c'est là sans doute une fausse fenêtre. Un ajustement aux normes de la Critique qui ne répondait pas à la vocation du texte. Les termes de Didactique et de Caractéristique qui aparaissent dans le dernier état de la réflexion, et qui se substituent alors à la destinction traditionnelle, sont curieusement accompagnés de sous-titres dont on voit mal le rapport de sens qu'ils ont avec le titre. Pour la Didactique, il s'agit «de la manière de connaître l'intérieur ainsi que l'extérieur de l'homme»; pour la Caractéristique, «de la manière de connaître l'intérieur de l'homme à partier de l'extérieur». Ce changement est-il une réorganisation d'ensemble, un décrochage par rapport à la Critique? Non, sans doute. Mais la découverte de ce qui était déjà, obscurément, et avant toute explicitation, la thèmatique de l'Anthropologie : à savoir, l'immédiate coordination qui fait que la recherche dans la demension du Gemüt n'ouvre pas seulement sur une connaissance intérieure de soi, mais qu'elle déborde d'elle-même, et spontanément, sans passage à la limite ni extrapolation, sur la connaissance de l'homme dans les formes extérieures qui le manifestent. Tant que le terme d'Elementarlehre était imposé par la symétrie de la Critique, l'analyse du Gemüt ne pouvait prendre conscience d'elle-même que sous les espèces d'une recherche des «pouvoirs», dans la virtualité des Vermögen et à la racine du possible. Dégagée dans sa signification véritable, cette exploration sait qu'en ayant affaire à l'intérieur, elle énonce en même temps l'extérieur; que l'homme ne dispose pas de ses possibilités sans être engagé, en même temps dans leurs manifestations. Ce que la Critique distinguait comme le possible dans l'ordre des conditions (Vermögen) et le réel dans l'ordre du constitué (Erscheinung) est donné par l'Anthropologie dans une insécable continuité : le secret du Pouvoir se livre dans l'éclat du Phénomène, où il trouve à la fois sa vérité, et la vérité de sa perversion (lorsque l'usage devient abus, comme dans le langage en première personne); et dénoncé dans sa perversion par le Phénomène, le Pouvoir est impérieusement rappelé par lui à cette vérité radicale qui le lie à lui-même sur le mode de l'obligation. C'est ce qui donne à chaque paragraphe de la Première Partie ce rythme obscurément ternaire : le Pouvoir à la racine de ses possibilités, le Pouvoir trouvé et perdu, traduit et trahi dans son Phénomène, le Pouvoir impérativement lié à lui-même. Par exemple : la conscience de soi, l'égoïsme, la conscience effective des représentations; ou encore, l'imagination comme pouvoir d'«invention» originaire, l'imagination dans le naufrage fantastique du rêve, l'imagination dans la poésie liée du signe. Ou encore : le pouvoir de désirer avec ses émotions; la fausse vérité des passions; le lieu au souverain bien. Du Vermögen à l'Erscheinung, le rapport est à la fois de l'ordre de la manifestation, de l'aventure jusqu'à la perdition, et de la liaison éthique. Là réside précisément cette articulation du Könen et du Sollen dont nous avons vu qu'elle est essentielle à la pensée anthropologique. L'art de connaître l'intérieur aussi bien l'extérieur de l'homme, est donc, de plein droit, non une théorie des éléments, mais une Didactique : elle ne découvre pas sans enseigner et prescrire. Quant à la Caractéristique elle révèle que les ensembles de phénomène — le corps, le couple, la race, l'espèce, — ne sont pas une fois pour toutes donnés et clos sur eux-mêmes, mais qu'ils renvoient de la vérité apparemment immobile des phénomènes à ces radicales possibilités qui leur donnent sens et mouvement; elle permet de revenir du signe au pouvoir, «das Innere des Menschen aus dem Äußeren zu erkennen».
Au modèle critique, qui s'était longtemps imposé, succède une articulation qui le répète comme en négatif : la théorie des éléments devient prescription à l'égard du tout des phénomènes possibles (ce qui était, à proprement parler, la fin de la Methodenlehre); et inversement la théorie de la méthode devient analyse regressive vers le noyau primitif des pouvoirs (ce qui était le sens de l'Elementarlehre). Reproduction en miroir.
Tant sont proches et lointaines à la fois la région où se définit l'a priori de la connaissance, et celle où se précisent les a priori de l'existence. Ce qui s'énonce dans l'ordre des conditions apparaît, dans la forme de l'originaire, comme même et autre.
*
A mesure qu'apparaît plus clairement cette lointaine proximité, la question devient plus insistante de savoir quel rapport s'établit entre Critique et Anthropologie.
Deux textes sont d'une importance singulière : un passage de la Méthodologie transcendantale auquel on a déjà fait référence à propos de la psychologie; et une indication assez énigmatique qui figure dans la Logique.
1 — L'Architectonique de la raison pure. Du côté de la philosophie pure (qui enveloppe la Critique à titre de Propédeutique), aucune place n'est faite à l'Anthropologie. La «Physiologie rationnelle» qui considère la Nature comme Inbegriff aller Gegenstände der Sinne ne connaît que la Physique et la Psychologie rationnelle. En revanche dans le vaste champ de la philosophie empirique, deux domaines se font équilibre : celui d'une physique, et celui d'une anthropologie qui devra accueillir l'édifice plus restreint d'une psychologie empirique.
Au premier regard, pas de symétrie rigoureuse entre la philosophie pure et la philosophie empirique. La correspondance qui vaut immédiatement pour la physique ne se prolonge pas lorsqu'il est question du sens intérieur et de l'être humain. L'Anthropologie, à la différence de la Psychologie, ne figure que du côté empirique; elle ne peut donc être régie ou contôlée par la Critique, en tant que celle-ci concerne la connaissance pure. Pas plus que la physique newtonienne n'a eu besoin pour s'édifier et se vérifier d'une réflexion critique, l'Anthropologie, pour se construire et occuper la place que lui réserve l'Architectonique, n'aura pas à recourir à une Critique préalable. Il n'y a donc pas d'emprise critique possible sur la forme ou le contenu d'une Anthropologie. De l'une à l'autre forme de réflexion le contact est nul. Tout cela n'est-il pas d'ailleurs négativement confirmé par l'Anthropologie elle-même? Nulle part, le préalable critique n'est invoqué : et si la correspondance des deux textes est facilement lisible, elle n'est jamais donnée ni réfléchie comme telle. Elle est enfouie dans le texte de l'Anthropologie dont elle forme la trame; et il faut l'envisager à titre de fait, comme une donné de structure, non comme la manifestation d'une ordonnance préalable et intentionnelle.
2 — La Logique. On connaît les trois interrogations fondamentales que dénombre la Méthodologie transcendantale: que puis-je savoir? — question spéculative à laquelle la Critique a donné une réponse «dont la raison doit se contenter»; que dois-je faire? — question qui est pratique; qu'estil permis d'espérer? — interrogation à la fois théorique et pratique. Or cette triple question qui surplombe, et, jusqu'à un certain point commande l'organisation de la pensée critique, se retrouve au début de la Logique, mais affectée d'une modification décisive. Une quatrième question apparaît : qu'est-ce que l'homme? — qui ne fait suite aux trois premières que pour les ressaisir en une référence qui les enveloppe toutes : car toutes doivent se rapporter à celle-ci, comme doivent être mise au compte de l'Anthropologie, la Métaphysique, la Morale et la Religion . Ce brusque mouvement qui fait basculer les trois interrogations vers le thème anthropologique, ne trahit-il pas une rupture dans la pensée? Le Philosophieren semble pouvoir se déployer exhaustivement au niveau d'une connaissance de l'homme; le large statut empirique que la première critique assignait à l'Anthropologie est, de fait même, récusé, — celle-ci n'étant plus le dernier degré empirique d'une connaissance philosophiquement organisée, mais le point où vient culminer dans une interrogation des interrogations elles-mêmes, la réflexion philosophique. Mais il faut prendre garde et ne point se hâter, ni dans la dénonciation d'une prétendue rupture affectant la résolution transcendantale du criticisme, ni dans la découverte d'une hypothétique dimension nouvelle au long de laquelle Kant approcherait enfin de ce qui lui était originairement le plus proche.
Et d'abord, que signifie pour les trois questions de «se rapporter à la quatrième» (sich beziehen auf)? Faut-il entendre un rapport comme celui de la connaissance à l'objet, ou comme celui de cette même connaissance au sujet, — s'il est vrai comme le veut encore un texte de la Logique que la connaissance ait «eine zweifache Beziehung : erstlich, eine Beziehung auf das Objekt, zweitens eine Beziehung auf das Subjekt» . En d'autres termes, faut-il comprendre qu'en ces trois questions, l'homme était obscurément le «Gegenstand», — ce vers quoi elles s'ouvraient et qui se tenait en face d'elles, prêt à donner la réponse inattendue qu'elles sollicitaient dans un autre langage? Ou bien faut-il penser au contraire que ces trois questions doivent être à leur tour interrogées, contournées dans leur pouvoir de questionnement et restaurées, par une nouvelle révolution copernicienne, dans leur gravitation originaire autour de l'homme, qui croit naturellement s'interroger en elles, alors que c'est lui qui les interroge et qu'il s'agit, pour dissiper toutes philodoxie, de les interroger par rapport à lui. Notons seulement, pour commencer cet examen, que l'Anthropologie telle que nous la connaissons ne se donne à aucun moment pour la réponse à la quatrième question, ni même comme l'exploitation empirique la plus large de cette même question; mais que celle-ci n'est posée que plus tard encore, à l'extérieur de l'Anthropologie, et dans une perspective qui ne lui appartient pas en propre, au moment où se totalise dans la pensée kantienne l'organisation du Philosophieren, c'est-à-dire dans la Logique et dans l'Opus postumum. C'est à la lumière des réponses données, dans ces textes, au : Was ist der Mensch, que nous essaierons de comprendre, sur le chemin du retour, ce que veut dire l'Anthropologie. Les textes de l'Opus postumum qui datent de la période 1800-1801 reprennent inlassablement à propos de la division de la Philosophie transcendantale la définition des rapports entre Dieu, le monde et l'homme. Et ce qui pouvait nous apparaître comme rupture ou découverte dans le texte de la Logique, se révèle alors comme l'interrogation fondamentale de la réflexion philosophique, ressaisie à la fois dans la rigueur de ses limites et dans sa plus grande extension. Un fragment donne cette précision : «System der Transc. Philosophie in drei Abschnitten : Gott, die Welt, universum, und Ich selbst der Mensch als moralisches Wesen» . Mais ces trois notions ne sont pas données comme les trois éléments d'un système planifié qui les juxtaposerait selon une surface homogène. Le troisième terme n'est pas là à titre de complément, de tierce part dans l'organisation de l'ensemble, il joue le rôle central de «Medius terminus» ; il est l'unité concrète et active en laquelle et par laquelle Dieu et le monde trouvent leur unité : «Gott, die Welt, und der Mensch als Person, d.i. als Wesen das diese Begriffe vereinigt» . Il faut laisser aux fragments de l'Opus postumum leur caractère de tentative, et à travers l'obsédante répétition des thèmes, prêter l'oreille à cette divergence qui fait corps avec l'unité originaire de l'effort. Cette Vereinigung de Dieu et du monde en l'homme et par l'homme, — quel sens a-t-elle au juste? Quelle synthèse ou quelle opération vise-t-elle? A quel niveau, de l'empirique ou du transcendantal, de l'originaire ou du fondamental, peut-on la situer?
a) Certains textes l'indiquent comme l'acte même de la pensée. Si l'homme donne unité au monde et à Dieu, c'est dans la mesure où il exerce sa souveraineté de sujet pensant, — pensant le monde et pensant Dieu : «Der medius terminus… ist hier das urteilende Subjekt (das denkende Welt Wesen, der Mensch…»
b) Cet acte d'unification est donc la synthèse même de la pensée. Mais il peut être, dans cette mesure précisément, défini à partir du pouvoir où il prend son origine : «Gott und die Welt, und der Geist des Menschen der beide denkt» ; ou tout aussi bien considéré dans sa seule forme, comme si Dieu, le monde et l'homme, dans leur coexistence et leurs rapports fondamentaux restituaient la structure même du jugement sous le régime de la Logique traditionnelle; la trilogie Subjekt, Praedikat, Copula définit la figure du rapport entre Dieu, le monde et l'homme. Celui-ci est donc la copule, le lien, — comme le verbe «être» du jugement d'univers.
c) Enfin l'homme apparaît comme synthèse universelle, formant l'unité réelle où viennent se rejoindre la personnalité de Dieu et l'objectivité du monde, le principe sensible et le supra sensible; et l'homme devient le médiateur à partir duquel se dessine «ein absoluter Ganze» . C'est à partir de l'homme que l'absolu peut être pensé.
Réponses, — ou solutions? Ces textes ne doivent pas être pris pour tels. Mais chemins possibles, — et éprouvés, pour une pensée qui s'avance sur le sol d'une philosophie transcendantale enfin atteinte. Et à chaque instant, quand il faut repérer la géographie de cette terre nouvelle, l'interrogation sur l'homme surgit, comme la question à laquelle ne peut manquer de se rapporter toute problématique du monde et de Dieu.
Mais ce rapport à la question sur l'homme n'a pas valeur de référence absolue, — libératrice pour une pensée sereinement fondamentale. Le contenu même de la question : Was ist der Mensch? ne peut pas se déployer dans une autonomie originaire; car d'entrée de jeu, l'homme se définit comme habitant du monde, comme «Weltbewohner» : «Der Mensch gehört zwar mit zur Welt» . Et toute réflexion sur l'homme est renvoyée cir- culairement à une réflexion sur le monde. Pourtant, il ne s'agit point là d'une perspective naturaliste dans laquelle une science de l'homme impliquerait une connaissance de la nature. Ce qui est en question ce ne sont pas les déterminations dans laquelle est prise et définie, au niveau des phénomènes, la bête humaine, — mais bien le développement de la conscience de soi et du Je suis : le sujet s'affectant dans le mouvement par lequel il devient objet pour lui-même : «Ich bin. — Es ist eine Welt ausser mir (praeter me) im Raume und der Zeit, und ich bin selbst ein Weltwesen; bin mir jenes Verhältnisses beuisst und der bewegenden Kräfte zu Empfindungen (Wahrnehmungen). — Ich der Mensch bin mir selbst ein äußeres Sinnenobjekt, ein Teil der Welt» . Le monde est découvert dans les implications du «Je suis», comme figure de ce mouvement par lequel le moi, en devenant objet, prend place dans le champ de l'expérience et y trouve un système concret d'appartenance. Ce monde ainsi mis à jour n'est donc pas la Physis, ni l'univers de la validité des lois. Et à vrai dire si sa découverte se trouve anticipée et rendue possible par l'Analytique transcendantale et la Réfutation de l'Idéalisme, ce n'est pas exactement du même monde, ou plutôt du monde au même sens, qu'il est question dans ce fragment de l'Opus postumum. Les «choses extérieures» de la Réfutation de l'Idéalisme étaient condition de la détermination du temps comme forme de l'expérience intérieure; le monde de l'Opus Postumum est le concomitant de la détermination du moi comme contenu objectif de l'expérience en général. Et au lieu d'être défini par la «persévérance», l'«obstination» (Beharrliches) d'une coexistence spatiale, il s'esquisse dans la courbure d'un tout qui lui permet d'être, pour l'expérience du moi plutôt enveloppement que repère. Il n'est plus le corrélatif d'une Zeitbestimmung, mais le présupposé d'une Sinnenbestimmung du moi. Il n'est pas donné dans l'ouverture du All; il est présent dans la flexion sur soi du Ganz .
Il n'est pas aisé de parler de ce monde. Cet accomplissement dans la courbure qui le clot semble l'exclure du langage, et de sa forme première qui est la prédication : un texte de l'Opus postum parle de la «personnalité» comme prédicat de Dieu; mais il achoppe sur ce qui devrait être, par symétrie, le prédicat du monde. Et ce prédicat reste en blanc, au-dessous du langage, parce que le monde, comme tout (Ganz) est au-delà de toute prédication à la racine peut-être de tous les prédicats. Et pourtant ce monde n'est pas sans structure ni signification. Son opposition à l'univers permet de fixer son sens dans une philosophie transcendantale.
1) A la différence de l'univers, le monde est donné dans un système d'actualité qui enveloppe toute existence réelle. Il enveloppe cette existence à la fois parce qu'il est le concept de sa totalité, et parce que c'est à partir de lui qu'elle développe sa réalité concrète. Double sens qu'implique le mot même de Inbegriff. «Der Begriff der Welt ist der Inbegriff des Daseins» . Le monde est la racine de l'existence, la source qui, en la contenant, tout à la fois la retient et la libère.
2) Il ne peut y avoir — et par définition même — qu'un seul univers. Le monde, en revanche pourrait être donné en plusieurs exemplaires («es mag viele Welte sein»). C'est que l'univers est l'unité du possible, alors que le monde est un système de rapports réels. Ce système une fois donné, il n'est pas possible que les rapports soient autres; mais rien n'empêche absolument de concevoir un autre système où d'autre rapports seront autrement définis . C'est à dire que le monde n'est pas l'espace ouvert du nécessaire, mais un domaine où un système de la nécessité est possible.
3) Mais pour licite que soit cette supposition («es mag…»), on ne saurait éviter de reconnaître qu'il ne peut y avoir qu'un seul monde : «Es mag nur Eine Welt sein» . Car le possible n'est pensé qu'à partir du système donné de l'actualité; et la pluralité des mondes ne se profile qu'à partir du monde existant et de ce qui peut s'offrir à l'expérience : le monde est «das Ganze aller möglichen Sinnen Gegenständen» . La possibilité de concevoir d'autres mondes, — celui-ci n'étant que, de facto, un «domaine» —, a pour corrélatif l'impossibilité de le dépasser et l'impérieuse nécessité d'accepter ses frontières comme limites. Ainsi le monde, repris dans sa signification de «Inbegriff des Daseins» apparaît selon une triple structure, conforme au Begriff der Inbegriffs, de source, de domaine, et de limite. Tel est donc selon l'Opus postum ce monde où l'homme s'apparaît à lui-même.
Or, reprenons le texte de la Logique, là où nous l'avoions laissé : c'est à dire au moment où les trois questions étaient référées à celui-ci : qu'est-ce que l'homme? Cette question, à son tour, ne reste pas stable et fermée sur le vide qu'elle dessine et interroge. Aussitôt qu'est formulé le «was ist der Mensch», trois autres questions naissent; ou plutôt trois impératifs du savoir se formulent qui donnent à la question anthropologique son caractère de prescription concrète : «Der Philosoph muß also bestimmen können :
1 — Die Quellen des menschlichen Wissens
2 — Der Umfang des möglichen und natürlichen Gebraches alles Wissens
3 — Und endlich die Grenzen der Vernunft»
Que veulent dire, et à quoi se rapportent ces trois prescriptions entre lesquelles se répartit l'intérrogation sur l'homme? Il est facile de reconnaître, au filigrane de ces trois thèmes, à la fois la reprise des trois premières questions, et l'esquisse de ce qui sera dans l'Opus postumum la structure fondamentale de l'«Imbegriff des Daseins». D'un côté, en effet, la détermination «des sources du savoir humain» donne contenu à la question : que puis-je savoir?; la détermination du «domaine de l'usage possible et naturel du savoir» indique ce que peut être la réponse à la question : «que dois-je faire?»; et la détermination des «limites de la raison» donne son sens à ce «qu'il est permis d'espérer».
Le contenu, une fois spécifié, de la quatrième question n'est donc pas fondamentalement différent du sens qu'avaient les trois premières; et la référence de celles-ci à la dernière ne signifie ni qu'elles disparaissent en elle ni qu'elles renvoient à une nouvelle interrogation qui les dépasse: mais tout simplement que la question anthropologique pose en les reprenant les questions qui se rapportent à elle. Nous sommes là au niveau du fondement structural de la répétition anthropologico-critique. L'Anthropologie ne dit rien d'autre que ce que dit la Critique; et il suffit de parcourir le texte de 1798 pour constater qu'il recouvre exactement le domaine de l'entreprise critique.
Cependant le sens de cette répétition fondamentale ne doit être demandé ni à la parole répétée ni au langage qui répète: mais à ce vers quoi va cette répétition. C'est à dire à la mise à jour de cette structure ternaire dont il est question dans l'Opus postum et qui caractérise l'Inbegriff des Daseins : source, domaine, limite. Ces concepts sont communs aux thèmes qui spécifient, dans le Logique, la quatrième question, et à ceux qui donnent sens dans les derniers textes kantiens, à la notion du monde comme tout. Ce sont eux qui déterminent l'appartenance structurale de l'interrogation sur l'homme à la mise en question du monde. Et ceci dans la reprise rigoureuse des trois questions qui ont commandé les trois critiques. En d'autres termes, ces trois notions, Quellen, Umfang et Grenzen, déjà présentes dans la trame de la pensée critique, ont par leur persévérence et leur poids propre, atteint le niveau fondamental où est interrogé l'Inbegriff de l'existence, et où elles apparaissent enfin pour elles-mêmes. Au niveau le plus superficiel, elles se donnent comme formes communes de l'interrogation sur l'homme et de la signification du monde. Mais, sans doute, au niveau de cette philosophie transcendantale où enfin elles se formulent, ont-elles une tout autre portée.
«Was notwenidig (ursprünglich) das Dasein der Dingen ausmacht gehört zur Transc. Philosophie» . Or ce qui appartient nécessairement (originairement) à l'existence des choses, c'est cette structure fondamentale de son Inbegriff que nous connaissons déjà. La richesse de la source, la solidité du domaine, la rigueur de la frontière appartiennent indissociablement à ce qu'il y a de nécessaire (c'est-à-dire d'originaire) au tout de l'existence pensé comme Ganz et non pas comme All. Et par là vient à jour dans sa forme fondamentale le rapport de l'homme et du monde, — ce rapport qui paraissait pris dans la répétition indéfinie de la circularité, puisque le monde était unifié par l'homme, qui n'était qu'un habitant du monde. Un texte de l'Opus Postumum ne dit-il pas «Der Mensch in der Welt gehört mit zur Kenntniss der Welt» ?
Mais ce ne sont là que paradoxes au niveau de la connaissance naturelle. Au niveau d'une philosophie transcendantale, ils se dissipent aussitôt pour laisser venir à jour une corrélation où le tout de l'existence definit ce qui lui appartient nécessairement et originairement.
1 — Le monde, comme source du savoir, s'offre sous les espèces du multiple qui désigne la passivité originaire de la sensibilité; mais il est précisément la source inépuisable du savoir dans la mesure où cette originaire passivité est indissociable des formes de la Vereinigung et de la spontanéité de l'esprit. Si le monde est source, c'est qu'il y a une correlation fondamentale, et au-delà de laquelle il n'est pas possible de remonter entre la passivité et la spontanéité.
2 — Le monde, come domaine de tous les prédicats possibles, s'offre dans la solidarité serrée d'un déterminisme qui renvoie aux synthèses a priori d'un sujet jugeant («eines urteienden Subjekt»). Et par là même, le monde n'est domaine que par rapport à une activité fondatrice qui s'ouvre sur la liberté; et par conséquent «der Mensch gehört zwar mit zur Welt, aber nicht der seiner Pflicht Angemessene» .
3 — Le monde, comme limite de l'expérience possible, exclut tout usage transcendantal de l'idée. Mais il n'est limite que parce qu'il existe une certaine «nature» de la raison dont le travail est d'anticiper sur la totalité, et de la pensée précisément comme limite, puisqu'il est de l'ambiguïté même de cette notion de désigner la frontière trop facile à franchir, et le terme inaccessible dont on s'approche toujours réellement mais en vain. Ambiguïté qu'exprime bien ce fragment : «Gott über mir, die Welt außer mir, der Menschliche Geist in mir in einem System das All der Dinge befassend…»
On voit l'ampleur du champ de réflexion que couvrent ces trois notions : source, domaine, limite. En un sens, elles recoupent la trilogie, interne à la première critique, de la sensibilité, de l'entendement et de la raison. Plus loin, elles reprennent et resserrent en un mot le travail de chaque critique: raison pure, raison pratique, et faculté de juger. Elles répètent les trois questions fondamentales qui, selon Kant, animent tout le Philosophieren. Elles donnent un triple contenu enfin à l'interrogation sur l'homme auxquelles se rapportent toutes les autres. Mais en reprenant ainsi chacune de ces tripartitions, elles leur font atteindre, par leur répétition même, le niveau du fondamental, et substituent à ces divisions systématiques, l'organisation des corrélats transcendantaux. On s'aperçoit ainsi que le monde n'est simplement source pour une «faculté» sensible, mais sur le fond d'une corrélation transcendantale passivité-spontanéité; que le monde n'est pas domaine simplement pour un entendement synthétique, mais sur fond d'une corrélation transcendantale nécessité-liberté; que le monde n'est pas limite simplement pour l'usage des Idées, mais sur fond d'une corrélation transcendantale raisonesprit (Vernunft-Geist). Et par là, dans ce système de corrélations se fonde la transcendance réciproque de la vérité et de la liberté.
On voit quelle est la place de la quatrième question dans l'économie de la dernière pensée kantienne, c'est-à-dire dans le passage d'une réflexion critique — donc nécessairement propédeutique — à l'accomplissement d'une philosophie transcendantale. La question anthropologique n'a pas de contenu indépendant; explicitée, elle répète les trois pre- mières questions, mais elle les répète en substituant à une tripartition plus ou moins directement empuntée à la distinction des facultés (Vermögen), le jeu de trois notions qui couvrent les rapports de l'homme et du monde : non pas rapports empiriques et circulaires des immanences au niveau d'une connaissance naturelle, mais corrélation nécessaire, c'est à dire originaire — notwendig (ursprünglich) — où se développent dès la racine de l'existence des choses, d'inséparables transcendances.
La question : Qu'est-ce que l'homme? a pour sens et fonction de porter les divisions de la Critique au niveau d'une cohésion fondamentale : celle d'une structure qui s'offre, en ce qu'elle a de plus radical que toute «faculté» possible, à la parole enfin libérée d'une philosophie transcendantale.
*
Et pourtant, nous ne sommes pas au bout de la route. Ou plutôt, nous voici déjà trop loin sur le chemin qui devait nous conduire à l'exacte situation de l'Anthropologie, — à son lieu de naissance et d'insertion dans la pensée critique. Comme si une Anthropologie ne devenait possible (d'une possibilité fondamentale et non pas seulement programmatique) que du point de vue d'une Critique achevée et conduite déjà à l'accomplissement d'une philosophie transcendantale. Mais il y a plus encore : la question «Qu'est-ce que l'homme» se donne dans la Logique comme l'interrogation anthropologique par excellence; et pourtant dans l'Opus postumum, elle est liée, dès le principe, à une interrogation sur Dieu et sur le monde; elle se développe tout entière à ce niveau comme si elle n'avait jamais relevé de ce domaine singulier qu'est l'Anthropologie. La référence de la Logique à une Anthropologie qui ramènerait à soi toute interrogation philosophique semble n'être, dans la pensée kantienne, qu'un épisode. Episode entre une anthropologie qui ne prétend point à une telle universalité de sens, et une philosophie transcendantale qui porte l'interrogation sur l'homme à un niveau bien plus radical. Cet épisode était structuralement nécessaire : son caractère passager était lié au passage qu'il assurait.
Le rapport du texte de 1798 à la Critique est donc paradoxal. D'un côté la Critique l'annonce et lui fait place à l'intérieur d'une philosophie empirique; et pourtant l'Anthropologie, elle, ne renvoie ni à la Critique, ni aux principes organisateurs aménagés par celle-ci. D'un autre côté, l'Anthropologie reprend, comme allant de soi, les grandes articulations de la Critique, et la division, devenue traditionnelle des facultés; et pourtant, malgré cette référence implicite et constante, la Critique n'a pas valeur de fondement par rapport à l'Anthropologie; celle-ci repose sur son travail mais ne s'enracine pas en elle. Elle se divise d'elle-même vers ce qui doit la fonder et qui n'est plus la critique, mais la philosophie transcendantale elle-même. C'est là la fonction, et la trame de son empiricité.
Cette empiricité, il faut la suivre maintenant pour elle-même. Ce que, par anticipation, nous avons pu déterminer de son cheminement permettra sans doute de mieux comprendre comment l'Anthropologie a pu être à la fois marginale par rapport à la Critique, et décisive pour les formes de réflexion qui se donnaient pour tâche de l'achever.
L'Anthropologie dit d'elle-même qu'elle est à la fois «systématique et populaire»; et c'est dans l'approfondissement de ces deux mots qu'on peut déchiffrer le sens qui lui appartient en propre : en répétant la Critique au niveau populaire du conseil, du récit et de l'exemple, acheminer secrètement la pensée kantienne vers une réflexion fondatrice.
1 — L'Anthropologie est systématique : ce qui ne veut pas dire qu'elle énonce sur l'homme tout ce qui peut être connu, mais qu'elle forme, en tant que connaissance, un tout cohérent : non pas Alles, mais Ganze. Or le principe de cette totalité n'est pas l'homme lui-même, comme objet déjà cohérent, puisqu'il est lié au monde, et que, seuls, le labeur indéfini de l'enquête, l'usure de la fréquentation (Umgang) peuvent rechercher ce qu'il est. Si l'Anthropologie est systématique, c'est dans la mesure où elle emprunte sa cohérence au tout de la pensée critique, — chacun des trois livres de la Didactique répétant les trois Critiques, et la Caractéristique reprenant les textes sur l'histoire, le devenir de l'humanité et son acheminement vers d'inaccessibles fins. Là, et là seulement, réside le principe organisateur de l'Anthropologie.
Un exemple pour déterminer au juste comment se fait cette répétition. Le texte intitulé Apologie de la sensibilité reprend les rapports de l'intuition et de l'entendement . Mais cette répétition n'est pas retour au même. Le rapport décrit par l'Anthropologie a sa dimension propre dans le travail lent, précaire, toujours douteux de la succession : le multiple tel qu'il s'offre aux sens n'est pas encore (noch nicht) ordonné; l'entendement doit venir s'ajouter (hizukonsmen), et insérer un ordre qu'il apporte lui-même (hineinbringen). Un jugement qui se produit avant cette mise en ordre (zuvor) risque d'être faux. En revanche, ce rapport de succession ne supporte pas d'être impunément distendu; si, dans l'ordre du temps, intervient le ressassement rétrospectif du raisonnement (Nachgrübeln) et le repli indéfini de la réflexion (Überlegung), l'erreur peut également se glisser. Le donné n'est donc jamais trompeur, non parce qu'il juge bien, mais parce qu'il ne juge pas du tout, et que le jugement s'insère dans le temps, formant vérité selon la mesure même de ce temps.
Le temps de la Critique, forme de l'intuition et du sens interne, n'offrait la multiplicité du donné qu'à travers une activité constructrice déjà à l'œuvre; il n'offrait le divers que déjà dominé dans l'unité du Je pense. En revanche, le temps de l'Anthropologie est garanti d'une dispersion qui n'est pas surmontable; car ce n'est plus celle du donné et de la passivité sensible; c'est la dispersion de l'activité synthètique par rapport à elle-même — dispersion qui lui donne comme du «Jeu». Elle n'est pas contemporaine d'elle-même dans l'organisation du divers; elle se succède immanquablement, donnant ainsi prise à l'erreur, et à tous les glissements qui faussent (verkünsteln, verdichten, verruüchen). Alors que le temps de la Critique assurait l'unité de l'originaire (depuis l'originairement donné jusqu'à la synthèse originaire), se déployant ainsi dans la dimension du Ur…, celui de l'Anthropologie reste voué au domaine du Ver…, parce qu'il maintient la dispersion des synthèses et la possibilité toujours renouvelée de les voir s'échapper les uns aux autres. Le temps n'est pas ce en quoi, et à travers quoi, et par quoi se fait la synthèse; il est ce qui ronge l'activité synthètique ellemême. Il l'affecte, toutefois, non pas à la manière d'un donné indiquant une passivité première, mais à la manière d'une possibilité intrinsèque, qui lève l'hypothèse et l'hypothèque d'une exhaustive détermination : c'est que la possibilité de l'erreur est liée au devoir, et à la liberté, de l'éviter. Ce qui affecte l'activité synthètique, l'ouvre à la liberté; ce qui la limite, la place, par le fait même, dans un champ indéfini. Dans la Critique, le temps se faisait transparent à une activité synthètique qui n'était pas elle-même temporelle, puisqu'elle était constituante; dans l'Anthropologie, le temps, impitoyablement dispersé obscurcit, rend impénétrable les actes synthètiques, et substitue à la souveraineté de la Bestimmmung, l'incertitude patiente, friable, copromise d'un exercice qui s'appelle le Kunst.
Le mot «Kunst», avec ses dérivés (verkunsteln, erkunsteln, gekunstelt) est un des termes qui reviennent souvent dans l'Anthropologie , — et l'un de ceux qui demeurent le plus inaccessible à la traduction. Aucun art, aucune technique ne sont par là visés; mais bien ce fait que rien n'est jamais donné sans être en même temps offert au péril d'une entreprise qui tout à la fois le fonde dans la construction, et l'esquive dans l'arbitraire. Le Kunst est en un sens la négation de la passivité originaire; mais cette négation peut et doit se comprendre aussi bien comme spontanéité (par rapport aux déterminations du divers) que comme artifice (par rapport à la solidité de donné); et son rôle est tout aussi bien de bâtir au-dessus, et à l'encontre du phénomène (Erscheinung), une apparence (Schein), que de donner à l'apparence la plénitude et le sens du phénomène : c'est à dire que le Kunst détient, — mais dans la forme de la liberté, — le pouvoir de négation réciproque du Schein et de l'Erscheinung. Et même les couches les plus profondément enfouies dans la passivité originaire, même ce qu'il y a de plus donné dans le donné sensible est ouvert à ce jeu de la liberté : le contenu de l'intuition sensible peut être utilisé artificieusement comme Schein, et ce Schein peut être utilisé intentionnellement, comme Erscheinung : ainsi dans l'échange des signes de la moralité, le contenu sensible peut n'être qu'un masque et se mettre au service des ruses du mensonge; ou encore il peut être ruse de la ruse et forme raffinée qui transmet la valeur, et sous la simple apparence, le sérieux du phénomène . Le Kunst qui, au ras du sensible, habite déjà tout le domaine du donné, exerce donc de trois manières sa souveraineté : il est la puissance du négatif, il est la décision de l'intentionnel, il est le langage de l'échange. Ainsi le temps qui ronge et effrite l'unité de l'acte synthétique, et le voue à un divers, où il ne peut jamais se rejoindre lui-même dans une intemporelle souveraineté, l'ouvre par le fait même à une liberté qui est négation à exercer, sens à donner, communication à établir, liberté périlleuse qui lie au travail de la vérité la possibilité de l'erreur, mais fait échapper ainsi à la sphère des déterminations le rapport à la vérité.
Au rapport du temps et du sujet, qui était fondamental dans la Critique, répond dans l'Anthropologie, le rapport du temps au Kunst. Dans la Critique, le sujet avait conscience du soi comme «déterminé dans le temps», et cette détermination insurmontable renvoyait à l'existence d'un monde extérieur par rapport auquel une expérience interne du changement était possible; c'est à dire que le temps, et la passivité première qu'il indique, était à la racine de cette «Beziehung auf» qui caractérise l'ouverture première de toute connaissance.
Dans l'Anthropologie, le temps et la dispersion qu'il détermine montrent, dans la texture de la «Beziehung auf» une appartenance réciproque de la vérité et de la liberté. De la Critique à l'Anthropologie, n'est-ce pas la même chose qui se répète? Le temps recèle et révèle un «rapport à…», une ouverture première qui est, tout aussi bien, et dans le même temps, lien de la vérité et de la liberté, — lien qui sera, à son tour, le thème privilégié de la Philosophie transcendantale, et l'interrogation qui anime l'inlassable question de l'Opus Postumum; «was ist der Mensch?» Et de même que la Beziehung auf devenait lisible dans la Critique à travers la structure de la Vorstellung, de même le lien de la vérité et de la liberté commence à se déchiffrer dans l'Anthropologie à travers le labeur et les périls du Kunst.
L'Anthropologie est systématique. Systématique en vertu d'une structure qui est celle de la Critique, et qu'elle répète. Mais ce que la Critique énonce comme détermination, dans le rapport de la passivité et de la spontanéité, l'Anthropologie le décrit le long d'une dispersion temporelle, qui ne s'achève jamais et n'a jamais commencé; ce à quoi l'Anthropologie a affaire est toujours déjà là, et jamais entièrement donné; ce qui est premier pour elle est voué à un temps qui de toutes façons l'enveloppe, de loin et de haut. Ce n'est pas que le problème de l'origine lui soit étranger : au contraire, elle lui restitue son vrai sens, qui n'est pas de mettre à jour et d'isoler, dans l'instant, l'initial; mais de retrouver une trame temporelle qui, pour avoir déjà commencé, n'en est pas moins radicale. L'originaire n'est pas le réellement primitif, c'est le vraiment temporel. C'est à dire qu'il est là, où, dans le temps, la vérité et la liberté s'appartiennent. Il y aurait une fausse Anthropologie — et nous ne la connaissons que trop : c'est celle qui tenterait de décaler vers un commencement, vers un archaïsme de fait ou de droit, les structures de l'a priori. L'Anthropologie de Kant nous donne une autre leçon : répéter l'a priori de la Critique dans l'originaire, c'est à dire dans une dimension vraiment temporelle.
*
2 — Malgré cet enracinement systématique, l'Anthropologie est un ouvrage «populaire», où «les exemples peuvent être trouvés par chaque lecteur» . Que faut-il entendre par là? Non pas une certaine nature du contenu (une analyse empirique peut n'être que populaire), ni une certaine qualité de la forme (une connaissance non populaire peut recevoir un «vêtement» qui la rend accessible). Un texte de la Logique donne son statut à la notion de «Popularität» . Par rapport à la connaissance, elle n'est pas addition, épithète, ou style d'expression : elle en est une perfection : … «eine wahrhaft populäre Vollkommenheit des Erkenntnisses». Elle se distingue de la perfection technique ou scolastique: non qu'elle soit incompatible avec elle; au contraire ; mais elle lui ajoute quelque chose. Car dans le discours de la connaissance scolastique, on ne peut jamais être sûr que la preuve n'est pas «einseitig» , il y a, en revanche dans la connaissance populaire une exigence du discours qui va vers le tout, vers l'exhaustif; elle dissipe le péril de la partialité, autorisant ainsi, «eine vollständige Einsicht» . Son caractère propre n'est donc pas tellement dans la particularité d'un style, que dans la manière d'administrer la preuve; ses arguments ne sont pas meilleurs (ni autres) que ceux du savoir scolastique, — sa vérité est la même, mais elle donne la certitude que le tout est donné dans l'inépuisable multiplicité du divers. Les preuves variées qu'elle donne ne laissent jamais l'impression d'être partielles. C'est bien ce que voulait dire l'Anthropologie ellemême : le lecteur se trouve dans tel climat de totale évidence (vollständige Einsicht) qu'il peut trouver, indéfiniment, de nouveaux exemples.
Mais la «popularité» n'est pas la forme première, la plus matinale et la plus naïve, de la vérité.
Pour devenir populaire une connaissance doit reposer sur «eine Welt und Menschentkenntniss», une connaissance des concepts, des goûts et des inclinations des hommes» . Comment, dans cette phrase de la Logique, qui circonscrit les exigences de la connaissance populaire, ne pas retrouver la définition même de l'Anthropologie? C'est à dire que l'Anthropologie, comme ouvrage dans la forme de la «popularité», repose sur elle-même dans la mesure où elle est connaissance de l'homme et du monde. Connaissance «populaire» et connaissance du «populaire», elle est ce qu'elle implique elle-même pour pouvoir être.
Ce cercle n'est pas à dénouer, mais à prendre comme il se donne, et là où il se donne, — dans le langage. C'est qu'il y a dans le langage la possibilité à la fois de le parler et de parler sur lui, et ceci dans un seul et même mouvement; il est dans son usage courant la source inépuisable de ces «exemples» par lesquels la lecture prolonge, sans interruption, et dans la familiarité du reconnu, l'écriture. Dire qu'un texte est populaire parce que les lecteurs peuvent trouver eux même des exemples, c'est dire qu'il y a entre l'auteur et son public, le fond non partagé d'un langage quotidien, qui continue à parler, sans transition et sans changement, la page une fois blanche. L'Anthropologie, connaissance populaire, peut reposer sur elle-même, puisque parlant un langage commun, elle parlera de lui, et, de l'intérieur, l'éclairera. Elle sera une connaissance de l'homme que l'homme lui-même pourra immédiatement comprendre, reconnaître, et indéfiniment prolonger, parce qu'elle et lui sont dans l'obédience d'un même et inépuisable langage.
A la différence des textes non populaires, l'Anthropologie ne cherche pas à fixer et à justifier son vocabulaire. Elle accueille au contraire le langage dans la totalité d'une pratique qui n'est jamais remise en question. La trame du texte, le fil directeur empirique n'est autre que l'effort patient pour épuiser les formes verbales d'un thème, et donner à chacune, avec son sens précis, l'extension réelle de son domaine. Dans la classification des maladies mentales au XVIIIe siècle, les termes comme einfältig, dumm, tor, narr, Geck, unklug, sont récusés comme mystifiés et vains, ne relevant que d'un usage populaire sur la seule obscurité d'une douteuse tradition; on les efface au profit d'une terminologie qui est censée reproduire une articulation logique du réel dans l'espace de la nature. Or ce sont ces mots qui, pour Kant, forment le support et la substance même de l'analyse . Il ne s'agit pas pour lui d'ordonner au Logos silencieux de la nature, le langage proliférant des hommes; mais bien de totaliser ce langage en supposant qu'il n'y a pas en lui de flexion qui ne s'accompagne d'une modalité particulière de sens. Les différences que le langage quotidien met entre dumm, tor, et narr, sont tout aussi valables et pleines de sens que celles établies par les naturalistes entre les termes de vesania et d'insania érigés en espèces. Au niveau anthropologique, il n'y a pas de langage mystifié, ni même de vocabulaire erroné.
En un sens, l'Anthropologie est une sorte d'idiomatique générale. Les expressions toutes données y sont pesées avec tout leur poids de sérieux. Quelque chose est pensée dans tout ce qui est dit. Il suffit d'interroger, et de tendre l'oreille. Pourquoi dit-on régulièrement : «ein richtiger Verstand, eine geübte Urteilskraft, eine gründliche Vernunft» ? N'y a-t-il pas là quelque chose qui va jusqu'à l'essence? Quel jeu sérieux se joue dans l'opposition «eine langweilige Unterredung, ein kurzeweiliger Mensch» ? Que dit-on quand on dit : «Geld ist die Losung» ? — Et plus, il y a tous les «idiotismes moraux», qui sont, dans les mœurs et les rapports des hommes, ce que sont dans leur langage les expressions toutes faites : règles de la politesse , usages de la mode , convenances et habitudes dans les réunions . Toutes ont leur justification. Mais elle ne relève pas d'une cause étrangère à la pratique humaine; elle ne se cache pas non plus dans un passé lointain : sauf une note sur le sens et le goût des affaires chez les Juifs, il n'y a pas d'explication historique dans l'Anthropologie. Le sens de ces idiotismes leur est toujours actuel. C'est en suivant le fil du langage et de la pratique, en les examinant au ralenti, et en les confrontant dans une sorte de planification empirique, qu'ils diront ce qu'ils veulent réellement dire. L'Anthropologie, c'est l'élucidation de ce langage tout fait, — explicite ou silencieux, — par lequel l'homme étend sur les choses et entre ses semblables un réseau d'échanges, de réciprocité, de compréhension sourde, qui ne forme au juste ni la cité des esprits, ni l'appropriation totale de la nature, mais cette habitation universelle de l'homme dans le monde.
L'Anthropologie est donc enracinée dans un système d'expression et d'expérience qui est un système allemand. Sans doute Kant essaie-t-il de dépasser ce domaine donné par des analyses de pratiques étrangères, ou par des références à d'autres ensembles linguistiques . Sans doute se sert-il de ce qu'il y a de plus particulier dans son expérience pour en dominer les limites :
Königsberg, capitale administrative, ville d'Université et de commerce, croisement de routes, proche de la mer, a une valeur constante d'enseignement pour comprendre l'homme comme citoyen du monde tout entier . Mais tout ceci n'empêche pas que l'Anthropologie dans son ensemble se déroule dans un domaine géographique et linguistique dont elle n'est, ni en fait, ni en droit, dissociable. C'est une réflexion sur et dans un système de signes constitués et enveloppants.
Depuis que le Latin commençait à s'effacer comme langue de l'universalité savante et philosophique, l'usage des langues modernes ne contestait pas, pour ceux qui les employaient ou les entendaient, le sens universel de la parole ainsi proférée. Sous la langue effectivement mise en œuvre, veillait le droit secret d'une latinité non encore résorbée bien qu'enfouie, et qui assurait à ce qui se disait une valeur d'échange intrinsèque, et sans résidu. La méticulosité avec laquelle Kant, dans les Critiques, note à chaque instant, le mot latin correspondant indique assez que l'universalité de son propos fait corps avec une certaine latinité implicite. La référence latine y est systématique et essentielle. Dans la Critique de la Raison pure, il éprouve même l'usage de l'allemand comme gêne et limitation. Et lorsque dans sa propre langue, il se sent «embarrassé pour trouver une expression qui convienne exactement», il a recours «à quelque langue morte et savante», quitte, si ses mots ont été déviés par un trop long usage, à revenir au sens qui leur est propre» . Il vaut mieux se servir du latin que d'entraver par des raffinements sur la langue germanique, «la marche de la science» La référence au Latin est peut-être aussi fréquente dans l'Anthropologie, que dans les Critiques.
Mais elle n'est plus essentielle, n'ayant valeur que d'indication et de repère. Tantôt, elle permet de distinguer, une ambiguïté de sens : Leicht et schwer veulent dire aussi bien léger et grave que facile et difficile ; tantôt, elle replace l'analyse dans une tradition scientifique : Unsinnigkeit-amentia, Wahnsinnsementia, Wahnwitz-insania, Aberwitz-vesania ; tantôt enfin elle sert à fixer le système des correspondances entre le niveau critique et le domaine anthropologique. Mais le travail réel, le chemin de la pensée dans l'Anthropologie ne passent pas par la Latinité; ils suivent les lignes de force du système allemand d'expression. Le terme de Melancholia, par exemple, ne touche pas à ce qui constitue le sens véritable de Tiefsinnigkeit; ce sens, il faut le demander à toute une dynastie de la langue : d'une part, la série Scharfsinnigkeit, Leichtsinnigkeit, etc…; d'autre part l'opposition subtile, difficile à démêler avec le Tiefdenken . Il y a aussi le domaine verbal du Sagen : Wahrsagen, Vorhersagen, et Weissagen . Et surtout, la grande dynastie, si complexe, de Dichten.
En surface, et comme sur la plage des quasi-synonymes, il jouxte les mots qui désignent les autres formes, psychologiques ou techniques de l'invention : entdecken, entfinden, etwas ausfindig machen, ersinnen, ausdenken, erdichten. Mais en suivant la dimension verticale, et la filière des pouvoirs de l'esprit, on trouve d'abord, et d'une façon générale le «Vermögen Ideen zu schaffen», puis le pouvoir de leur donner une forme selon les lois de l'imagination productrice : c'est le Vermögen zu bilden; lorsque le pouvoir spirituel et le goût dirigent ces productions, on a affaire au Dichtkunst, au sens large, — qui peut s'adresser aussi bien aux yeux qu'aux oreilles; enfin, lorsque cet art prend forme dans la solennité justifiée des vers, il s'agit de poésie au sens strict. Mais à chacun de ces niveaux, la Dichtung se trouve prise dans un couple d'opposition où elle risque de s'aliéner et de se perdre, si elle n'est pas ramenée à son sens rigoureux : péril de la Beredsamkeit, en laquelle les rapports de l'entendement et de la sensibilité sont inversés; péril de la Naturmalerei qui se borne à l'imitation; péril de la Versmacherei, privée de pouvoir spirituel. Ainsi s'identifie et se précise le réseau complexe de la Dichtung grâce à une totalisation du domaine verbal qui lui est apparenté . Les facultés, les pouvoirs ainsi mis à jour ne forment pas dans leur structure, le fil directeur de l'analyse; ils se dégagent ou s'aperçoivent à travers le filet des mots, tel qu'il est noué depuis longtemps par l'usage quotidien. Certes, il arrive à Kant de critiquer telle ou telle confusion dans la manière de s'exprimer ; mais c'est au nom même d'une distinction réellement existante qu'on peut dénoncer ceux qui n'en font pas usage, et la considèrent, dans la pratique d'une parole hâtive, comme non avenue. Ce décrochage de la réflexion philosophique par rapport à une universalité de forme latine a son importance. Désormais le langage philosophique se reconnaît la possibilité de trouver son lieu d'origine, et de définir son champ d'exploration, dans une langue donnée. Que ce langage soit lié à une langue ne rend pas relatif et limité le sens qu'il porte, mais situe sa découverte dans un domaine verbal déterminé. Ce rapport du sens philosophique aux significations d'une langue, — et qui sera si décisif dans la pensée allemande — n'est pas encore réfléchi pour lui-même dans l'Anthropologie: mais il est à chaque instant utilisé; le sol réel de l'expérience anthropologique est beaucoup plus linguistique que psychologique; la langue cependant n'y est pas donné comme système à interroger, mais plutôt comme un élément qui va de soi, à l'intérieur duquel on est placé d'entrée de jeu; instrument d'échanges, véhicule de dialogues, virtualité d'entente, la langue est le champ commun à la philosophie et à la non philosophie. C'est en elle que l'une et l'autre s'affrontent, — ou plutôt communiquent.
Il y a donc un Banquet kantien — insistance, dans l'Anthropologie, sur ces formes minuscules de société que sont les repas en commun; importance de l'Unterhaltung, de ce qui s'y échange, et de ce qu'il faut y échanger; prestige de ce modèle social et moral d'une Gesellschaft où chacun se trouve à la fois lié et souverain; valeur du discours qui, de l'un à l'autre, et entre tous, naît et s'accomplit. Du point de vue de l'Anthropologie, le groupe qui a valeur de modèle n'est ni la famille ni l'état : c'est la Tischgesellschaft. N'est-elle pas, en effet, quand elle obéit fidèlement à ses propres règles, comme l'image particulière de l'universalité ? Là doit s'établir, par la transparence d'un langage commun, un rapport de tous à tous; nul ne doit se sentir privilégié ou isolé, mais chacun, silencieux ou parlant, doit être présent dans la commune souveraineté de la parole. Aucune des trois grandes fonctions du langage ne doit être omise : énoncé du fait contingent (Erzählen), formulation, échange et rectification du jugement (Räsonieren), libre jeu du langage sur lui-même (Scherzen). Tour à tour, il faut que ces trois fonctions dominent, dans un mouvement qui est le rythme propre à cette forme de réunion : d'abord la nouveauté de l'événement, puis le sérieux de l'universel, enfin l'ironie du jeu. Quant au contenu lui-même de l'entretien, il doit obéir aux lois d'une structure interne : celles d'une souple continuité, sans rupture, de telle manière que la liberté de chacun de formuler son avis, d'y insister, ou de faire dévier l'entretien ne soit jamais éprouvée par les autres comme abus ou contrainte. Ainsi dans l'élément réglé du langage, l'articulation des libertés et la possibilité, pour les individus, de former un tout, peuvent s'organiser sans l'intervention d'une force ou d'une autorité, sans renonciation ni aliénation. En parlant dans la communauté d'un Convivium, les libertés se rencontrent et spontanément s'universalisent. Chacun est libre, mais dans la forme de la totalité.
Ne nous étonnons plus de cette promesse faite au début de l'Anthropologie, d'étudier l'homme comme «citoyen du monde», — et que l'ouvrage semblait renoncer à tenir, en se limitant à une analyse du «Gemüt» . En fait, l'homme de l'Anthropologie est bien Weltbürger, mais non pas dans la mesure où il fait partie de tel groupe social ou de telle institution. Mais purement et simplement parce qu'il parle. C'est dans l'échange du langage que, tout à la fois, il atteint et accomplit lui-même l'universel concret. Sa résidence dans le monde est originairement séjour dans le langage.
La vérité que met à jour l'Anthropologie n'est donc pas une vérité antérieure au langage et qu'il serait chargé de transmettre. C'est une vérité plus intérieure et plus complexe, puisqu'elle est dans le mouvement même de l'échange, et que l'échange accomplit la vérité universelle de l'homme. De même que tout à l'heure l'originaire pouvait être défini comme le temporel lui-même, on peut maintenant dire que l'originaire ne réside pas dans une signification préalable et secrète, mais dans le trajet le plus manifeste de l'échange. C'est là que le langage prend, achève et retrouve sa réalité, c'est là également que l'homme déploie sa vérité anthropologique.
*
L'Anthropologie est donc «systématiquement projetée» par une référence à la Critique qui passe par le temps; elle a, d'autre part, valeur populaire parce que sa réflexion se situe à l'intérieur d'un langage donné qu'elle rend transparent sans le réformer, et dont les particularités même sont le lieu de naissance légitime des significations universelles. Dans une perspective anthropologique, la vérité prend donc figure à travers la dispersion temporelle des synthèses et dans le mouvement du langage et de l'échange; là, elle ne trouve pas sa forme primitive, — ni les moments a priori de sa constitution, ni le choc pur du donné; elle trouve, dans un temps déjà écoulé, dans un langage déjà parlé, à l'intérieur d'un flux temporel et d'un système linguistique jamais donnés en leur point zéro, quelque chose qui est comme sa forme originaire : l'universel naissant au milieu de l'expérience dans le mouvement du vraiment temporel et du réellement échangé. C'est par là que l'analyse du Gemüt, dans la forme du sens interne, devient prescription cosmopolitique, dans la forme de l'universalité humaine.
Nous avons vu plus haut comment la réflexion anthropologique pouvait constituer, par la répétition même de la Critique, le moment du passage à la philosophie transcendantale. Il est facile de comprendre comment cette répétition peut avoir structure, fonction et valeur de passage : c'est que la Critique, bien que répétée à un niveau simplement empirique, y est répétée de telle sorte que les synthèses de la vérité (c'est à dire la constitution du nécessaire dans le domaine de l'expérience) apparaissent maintenant dans l'élément de la liberté (dans la reconnaissance du particulier comme sujet universel). L'Anthropologie répète la Critique de la Raison pure à un niveau empirique où se trouve déjà répétée la Critique de la raison pratique : le domaine du nécessaire est tout aussi bien le domaine de l'impératif . L'Anthropologie est donc par essence l'Investigation d'un champ où la pratique et le théorique se traversent et se recouvrent entièrement; elle répète, en un même lieu, et dans un même langage l'a priori de la connaissance et l'impératif de la morale, — et par là, par le mouvement de cette parole empirique qui est la sienne, elle débouche sur ce qu'elle postule : une philosophie transcendantale où se trouve défini, dès son fondement, le rapport de la vérité et de la liberté. En d'autres termes, la répétition anthropologico-critique ne repose ni sur elle-même, ni sur la Critique : mais bien sur une réflexion fondamentale, par rapport à laquelle l'Anthropologie qui n'a ni la consistance du répété, ni la profondeur de ce qui fonde la répétition, — qui n'est donc que le moment transitoire mais nécessaire de la répétition, — ne peut manquer de se liquider, et de disparaître, paradoxalement, comme l'essentiel.
Ouverte par l'Anthropologie, mais tout aussitôt, et par cette ouverture même, délivrée d'elle, la philosophie transcendantale va donc pouvoir déployer à son propre niveau, le problème que l'insistance de l'Anthropologie l'a forcée à dévoiler : l'appartenance de la vérité et de la liberté. C'est bien ce rapport qui est en question dans la grande tripartition sans cesse répétée sur l'Opus Postumum : Dieu, le monde, et l'homme. Dieu qui est «Persönlichkeit», qui est liberté, qui est, par rapport à l'homme et au monde, source absolue; le monde qui est le tout, clos sur lui-même, des choses de l'expérience, qui est vérité, et domaine indépassable; quant à l'homme il est leur synthèse — ce en quoi Dieu et le monde réellement s'unifient, — et pourtant il n'est par rapport au monde qu'un de ses habitants, et par rapport à Dieu qu'un être limité. Ce qui indique assez que l'appartenance de la vérité et de la liberté se fait dans la forme même de la finitude, et nous replace ainsi à la racine même de la Critique. Nous sommes au niveau de ce qui fonde le refus d'un intellect intuitif.
Mais ces trois termes, Dieu, le monde et l'homme, dans leur rapport fondamental, remettent en œuvre ces notions de source, de domaine et de limites, dont nous avons déjà vu dans la pensée kantienne, la force et l'obstination organisatrices. Ce sont elles qui régissaient obscurément les trois questions essentielles du Philosophieren et des Critiques; ce sont elles aussi qui explicitaient le contenu de l'Anthropologie; ce sont elles maintenant qui donnent leur sens transcendantal aux questions sur Dieu considéré comme source ontologique, sur le monde comme domaine des existences, sur l'homme comme leur synthèse dans la forme de la finitude. Et peu-être dans la mesure même où le règne de ces questions paraît si universel et si polymorphe, si transgressif par rapport à toute division possible, pourrions-nous comprendre à partir d'elles le lien d'une Critique à une Anthropologie, et d'une Anthropologie à une Philosophie transcendantale. Une Critique en s'interrogeant sur les rapports de la passivité et de la spontanéité, c'est à dire sur l'a priori pose un système de questions qui s'ordonne à la notion de Quellen. Une Anthropologie en s'interrogeant sur les rapports de la dispersion temporelle et de l'universalité du langage, c'est à dire sur l'originaire, se situe dans une problématique qui est celle d'un monde déjà donné, d'un Umfang. Une philosophie transcendantale, en cherchant à définir les rapports de la vérité et de la liberté, c'est à dire en se situant dans la région du fondamental, ne peut pas échapper à une problématique de la finitude, des Grenzen.
Dans le retour de ces trois notions jusqu'à leur enracinement fondamental, il faut voir, sans doute, le mouvement par lequel se noue le destin conceptuel, c'est à dire la problématique, de la philosophie contemporaine : cette dispersion qu'aucun confusion, dialectique ou phénoménologique, n'aura le droit de réduire, et qui répartit le champ de toute réflexion philosophique selon l'a priori, l'originaire, et le fondamental. Depuis Kant, implicitement, le projet de toute philosophie sera bien de surmonter cet essentiel partage, jusqu'à ce que devienne claire l'impossibilité d'un pareil dépassement en dehors d'une réflexion, qui le répète, et en le répétant le fonde. L'Anthropologie sera précisément le lieu où cette confusion, sans cesse, renaîtra. Désignée sous son propre nom, ou cachée sous d'autres projets, l'Anthropologie, ou du moins le niveau anthropologique de réflexion tiendra à aliéner la philosophie. Le caractère intermédiaire de l'originaire, et avec lui, de l'analyse anthropologique, entre l'a priori et le fondamental, l'autorisera à fonctionner comme mixte impur et non réfléchi dans l'économie interne de la philosophie : on lui prêtera à la fois les privilèges de l'a priori et le sens du fondamental, le caractère préalable de la critique, et la forme achevée de la philosophie transcendantale; il se déploiera sans différence de la problématique du nécessaire à celle de l'existence; il confondra l'analyse des conditions, et l'interrogation sur la finitude. Il faudra bien un jour envisager toute l'histoire de la philosophie postkantienne et contemporaine du point de vue de cette confusion entretenue, c'est à dire à partir de cette confusion dénoncée.
Jamais, sans doute, cette «déstructuration» du champ philosophique n'a été aussi sensible que dans le sillage de la phénoménologie. Il était, certes, du projet initial de Husserl, tel qu'en témoignent les Logische Untersuchen, de libérer les régions de l'a priori des formes où l'avaient confisqué les réflexions sur l'originaire. Mais parce que l'originaire ne peut jamais être lui-même le sol de sa propre libération, c'est finalement à l'originaire conçu dans l'épaisseur des synthèses passives et du déjà là qu'a renvoyé l'effort pour échapper à l'originaire conçu comme subjectivité immédiate. La réduction n'ouvrait que sur un transcendantal d'illusion, et elle ne parvenait point à jouer le rôle auquel elle était destinée, — et qui consistait à tenir la place d'une réflexion critique élidée. Même la référence à Descartes, se substituant, en un moment de la pensée de Husserl, à la dominance des souvenirs kantiens ne pouvait réussir à masquer le déséquilibre des structures. Dès lors toute ouverture sur la région du fondamental ne pouvait à partir de là conduire à ce qui aurait dû être sa justification et son sens, la problématique de la Welt et de l'In-der-Welt ne pouvait échapper à l'hypothèque de l'empiricité. Toutes les psychologies phénoménologiques, et autres variations sur l'analyse de l'existence en sont le morne témoignage.

De quel aveuglement n'avons-nous pas été favorisés pour ne pas voir que l'articulation authentique du Philosophieren était à nouveau présente, et sous une forme bien plus contraignante, dans une pensée qui n'avait peut-être pas elle-même remarqué au plus juste ce qu'elle conservait de filiation et de fidélité à l'égard des vieux «chinois du Königsberg»? Il faudrait probablement entendre ce que veut dire «philosopher à coup de marteaux», voir d'un regard initial ce que c'est que le «Morgenrot», comprendre ce qui nous revient dans l'Éternel Retour pour voir là la répétition authentique, dans un monde qui est le nôtre, de ce qu'était, pour une culture déjà éloignée, la réflexion sur l'a priori, l'originaire et la finitude. C'est là, dans cette pensée qui pensait la fin de la philosophie, que résident la possibilité de philosopher encore, et l'injonction d'une austérité neuve.
*
Un problème demeure, que le mouvement même de la pensée kantienne n'aide guère à dénouer : c'est le problème de l'empiricité dans la répétition anthropologico-critique. Faut-il considérer la flexion vers l'empiricité comme essentielle à toute réflexion qui veut s'acheminer de l'a priori vers le fondamental? Et alors une science de l'homme, ou plutôt le champ empirique où une science de l'homme devient possible s'insère de plein droit dans le trajet de la philosophie vers ellemême.
Ou peut-on concevoir une anthropologie qui ne trouverait pas dans l'empiricité son contenu et ses lois, mais s'adresserait aux essences dans une réflexion sur l'homme à laquelle l'intuition seule donnerait richesse et vie? L'empirique n'y vaudrait qu'à titre d'exemple, ne définissant ni ne compromettant la forme même de la connaissance.
L'Anthropologie de Kant ne donne pas à cela de réponse claire. Sans doute elle n'est qu'un recueil empirique; mais précisément, n'étant que recueil et rhapsodie d'exemples, le mouvement réflexif qui la divise vient d'ailleurs et va ailleurs, sans que soit défini avec précision le mode d'appui de cette connaissance sur le domaine empirique qu'elle recouvre. Il y a, dans l'Anthropologie, un double système de solidarité : avec la réflexion critique et la philosophie transcendantale d'une part, mais d'autre part avec l'immense série des recherches anthropologiques qui se développent, surtout en Allemagne, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Il est assez difficile d'établir au juste la manière dont l'ouvrage de Kant s'insère dans la chronologie et le réseau d'influences des textes anthropologiques. Pour deux raisons : l'une qui est l'emprise même de la pensée kantienne sur la science et singulièrement sur la physiologie et la médecine de son époque, l'autre qui est le retard apporté à la publication de l'Anthropologie, retard qui a permis une diffusion de notes d'étudiants, de cahiers de cours comme ceux utilisés, quelque 40 ans plus tard, par Starke. Si bien que beaucoup de textes, publiés bien avant l'Anthropologie, renvoient explicitement ou implicitement à la pensée kantienne, et devant une ressemblance il est souvent impossible de se fier aux dates de publication pour établir l'ordre des influences et des préséances. Nous n'avons pour nous guider dans ce réseau complexe que trois sortes de repères :
1 — Les textes qui comportent une référence explicite à Kant, comme c'est le cas pour Ith : Versuch einer Anthropologie (Berne 1794), pour Schmid : Empirische Psychologie (Iena 1791), pour Hufeland, Makrobiotik. Pour tous ces textes nous avons déjà signalé les références à Kant. Il faudrait aussi ajouter la seconde édition de l'Anthropologie de Platner , ou certains travaux qui se placent d'emblée dans l'obédience kantienne, comme Köllner : «Bestimmung der organischen Kräfte nach Grundsätzen der kritischen Philosophie» .
2 — En revanche l'antériorité de certains textes autorise à penser que Kant les a effectivement connus et utilisés dans son Anthropologie. Au premier rang de ceux-ci il faut mettre sans doute Tetens : Versuch über die menschliche Natur (1777), l'Anthropologie de Platner (1772), et bien entendu la Psychologia empirica de Baumgarten (1749). Cet ouvrage que Kant avait annoté a servi de fil directeur à l'Anthropologie. L'analogie de place dans les deux textes est frappante; on pourrait les superposer par paragraphe . Encore faut-il noter que c'était là une ordonnance classique des psychologies au XVIIIe siècle, et qu'il faudrait sans doute en chercher le point d'origine ou du moins de fixation définitive chez Wolff . Mais il y a plus : la Psychologie de Baumgarten a fourni des schémas que l'Anthropologie a repris et élaborés : la distinction de «perceptio primaria» et de «perceptio adhaerens» devient dans l'Anthropologie le système dédoublé de «perceptio primaria et secundavia», et de «perceptio principalis et adhaerens» . De même l'analyse de Wahrsagen et du Weissagen chez Baumgarten , se précise chez Kant dans une distinction du Vorhersagen, du Wahrsagen et du Weissagen .
3 — Enfin on peut, sans crainte de trop grandes erreurs relever l'influence de certains textes sur le développement même de l'œuvre de Kant. Il y a des modifications ou des nouveautés dans la dernière rédaction de l'Anthropologie qui ont leur origine dans des textes récemment publiés. On peut être sûr, par exemple, que Kant a lu l'Empirische Psychologie de Schmid, et l'a utilisée. Dans les notes de Nachla, dans les cours publiés par Starke, on ne trouve nulle part mention des sources empiriques qui aident et soutiennent la réflexion anthropologique. C'est seulement dans le texte de 1798 qu'on voit mentionnés des Hilfsmittel qui sont, dans l'ordre, l'histoire du monde, les biographies, le théâtre et les romans . Or en 1791, Schmid consacrait un paragraphe aux Hilfsmittel de l'étude empirique de l'âme : livres d'histoires, biographies, observations sur le caractère, poésie tragique et cosmique, roman . Mais il y a plus important : le même Schmid distingue trois sortes de sciences humaines : celle qui s'adresse à l'intériorité de l'homme (sein Inneres) et à tout ce qui apparaît au sens interne : c'est la Psychologie; celle qui s'adresse à l'extériorité (sein Äusseres), et au corps : c'est l'Anthropologie médicale; quant à l'Anthropologie proprement dite, elle doit étudier les rapports mutuels de l'intérieur et de l'extérieur . Il est difficile de ne pas penser que là se trouve l'origine des sous titres qu'après 1791 Kant a donnés aux deux parties de l'Anthropologie . Il y a donc tout un réseau de connaissances empiriques, qui constituent à la fin du XVIIIe siècle, le domaine de l'Anthropologie. Entre cet ensemble et le texte de Kant la parenté est claire, même s'il n'est pas encore possible de situer exactement l'ordre chronologique des rapports et le prestige des influences réciproques. Mais dès maintenant on peut s'interroger sur la signification générale de ce champ de la connaissance empirique qui vient d'émerger, à cette époque, avec la prétention de constituer une science, l'Anthropologie.
Laissons de côté l'archéologie d'un terme dont la forme, sinon le sort, était déjà fixée au XVIe siècle . Que peut signifier, par rapport à une science de l'homme du type cartésien ces nouvelles Anthropologies?
1 / Il semble que le projet initial d'une Anthropologie ait été lié au début du XVIIIe siècle à un ensemble de difficultés scientifiques précises : ce qu'on appelle souvent, et avec trop de hâte, la critique du mécanisme cartésien n'a été qu'une manière, pour les contemporains, de formuler dans un vocabulaire théorique, le nouveau labeur de leur connaissance. D'une manière générale, on peut dire qu'à cette époque les recherches sur le fonctionnement du corps humain ont été l'occasion d'un dédoublement conceptuel capital : dans l'unité de la Physis, qu'il n'est pas question de mettre en cause, ce qui est pour le corps le physique commence à décoller de ce qui est, pour les corps, la physique. Le physique en l'homme serait de la nature, sans être de la physique. D'où des croisements notionnels curieux, parfois contradictoires, mais qui tous renvoient à cette difficulté d'ordonner les uns aux autres les savoirs de la Physique, des physiques et de la Physis. Wolff maintient la «Physica» comme la forme la plus générale de la connaissance de la nature, et lui ordonne la «physiologie» comme science du corps . Kant au contraire groupera dans la «Physiologie» l'ensemble des connaissances empiriques de la nature, dont la «Physique» ne couvre qu'un secteur . En fait si une science de la nature paraît maintenant décalée par rapport à une science de la Physique, c'est dans la mesure où celle-ci ne peut plus couvrir le domaine du corps humain. L'existence d'une Anthropologie est à la fois la cause et l'effet, en tous cas la mesure de ce décalage.
2 / Mais pourquoi ce décalage est-il lié à une Anthropologie, et non pas à une Biologie en général. Pourquoi Wolff dit-il que la Physiologie est une science «de corpore animati, praesertim humano» ? Sans doute parce que la connaissance de l'homme se trouve au point de croisement de la détermination d'un privilège métaphysique, qui est l'âme, et de la maîtrise d'une technique qui est la médecine. L'homme est donc le premier thème de connaissance qui puisse apparaître dans le champ laissé libre par le décalage entre Physis et Physique. «Definitus Physiologia per scientiam corporis animati; strictius a medius per scientiam corporis sani; alii tractationem physicam de homine in specie Anthropologiam vocant» .
C'est dans la mesure où elle est Anthropologie que la Physiologie acquiert sa spécificité; l'Anthropologie est sa raison de n'être pas pure et simple Physique.
3 / Cette posture paradoxale de l'Anthropologie (qui est raison de ce dont elle est partie) est lourde de conséquences. Elle sera à la fois limite de la science de la Physis et science de cette limite; elle sera cette limite rabattue, en deçà d'elle-même, sur le domaine qu'elle limite, et définira ainsi en termes de rapports ce qui est le non rapport, en termes de continuité ce qui est rupture, en termes de positivité ce qui est finitude. «On peut», disait Platner, «considérer le corps et l'âme dans leurs relations, limitations et rapports réciproques, et c'est cela que j'appelle Anthropologie» . Mais Telena avait bien vu que ce rapport ne pouvait être circonscrit, dans l'Anthropologie, que du point de vue de la Physis. Et ceci par opposition à leur méthode philosophique; selon celle-ci, il faut prendre les modifications de l'âme «wie sie durch das Selbstgefühl erkannt werden»; dans la Psychologie analytique, ou Anthropologie, il considère les modifications de l'âme «von der Seite da sie etwas in dem Gehirn als dem innern Organ der Seele sind», et on cherche à les expliquer «als solche Gehirnsbeschaffenheiten und Veränderungen» .
4 / En raison de ce qu'il y a de plus initial en son projet, l'Anthropologie ne peut pas manquer d'être à la fois réductrice et normative. Réductrice, puisqu'elle n'acceptera pas de l'homme ce qu'il sait de lui-même, par le «Selbstgefühl», mais seulement ce qu'il peut en savoir par le mouvement qui passe par la médiation de la Physis. L'Anthropologie ne s'adressera qu'au phénomène du phénomène, au terme d'une flexion qui suppose toujours l'horizon de la Nature. Mais d'un autre côté, elle sera toujours la science d'un corps animé, finalisé à l'égard de lui-même, et se développant selon un juste fonctionnement. Elle sera connaissance d'une santé qui, pour l'homme est synonyme d'animation. En quelque sorte la science du normal par excellence : «Die Lehre von der Beschaffenheit von dem Nutzen der Teile des menschlichen Körpers ins gesunden Zustand»
5 / L'Anthropologie se trouve ainsi entourer et envelopper toute connaissance de l'homme. Elle sert d'horizon explicite ou implicite à tout ce que l'homme peut savoir de lui-même. Et chaque domaine des sciences peut prendre place dans le large champ de l'Anthropologie, dans la mesure où quelque chose de l'homme est impliqué en elle : «Le premier objet qui me frappe dans ce vaste ensemble de nos connaissance est celle qui s'occupe de l'homme considéré dans des rapports personnels, et des hommes réunis dans les associations politiques» . Mais en tant qu'être naturel l'homme ne fonde sa propre connaissance qu'en la limitant, qu'en l'insérant dans un jeu de nature qui ne lui donne de possibilité que s'il lui retire sa valeur. Et une science anthropologiquement fondée sera une science réduite, mesurée à l'homme, déchue de sa propre vérité, mais par là même restitué à la vérité de l'homme. C'est ainsi que l'Anthropologie, en tant qu'elle est à la fois fondement et règle réductrice, prend l'allure d'une connaissance normative, prescrivant par avance à chaque science qui met l'homme en cause, son cours, ses possibilités et ses limites. Ith prévoyait de cette manière une anthropologie qui serait physiologique, une seconde qui serait psychologique, une troisième historique, une dernière morale ou téléologique . En fondant le savoir, ou du moins en constituant la science de ce qui fonde le savoir, l'Anthropologie, d'un seul mouvement le limite et le finalise.
Quel que soit son contenu empirique, l'Anthropologie a donc une structure épistémologique qui lui est propre. Elle porte un sens qui n'est superposable ni aux «Traités de l'Homme» dont le style, au moins, demeure encore dans l'obédience cartésienne, ni aux empirismes que surplombe toujours la pensée de Locke. Sans doute, comme les premiers, est-elle un savoir dans le langage de la nature, et comme les autres, une assignation de l'originaire. Mais ce ne sont là que des moments dans sa structure épistémologique totale. Celle-ci en effet s'équilibre autour de quelque chose qui n'est ni l'animal humain, ni la conscience de soi, mais le Menschenwesen, c'est à dire à la fois l'être naturel de l'homme, la loi de ses possibilités, et la limite a priori de sa connaissance. L'Anthropologie sera donc non seulement science de l'homme, et science et horizon de toutes les sciences de l'homme, mais science de ce qui fonde et limite pour l'homme sa connaissance. C'est là que se cache l'ambiguïté de cette Menschen-Kenntniss par laquelle on caractérise l'Anthropologie : elle est connaissance de l'homme, dans un mouvement qui objective celui-ci, au niveau de son être naturel et dans le contenu de ses déterminations animales; mais elle est connaissance de la connaissance de l'homme, dans un mouvement qui interroge le sujet lui-même, sur ses limites, et sur ce qu'il autorise dans le savoir qu'on prend de lui.
L'Anthropologie croyait mettre en question un secteur de la nature; elle posait en fait une question qui allait reporter sur la philosophie de notre époque toute l'ombre d'une philosophie classique désormais privée de Dieu : peut-il y avoir une connaissance empirique de la finitude? La pensée cartésienne, bien qu'elle eût fort tôt, et dès l'expérience de l'erreur, rencontré cette finitude, n'y avait été renvoyée définitivement qu'à partir d'une ontologie de l'infini. Quant à l'empirisme, il pratiquait cette finitude, y renvoyait sans cesse, mais comme limite de lui-même tout autant que comme frontière de la connaissance. L'interrogation anthropologique est de sens différent; il s'agit pour elle de savoir si, au niveau de l'homme, il peut exister une connaissance de la finitude, suffisamment libérée et fondée, pour penser cette finitude en elle-même, c'est à dire dans la forme de la positivité.
C'est là qu'intervient la grande remise en place opérée par Kant. En effet la structure interne de l'Anthropologie et la question qui, secrètement, l'anime ont la même forme que l'interrogation critique elle-même; il y a en elle une prétention à connaître les possibilités et les limites de la connaissance; elle mime de l'extérieur et dans les gestes de l'empiricité le mouvement d'une Critique; et ce qu'il y a de donné en elle semble pouvoir fonctionner comme un a priori. Longtemps, les «anthropologues» ont cru pouvoir accueillir sans difficulté, ni retournement de pensée, la leçon kantienne : Schmid, Hufeland, Ith ne sont que les premiers témoins d'une liste qui pourrait être longue et ne s'arrêterait pas au XVIIIe siècle. Il faut même la résistible naïveté de nos contemporains pour célébrer dans l'Anthropologie le dépassement enfin assuré des dissociations où se serait perdue la sécheresse du rationalisme, — âme et corps, sujet et objet. Alors que dans la merveille de cette réconciliation, ils ne rencontrent que le miracle, peu étonnant de leur surdité à l'équivoque grammaticale de la Menschenkenntniss.
En fait, au moment où on croit faire valoir la pensée critique au niveau d'une connaissance positive, on oublie ce qu'il y avait d'essentiel dans la leçon laissée par Kant. La difficulté à situer l'Anthropologie par rapport à l'ensemble critique, aurait dû suffire à indiquer que cette leçon n'est pas simple. Elle dit, en tous cas, cette leçon, que l'empiricité de l'Anthropologie ne peut pas se fonder sur elle-même; qu'elle est possible seulement à titre de répétition de la Critique; qu'elle ne peut donc envelopper la Critique; mais qu'elle ne saurait manquer de s'y référer; et que si elle en figure comme l'analogon empirique et extérieur c'est dans la mesure où elle repose sur des structures de l'a priori déjà nommées et mises à jour. La finitude, dans l'organisation générale de la pensée kantienne, ne peut donc jamais se réfléchir au niveau d'elle-même; elle ne s'offre à la connaissance et au discours que d'une manière seconde; mais ce à quoi elle est contrainte de se référer n'est pas une ontologie de l'infini; c'est, dans leur organisation d'ensemble, les conditions a priori de la connaissance. C'est à dire que l'Anthropologie se trouvera doublement soumise à la Critique : en tant que connaissance, aux conditions qu'elle fixe et au domaine d'expérience qu'elle détermine; en tant qu'exploration de la finitude, aux formes premières et non dépassables que la Critique en manifeste. Ainsi comprise la situation de l'Anthropologie n'est pas sans quelque ressemblance avec celle des Anfangsgründe der Natur : mettre à jour le système d'articulation entre la Critique et les formes a priori de la connaissance d'une part, et d'autre part les principes d'un savoir empiriquement constitué, et historiquement développé dans la Critique. Mais sous cette symétrie de surface règne une profonde dissymétrie : dans les Anfangsgründe, il est question de la Physique, et d'une science ainsi constituée dans sa plénitude et sa vérité; dans l'Anthropologie, il s'agit de la Physis, c'est à dire de cette couche de connaissance où il est question d'imperfections, de frontières, et de défaillances : bref, de la négativité au niveau de la nature. En d'autres termes, de la Critique aux Anfangsgründe, la continuité est assurée par les formes de l'activité symétrique et le champ de vérité qu'elle fonde et structure; de la Critique à l'Anthropologie, la continuité est établie par l'insistance commune des limites, et la rigueur de la finitude qu'elles indiquent. Les Principes de la Nature se passent de Dieu et rendent inutile l'hypothèse d'un infini actuel, dont la Critique a montré la contradiction interne; l'Anthropologie montre du doigt l'absence de Dieu, et se déploie dans le vide laissé par cet infini. Là où la nature des corps physiques dit synthèse, la nature empirique de l'homme dit limite. Ce caractère réciproque et inverse, cette symétrie dissymétrique de la synthèse et de la limite sont sans doute au cœur de la pensée kantienne : c'est d'eux que la Critique tient ses privilèges à l'égard de toute connaissance possible.
Il est temps, maintenant, de revenir à notre problème de départ — cet accompagnement de la Critique par un enseignement anthropologique, ce monotone contre point par lequel Kant a doublé l'effort d'une réflexion transcendantale par une constante accumulation de connaissances empiriques sur l'homme. Que, durant 25 ans, Kant ait enseigné l'Anthropologie, tient à autre chose sans doute qu'aux exigences de sa vie universitaire; cette obstination est liée à la structure même du problème kantien : comment penser, analyser, justifier et fonder la finitude, dans une réflexion qui ne passe pas par une ontologie de l'infini, et ne s'excuse pas sur une philosophie de l'absolu? Question qui est effectivement à l'œuvre dans l'Anthropologie, mais qui ne peut pas prendre en elle ses dimensions véritables, puisqu'elle ne peut être réfléchie pour elle-même dans une pensée empirique. Là réside le caractère marginal de l'Anthropologie par rapport à l'entreprise kantienne : elle est à la fois l'essentiel et l'inessentiel, — cette bordure constante par rapport à laquelle le centre est toujours décalé, mais qui sans cesse renvoie à lui et l'interroge. On peut dire que le mouvement critique s'est dégagé de la structure anthropologique : à la fois parce que celle-ci le dessinait de l'extérieur, et parce qu'il ne prendrait sa valeur qu'en se libérant d'elle, en se retournant contre elle, et, par là, en la fondant. La configuration épistémologique propre à l'Anthropologie mimait la Critique; mais il s'agissait de n'être pas pris par ce prestige, et de restituer à cette ressemblance un ordre rationnel. Cet ordre consistait à faire graviter l'Anthropologie autour de la Critique. Et cet ordre rétabli était pour l'Anthropologie la forme authentique de sa libération, la mise à jour de son véritable sens: elle pouvait apparaître alors comme ce en quoi s'annonçait le passage de l'a priori au fondamental, de la pensée critique à la philosophie transcendantale.
On voit dans quel réseau de contre sens et d'illusions l'Anthropologie et la philosophie contemporaine se sont engagées l'une à l'égard de l'autre. On a voulu faire valoir l'Anthropologie comme Critique, comme une critique libérée des préjugés et du poids inerte de l'a priori; alors qu'elle ne peut donner accès à la région du fondamental que si elle demeure dans l'obédience d'une Critique. On a voulu en faire (ce qui n'est qu'une autre modalité du même oubli de la Critique) le champ de positivité où toutes les sciences humaines trouvent leur fondement, et leur possibilité; alors qu'en fait, elle ne peut parler que le langage de la limite et de la négativité : elle ne doit avoir pour sens que de transmettre de la vigueur critique à la fondation transcendantale la préséance de la finitude. Au nom de ce qu'est, c'est à dire de ce que doit être selon son essence l'Anthropologie dans le tout du champ philosophique, il faut récuser toutes ces «anthropologies philosophiques» qui se donnent comme accès naturel au fondamental; et toutes ces philosophies dont le point de départ et l'horizon concret sont définis par une certaine réflexion anthropologique sur l'homme. Ici et là joue une «illusion» qui est propre à la philosophie occidentale depuis Kant. Elle fait équilibre, dans sa forme anthropologique, à l'illusion transcendantale que recelait la métaphysique prékantienne. C'est par symétrie et en s'y référant comme un fil directeur qu'on peut comprendre en quoi consiste cette illusion anthropologique.
C'est qu'en effet l'une dérive historiquement de l'autre, ou plutôt c'est par un glissement de sens dans la critique kantienne de l'illusion transcendantale que l'illusion anthropologique a pu naître. Le caractère nécessaire de l'apparence transcendantale a été de plus en plus souvent interprété non pas comme une structure de la vérité, du phénomène et de l'expérience, mais comme un des stigmates concrets de la finitude. Ce que Kant désignait en elle, d'une manière bien ambiguë, comme «naturel», a été oublié comme forme fondamentale du rapport à l'objet et récupéré comme «nature» de la nature humaine. L'illusion, par conséquent, au lieu d'être définie par le mouvement qui la critiquait dans une réflexion sur la connaissance, était référée à un niveau antérieur où elle apparaissait à la fois dédoublée et fondée : elle devenait vérité de la vérité, — ce à partir de quoi la vérité est toujours là et jamais donnée; elle devenait ainsi la raison d'être et la source de la critique, le point d'origine de ce mouvement par lequel l'homme perd la vérité et sans cesse se trouve rappelé par elle. Cette illusion définie maintenant comme finitude devenait par excellence la retraite de la vérité : ce en quoi elle se cache et ce en quoi, toujours on peut la retrouver.
C'est en ceci que l'illusion anthropologique est, d'un point de vue structural, comme l'envers, l'image en miroir de l'illusion transcendantale. Celle-ci consistait à appliquer les principes de l'entendement hors des limites de l'expérience, et donc à admettre un infini actuel dans le champ de la connaissance possible, par une sorte de transgression spontanée. Or l'illusion anthropologique réside dans une régression réflexive qui doit rendre compte de cette transgression. La finitude n'est jamais dépassée que dans la mesure où elle est autre chose qu'elle même et où elle repose sur un en deçà où elle trouve sa source; cet en deçà, c'est elle-même, mais repliée du champ de l'expérience où elle s'éprouve sur la région de l'originaire où elle se fonde. Le problème de la finitude est passé d'une interrogation sur la limite et la transgression à une interrogation sur le retour à soi; d'une problématique de la vérité à une problématique du même et de l'autre. Elle est entrée dans le domaine de l'aliénation.
Et le paradoxe est en ceci : en s'affranchissant d'une critique préalable de la connaissance et d'une question première sur le rapport à l'objet, la philosophie ne s'est pas libérée de la subjectivité comme thèse fondamentale et point de départ de sa réflexion. Elle s'y est au contraire enfermée en se la donnant épaissie, hypostasiée close dans l'indépassable structure du «menschliches Wesen», en quoi veille et se recueille silencieusement cette vérité exténuée qu'est la vérité de la vérité. On peut alors comprendre pourquoi en un seul mouvement caractéristique de la réflexion à notre époque, toute connaissance de l'homme se donne comme dialectisée d'entrée de jeu ou dialectisable de plein droit, — portant en tous cas un sens où il est question du retour à l'originaire, à l'authentique, à l'activité fondatrice, à ce par quoi il y a au monde des significations; et toute philosophie se donne comme pouvant communiquer avec les sciences de l'homme ou les réflexions empiriques sur l'homme sans détour par une critique, une épistémologie ou une théorie de la connaissance. L'Anthropologie est ce chemin secret, qui, vers les fondations de notre savoir, relie par une médiation non réfléchie l'expérience de l'homme et la philosophie. Les valeurs insidieuses de la question : Was ist der Mensch? sont responsables de ce champ homogène, déstructuré, indéfiniment réversible où l'homme donne sa vérité comme âme de la vérité. Les notions polymorphes de «sens», de «structure», de «genèse», — quelle que soit la valeur qu'elles pourraient avoir et qu'il serait juste de leur restituer dans une pensée rigoureuse, — n'indiquent pour l'instant que la confusion du domaine où elles prennent leur rôle de communication. Qu'elles circulent indifféremment dans toutes les sciences humaines et dans la philosophie ne fonde pas un droit à penser comme d'un seul tenant celle-ci et celle-là, mais signale seulement l'incapacité où nous sommes d'exercer contre cette illusion anthropologique une vraie critique.
Et pourtant de cette critique nous avons reçu le modèle depuis plus d'un demi-siècle.
L'entreprise nietzschéenne pourrait être entendue comme point d'arrêt enfin donné à la prolifération de l'interrogation sur l'homme. La mort de Dieu n'est-elle pas en effet manifestée dans un geste doublement meurtrier qui, en mettant un terme à l'absolu, est en même temps assassin de l'homme lui-même. Car l'homme, dans sa finitude, n'est pas séparable de l'infini dont il est à la fois la négation et le héraut; c'est dans la mort de l'homme que s'accomplit la mort de Dieu. N'est-il pas possible de concevoir une critique de la finitude qui serait libératrice aussi bien par rapport à l'homme que par rapport à l'infini, et qui montrerait que la finitude n'est pas terme, mais cette courbure et ce nœud du temps où la fin est commencement?
La trajectoire de la question : Was ist der Mensch? dans le champ de la philosophie s'achève dans la réponse qui la récuse et la désarme : der Übermensch.

(fin)


versión en inglés: http://www.generation-online.org/p/fpfoucault1.htm <--- traducción de Arianna Bove



post signature

Reblog this post [with Zemanta]

0 comentarios:

eXTReMe Tracker