Nicolas de Staël: Le Concert…

Nicolas de Staël (1914-1955) peignit Le Concert en trois jours, avant de se jeter dans le vide depuis la terrasse de son atelier. C’était dans la nuit du 16 mars 1955.

Le Concert (ou Le Grand Concert, ou L'Orchestre), Nicolas de Staël, Antibes, 14-16 mars 1955, Huile sur toile, 350 x 600 cm, Musée Picasso, Antibes

Dans un essai intelligent et sensible (« Le Concert, Sur l’ultime tableau de Nicolas de Staël « , Editions Sens&Tonka), Edouard Dor écrit ceci: « J’ai toujours pensé que dans cette oeuvre ultime, plus que dans toute autre, on pouvait approcher l’être de celui dont la vie s’était totalement fondue à son art. J’ai toujours pensé que c’est dans ce Concert que se trouvaient les traces de tourments tels qu’il décide de mettre fin à ses jours. C’est à la recherche de celles-ci qu’est consacré cet ouvrage « . Edouard Dor:

Quelle histoire raconte donc Le Concert ? Ou plus exactement quel choc ? Car, disait Nicolas de Staël, « on ne peint pas ce qu’on voit, mais le choc qu’on a reçu« . On le sait: le vendredi 4 mars 1955, autrement dit douze jours avant sa mort, le peintre prend la route pour Paris – la Nationale 7 – au volant de sa 203 Peugeot toute neuve. Le lendemain, il assiste, à 17 h 30, dans la grande salle du Théâtre Marigny, à un concert au cours duquel sont jouées des oeuvres d’Anton Webern, dont la cantate Das Augenlicht (L’Eclat d’un regard) – « Ô mer du regard et ton ressac de larmes ! » Le dimanche 6, il assiste, à 11h 00, toujours dans la grande salle du Théâtre Marigny, à un autre concert. Mais cette fois, c’est Arnold Schönberg qui est à l’honneur avec la Sérénade pour sept instruments et une voix masculine grave. Après le concert, il rend visite à Jean-François Jaeger, qui dirige la galerie Jeanne Bucher; auquel il confie: « Je suis perdu. »

Le peintre entouré de ses oeuvres dans son atelier rue Gauguet, à Paris, à l'été 1954, © Denise Colomb, Ministère de la Culture, Patrimoine Photographique

Edouard Dor propose une lecture du Concert hardie mais très séduisante. Et si, au fond, Le Concert ne nous regardait pas ? Si nous, spectateurs, étions exclus de ce qui est représenté là ? S’il s’agissait d’une histoire personnelle, intime, et si, dans ce Concert, oeuvre ultime, tout de jouait entre le peintre et les deux instruments qu’il a représentés sur la toile ? Edouard Dor:

Insensiblement apparaît alors l’image de la femme, de la femme double, ou de deux femmes: l’une discrète, anguleuse et passionnée; l’autre ouverte, ronde et sensuelle. Chacune à une extrémité de la toile, opposées, différentes, mais pièces essentielles d’un même orchestre, nécessaires, l’un et l’autre, à l’harmonie de l’ensemble. Deux femmes, l’épouse et l’amante, réunies, contre leur gré, par sa seule volonté ? Cette passion-contrebasse qui devient énorme, qui mange tout l’espace, jusqu’à en devenir plus imposante que la raison-piano – qui, du coup, « tourne le dos » à l’orchestre, marquant son refus de jouer, dans ces conditions, une quelconque partition. Edouard Dor de proposer alors une place privilégiée à celui ou celle qui regarde le tableau:

Si Edouard Dor avance cette lecture du Concert, c’est pour avoir longtemps songé à la vie de Nicolas de Staël. D’abord marié à Jeanine puis, après la mort de cette dernière, à Françoise Chapouton, de dix ans sa cadette. Avant de tomber amoureux de Jeanne en 1953, jeune femme avec laquelle il semble que René Char ait eu une brève liaison. Sa liaison avec Jeanne le bouleverse. Nicolas pense un moment pouvoir vivre avec Jeanne et Françoise, mais celle-ci refuse. Torturé par cet « amour d’idiot » auquel il donne une ampleur démesurée, Nicolas, nous raconte Edouard Dor, s’enfonce peu à peu dans une solitude mêlée de désespoir, solitude aggravée par le fait que ses liens avec Char se sont distendus.

Nu couché bleu (ou Nu couché, ou Le Nu bleu, ou Nu couché bleu, fond rouge, ou Nu bleu), Nicolas de Staël, Antibes, 1955, Huile sur toile, 114 x 162 cm, Collection privée, Paris

« Je suis perdu » confie Nicolas de Staël dix jours avant sa mort. Et d’ajouter: « Je ne sais pas ce que je vais faire. Peut-être que j’ai assez peint. Je suis arrivé à ce que je voulais… les enfants sont à l’abri du besoin. » A sa soeur, religieuse, il avait écrit: « Dieu que c’est difficile la vie ! Il faut jouer toutes les notes, les jouer bien… »

Le mercredi 16 mars 1955, le soleil brille sur Antibes, la température y est douce. Vers 22 h 15, une habitante du quartier découvre, dans la petite rue de Revely, à l’aplomb de la terrasse qui surmonte l’atelier, un corps sans vie, vêtu d’une chemise, d’une veste et d’un pantalon bleu, chaussé d’espadrilles.

René Char se dit « dynamité… Partagé entre une colère immense et une pitié infinie. » Et c’est peut-être à cause de ce chagrin immense que le poète a longtemps nié le suicide du peintre. Edouard Dor:

Nicolas de Staël est enterré au cimetière de Montrouge, au sud de Paris, aux côtés de Jeanine.

L’atelier de Nicolas de Staël (2ème étage) à Antibes. (A gauche, la rue du Revely; au fond, le Fort Carré) © Edouard Dor

Nicolas de Staël à la Fondation Pierre Gianadda du 18 juin au 21 novembre 2010 (Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Suisse)

La Fondation Pierre Gianadda présente pour la deuxième fois depuis 1995 une importante rétrospective du peintre Nicolas de Staël. Le commissaire de l’exposition, Jean-Louis Prat, a choisi de focaliser cette présentation sur dix années, les plus intenses, celles où l’artiste crée un langage radicalement nouveau entre abstraction et figuration.

Footballeurs,1952 huile sur toile, 65 x 81, Collection Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse) © Fondation Pierre Gianadda, Martigny (Suisse)

- RENSEIGNEMENTS : Tel : + 41 27 722 39 78 Fax : + 41 27 722 52 85 – Contact : info@gianadda.ch – site : http://www.gianadda.ch
- HORAIRES DE L’EXPOSITION: Tous les jours : 10h à 18h

☛ COMMENT S’Y RENDRE : Correspondance gare CFF par bus (arrêt Fondation Pierre Gianadda) ou train Martigny-Orsières (gare Martigny-Bourg). Train panoramique Chamonix – Mont-Blanc – Châtelard – Martigny : 1 h 45. Paris – Lausanne (TGV) – Martigny : 5 h-

5 Commentaires

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5 réponses à “Nicolas de Staël: Le Concert…

  1. antoine bernheim

    Oui, merci pour ces commentaires.
    Le livre essai d’Edouard DOR a le mérite d’être concis ce qui permet de mettre en avant sa vision tant du Concert que de NdS.
    Elle apporte un nouvel éclairage sans en imposer.

    Le « concert » inachevé est aussi pour moi le tableau le plus abouti, le plus intime, le plus audacieux (dimensions, sujet, couleur,…)
    L’impasse dans laquelle se trouvait NdS saute aux yeux. Le « concert » est « peinture » et donc « vie ».
    Au mois d’octobre, « Madame Char » fera paraître la correspondance Char / NdS. j’ignore si des lettres inédites seront dévoilées?
    « Le chagrin immense » du poète pourraît cacher, pas une culpabilité, non, mais …peut-être un malaise, je le crains.

    Oui, sans doute, NdS aura contrairement au « frère » conservé son ambition et sa quête d’absolu.
    Il « croit » en la peinture, en l’amitié, en l’amour…
    En 55, ces nobles causes sont ébranlées (acheteurs spéculateurs, perte consommée de l’amitié de Char, liaison contraignante avec Jeanne « offerte » à NdS par le poète réjouis…)
    La « densité » du départ de NdS soulignerait-elle dès lors avec audace la vacuité des sentiments du poète et de ses contemporains?
    Insoutenable idée!

    NdS écrivait à Pierre Lecuire le 14 mai 1953:
    « Il n’y a que deux choses valables en art.
    1° La fulgurance de l’autorité
    2° La fulgurance de l’hésitation
    C’est tout. L’un est fait de l’autre, mais au sommet les deux se distinguent très clairement. »

    Sans doute que pour NdS cela était aussi valable en Amour et en Amitié … D’où son désarroi.

  2. Marseille

    J’apprécie infiniment ce commentaire…Je pense moi aussi que dans la pureté sans concession de sa personnalité, Nicolas de Staël, qui disait si difficle de « jouer toutes les notes de la vie » vivait l’amitié et l’amour de façon aussi absolue que sa peinture, certainement même reliés à sa peinture, et que cela le séparait de ses contemporains, « d’où son désarroi »…

  3. seydou

    moi, je suis profane en art. en revanche j’aime bien la littérature et la philosophie, le monde des idées d’une manière générale. mais ce qui me réjouit ici c’est de retrouver un de mes journalistes préférés en l’occurence M. Benoît Ruelle. ton départ de Rfi (si c’est le même Benoît Ruelle) m’avait profondément attristé. l’émission « Idées » qu’il animait était d’une haute facture. j’espère que ce blog sera une aventure tout aussi fructueuse.

  4. Mar...tigny!

    Très intéressant blog, merci! Mais également peut-être ceci: Jeanine…. Jeanne, deux prénoms proches, prénoms aux extrémités de la vie amoureuse de NdS. L’inaccessible Jeanine… restait l’issue de rejoindre Jeanne.
    Autre élément, très personnel. La musique si froide, si intellectuellement intelligente de Weber (surtout) et Schoenberg mais si peu chaleureuse etc. ne devait pas aider à apaiser les tensions, donner de la lumière à la vie et/ou apaiser les dilemmes internes…

  5. antoine bernheim

    Oui, effectivement. La ressemblance des deux prénoms a joué, d’autant que NdS était a priori déjà curieux de la connaître en entendant Char en parler avec fougue !

    Les voies du désir et de l’amour nous dépassent!

    Oui, aussi, pour les retrouvailles avec Jeannine.

    NdS écrivait à ses parents à son décès :
    « …je serai bien content de pouvoir mourir dans une telle densité.  »


    Je ne pourrai me rendre à Martigny! Dommage.
    C’est toujours un plaisir. Je lirai le texte du catalogue…Voir comment est expliqué le tiraillement de NdS entre pure « abstraction » et pure « figuration » !!!

    Bonne fin d’été à tous.

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