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Etienne BLANC et la peinture
par Gérard Monnier

L’invention du tableau
 

Comment devient-on peintre dans les années cinquante ? La démarche
d’Etienne Blanc apporte une réponse sans détour : comme à chacun des
moments où les systèmes académiques perdent le contact avec la réalité et
l’actualité, c’est la peinture qui fait le peintre, et d’abord la peinture des autres.
Comme Watteau, comme Courbet, comme Matisse et comme la plupart des
contemporains, Etienne Blanc n’a vu sa peinture qu’après avoir suivi celle des
autres.

La peinture des autres, mais laquelle ? Voir l’art moderne, en 1951 ou
1952, pour un lycéen de Chambéry, c’est une performance ; c’est lire les
Lettres françaises, y suivre la défense de l’art réaliste, alors à son sommet,
c’est comprendre, plus vite que beaucoup d’autres, les limites du volontarisme
de Fougeron, c’est être déjà assez armé pour préférer l’exemple des deux
peintres qui donneront la clef des débuts, Braque et Picasso. La Biennale de
Venise de 1948 a mis le premier en pleine lumière, les reproductions des ses
tableaux commencent à circuler et le charme opère, celui d’un peintre
essentiel, dont les grandes toiles intimistes des années quarante sont des
modèles de sérénité sensuelle. Et c’est en peintre qu’Etienne Blanc voit,
pendant l’été 1953, l’exposition Picasso du Musée des Beaux-Arts de Lyon. Il
y trouve une peinture énergique qui convient à sa pugnacité, et les tableaux à
figure de Picasso marqueront longtemps les objets du jeune peintre. Dès ce
moment, l’exemple de Braque et de Picasso oriente sa volonté de peindre
dans une double direction : produire un tableau, c’est à la fois organiser des
formes, et donc maîtriser les opérations matérielles qui les constituent sur la
toile, c’est aussi construire des rapports imaginaires et émotionnels avec la
réalité. L’art abstrait n’est pas à l’ordre du jour, mais pas davantage la
représentation d’un réel objectif : le tableau est à inventer comme objet visuel
et comme objet lyrique ; autoportraits, figures dans l’atelier et natures mortes
seront les premiers supports de cette double stratégie.

A partir d’octobre 1953, Etienne Blanc est à Paris. Il suit, ou subit, les
pratiques pédagogiques en vigueur dans les classes de préparation au
professorat de dessin ; elles consistent alors en un mélange curieux, et par
bien des côtés navrants, de préceptes néoclassiques et de finalités
positivistes, entre le dessin au fusain d’après le moulage et l’étude
documentaire d’éléments naturels dans un but para-scientifique. Dans cette
formation, la peinture n’a pas sa place, mais pas davantage la stimulation du
réel.

La solution pour les plus rebelles est justement dans une fuite éperdue
dans la peinture ; un trio se constitue - Etienne Blanc, Sylvain Hairy et l’auteur
de ces lignes - qui n’a cesse d’élaborer, à chacun de nos moments de liberté,
une géographie artistique du Paris des musées et des galeries. Double vie :
l’apprentissage laborieux des techniques de la représentation, dans une
ambiance bizarre par son mélange de traditionalisme, de laïcisme artistique et
de franche hostilité à l’égard de toutes les formes d’art moderne : l’échappée
du jeudi et du samedi vers l’embellie, les cimaises et les tableaux. D’un côté
un dogmatisme digne de Monsieur Ingres, qui qualifie Cézanne d’incapable,
Matisse de plaisantin, Picasso d’escroc ; de l’autre, les pérégrinations
désordonnées de trois Robinsons de la peinture, prêts à tous les bricolages
initiatiques, et d’abord prêts à voir, l’œil à la main, les tableaux des peintres.
Nous apprenons ainsi à voir la peinture à partir d’un inventaire tout à fait
improbable : La Fresnaye et Buffet, Villon et Vlaminck, Bonnard, Villard et
leurs sous-produits, dont quelques-unes ineptes, et Braque et Uccello, et
Picasso. Aucun naturalisme ne pouvait sortir de cette fréquentation des
tableaux, et nos expériences de débutants sur le motif - quais de Seine,
cimetières de tableaux à Conflans, coteaux de Meulan - nous conduisent à des
essais stylistiques énergiquement et naïvement post-cubistes, évident reflet
de notre lecture d’André Lhote. Le plus stimulant est dans notre expérience
mutuelle de la pratique de la couleur à l’huile : la maîtrise d’une palette simple,
le contrôle optique des rapports de ton (une révélation), la pratique des
enduits, la découverte des ressources de l’épaisseur de la couleur et des ses
transparences ; nous lisons le livre de Ziloty, acheté sur les quais.

De nous trois, Etienne Blanc est celui qui tire le meilleur parti de cette
initiation accélérée. Dès le printemps de 1954, il produit des natures mortes
bien cuisinées, aux couleurs savoureuses, où de mystérieux clairs-obscurs
associent des objets rudimentaires. Arrangements qui doivent beaucoup à
beaucoup, sans doute à Braque, aux jeunes peintres du Salon de la Jeune
Peinture, où règne le réélise misérabiliste, et à la manière accidentée des
natures mortes d’André Marchand. Mais des caractères originaux apparaissent
aussi : dans la petite Nature morte au moulin à café, l’unité chromatique du
tableau, l’association formelle des éléments par une sorte de trame curviligne,
la mise en valeur de motifs spécifiques, les rayures des coloquintes ou les
côtes des poivrons. Dans d’autres natures mortes, la disposition d’objets sous
l’abat-jour de la lampe (référence à Picasso), est l’occasion d’une expérience
de coloriste dans les valeurs claires. Comme pour beaucoup de jeunes
peintres, le premier problème posé et résolu est donc celui de la manière : le
style par le contrôle de la main. On peut s’interroger sur la légitimité de cette
tendance, qui à ce moment en France conduit de nombreux peintres à la mise
au point d’un “style moderne” plus ou moins personnel ; ce triomphe du style,
chez des artistes figuratifs, en pousse beaucoup à soumettre le thème à une
question de style : l’art moderne, c’est alors la forme moderne, et le triomphe
de l’abstraction n’est pas loin.

Pour Etienne Blanc, la solution au problème de la manière ne dissimule
pas le problème central, qui reste celui d’une relation significative, orientée, à
la représentation de la réalité. Dès 1954, je pense que le problème du sujet, du
grand sujet, capable d’alimenter le travail d’une série de tableaux, et dans des
formats importants, est le moteur des ambitions picturales d’Etienne Blanc. Il
reste peu de traces des grands tableaux que le peintre entreprend alors, car la
plupart ont disparu. Une photographie nous montre, dans les dimensions
probables d’un grand tableau, trois énigmatiques figures assises, associées à
un oiseau de nuit et à la colombe pacifique ; dans une composition moderne
“classique”, l’ensemble est défini par des surfaces rythmées de valeurs
différentes, enchaînées dans une trame curviligne systématique d’où
émergent les zones claires des éléments significatifs, les visages, les épaules.
Allégorie, de la guerre et de la Paix ? On voit comment, dans cette recherche
du grand sujet, le peintre travaille en référence aux tableaux de Picasso, par
le thème et par la forme ; ce tableau en effet est proche de l’Atelier de la
modiste, de 1926, vu au Musée National d’Art Moderne. C’est d’ailleurs en
1954 que culmine la relation à Picasso : Etienne Blanc voit l’exposition des
œuvres récentes de Picasso à la Maison de la Pensée Française, il rencontre
personnellement le peintre dans le Midi. La recherche du sujet : elle ne
procède pas d’une démarche naturaliste, elle est, on le voit, inséparable d’un
travail de la composition du tableau, qui inscrit la figure dans un réseau de
lignes en vue transformer la représentation du réel, de la charger d’une
argumentation picturale spécifique, de formes et de couleurs. Cette relation au
sujet par le travail du tableau est bien évidente avec trois tableaux de 1954 qui
ont pour thème le peintre et l’atelier : Autoportrait, Le peintre et son
modèle
, La femme au chevalet. La composition et la définition des formes,
dans ces trois tableaux, doivent beaucoup aux modèles : à Picasso la
composition de la surface par la division orthogonale, claire référence à la
partition de l’hommage à Gonzalès, à Braque le jeu complémentaire de
surfaces colorées et d’un graphisme claire et sombre, la densité des éléments
figuratifs travaillés dans un registre de formes rondes et pleines, la
complication voulue de surfaces fragmentées pour enrichir le tableau ici d’un
détail volumétrique (la menuiserie du chevalet), là d’une transparence (un
vase de verre). Mais, à travers l’exercice de style, l’expression personnelle de
la matière commence à apparaître : les surfaces sont peintes de façon
sophistiquée, par couches picturales superposées, chacune étant, après
séchage, grattée et poncée. Empâtements et glacis constituent une mosaïque
de surfaces aux matières différenciées et contrôlées, aux effets originaux.

Dans les années qui suivent, de 1955 à 1959, Etienne Blanc, qui
subsiste grâce à un emploi de maître d’internat au lycée de Chambéry, a des
conditions de vie difficiles ; parce qu’il s’est marié au printemps de 1955, il a
été mis en demeure par l’administration de quitter les classes préparatoires du
lycée Claude Bernard. A Chambéry, il poursuit la préparation des diplômes de
dessin, mais seul, et l’activité du peintre rencontre beaucoup d’obstacles. Les
tableaux conservés pour cette période sont rares, mais ils montrent avec
beaucoup de clarté les indices d’une évolution et d’une permanence.
Permanence par le goût du grand sujet, mythologique et philosophique, avec
la Chute d’Icare de 1956, dont la composition, peut-être après une lecture de
Brecht, s’inspire du célèbre tableau de Bruegel. Evolution, car les natures
mortes deviennent plus claires ; elles sont travaillées dans les tons d’ocre et
de blanc, et les éléments naturels surtout des fruits, l’emportent sur les objets.
Si la liaison des éléments par une trame curviligne est maintenue, les
modulations de la couleur deviennent plus souples, différencient avec
raffinement les textures, introduisent la référence naturaliste par la suggestion
de matières organiques. Ce temps où la production du peintre se raréfie est
aussi, et surtout, celui de la rencontre avec un thème figuratif qu’Etienne Blanc
ne cessera ensuite de développer : le paysage sylvestre imaginaire. Ce que le
séjour parisien n’avait pas produit, la stimulation de la réalité, les paysages
réels du Beaufortin, où Anne-Marie Blanc est institutrice, la procurent au
peintre. Ce paysage de la moyenne montagne, à l’étage de la forêt et de la
pelouse alpines, des mélèzes et des rhododendrons, donne au peintre un
thème central et durable, où développer et le jeu des formes et l’imagination
du sens. Qui a parcouru, au printemps, la zone supérieure de la forêt alpine,
peut partager ici l’émotion du peintre, qui voit dans ces espaces le point de
départ pour la construction imaginaire de parcs lyriques. Deux paysages de
1956 sont les premiers témoins conservés de ce qui est d’abord une
expérience de la forme indicative d’un espace : une combinaison de lignes
courbes définit par un contour la masse des feuillages, des rapports de valeurs
claires et sombres construisent une représentation de l’espace fondée sur
l’association du sol, de l’écran des arbres du ciel. Cette combinaison
d’éléments s’enrichit dès 1957, par le dessin stylisé du feuillage ; il prend la
forme organique d’un contour polylobé, d’abord employé comme un élément
isolé et unique dans le tableau, puis multiplié comme un argument permanent
dans les paysages de 1959 et des années suivantes.

On ne peut ici se satisfaire de la mention un peu magique d’un
“changement de la source d’inspiration” pour comprendre l’adaptation du
travail du peintre au nouveau sujet. Aux problèmes déjà maîtrisés dans les
natures mortes s’ajoute celui posé par l’identité spécifique des nouveaux
objets représentés, c’est-à-dire les arbres dans un espace caractéristique. D’où
l’élaboration, par étapes successives, d’une forme adaptée au nouveau
programme de la représentation, ces figures d’arbres dans un espace figuré.
Et le travail du peintre consiste, après avoir ébauché une solution, à
l’expérimenter dans le tableau suivant en la développant. La prolifération des
contours polylobés, à partir du tableau de 1957 où cet élément apparaît pour
la première fois, illustre bien cette procédure. Et le talent du peintre est peut-
être dans l’intuition d’une expérience à poursuivre, et dans l’imagination, à
partir d’un élément, d’un système figuratif possible. Observons ce qui se passe
alors ; jusqu’à présent, pour Etienne Blanc, le dessin est la disposition dans le
tableau de lignes continues qui donnent la définition des objets représentés et
la construction de formes assemblées. Avec le programme de la
représentation des paysages sylvestres, le dessin change d’échelle et de
fonction : il donne des formes plus petites et plus divisées, il produit des
contours séparateurs multiples. Sinueux, découpés, fragmentés et
chevauchés, les éléments du dessin ne sont plus le résultat d’un tracé
préalable, mais le produit direct du travail de la brosse, qui pousse les limites
de la surface colorée ici, la réserve là, laissant apparaître le ton du fond. D’où
ce contour polylobé qui, de hasard technique, devient l’élément d’un système,
parce que le peintre y voit le moyen et de la représentation des éléments et de
leur association dans un ensemble figuratif qui suggère la complexité et l’unité
du milieu sylvestre. Comme le poète qui pèse et contrôle le choix et
l’agencement des mots, les corrige, l’adopte ou le rejette, le peintre fait l’essai
d’un système formel et figuratif, le juge à la mesure de l’efficacité des formes
et du sens dans le tableau. Insistons sur la relation à la technique : la trouvaille
du contour polylobé n’est pas indépendante de la pratique des couches
picturales successives ; cette pratique la conditionne et la permet, puisque la
mise en forme des contours dépend de la préparation préalable des fonds et
de l’observation d’un temps de séchage, important dans le cas de la peinture
à l’huile. Est enfin favorisé, si ce n’est déterminé, le travail en même temps de
plusieurs toiles ; d’où les variantes multiples d’un même thème, et les séries
de tableaux.

La mise au point de la nouvelle formule s’étend sur les années 1956 à
1959. Il est remarquable qu’elle se confonde avec une période difficile, qui ne
permet que des tableaux peu nombreux, et de format modeste.

Pendant l’année scolaire 1959-1960, Etienne Blanc est professeur
stagiaire à Grenoble, et la peinture se développe à nouveau ; les paysages se
multiplient, dans des formats plus grands, et les paysages sylvestres
deviennent disponibles pour des sujets narratifs. Un grand paysage de 1959
devient une image dramatique, le Feu de forêt. La composition de ce tableau
prépare les formules ultérieures : les arbres, dans la partie supérieure, sont
ramassés en écran dense, et la partie inférieure, libre, est disponible pour une
figuration et une narration qui restent encore à trouver. C’est dans cette phrase
qu’on décèle bien ce que cette image spatiale, qui va être constamment
reprise dans les années suivantes, doit au paysage réel de la forêt en
montagne, où la vue du pré montant précède la haie des arbres.

Une première approche du thème narratif date de cette période. Avec
La démonstration, avec La liseuse dans un parc, l’association de figures au
paysage fait l'objet de tentatives bien marquées par la tradition classique ; le
peintre pense à Giorgione, mais la mise en forme reste statique.

Ce moment est enfin celui d’une nouvelle orientation du coloris du
tableau. De 1953 à 1958, celui-ci faisait la plus grande place aux terres rouges
et vertes, aux ocres, aux bruns froids, dans des dominantes sévères et
raffinées qui devaient beaucoup aux tableaux de Braque des années quarante.
Cette gamme de tons se maintient dans les premiers paysages, et leur
décoloration culmine avec un paysage de 1958, où le coloris tend à un
camaïeu de terre d’ombre, de gris et de rose. Puis le coloris du tableau suit
une évolution rapide et spectaculaire, les rouges et les orangés substituent
leurs tons vifs et saturés aux harmonies précédentes. En même temps, une
grande maîtrise technique anime et contrôle l’épiderme du tableau :
empâtements et glacis donnent à la surface du tableau une richesse optique
qui devient inséparable de la qualité formelle du tableau. C’est à ce moment
d’ailleurs que le peintre copie la partie centrale de l’Adoration des Mages de
Zurbaran (Musée de Grenoble)
, belle démonstration de technique picturale
effectuée avant le départ au service militaire, avant une césure de deux
années, à l’écart de tout travail pictural.


La stimulation lyrique
 

En octobre 1962, Etienne Blanc est nommé professeur au lycée de La
Seyne. Installation, emménagement, les contraintes immédiates de la vie
matérielle écartent le peintre, pour quelques mois, de son travail. Mais pour
peu de temps : avec le printemps de 1963 s’ouvre une période de trois années
marquées par une production intense.

Les conditions de vie du peintre et de sa famille deviennent à ce
moment plus acceptables : dans l’appartement qu’Etienne, Anne-Marie et
leurs deux petites filles occupent dans un immeuble du boulevard Staline, le
peintre dispose, pour la première fois, d’une petite pièce de travail. Et puis d’un
peu d’argent : pour la première fois depuis leur mariage en 1954, les revenus
d’Etienne et de sa femme dépassent le strict budget consacré à la subsistance
immédiate : un électrophone et des disques de musique classique, par
exemple, entrent à la maison ; on verra plus loin leur importance.

Il peut paraître bizarre, et peut-être de mauvais goût, d’insister à ce
point sur les conditions économiques. Ce n’est pas par souci du détail
prosaïque, mais pour une double raison. La première est la nécessité
historique de représenter ce qu’a pu être, pour la classe d’âge qui accède,
autour de 1960, à l’autonomie économique, l’entrée dans la vie active, qui
coïncidait avec une période de hausse rapide du niveau de vie. Après 1960,
après une décennie marquée par les effets tardifs de la pénurie généralisée de
l’après-guerre, les conditions de vie s’améliorent, dans une période de plein
emploi généralisé. Et s’ouvre une période de détente, sinon d’euphorie
relative, à laquelle la fin de la guerre d’Algérie donne un sens politique, une
fois passés ses ultimes et sinistres soubresauts (Charonne, l’OAS). Etienne
Blanc, à partir de 1963, vit moins mal, vit mieux ; et, lui qui n’achète pas de
voitures neuves (il roule toujours dans une 2 CV que j’ai toujours connue hors
d’âge), il engage alors régulièrement des dépenses relativement élevées dans
l’achat de matériel pour peindre. C’est ici qu’il faut mentionner la seconde
raison ; les critiques et les historiens sont encore nombreux à ignorer
superbement, et pas seulement par naïveté, que l’artiste ne vit et ne travaille
pas en-dehors des contraintes d’un budget. En effet, si une minuscule minorité
d’artistes échappe, sinon à la réalité de l’économie, tout au moins à ses
contraintes, aucune pratique artistique ne peut se situer en-dehors des
investissements de temps de travail et d’argent. Ce que tout le monde admet
pour le cinéaste, il faut l’admettre, à une échelle adaptée, pour le peintre et les
autres artistes.

Pour les années 1963 à 1965, les tableaux conservés mettent en
évidence deux séries de faits matériels qui caractérisent les effets pratiques
de cette détente. Les tableaux d’abord sont plus nombreux (de l’ordre de 25 à
30 par an), et ils sont de plus en plus nombreux à être de grand format. On
dénombre en effet onze tableaux de format supérieur au 50 F en 1963, treize
en 1964, quinze en 1965. Enfin les tableaux sont de plus en plus fréquemment
peints sur des toiles tendues sur des châssis. Les supports rigides, les
panneaux ce contre-plaqué ou d’isorel, bon marché, sont souvent abandonnés
au profit des supports et des matériaux classiques. Plus coûteux, la toile et le
châssis permettent en effet de très grands formats légers, maniables et
résistants.

Période de travail intense et exalté : le peintre développe et l’expérience
de la sensualité chromatique et l’évocation stimulante des grands Concerts
sylvestres. Lieux plus que jamais imaginaires, les paysages sylvestres sont
maintenant élaborés dans une sorte d'immersion sonore, où l’écoute de la
musique prélude au travail de l’harmonie colorée : plus que jamais, “l’œil
écoute”.

Plusieurs toiles de cette période portent, inscrite sur le châssis,
l’indication des temps d’exécution. Pour telle toile de 1963, on trouve ainsi la
mention de quatre séances, échelonnées entre le 30 juin et le 13 juillet 1963
successivement de sept heures, puis quatre, puis deux, et enfin quatre heures
; en tout dix-sept heures. Une autre a été travaillée en quatorze heures
réparties sur trois séances, une troisième en vingt-six heures sur cinq séances.
Ces temps de travail sont substantiels et n’évoquent pas la précipitation
instinctive ou la “créativité immédiate”. Ces durées sont bien davantage les
indices des approches méthodiques, en phases successives, échelonnées
pour chaque tableau sur un temps de deux semaines en moyenne,
nécessaires à l’oxydation et à la dessiccation des différentes couches
picturales.

Le changement d’apparence des tableaux est considérable, sans jamais
avoir l’effet et le sens d’une rupture, puisqu’il s’agit de l’approfondissement des
expériences de Chambéry et de Grenoble. Les paysages sylvestres contrastés
et dessinés font progressivement place à des ensembles plus homogènes,
saturés de variations formelles enchaînées sans effort, unifiés par l’harmonie
colorée. Les espaces végétaux, composés toujours de figures d’éléments
polylobés, suggérés par des plans échelonnés et superposés, ont les opacités
et les transparences mêlés des grands feuillages, et jusqu’à leur
métamorphose : submergée par la somptuosité du coloris, l’image suggère les
plantes de serre, le paysage exotique, l’Eden.

Par deux fois pendant ces trois années, mais par deux fois seulement,
les titres désignent une localisation méditerranéenne pour des paysages : le
Paysage avec la mer (1963) et La Calanque (1965). Mais il s’agit toujours en
fait des paysages sylvestres dans lesquels une ligne d’horizon dans l’un, un
effet de miroir dans l’autre, suggèrent, sans trop insister, une relation à la mer.
Le plus souvent donc, c’est le thème précédent de la forêt qui sert de point de
départ ou de support pour une représentation imaginaire qui se constitue en
cours de route ; quitte pour le peintre à justifier par un titre la suggestion d’un
effet figuratif, produit souvent par tel arrangement du coloris. Les surfaces
blanches sont l’occasion ainsi du Dégel (1964) ou de la Petite neige de nuit
(vers 1964)
. Dans d’autres tableaux, la suggestion d’effets atmosphériques
appellent des titres particuliers : l’Averse, l’Eclaircie, l’Aurore. Titres de
circonstance qui tendent à préciser, à rendre plus communicable une
signification possible, trouvée, inventée au terme de péripéties picturales.
Mais qui tendent aussi à révéler le souci du réel, la préoccupation du sujet,
comme si le peintre se gardait de la peinture livrée à elle-même.

La première tentative pour aborder la question des grands sujets prend
la forme de paysages de forêt avec des pendus. Figuration macabre dont la
signification s’éclaire par le titre du premier de ces tableaux, A feu et à sang
(Tulle)
, qui évoque les massacres qui ont marqué la présence des armées
allemandes en France pendant l’occupation. Dans un espace théâtral, on voit,
sur la droite d’un groupe d’arbres, et au premier plan, la figure d’une pendue ;
au centre, sur la courbe géométrique d’une colline, on aperçoit des gibets,
comme dans le tableau La rentrée des troupeaux de Bruegel. Dans un
second tableau, Ici et là, le buste du pendu au premier plan est salué par un
joueur de flûte. Ces deux tableaux dramatiques, mais qui ne sont pas assez
clairs dans leur programme narratif sont des jalons dans une trajectoire
complexe.

Bien que les repères chronologiques précis manquent, d’autres tableaux
semblent avoir avoir pris place dans cet enchaînement d’expériences.
L’Autoportrait de juin 1964 définit une organisation précise de l’image
souvent reprise depuis : le visage du peintre apparaît en premier plan au bas
du tableau, des valeurs assurent le passage du modelé du premier plan avec
le paysage du fond, qui se déploie dans toute la surface du tableau. Les
Rencontres de 1964 reprennent plusieurs fois ces rapports d’emplacements
et de quantités. Dans la Rencontre N°3 les deux visages au premier plan
semblent le foyer d’une sorte de perspective curviligne dans un mouvement
transversal intense. Avant même que les figures de musiciens apparaissent
dans le tableau, le sujet est celui de la rencontre amoureuse, et le tableau
l’image picturale de l’euphorie.

Les premiers Concerts sylvestres occupent d’emblée des toiles de
grand format, le 120 F, qui est le plus grand format du commerce. Le
programme est donc ambitieux, et bien caractérisé par sa relation au sujet
fantasmatique par excellence dans l’histoire des peintres, qui, du Concert
champêtre de Giorgione aux Baigneuses de Cézanne, ont rêvé d’associer
l’image de la Femme au plein air et à la nature.

Les deux premiers Concerts ont d’ailleurs une raideur un peu
pédagogique, les schémas linéaires qui les composent semblent renouer avec
les formules que le peintre employait près de dix ans plus tôt, les figures sont
bien lisibles et le Concert N°1 évoque même, nature morte comprise, le
Déjeuner sur l’herbe de Manet.

La mise au point de l’unité de cette série et de son argumentation
poétique vient peut-être du Concertino de 1964 où, dans un format plus petit,
la composition des Rencontres se combine avec la figure d’un joueur de flûte.
La partition de la surface en grandes zones de couleurs froides et chaudes
alternées, où se distribuent les figures fragmentées fait basculer l’image dans
un monde lyrique et sensuel de faunes entrevus, de musiciens amoureux, de
femmes ravies, de crépuscules enchantés.

Dès lors, l’argument est trouvé. Viennent alors les variations : les coloris
du premier plan sont saturés en rouge et bleu, les végétations étincelantes
(Concerts N°3, N°5, N°6, N°10, N°11) ; un nu néoclassique ajoute un élément
de lisibilité (Concerts N°4, N°7, N°8, N°12) ; des valeurs peu différenciées
donnent des images également claires et lumineuses (Concerts N°12, N°14).
Il faut insister sur le bonheur de peindre : évident, il conduit le peintre à une
liberté d’exécution remarquable, qui lui fait trouver, sans effort visible, les
innombrables variations de forme et de coloris qui donnent substance à ces
grandes surfaces, les transforment littéralement en une image étendue et
fragmentée, dont la lecture stimule l’esprit et plaît à la vue.

Je veux dire aussi l’exceptionnelle réussite du coloriste, qui fonde si
bien la représentation imaginaire sur la séduction par la couleur qu’il nous
rappelle que, pour des générations de peintres, depuis Titien et Rubens,
l’essence de la peinture était dans le coloris, et qu’il y a là, non seulement une
des grandes traditions de la peinture européenne, mais aussi une des rares
approches théoriques qui interdit de réduire la peinture à une technique de
l’information, puisque le charme de la peinture associe l’imaginaire à une
sensualité visuelle spécifique. Relisons Molière ; au cœur de la polémique qui
divisait les intellectuels et les artistes parisiens, à la fin du XVIIème siècle, sur
les principes de la peinture, celui-ci avait pris parti en faveur des coloristes, et
il écrivit ce poème de circonstance où il célébrait :

“L’union, les concerts et les tons des couleurs,
Contrastes, amitiés, ruptures et valeurs,
Qui font les grands effets, les fortes impostures,
L’achèvement de l’Art, et l’âme des figures”.

Ce coloris, que la peinture abstraite a si bien conduit hors de la
représentation, retrouve dans les Concerts cette fonction imaginaire
fondamentale, puisque c’est bien l’harmonie des couleurs et la beauté des
lumières qui font le charme de ces images, leur “grand effet”, leur “forte
imposture”.

Mais les Concerts ne sont pas seulement une série ; le peintre y fait
aussi l’épreuve de nouvelles ressources formelles. Perceptibles dans les fonds
du Concert N°11, des nodules polychromes surgissent dans les réserves
claires des fonds, suggèrent l’image de formes organiques complexes qui se
développent dans les Concerts N°13, N°14. Combinées avec des éléments
graphiques à partir du grand Concert  de 1965, ces nouvelles formes
permettent, dans de grands formats, l’expérience de nouveaux sujets. Cette
écriture rapide convient pour l’indication du mouvement des figures, dans les
toiles consacrées au Tennis - N°1, N°2, N°3 - (à partir de 1965) et au Guitariste - N°1, N°2, N°3, N°4 -
(en 1969 et en 1970).

Le renouvellement des formes, après 1965, dépend aussi d’autres
facteurs. Dans cette période en effet, Etienne Blanc rencontre Edouard Pignon
chez ce dernier à Sanary. C’est le moment, pour Pignon, des Plongeurs, des
Moissons, des Batailles, toutes peintures conduites très loin dans la
représentation du mouvement, dans des formules violentes et expressives. En
1969, Etienne Blanc commente d’ailleurs ces peintures dans un article de la
revue Etraves, à l’occasion de l’exposition des tableaux de Pignon à la Mairie
de La Seyne. L’exemple de Pignon est donc une référence possible pour les
expériences sur le graphisme et sur le mouvement que mène Etienne Blanc
dans les années qui suivent les Concerts.

Est aussi évidente dans cette période la place que prend la pratique du
dessin ; elle explique le rôle nouveau du graphisme dans le tableau, car le
dessin en question est cette écriture linéaire et continue, au pinceau et à
l’encre de Chine, qui fonde les séries d’étude pour le Guitariste par exemple
ou les Sérigraphies. Le rapport du style graphique du peintre avec la technique
de la sérigraphie à laquelle il consacre en ce moment beaucoup de temps et
de soin est remarquable : tout se passe comme si le besoin de la mise au point
de formes adaptées à la sérigraphie, où la forme est justement définie par le
masque plastique déposé au pinceau sur l’écran de soie, expliquait la genèse
de ces formes linéaires continues. Dans cette hypothèse, ce style graphique
élaboré pour la sérigraphie en noir et blanc, deviendrait disponible pour les
graphismes colorés des tableaux.

Ce souci du mouvement, ces pratiques graphiques, appliqués aux
thèmes des Rencontres et des Concerts après 1965, apportent des
modifications profondes. Les formes linéaires se multiplient, s’étendent sur
toute la surface du tableau, les figures sont associées entre elles et avec le
fond ; cette fusion des éléments picturaux prend une signification érotique. En
dehors de la série des Pianos dans la clairière, - N°1, N°2, N°3, N°4 - où l’image de la forêt reste identifiable, les Rencontres, les Concerts ne comportent plus vraiment de
relation à un espace figuré ; les visages affrontés se précipitent l’un vers l’autre
dans un mouvement passionné. Les Rencontres de 1969 et les derniers
Concerts sylvestres avec leurs couleurs puissantes, et dans la confusion
même de leurs éléments iconiques sont les images de violentes tensions.

Les années 1970 et 1971 semblent des années de transition. C’est le
temps des rencontres avec d’autres artistes, avec Baboulène, avec Clavé.
C’est le temps aussi d’une affirmation publique, d’une présence dans les
manifestations culturelles régionales, des expositions de La Seyne en 1970,
de Toulon en 1971, et du succès avec le Prix de Peinture du Festival de
Toulon, avec la vente de plusieurs tableaux. Cette période est aussi le début
d’une phase nouvelle dans la vie personnelle, avec un emploi, d’abord à temps
partiel, à l’Université de Provence à Aix, et avec le projet de construction d’une
maison. Dans les deux années suivantes, Etienne Blanc peint beaucoup moins ; peu de tableaux en 1972, aucun en 1973. L’installation dans la nouvelle
maison prend beaucoup de temps et d’argent. Le travail du peintre reprend en
1974 dans des conditions matérielles enfin satisfaisantes, dans un bel atelier ;
joue aussi un rôle stimulant le travail, maintenant à temps plein à l’Université,
où Etienne Blanc très apprécié de ses étudiants est responsable de l’atelier de
peinture du Département d’Arts Plastiques.

Le thème dominant est maintenant celui du Couple, et les procédés se
renouvellent. Les fonds de valeur moyenne sont préparés à partir de couleur
projetée, et les surfaces ponctuées ainsi obtenues sont réservées, masquées
ou complétées par des aplats sombres ou clairs. Les glacis sont moins
nombreux, le coloris est dominé par les temps froids, les gris. Surtout le
programme clairement érotique de la représentation bouleverse l’organisation
du tableau : aux surfaces confuses de 1969 succèdent des images contrastées
des éléments bien lisibles émergent de régions ambiguës et suggestives. Des
cuisses, un ventre sont figurés avec un dessin évident : ailleurs la turbulence
des éléments de la surface peinte et la flexibilité des lignes évoquent la
tumescence d’organes, des visions de muqueuses ; ici une main, là un sein
illustrent les contiguïtés fugitives des jeux érotiques.

Plus que jamais la peinture est le moyen d’une projection imaginaire,
d’une fixation de fantasmes, mais c’est aussi le projet de leur donner formes
et couleurs dans l’espace et avec les techniques d’un tableau. En refusant et
les représentations illusionnistes qui feraient de l’image peinte un objet
érotique, et les indices de la tendresse des relations amoureuses qui
jalonnaient les Concerts sylvestres, le peintre place très haut son ambition,
qui est d’instaurer la représentation des sensations érotiques dans le champ
d’une esthétique visuelle, ici picturale.

Il y a là le programme humaniste d’un réalisme moderne et
expérimental, proche de celui d’Edouard Pignon, programme qu’Henri
Lefebvre, en 1955, avait identifié : “Dans et par la peinture, l’Homme actuel se
voit (se représente visuellement dans et par une “vision” concrète) en tant que
conquérant de la réalité, de sa propre réalité”.

Aujourd’hui, on peut s’interroger sur l’actualité culturelle d’une telle
instauration du réel par la peinture et l’enthousiasme de Lefebvre sur
l’universalité de la peinture moderne est peut-être daté. Etienne Blanc,
cependant, a fait ce projet d’une telle reconnaissance de la réalité par la
peinture, et les toiles de 1974 à 1978 en attestent l’importance humaine et
artistique, en montrent aussi les difficultés. Mais en 1978 les premières
atteintes de la motricité mettent le peintre hors d’état de travailler. Après deux
années de détresse, Etienne Blanc meurt le 12 octobre 1980.


Aix en Provence, février 1982
Gérard Monnier


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