L’affirmation de la mort de l’Auteur a le même but que la découverte du scriptible que nous avons évoqué dans l’article sur S/Z : faire de la critique une pratique cherchant à actualiser l’œuvre passée. Dans cette perspective, la mort de l’Auteur ne représente pas tant l’affirmation d’une pensée antihumaniste que l’expression d’un rêve de dégagement de la modernité des textes passés.
Cet article a été rédigé par Vincent Joly (psy-enfant.fr)
L’article de 1968 participe donc au même projet que S/Z, où Barthes instituera l’effacement de l’auteur au profit de la dissémination des voix du texte. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans son article, Barthes ouvre sa réflexion par une citation tirée de Sarrasine : « C’était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments[1] » et s’interroge : « Qui parle ainsi ? ». Est-ce le héros de la nouvelle, l’individu Balzac, l’auteur Balzac, la sagesse universelle… ? Comme on le voit, c’est de la lecture de la nouvelle balzacienne que naît l’interrogation sur l’origine du texte. Il est, de ce fait, bien difficile de ne pas voir dans l’article sur « La mort de l’Auteur », l’annonce de son effacement tel qu’il est pratiqué dans S/Z et sa justification théorique.
La mort de l’auteur est donnée, par Barthes, comme l’acte permettant de rendre sa place au lecteur : « toute la poétique de Mallarmé consiste à supprimer l’auteur au profit de l’écriture (ce qui est, comme on le verra, rendre sa place au lecteur)[2] ». « Rendre sa place au lecteur », c’est-à-dire permettre au texte de s’actualiser pleinement à chaque lecture ; c’est (fantasmatiquement) tourner entièrement le texte du côté de ce que Barthes nommera scriptible dans S/Z. Ainsi, pour Barthes, « le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine mais dans sa destination[3] ». Par la mort de l’Auteur, Barthes cherche à tourner entièrement le texte du côté de sa lecture, de ce qui en lui s’actualise, échappe à l’historicité de son origine.
Ainsi, lorsque Barthes décrète la mort de l’Auteur, il ne cherche pas à – ou plu exactement son but premier n’est pas d’ – accompagner les avant-gardes littéraires mais, au contraire, de réfléchir sur la réception des textes classiques. Il ne souhaite pas penser la production des œuvres contemporaines mais la lecture des œuvres passées. Pour Barthes, « l’éloignement de l’Auteur […] transforme de fond en comble le texte moderne ( ou – ce qui est la même chose – le texte est désormais fait et lu de telle sorte qu’en lui, à tous ses niveaux, l’auteur s’absente)[4] ». Dans cette citation, comme souvent chez Barthes, l’essentiel se dit comme en passant, dans les interstices de la phrase : la parenthèse, loin de redire « la même chose », dévoile la réelle finalité de la destitution de l’auteur[5]. Ce qui compte ce n’est pas que le texte moderne s’écrive hors de toute origine mais que le texte classique puisse se lire comme dégagé du poids de son histoire et s’écrire à chaque lecture. « Pour rendre à la lecture son avenir, écrit Barthes en conclusion de son article, il faut renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur[6] ». On assimilé ce lecteur au lecteur comme objet d’étude de la critique[7], mais c’est d’abord du lecteur au sens le plus banal dont il est ici question. Barthes vise, à travers son article, à modifier la manière qu’ont les lecteurs dans leur ensemble d’aborder l’œuvre.
S/Z est donc « en retrait » par rapport aux thèses défendues par Tel Quel. Il s’en explique, dans un entretien accordé à André Bourin, « Tel Quel, écrit-il, a toujours eu une position radicale par rapport à la littérature qui ne fait pas partie du texte-limite, et cette position lui fait renvoyer à l’insignifiance historique totale 99 % de notre littérature ». Et lorsque le journaliste lui demande ce qu’il fait des lecteurs de ces textes « proscrits », il répond : « Pour moi (peut-être penserez-vous que c’est vraiment une proposition paradoxale de ma part), j’estime que je suis entièrement du côté du lecteur[8] ». Barthes ne s’attache donc pas à décrire une littérature qu’on pourrait qualifier de « marginale », ce qui l’intéresse ce ne sont pas tant les avant-gardes que les textes classiques, ceux que lisent le lecteur « naïf ». Barthes parle d’ailleurs, à propos de S/Z, d’un livre « œcuménique[9] », cherchant à rassembler l’ensemble des lectures.
De cette utopie nous découvrons aujourd’hui qu’il ne reste que des vestiges. On peut s’interroger sur la raison de cet abandon. Peut-être était-ce dès Critique et Vérité que le projet était voué à l’échec. En effet, la tentative barthésienne pour penser le changement de l’œuvre littéraire a d’abord eu pour but de répondre aux critiques de Picard. Bien sûr ces attaques n’ont peut-être été pour Barthes qu’un prétexte lui permettant de défendre des idées qui lui tenaient à cœur, il n’empêche que le contexte n’a pas été innocent et qu’il a joué un rôle dans la genèse du projet barthésien. En effet, Barthes a cherché à justifier la pratique critique qui était la sienne dans ses précédents livres (qui montraient que l’œuvre parvient à s’actualiser dans une lecture pouvant se dire avec les mots de la modernité). Or comment se justifier sinon en prouvant, rationnellement, que cette pratique est juste ? Mais dès lors que Barthes avait choisi de se placer sur le terrain de la pure rationalité, pouvait-il encore dire l’essence de la littérature ? Car la littérature est par essence paradoxale[10]. Elle est ce qui ne peut se réduire à aucun contexte comme à aucune définition et c’est précisément pour cela qu’elle ne cesse de s’actualiser dans une lecture moderne. Peut-être que la sécheresse dont n’a jamais pu se départir Barthes durant toute cette période -que ce soit dans les Eléments de sémiologie ou dans S/Z – naît-elle de cela : tenter de justifier sur un mode rationnel ce qui scandalise la raison.
Comme nous l’avons vu, il y a au cœur de la définition barthésienne de la littérature un paradoxe : l’œuvre, document passé, ne cesse de se modifier et reste toujours actuelle et changeante. Mais Barthes en tentant de penser la possibilité de ce changement perpétuel, c’est-à-dire en éclairant entièrement par la raison le changement lui-même en a asséché le paradoxe. En effet, ce qui se perd dans l’élucidation formelle ou rationnelle de toutes les lectures possibles d’un texte, c’est cette part d’impensé qui rendait possible le mouvement du texte.
[1] Barthes, Roland, Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.40
[2] Barthes, Roland, Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.41
[3] Barthes, Roland, Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.45
[4] Barthes, Roland, Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.42
[5] Martin Melkonian a bien décrit ce rôle de la parenthèse dans la pratique théorique de Barthes. Il écrit dans Le corps couché de Roland Barthes : « Au fichage, il s’y est plu de manière obsessionnelle. Cette pratique l’entraîna à un mode d’exposition bref et coupant, parfois expéditif, notamment à l’intérieur des parenthèses : la définition » ( Melkonian, Martin, Le corps couché de Roland Barthes, Armand Colin, 1993, p.23).
[6] Barthes, Roland, Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.45
[7] C’est par exemple l’objet de l’étude de N.Carpentier sur la pensée de la lecture dans l’œuvre de Barthes. Cf. Carpentier, Nicolas, la lecture selon Barthes, L’Harmattan, 1999
[8] Barthes, Roland, « Critique et autocritique », in Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.644-645
[9] Barthes, Roland, « Critique et autocritique », in Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.645
[10] sur la nature paradoxale de la littérature cf. chapitre II
[11] Barthes, Roland, « Critique et autocritique », in Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.644
[12] Barthes, Roland, « Critique et autocritique », in Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.644
[13] Barthes, Roland, « Un univers articulé de signes vides », in Œuvres Complètes, Seuil, 2002, t. III, p.650
[14] Ducrot, Oswald, Todorov, Tzvetan, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Editions du Seuil, 1972, p.428
et si l’écriture était infinie
et l’utopie,
vraie?
Peu importe que l’écriture soit infinie. c’est la réception qui est intéressante. La question transcende les ages. Doit-on lire un texte après avoir lu la page wikipedia de son auteur ou avant ?