Dictionnaire des notions



Évidemment, pour de la critique d'art, ce n'est sans doute pas ce qu'on pourrait appeler de la critique-critique. J'espère que, même si c'est raté, c'est raté avec un peu de virtuosité, un peu d'intelligence.

(E.H. in Le modèle et son peintre.)




AVANT-PROPOS*

Le dictionnaire est un livre qui est depuis toujours la préfiguration de ce qu'on appelle aujourd'hui l'hyper texte. Chaque définition est faite de mots qui sont autant d'entrées dans le dictionnaire-même. Il n'y a pas de continuité, il n'y a qu'un ordre : l'ordre alphabétique. Le mot peindre est entre les mots PEINARDEMENT et PEINE ; pour le peintre que je suis, quel curieux montage ! Mon ami Marcel Cohen me racontait un jour l'histoire d'un homme qui avait tout préparé pour son suicide, la corde, le solide crochet au plafond et le tabouret. Il ne lui restait plus qu'à écrire quelques mots adressés à la personne qui découvrirait son corps. Une petite hésitation quant au sens commun d'un mot lui fait ouvrir un dictionnaire. La lecture de la définition du mot le renvoie à celle d'un autre mot puis d'un autre encore… jusqu'à en oublier son ultime projet.

En hiver 1987, à Rome, avec Emmanuel Hocquard, nous avons publié Le modèle et son peintre**. Aujourd'hui, si la démarche n'est pas la même, on peut dire qu'elle est proche, qu'elle peut en être la suite. Ce n'est pas une conversation enregistrée pour être retranscrite (v. Littéralité) - Installés devant la table à tréteaux, nous avons souvent bavardé, un verre à la main. Entre le 16 et le 21 juillet 1987, dans le bruit qui montait de la voie rapide que surplombait la verrière de son atelier, j'ai enregistré au magnétophone quelques conversations à bâtons rompus dont j'ai recueilli, ici, des extraits -, c'est un ensemble de textes qui résulte de mon activité de peintre, des nombreuses conversations que nous avons eues, mes amis et moi, depuis quatorze ans, des travaux que nous entreprenons Emmanuel et moi, d'anecdotes vécues et de quelques lettres adressées à des amis.

Certains textes ont déjà été publiés dans des catalogues ou des revues, je les ai repris tels quels, j'en ai modifié quelques uns, d'autres sont inédits.

Ce travail d'écriture me permet sans doute d'y voir plus clair. Sa forme - sous celle d'un petit " dictionnaire " - est la tentation de mettre un peu d'ordre (alphabétique) là où il n'y en a pas.

* Le texte le plus récent date de 2001 ; la plupart, de l'ensemble des années 90.
** Le modèle et son peintre, Emmanuel Hocquard & Alexandre Delay Galerie Stadler, Paris & Villa Médicis, Rome, 1987.




BLANC / MONOCHROME


Deux remarques de Wittgenstein in Remarques sur les couleurs. La première : Dans un tableau, le blanc doit être la plus claire des couleurs. La seconde : Lichtenberg parle d'un " blanc pur " et il entend par là la plus claire des couleurs. Personne ne pourrait parler ainsi d'un jaune pur.

Dans un petit texte publié dans " Taches blanches ", j'admirais ces grands monochromes blancs, véritables peintures sous verre (v. derrière / devant) qui font apparaître des histoires de transparence et de fragilité plutôt que de lumière. Mais, quant au sens du blanc, il faut rester prudent surtout quand il dissimule, ainsi, les trous d'ombre des fonds de locaux commerciaux en réfection. Je copie.

" J'admire les vitrines des magasins, en cours d'installation ou de restauration, peintes au blanc d'Espagne. Véritables " tableaux " all over réalisés par un artisan avec un chiffon, un large pinceau, un balai ou, dans certains cas, juste avec les mains ; les mêmes gestes que l'on fait pour nettoyer une surface. Le seul but de ce travail de peinture ordinaire est de rendre visible, en la rendant opaque, la vitre transparente ; peinture qui "montre" son support. Peinture sans désir d'expression mais pas sans expression ; peinture sous verre (v. caryatide), le spectateur est toujours dans la rue. Il voit la peinture blanche au travers de l'épaisseur brillante du verre.

" Dans la technique de peinture sous verre, c'est le premier coup de pinceau qui recouvre le deuxième lequel, lui-même, recouvre le troisième, etc. Par opposition à la technique de la peinture sur, ici il faut commencer par le dernier coup de pinceau et finir par le premier. L'image vient alors de derrière la vitre, de l'intérieur de la peinture ; préfiguration de l'image télé. "

Cette peinture est toujours juste dans son projet, son projet provisoire ; un simple coup de chiffon la fera disparaître. La meilleure peinture est fragile, la meilleure peinture est éphémère, la meilleure peinture est utile.


Remarques :

- Chez Malévitch, je suis plus intéressé par le carré noir sur fond blanc que par le carré blanc sur fond blanc. Dans les deux tableaux, le blanc du fond était la meilleure, d'après ses propres théories, pour représenter cet espace-fond (au service des formes colorées), représentation réelle de l'infini. Le carré noir sur fond blanc est la figure géométrique la plus simple, la couleur la plus éloignée du blanc, sur le blanc du fond.

- Le " blanc " de Ryman est une " non-couleur ". Elle est prise dans l'agencement des autres éléments qui constituent le tableau, et fait partie, comme peinture, de sa grammaire picturale.

- Il y a des cas ou une autre couleur que blanc est impossible.

- Si l'on peut voir que les figures photographiques (v. photographie) occupent les " à-côtés " de la peinture, considérons alors mes tableaux comme des monochromes.

- Une figure sombre sur ou plutôt dans le fond blanc peint.




CARYATIDE

Les dix Caryatides ou les Gardiennes du chai*

Aude, Catherine-Marie, Christelle, Delphine, E., Emmanuelle, Laurence, M., Pauline et Sophie sont de Bordeaux, rencontrées, photographiées à Bordeaux ; certaines voilà plusieurs années, les autres ce mois-ci.

Si nous posons un film photographique positif et transparent sur un fond, chaque point de l'image est vu tel qu'il est. Si nous mettons une distance entre le film et le fond, chaque point est vu avec son ombre portée sur le fond. Ainsi la figure est doublée. Il y a réverbération ou écho. En février de cette année, j'écrivais à Emmanuel que dans le phénomène de l'écho (...) l'autre versant de la vallée est inscrit dans le retour du son. L'autre versant, ici, est peint. Une peinture faite pour qualifier l'écho de la photographie. Le projet est de faire résonner ensemble photographie et peinture. On dit être, entrer en résonance. Le film positif est pris dans l'épaisseur du verre feuilleté ; la peinture est derrière, sur la surface du verre. 6 mm font la distance de l'écho. C'est dans cette distance entre photographie et peinture que l'image devient volume et prend corps.

L'épaisseur du verre donne au blanc un léger ton vert Véronèse clair, ton qui n'est plus perceptible sur les teintes foncées ou les couleurs vives. La peinture est posée par couches transparentes successives à l'instar du verre feuilleté qui superpose les couches de verre à celles du Butiral de polyvinyl nécessaires à leur collage et à celle du film photographique. Le laque est posé en couches minces, chacune devant être séchée et poncée avant la pose de la suivante. A l'époque Ming, le nombre des couches pouvait atteindre la cinquantaine.

Durant plusieurs années, vers le milieu des années soixante, j'ai peint sur et sous des supports plastiques transparents. J'essayais de trouver une alternative à la notion de profondeur héritée du quattrocento. Quelques années plus tard, au début des années soixante-dix, j'imprimais mes figures gravées au burin sur du papier Japon très fin qui, contrecollé sur une photographie, laissait transparaître le dessin. Effet de transparence, on pourrait dire de fondu enchaîné où, dans la représentation, la notion d'épaisseur remplace celle de profondeur.

Dans la technique de peinture sous verre (v. Derrière / Devant et Blanc / Monochrome), c'est le premier coup de pinceau qui recouvre le deuxième lequel, lui-même, recouvre le troisième, etc. Par opposition à la technique de la peinture sur, ici il faut commencer par le dernier coup de pinceau et finir par le premier. L'image vient alors de derrière la vitre, de l'épaisseur de la peinture ; préfiguration de l'image télé.

En plaçant les 10 figures les unes à côté des autres, j'ai réalisé un montage, un montage discontinu. Chaque jeune femme a été photographiée à un moment et sous un angle différents. A l'exception de 2 d'entre elles, elles ne se connaissent pas, elles ne se sont jamais rencontrées ; leur biographie ne nous intéresse pas. Il ne s'agît ni d'un rendez-vous d'amies, ni d'un déjeuner sur l'herbe, ni d'un bain turc. Il n'y a pas à chercher un système cohérent qui règlerait ou justifierait leur relation plastique ou psychologique. Chacun des 10 volumes de verre contient une figure et son décor peint ; 10 scènes d'intérieur séparées de leurs voisines par un petit espace vide qui est le point de montage.

Dans l'Antiquité grecque, les Caryatides étaient vêtues. Les plis du drapé, en tombant jusqu'aux pieds, ressemblaient aux cannelures des colonnes. Les Atlantes, figures masculines, étaient souvent nus (v. Modèle). Pour permettre la transition entre la peinture et le mur, le bas des volumes de verre, non peint, reste transparent. Ainsi la pierre taillée fait partie de l'œuvre dont les dimensions sont celles du mur.

Dans le restaurant chinois La Célébrité, à Malakoff, où Emmanuel et moi voulions filmer le grand aquarium de poissons exotiques, je pense à ces figures féminines délicieusement obscènes que nous découvrions sous la loupe de verre, au fond des petits bols, en buvant le saké.

Je remercie de tout cœur Aude, Catherine-Marie, Christelle, Delphine, E., Emmanuelle, Laurence, M., Pauline et Sophie d'avoir accepté d'être dans ma peinture le temps qu'il faudra pour que le vin soit bon.

* Les dix caryatides ou les gardiennes du chai est le titre d'une œuvre monumentale réalisée en 1995 pour et dans le chai du Château Dillon à Blanquefort dans le Haut-Médoc dans le cadre d'une série d'expositions réalisée par Mécénart Aquitaine. Sa vocation était d'y rester. Sur ordre de la nouvelle direction et sans résistance de la part du conseil d'administration, elle a été " décrochée " le 2 avril 1997. Ce texte a été publié dans le catalogue de la manifestation : Villa et Châteaux en Bordelais.




COPIE (v. Littéralité) (v. Enseignement)


écoute, allô ? écoute, ça te dit ? (oh, ça te dit ?) - une virée dans un trou - si t'es libre, bien sûr - un match de boxe où le copain d'un pote… - c'est génial - je passe te chercher, on part ensemble…

Fred Léal in Let's let's go, Général Des Citram, 1999.

Mon cher Fred,

j'étais à l'École des Beaux-Arts de Toulon pour un jury de diplôme. Le directeur de l'école est un ancien champion d'Europe de boxe amateur. Un mec bien barjo. Suite aux nombreux coups qu'il a pris à la tête, il a développé une tumeur et a dû être trépané ; d'après lui, l'opération s'est bien passée : aucune séquelle. Dans ses matchs, il avait tellement peur qu'il reculait toujours devant son adversaire et c'est pour cette raison qu'il avait pu éviter d'être massacré. Prendre un coup en reculant, ça n'a rien à voir avec prendre le même coup en avançant, me disait-il.

Serge - c'est son prénom - te regarde dans les yeux quand il te parle ou quand tu lui parles et, si tu lui plais, si t'es quelqu'un de bien, il te dit que tu as un paysage dans le regard. " On n'en rencontre pas beaucoup des gens qui ont un paysage. Tu vois, toi, par exemple, tu as un paysage. "

L'après-midi du second jour, mon travail fini, je suis allé visiter le Musée de la Marine, un grand musée, situé sur le port, près de l'arsenal. En sortant du musée, je suis allé prendre un verre à une terrasse avant d'entrer dans le sex-shop proche, un petit musée.

Dans le grand musée, j'ai admiré beaucoup de marines qui étaient presque toutes des copies de marines conservées chez des collectionneurs privés ou dans des musées plus prestigieux. Les copies étaient toutes très approximatives, ce qui leur conférait un air de copie-copie. - Peindre à la peinture à l'huile des peintures à l'huile, ça n'a rien de surprenant mais, pour les marines originales - il y en avait 2 ou 3 - peindre de l'eau salée à la peinture à l'huile, c'est bien plus difficile… et ça m'a plu -. Si certaines copies devaient être au même format que leurs modèles, aucune ne paraissait plus grande et beaucoup semblaient même plus petites.

Il y avait aussi des maquettes de bateaux anciens, copies sans doute exactes de bateaux ayant existé, mais beaucoup plus petites que les vrais bateaux. On pouvait aussi admirer des instruments de navigation et des figures de proue vermoulues.

Dans le petit musée, à part les pochettes de cassettes vidéo et les couvertures de livres emprisonnées dans des films plastique transparents, il y avait dans une vitrine une collection de godemichés très réalistes qui étaient d'excellentes copies de bites en érection mais, à la différence des bateaux, les copies étaient plus grandes que leurs modèles, certaines étaient 2 fois plus grandes, quelques unes davantage encore.

Pour résumer : dans le grand musée il y avait des petites copies, dans le petit musée il y en avait des grosses (v. Format).

Voilà, mon cher Fred, quelques petites anecdotes biographiques pour te dire que je croise de plus en plus souvent des boxeurs, que j'ai le paysage et que j'aime les copies.




COULEUR*


Wittgenstein in Remarques sur les couleurs : Dans la vie de tous les jours, nous ne sommes presque entourés que de couleurs impures. Il est d'autant plus étonnant que nous ayons formé le concept de couleurs pures.


- Magnifique couleur rose tendre et pur puis brunissant jusqu'au brun sépia obscur.
- Couleur crème pâle avec un léger reflet ocre (à peine distinctement saumoné), salie de verdâtre souvent maculé de brun foncé.
- Blanchâtre un peu nuancée de glauque ou de jaunâtre.
- Crème ivoire, crème ocracé, parfois avec un léger reflet saumoné.
- Orangé avec reflets rouge vermillon orangé ou orangé avec reflets violacés.
- Rouge carotte virant au pourpre vineux.
- Couleur crème ocre rosé pâle, ocre saumon clair avec des reflets carnés.
- Couleur claire, gris violacé, gris rosâtre, gris lilacin, gris roussâtre, parfois presque blanc.
- Jaune citrin clair, paille jaunâtre, jaunâtre sale, avec quelques vagues zones brunâtres ou ocracées.
- Typiquement gris verdâtre, gris olive, ou même d'un vert assez franc avec des nuances violacé-livide.
- Couleur relativement vive d'un beau crème ocre.
- Couleur pâle, crème brunâtre, cuir pâle, paille roussâtre, isabelle clair.
- Couleur qui varie du blanchâtre au bistre noir en passant par le gris brun, le brun d'ombre.
- La couleur varie du brun rouge fauvâtre ou fauve orangé à l'orangé roussâtre.
- Brun roux purpurin obscur.
- Un joli roux aurore tendre, orangé roussâtre.
- Incarnat aurore pâle.
- Brun roussâtre ou cannelle brunâtre terne.
- Un blanc à peine distinctement jaunissant.
- Un blanc de lait avec un léger reflet crème ou glauque.
- Blanc d'ivoire avec des nuances glauques.
- Blanc, puis tacheté de rougeâtre, de brun noirâtre, finalement tout sali de bistre noirâtre.
- Sa couleur d'un rouge vermillon, d'un rouge cinabre où n'entre aucune nuance violacée ni franchement pourprée.
- La couleur typique d'un rouge qui rappelle celui de la cerise bigarreau.
- Sa couleur est uniquement le rouge le plus beau.
- Une couleur qui oscille entre le gris noirâtre, le violet bleu et le vert.
- Gris cendré clair.
- Devenir jaunâtre ou rouillé jaunâtre.
- Un blanc un peu lavé ça et là de brunâtre ou de chamois roussâtre très dilué.
- Le lait est blanc, mais clair.
- La tendance à se colorer en jaune sale, en miel ocracé, en brun jaunâtre ; […] (verte au sulfate de fer, rouge à l'eau anilinée). L'ocre est plus ou moins clair ou foncé (rarement crème ou jaune claire).
- Un beau rouge briqueté vif assombri de pourpre et de violet.
- La couleur est violette ou vineux brunâtre.
- D'une couleur blanche un peu grisonnante ou brunissante (mais très discrètement).
- La couleur est extrêmement variable : typiquement brune, ou au moins mêlée de brun, elle peut être brun verdâtre, brun jaune, verte, brun pourpre ou nuancé de pourpre, brun chocolat, brun vineux, violet brunâtre, plus rarement d'un beau pourpre noir, mais jamais rouge ou rougeâtre ni orangé.
- La couleur blanc de lait devient jaune de beurre clair, enfin jaune vif.
- Un beau fauve rouillé.
- Un brun ocracé lavé d'un peu de fauvâtre.
- Teinté de glauque, de gris verdâtre pâle, de gris verdâtre jaunâtre.
- Typiquement vert : vert olive, vert jaune, jaune olive, brun olive, brun verdâtre, mais aussi brun ou à peu près blanc.
- Couleur crème, cuir pâle, isabelle roussâtre ou rosâtre, plus foncée et lavée de jaunâtre.
- Gris bistré et blanchâtre avec un soupçon d'olivâtre ou fauvâtre.
- Jaune indien.
- Brun madère obscur.
- Blanc de neige.
- Rouge carotte ou safrané orangé.
- Ocre, chamois.
- Un magnifique roux orangé vif.
- Un bel et tendre chamois orangé.
- Un bai brun roussâtre.
- Couleur de datte, brun fauve, brun ocracé, brun argileux.
- Un beau jaune citron ou jaune d'œuf.
- C'est exactement le bleu vert, le vert-de-gris.
- Du blanchâtre à l'argileux ou au brunâtre.
- Un jaune clair légèrement verdâtre, paille citrin.
- Miel fauvâtre.

* Cette liste a été publiée en deux fois dans Taches blanches sous le titre de la Palette de Henri Romagnesi




DÉPLACEMENT*

Quitter sa place ou le déplacement d'une statue, d'un fonctionnaire.

- Le travail de création consiste pour moi essentiellement en déplacement (je ne crois guère ni à l'invention ni à l'imagination), déplacement d'un objet d'un contexte dans un autre contexte, d'une forme dans une autre forme, d'un langage dans un autre langage - traduction (v. Lisière) pris dans un sens large,
- mouvement
- (même racine étymologique que émotion).
- Se déplacer de 1000 km pour rencontrer des étudiants ne constitue pas en soi une garantie de qualité de son enseignement mais crée un contexte favorable ;
- plus la distance est longue, plus le voyage coûte cher.
- Au sujet de mes caryatides, je me pose, entre autres, cette question : comment déplacer le modèle au dehors du tableau (v. Table) pour qu'il puisse le porter sur les épaules ou sur la tête tout en restant dans le tableau sans représenter un tableau dans le tableau.
- Toute représentation est un déplacement du monde.

* texte publié dans la Revue de l'École des Beaux-Arts de Nantes, Interlope la Curieuse N° 7/8 juin 1993. Le thème général de ce n° était passages, parcours et déplacement. Ces notes venaient en légende de Cariatides XX (l'atelier de Höller).




DERRIÈRE / DEVANT

Démontons un sous-verre (v. Caryatide) et comptons le nombre de couches qu'il y a entre l'œuvre encadrée et les yeux du spectateur. J'en compte cinq : la marie-louise, le papier fort ou le tissu qui recouvre la marie-louise, les baguettes de bois pour mettre à distance le verre, le verre puis le cadre. - Derrière l'œuvre, il y a un support rigide qui est " agraphé " au cadre, pour finir un large ruban de papier kraft est collé pour cacher les agraphes. - Cinq couches si celui qui regarde n'a pas de lunettes noires. Toutes ces couches pour éloigner, enfouir l'image, et ainsi, protéger le spectateur… " Ne te mets pas trop près de la télé, ça va te faire mal aux yeux ". Reculer aussi devant une grande peinture. Ne pas se laisser toucher. Défense de toucher. Danger.

J'ai eu envie de prendre le double risque qu'implique la confrontation directe avec l'œuvre. Risque pour l'œuvre, risque pour le spectateur. Alors, j'ai changé l'ordre des couches et fini par l'œuvre scotchée sur le verre, devant. Pas collée sur le verre, juste tendue, retenue par du papier collant, devant. L'œuvre nue face à celui qui la regarde. Le modèle et son peintre. Face à face. Faire face. La peinture me touche.

Dans d'autres cas, j'épingle la peinture/photo sur le tableau.


Remarques :

- L'ambition de nombreux peintres est de libérer la peinture de son support et, à défaut d'y arriver vraiment, de donner l'impression que les objets ou personnages peints sont " devant " le tableau (v. Table), qu'ils contiennent le projet de " sortir " du tableau.

- Je pense au célèbre Gilles de Watteau. Pierrot, debout sur une petite butte, est comme poussé devant le premier plan par les regards curieux des 3 personnages de droite, accroupis en contre-bas derrière la petite butte. Ils regardent entrer, par la gauche, le quatrième personnage sur son âne. Leurs regards passent derrière Gilles, à la hauteur de ses genoux. Il n'y a pas de place devant ; Gilles est collé à nous qui le regardons. Il occupe presque notre espace. Une histoire de regards et de perspective. Je serais tenté de mettre le mot perspective au pluriel comme si Watteau avait construit son tableau autour de deux lignes d'horizon.

- Manet n'a pas utilisé les mêmes moyens que Watteau pour faire sortir Olympia du tableau : le scandale du sujet, bien sûr, mais aussi cette grande tache claire sur le fond sombre. Ces deux raisons nous " sautent aux yeux " pour leurs raisons propres.

- Il y a ces figures dans la peinture de la Renaissance qui appartiennent à la fois à l'espace de la représentation et à celui du peintre ou du spectateur. Ces figures n'ont pas l'ambition de sortir du tableau même si elles ne sont pas tout à fait dedans sans être tout à fait dehors. À cheval. Daniel Arasse nous dit qu'elles sont là pour nous accompagner, nous aider à entrer dans le tableau, dans la perspective.

- C'est amusant de savoir que, pour les Anglais, le devant d'une maison est toujours le côté qui donne sur la route, le côté de l'entrée. Côté jardin, c'est le derrière. Pour nous, le devant est plutôt côté jardin ; c'est pas une règle, mais c'est souvent le cas, lorsque la maison tourne le dos à la route pour s'ouvrir sur le jardin. Un exemple historique est la Villa Médicis (v. Enseignement). Une façade gris bunker, percée de petites fenêtres nues, se dresse sur la via Trinita dei Monti ; c'est l'entrée, côté ville. De l'autre côté, un étage plus haut, une loggia monumentale s'ouvre sur le jardin, face à une fontaine ronde au centre de laquelle se dresse un petit obélisque. Façade dorée richement décorée, côté campagne. Pour moi c'est évident, le devant est là ; la Villa tourne le dos à la ville.




ENSEIGNEMENT*

Chère Marie-Josée*,

quand tu m'écris que certains de nos étudiants semblent moins motivés par notre enseignement qu'il y a tout juste un mois, tu as peut-être raison. Je ne peux pas ressentir les choses comme toi parce que, dans ce temps, je n'ai vu ces étudiants qu'une fois à cause des vacances. Il y a aussi mon emploi du temps quinzomadaire ; le rapport que je peux avoir avec eux n'est pas le même que si je les voyais, comme toi, chaque semaine.

Je n'ai pas le même sentiment que toi, ni le sentiment contraire.

En fait, plus je grandis dans ce métier, plus je vois que je ne peux travailler qu'avec les étudiants qui m'apportent quelque chose ; ceux avec lesquels j'ai envie, je devrais dire besoin, de travailler. Je n'ai rien à leur apprendre ou, disons que je n'ai quelque chose à échanger qu'avec ceux qui mettent quelque chose sur la table. Peut-être que ça veut dire que l'enseignement est un échange (!). C'est bien que, dans une école, il y ait plusieurs enseignants ; que chaque enseignant soit une chance pour l'élève.

Je peux te dire que ma scolarité fut catastrophique, que je n'ai jamais pu atteindre l'équivalent de ce que vous appelez, dans votre pays, le brevet des collèges. Ce qui peut sembler paradoxal, pourtant, c'est que je n'ai jamais quitté l'école de ma vie : du statut de très mauvais élève j'ai passé à celui de professeur, directement.

J'étais à l'École des Beaux-Arts de Toulon pour un jury de diplôme. Le directeur de l'école est un ancien champion d'Europe de boxe amateur. Un mec bien barjo. Suite aux nombreux coups qu'il a pris à la tête, il a développé une tumeur et a dû être trépané ; d'après lui, l'opération s'est bien passée : aucune séquelle. Dans ses matchs, il avait tellement peur qu'il reculait toujours devant son adversaire et c'est pour cette raison qu'il avait pu éviter d'être massacré. Prendre un coup en reculant, ça n'a rien à voir avec prendre le même coup en avançant, me disait-il.

Serge - c'est son prénom - te regarde dans les yeux quand il te parle ou quand tu lui parles et, si tu lui plais, si t'es quelqu'un de bien, il te dit que tu as un paysage dans le regard. " On n'en rencontre pas beaucoup des gens qui ont un paysage. Tu vois, toi, par exemple, tu as un paysage. "

Quand j'ai dit, plus haut, que ma scolarité fut catastrophique, c'est peut-être faux parce qu'au moins elle m'a permis de rencontrer deux professeurs que je porte toujours dans mon cœur et qui doivent porter la lourde responsabilité de mes engagements dans l'art et dans son enseignement. Le premier était un vieux professeur de dessin qui m'avait à la bonne. Il faut dire que je l'aimais bien parce qu'il fumait la pipe en classe alors que tout le monde savait que c'était interdit. On avait un contrat tacite : il me faisait dessiner et moi je lui souriais avec un clin d'œil approbateur chaque fois qu'il sortait sa pipe.

L'après-midi du second jour, mon travail fini, je suis allé visiter le Musée de la Marine, un grand musée, situé sur le port, près de l'arsenal. En sortant du musée, je suis allé prendre un verre à une terrasse avant d'entrer dans le sex-shop proche, un petit musée.

Dans le grand musée, j'ai admiré beaucoup de marines qui étaient presque toutes des copies de marines conservées chez des collectionneurs privés ou dans des musées plus prestigieux. Les copies étaient toutes très approximatives, ce qui leur conférait un air de copie-copie. - Peindre à la peinture à l'huile des peintures à l'huile, ça n'a rien de surprenant mais, pour les marines originales - il y en avait 2 ou 3 - peindre de l'eau salée à la peinture à l'huile, c'est bien plus difficile… et ça m'a plu -. Si certaines copies devaient être au même format que leurs modèles, aucune ne paraissait plus grande et beaucoup semblaient même plus petites.

Il y avait aussi des maquettes de bateaux anciens, copies sans doute exactes de bateaux ayant existé, mais beaucoup plus petites que les vrais bateaux. On pouvait aussi admirer des instruments de navigation et des figures de proue vermoulues.

L'autre enseignant, un professeur d'allemand, nous lisait en français - quand il estimait que nous avions bien travaillé - La Rage de vivre de Milton Mezzrow : l'autobiographie d'un saxophoniste soprano de jazz blanc dans le milieu du jazz noir à La Nouvelle Orléans, dans les premières décennies du siècle dernier. Un livre de 2 ou 300 pages que j'ai presque entièrement recopié (v. Copie) à la main dans une dizaine de cahiers noirs - comme le faisait mon ami Emmanuel, à la même époque, qui recopiait pour sa copine des passages entiers des livres qu'il aimait ; nous ne nous connaissions pas encore -. Je n'ai jamais su bien parler l'allemand mais, grâce à ce professeur, j'ai appris à aimer le jazz, à en jouer un peu… à aimer la musique et à avoir le goût de copier. 3 ans après avoir été renvoyé du collège où il enseignait, j'ai appris par le journal, qu'il était accusé d'avoir tué sa femme en la poussant dans un précipice lors d'une promenade en montagne.

Dans le petit musée, à part les pochettes de cassettes vidéo et les couvertures de livres emprisonnées dans des films plastique transparents, il y avait dans une vitrine une collection de godmichés très réalistes qui étaient d'excellentes copies de bites en érection mais, à la différence des bateaux, les copies étaient plus grandes que leurs modèles, certaines étaient 2 fois plus grandes, quelques unes davantage encore.

Pour résumer : dans le grand musée il y avait des petites copies, dans le petit musée il y en avait des grosses (v. Format).

Je te disais au début de ces mots : c'est bien que dans une école il y ait plusieurs enseignants. Travaillons avec les élèves qui sont motivés, comme tu dis, qui ont un paysage, comme dirait Serges, l'ami boxeur, et travaillons ensemble sur des coups (bravo pour ton projet avec Bruno). Je suis toujours content quand tu viens à " mon cours " ; je regrette de ne pouvoir le faire avec toi. C'est un peu le fait que je n'habite pas sur place.

Alexandre, Tarbes, printemps 2000



J'ai toujours aimé enseigner.

Revenons un peu en arrière.

Ce doit être le fait d'avoir été un mauvais élève. Je veux bien croire que je n'étais pas plus bête que la moyenne de mes camarades ; j'avais un sens de la justice et de l'autorité qui m'interdisait, à de rares exceptions près, toute participation positive en classe. J'étais abonné aux notes en dessous de la moyenne et, côté discipline, je passais toutes mes après-midi de congé à l'école. Mon seul diplôme fut celui de l'école des beaux-arts. Je l'ai obtenu à Pâques 1964.

L'école des beaux-arts ; j'y enseigne depuis la fin des années soixante. À Lausanne, puis à Bordeaux, à Lyon et, aujourd'hui, à Tarbes. Changer d'école, c'est changer d'équipe pédagogique, faire des rencontres, confronter ses idées à celles des autres, apprendre. Quand on n'a plus rien à apprendre, dans ce métier - plus que dans tout autre, sans doute - c'est qu'on a fait sa souille : références rabâchées, radotage… Pour palier à cette espèce d'entropie, pour essayer de reculer cette " échéance de la souille ", j'ai pris une année sabbatique en 1986-87. J'étais à Rome, pensionnaire à la Villa Médicis. J'y ai rencontré Emmanuel Hocquard. Cette rencontre fut, pour moi, le point de départ d'un nouvel enthousiasme, d'une nouvelle dynamique. À travers notre amitié et les nombreuses questions que nous nous posions sur nos pratiques respectives, il m'a semblé nécessaire de le faire intervenir à l'École des Beaux-Arts de Bordeaux, école dans laquelle j'enseignais depuis 1974. Nous avons donc créé ensemble ce qui s'est appelé au début un atelier d'écriture. Par parenthèse, c'était une première dans les écoles de beaux-arts en France ; nous n'avions aucun modèle, nous étions libres.

Dans ces " ateliers " nous abordions par la lecture et l'écriture des questions de langages, d'écriture, de narration, des différents types de récits, de grammaire (pas que la grammaire normative), des différents statuts de l'écriture, de l'intonation, de la traduction (v. Littéralité) etc. donc de représentation. Nous travaillions sur des textes d'auteurs français et étrangers (pas seulement d'écrivains) et, bien sûr, sur les textes des étudiants. Nous réfléchissions d'avantage aux diverses questions que pose l'importante production de langages et d'écritures à l'écart des média dominants, hors du champ de la littérature ou des genres nobles. C'est, nous en étions sûrs, dans ces écritures là, dans ces " gestes " là, que s'inventeront de nouveaux langages, de nouvelles formes. Nos étudiants, une dizaine par année sur trois ans, écrivaient, faisaient de la photographie, de la vidéo, du son, des performances voire, pour certains, de la peinture ou des pratiques plus traditionnelles. Tous les enseignants de l'option nous ont accompagnés de près ou de loin.

Nous n'avons jamais voulu que ce travail soit assimilé à un travail de Culture Générale ; ça, nous y tenions beaucoup. Il s'agissait, pour nous, d'un travail d'atelier avec des outils de plasticiens : cutter, ciseaux, colle, photocopieuse, photographie, vidéo, ordinateur etc.

L'option communication visuelle et audiovisuelle est devenue art et média et l'atelier d'écriture est devenu langage & écriture. Durant les nombreux séminaires (2 ou 3 fois 5 jours dans l'année, nous avons invité : Bernard Heidsieck, Olivier Cadiot, Pierre Alferi, Marcel Cohen, Claude Royet-Journoud, Denis Roche, Jacques Socher, Gilles Tiberghien, Rodolphe Burger (Kat onoma) ; pour les américains, Bill Luoma, Michael Palmer, Stacy Doris, Chester Wiener et le poète péruvien Antonio Cisneros. Jackson Mac-Low, John Ashbery, Stacy Doris ainsi que Olivier Cadiot sont venus faire, à l'occasion de la parution de leur dernier livre, une lecture dans mon atelier de Bouliac devant nos étudiants ainsi qu'un public d'une cinquantaine de personnes.

Voici ce qu'écrivait Emmanuel dans la préface de Un atelier d'écriture (cahier de quatre-vingt pages, contenant les textes des étudiants écrits lors d'un atelier, qui a eu lieu en décembre 89 et en janvier 90, imprimé et publié à l'école en 1990) : Quant aux textes " littéraires " dont nous nous sommes servis, il n'est pas indifférent de remarquer que la plupart d'entre eux n'ont pas toujours été considérés comme tels […] Je citerai, pour exemple, cet extrait d'une récente critique, émanant du très officiel New York Book Review, sur le dernier livre de Michael Palmer, Sun, qui a précisément servi de base à plusieurs séries d'exercices d'étudiants concernant le discontinu dans la naration : " Lire la poésie de Michael Palmer, c'est un peu comme si on écoutait de la musique sérielle, ou bien comme si on se cognait la tête contre un réverbère - il y a sans doute quelque part des masochistes qui feraient la queue pour un tel plaisir, mais pour la plupart des gens le seul plaisir que cela pourrait apporter est celui d'en finir. Le volume SUN est composé de six poèmes, dont deux portent le titre " Sun " et deux le titre " C " - ce qui est tout à fait digne d'un poète qui trouve une justification particulière à la répétition, même quand elle trouve son sens dans la sécheresse plutôt que la fertilité. " Le sens " - c'est un terme bien risqué pour un tel poète, dont l'œuvre est faite de juxtapositions violentes, de glissements syntaxiques, d'aléatoire, de cacophonie, de complaisance dans l'indéterminé, de références banales à l'acte d'écrire et à la théorie du langage. "

Alors qu'il était de bon ton , pour un artiste, de revendiquer son travail d'enseignant comme alimentaire, bien séparé de sa pratique artistique, nous avons toujours pensé, Emmanuel et moi, que celui-ci n'est pas à séparer de notre travail d'écrivain ou de peintre. Nous ne faisons pas travailler nos étudiants, nous travaillons avec eux. Disons que, pour nous, l'étudiant fait partie de l'équipe enseignante.

Sarkis disait :

Je n'ai jamais séparé ma création artistique et mon travail d'enseignement. J'ai toujours pensé qu'il fallait créer chaque moment d'enseignement. Pour cette exposition au capc, j'ai décidé de monter une école dont je serai l'unique professeur. Je construis un petit espace où je recevrai les jeunes, sans sélection. Je prends les trente-trois premiers inscrits. L'école est un espace de discution sur leur travail.

* le contenu de la lettre Chère Marie-Josée a été publié (mais dans une forme mixée) à l'occasion de l'exposition À juste titre (v. la note de Copie), à l'Ancien Carmel de Tarbes en juin 2000. Cette exposition regroupait les travaux de François Cortès, Bruno Eble et les miens. Chaque artiste avait la responsabilité du contenu et de la forme d'une plaquette de 4 pages en couleur.




ENTRE

Automne 96 ; vernissage à la galerie de Jacques Girard à Toulouse. 12 photographies noir/blanc partiellement peintes à la peinture acrylique blanche.

Un commerçant voisin entre dans la galerie, son chien dans les bras, la cinquantaine, petit, rond, barbe d'un jour, cheveux longs dépeignés, marchand de fringues d'occasion pour lycéens ; il m'avait vendu, l'après-midi même, une chemise rouge et m'en avait offert une bleue. Couleurs violentes, coupe vulgaire. Il fait le tour de l'exposition, lentement, s'arrête devant chaque tableau puis vient vers moi. Nous parlons. Il aime les photographies de femmes nues et trouve mes modèles ravissants.

J'écrivais : Si la photographie est la réalisation d'une intention, quand on la regarde, on voit un résultat. Cette proposition ne m'intéresse plus. Alors je place dans le passe-vue de l'agrandisseur la bande des négatifs à cheval sur 2 vues ; ce qui donne au tirage, 2 fragments séparés par l'habituelle barre noire. L'image résulte, alors, de 2 déplacements : celui du modèle (changement de pose) et celui du photographe (changement du point de vue). Ce double mouvement témoigne de la relation entre le modèle et le photographe qui deviennent, de ce fait, les 2 auteurs de l'image.

Il me raconte : " J'entrais dans Paris ; il était entre 1 et 2 h. du matin. Nuit noire. J'étais fatigué. Passé le périphérique, une rue pavée, aussi large que l'entrée d'une place. Eclairage publique quasi inexistant. Dans la lumière de mes phares, de chaque côté de la rue, en diagonale, une ou deux voitures garées et, derrière elles, un petit groupe d'hommes à moitié cachés. Croyant à un accident, j'ai ralenti et je me suis arrêté au milieu de la rue, moteur calé. Je me suis alors rendu à l'évidence qu'il s'agissait d'un règlement de comptes imminent entre 2 bandes rivales et que je me trouvais exactement entre eux, sur la trajectoire des balles possibles."

La distance entre les êtres ou les choses touchent les êtres ou les choses. Détourer la figure au moyen de la peinture, délimiter son contour exact : commencer à montrer cette distance.

Il continue : " J'ai pris conscience que j'étais devenu le point de mire, qu'il me fallait déguerpir au plus vite, quitter cet endroit. Début de panique, impossible, moteur noyé. Plus les secondes passaient, plus l'espace qui séparait les 2 bandes se durcissait autour de moi. Je devenais exactement cette distance. " Petit silence, puis : " Voyez-vous, si ce souvenir me revient, ici, devant vos tableaux, c'est que j'ai l'impression d'avoir vécu, cette nuit là, le rôle que vous donnez à la peinture quand vous lui faites décrire l'espace même qui sépare les 2 figures. "

Nous rions, nous nous rapprochons du bureau de la galerie transformé en bar pour l'occasion. Il pose son chien à terre. 2 scotchs avec 2 glaçons.




LES ÉTRUSQUES*

J'ai rencontré trois fois les Étrusques

Hier j'ai eu, pour la troisième fois, directement affaire aux Étrusques. Il me fallait couper, à 3 mètres du sol, de grosses branches de charmes centenaires. Malgré toute mon attention et les précautions d'usage, la tronçonneuse est restée coincée dans l'entaille : impossible de l'en déloger. Que faire? J'ai acheté une corde de 20 mètres dont j'ai attaché l'un des bouts à la branche et l'autre à ma DS. Enfin, j'ai fait démarrer la voiture, comptant sur la puissance de ses 13 cv. La branche est restée en place. Toute la journée, j'ai été occupé, sans succès, à chercher une solution à ce problème.

Découragé, je me suis retrouvé à mon bureau, feuilletant distraitement un livre sur la peinture étrusque. Ce livre contient des copies très fidèles réalisées par des archéologues du XIXe siècle. À la page 26, une image retient mon attention : un calque de G. Mariani (1871) représente un démon ailé tenant dans sa main droite une petite hache (tombe des boucliers à Tarquinia).

Je me suis alors mis en quête d'une petite hache ; une échelle d'aluminium a remplacé les ailes du démon ; une branche voisine m'a servi de bouclier. J'ai taillé avec l'obstination d'un démon jusqu'à ce que la branche cède et libère ma tronçonneuse. Ce travail a pris une heure.

Ma deuxième rencontre a été la lecture du livre de J.Rodolfo Wilcock : Le temple étrusque, que l'architecte français Jacques Hondelatte m'avait offert en juin 88. Fiction qui raconte comment les conseillers municipaux d'une petite ville d'Italie, dénuée de toute attraction touristique, décident d'y faire élever un petit temple étrusque. Les travaux de fondation commencent ; le trou s'approfondit, devient cratère et, d'écroulement en écroulement, la ville est entièrement détruite.

Paradoxe de la construction, figure emblématique du trou, " Musée de la Négativité ".

La première rencontre a eu lieu à la Villa Giulia, à Rome. Pensionnaire à la Villa Médicis (86-87), je vivais à 300 mètres à vol d'oiseaux du plus important musée d'art étrusque du monde. Au fur et à mesure de mes nombreuses visites, une évidence s'est imposée : les figures ou fragments de figures sombres qui occupaient la surface de mes tableaux (v. Table) étaient bel et bien contemporaines de celles de mes amis étrusques.

Sous l'angle de cette nouvelle chronologie due à un trou de mémoire, redistribuons le rôle de la peinture et les compétences du peintre aujourd'hui : les figures féminines sombres, peintes dans mes tableaux, sont de l'ombre pure : l'ombre d'aucune lumière. L'ombre tout court. Une ombre qui viendrait de l'intérieur du tube de peinture.

* Ce texte a été publié dans le catalogue Alexandre Delay, Galerie Stadler 1992




FORMAT

La photographie n'a pas de format ;

disons, elle n'a pas de format intrinsèque. Le format d'une photographie est toujours lié au contexte qui la montre : les dimensions d'un livre, d'un magazine, d'une galerie de photos, d'une boîte à chaussure ou d'un album de famille. Son format n'est pas toujours décidé par le photographe lui-même. Il y a des intermédiaires entre le photographe et le consommateur. Vous avez compris, je parle, ici, d'une partie seulement de la production de photographies, la plus importante en nombre et en marché ; elle transite par les agences : reportage, documentaire, art, mode, publicité, science… et la photographie amateur.

Ici, il faut faire la bonne image.


Il y a aussi l'autre, la photographie plasticienne. De nombreux artistes l'engagent dans un format donné dès la prise de vue comme si, dans ce milieu, l'" enseignement " de la peinture comptait toujours.

James Collins, par exemple, dans les années septante, agrandisait à plus d'un mètre certains photogrammes de film super8 par la technique du cybachrome qui venait juste d'être inventée. Il obtenait ainsi l'effet désiré, c'est-à-dire un " éclatement " du grain de la minuscule image positive et transparente, qui produisait un véritable scintillement de l'image. Cet effet pictural changeait le sens de l'image ; de sa femme Françoise (je crois me souvenir qu'elle s'appelait ainsi sans en être sûr, aujourd'hui), qu'il filmait nue (v. Modèle), il obtenait une image archétype de la femme en général. J'aime l'exemple de James Collins dans cette histoire de format parce qu'à l'époque, Antonioni, le cinéaste de Blow up, avait les mêmes cartes en mains. Le résultat : plus on agrandit l'image, moins on y voit.

Dans le même ordre d'idée, mon ami Olivier Caban tirait aussi en cybachrome mais par contact, cette fois-ci, des photogrammes de films pornographiques. À l'œil nu, impossible d'y voir une scène précise, juste une impression qu'il se passe quelque chose mais qui reste, contre notre désir de spectateur, parfaitement indescriptible. Le même résultat : plus on réduit l'image, moins on n'y voit.

Ici, il faut faire l'image au bon format.


Mon affaire - comme celle de quelques autres artistes - s'inscrit dans une troisième attitude. Je ne choisis le format du tirage de mes photos qu'en fontion de mes désirs ou mes besoins de peindre à un format ou à un autre. Parlons du format, en peinture.

La peinture, elle, est toujours au format juste : celle du geste qui l'a faite. Là, il faut choisir le format avant de commencer à peindre. Ça n'aurait pas de sens d'imaginer que l'Olympia ou Les Demoiselles d'Avignon seraient de plus beaux tableaux s'ils avaient cinquante centimètres de plus ou de moins.

Une commande, une intuition, un désir, un projet d'exposition, un concept, une camionette … sont autant de bonnes raisons de choisir un format avant de commencer à peindre. La peinture, après, en fait son affaire, du format choisi.

Quand j'étais un jeune peintre, dans les années soixante, c'est moi qui devais assurer le transport de mes tableaux (v. Table). Le plus grand tableau que je pouvais transporter dans ma 2cv ne devait pas dépasser 120 x 100 cm, je crois, si je voulais fermer le coffre. Plus tard, dans les années septante, c'est la galerie Stadler ou les musées qui acheminaient les tableaux pour les expositions. C'étaient les grands camions des transporteurs spécialisés, les portes et les murs des lieux qui imposaient les dimensions maximales. Un jour, je reçois un coup de fil de la galerie Stadler pour me dire qu'un de mes grands tableaux était sur le trottoir de la rue de Seine entre les mains des transporteurs de Chenue, transporteur international spécialisé et qu'il ne passait pas par la porte d'entrée de la galerie ; le temps menaçait. " Que fallait-il faire ? " Le tableau a été rechargé et remisé dans les ateliers de Chenue. Il était constitué d'un assemblage de supports de contreplaqué au milieu desquels était tendue une grande photographie. Couper une bande du tableau, à côté de la photographie dans les marges des supports assemblés était tout à fait faisable. J'ai donné mon feu vert. Personne n'a voulu scier, ni à la galerie ni chez Chenue. J'ai dû venir à Paris de Bordeaux pour le faire devant les yeux hahuris des hommes de l'art de Chenue qui n'avaient jamais vu ça. Le tableau est entré dans la galerie en plusieurs morceaux et a été provisoirement " remonté " pour l'exposition (il fallait penser à le ressortir de là). De retour à l'atelier, je l'ai définitivement recollé.

Aujourd'hui, il y a Internet comme " transporteur ". J'ai un scanner A4 et ma machine m'impose le format JPEG 72 PPI.




FRAGMENT / REGARD


Dans l'acception courante du terme, le mot fragment évoque un morceau, un bout, un débris, un reste. Il renvoie à quelque chose qui a été autrefois entier, qui a été brisé et dont il ne reste que des morceaux. Un fragment de vase ou de fresque, par exemple.
La question qui peut se poser ici est de savoir comment s'y prendre avec ce qui a toute les apparences de morceaux de phrases, de filaments de discours, de propositions flottantes, etc. L'erreur serait de penser que pour en saisir le sens, nous aurions besoin de savoir de quel contexte caché (ou perdu) ils sont les fragments, faute de quoi nous resterions dans le brouillard.

Emmanuel Hocquard extrait de la préface de Tout le monde se ressemble, P.O.L 1995.

Ce ne sont pas les limites du tableau ni celles d'une feuille de papier qui fragmentent le corps. En dehors des restes sanglants des corps confiés au médecin légiste, il ne peut y avoir de fragment de corps que lorsque le corps est engagé dans une représentation. Alors on doit dire un frament de photo, de fresque… Il ne vient à personne l'idée de dire qu'un visage, un dos, un cul est un fragment de corps.

Il y a des regards de loin et d'autres de près.




FRONTIÈRE (INCIDENT DE)


Dans l'Encyclopædia Universalis, P. Vidal-Naquet, spécialiste de la cité grecque antique, quand il aborde la notion de frontière, à l'époque, parle de cette ligne idéale parfaitement artificielle, mais aussi, dans d'autres cas, de cette zone indécise et disputée.
J. Meyer, spécialiste de la Renaissance, nous dit qu'au Moyen-Age, il n'y avait pas de ligne de frontière mais des zones de contact où les droits peuvent se superposer ou s'imbriquer.

Remarques :

- Peut-on parler de la photographie, aujourd'hui, comme du langage plastique le plus familier ? Le plus simple à comprendre ?

- La peinture a-t-elle perdu, depuis plus d'un siècle, le privilège du rôle de reproduire-la-réalité-telle-qu'elle-est ?

- Associer ces deux langages dans une même " image ", c'est accepter que le spectateur entre dans l'image par la photographie. C'est-à-dire qu'il entre dans la photographie ; dans le sujet photographié. Quand le sujet est une femme nue, le risque est que notre spectateur ne puisse plus en sortir.

- Un ami peintre me disait devant une cinquantaine de petites peintures/photo épinglées contre le mur de l'atelier " je n'arrive pas à voir la peinture, je n'ai pas encore fait le tour de toutes les photographies. "

- Un incident de frontière.

- Faut-il tenir compte des remarques précédentes ? Corriger le tir et trouver d'autres modèles que des modèles nus ? Faut-il s'adresser aux gens qui ont des images de cul à la maison et qui ont, donc, déjà fait une partie du travail ?

- Il y a du travail.

- Dans un incident de frontière ? Ce qui est à trouver, à comprendre : c'est la frontière.

- Zone franche, lisière.

- La frontière n'est pas toujours facile à trouver, elle est dessinée sur les cartes, pas sur le sol.




JARDIN*


UN ENDROIT DÉBARRASSÉ DE TOUT CE QUI FAIT DE L'OMBRE
(Lawrence Weiner in SPECIFIC & GENERAL WORKS)

Dans mon jardin, j'avais deux chèvres, une grande, la mère et une petite, la fille. La mère est morte d'une maladie de vieillesse.

Ma chère Sophie, la vieille chèvre est morte ce matin dans mes bras. Jeudi 29 janvier, mauvaise journée. Le vétérinaire est venu il y a 4 ou 5 jours ; il a diagnostiqué une insuffisance rénale due vraisemblablement à la vieillesse. Les chèvres ne vivent guère plus d'une douzaine d'années, paraît-il ; c'était son âge. Nous avons essayé de la soigner ; piqûres d'antibiotiques et sirop stimulant. Rien n'y a fait. Elle a continué de se consumer de l'intérieure. Ce matin elle est sortie de sa cabane pour aller se coucher près des bambous. Elle a mis 2 heures pour mourir. Je lui caressais la joue d'une main, l'autre posée sur son coeur que je sentais battre à toute vitesse. Elle a eu un mauvais moment, près de la fin, puis un bon, calme. Elle a ouvert les yeux et le cœur a cessé de battre.

La petite chèvre est maintenant seule dans l'enclos qui, du coup, est trop grand pour elle. Elle s'ennuie. Son comportement le montre. Prendre une nouvelle chèvre comme compagne équivaudrait à planifier ma vie jusqu'à la fin avec 2 chèvres. Même si j'aime les chèvres, je n'aime pas l'idée des chèvres comme un programme de vie.

Nous avons planté, Emmanuel et moi, beaucoup d'arbres dans des trous - arrosé avec l'eau du puits - dressé une huche à pain puis un antéfixe sur des poteaux en bois d'acacia pour abriter et nourrir les oiseaux du ciel en hiver - brûlé une souche de cèdre centenaire comme les jardiniers de la Villa Médicis le faisaient durant l'été 1986 - construit un poulailler, une cabane et des étagères. Nous avons aussi inventé une théorie de bassins. Toutes ces activités envisagées comme des expérimentations ont eu une influence directe sur notre manière de voir, ont déplacé nos travaux respectifs : nous avons écrit des livres, tourné des films, fait des photographies, des dessins et des peintures.

Réduisons la surface de l'enclos à l'ouest, ce qui créera un nouvel espace, dont nous ne pouvons imaginer les caractéristiques même si nous en connaissons les limites (la bambouseraie, l'allée des marronniers, la souche brûlée et la clôture).

Un simple déplacement de la clôture dépliera l'espace ; les conséquences sont imprévisibles.

Janvier 2001, il y a trois ans que la clôture a été déplacée, le voisin est venu avec sa pèle mécanique sortir la vingtaine de souches restées en terre, conséquence des tempêtes passées. Sa technique est simple : faire un grand trou au milieu de l'espace, arracher les souches, les mettre dans le trou, recouvrir et bien tasser la terre. Ni vu ni connu. Sauf que ce jour là, la terre était mouillée en profondeur, l'engin s'enlisait ; danger. Il a fallu abandonner le chantier, le carré de terrain (v. Table) défoncé. " Laissons ça là, je reviendrai cet été quand la terre sera sèche. On mettra tout à niveau ".

Il n'est pas revenu. Toutes sortes de plantes sauvages, " mauvaises herbes ", ont envahi le lieu, mais aussi les violettes, fraisiers sauvages, fougères, graminées, plantes de marécages, mousses diverses. Nous avons importés des iris d'eau, un buddleia, des bruyères et bien d'autres plantes trouvées dans une autre friche. Les trous, creusés par la pèle mécanique, deviennent des bassins par temps de pluie. Le sol est acide, argileux.

Nous avons planté sur les limites un noisetier, un châtaigner, un néflier pour faire venir les écureuils. Nous avons repéré des mésanges nonnettes qui ne s'aventurent pas à découvert, dans le reste du jardin. À la tombée du jour, les étourneaux, par centaines viennent nicher dans les bambous.

Cet espace est protégé par une haie brise-vent traditionnelle très ancienne, constituée par des marronniers en arbres de haut jet, des charmes en arbres en cépée et les lauriers sauce et fusains comme arbustes buissonnants. La situation de cet espace en fait une lisière.

Depuis trois ans, nous observons quotidiennement ce qui s'y passe. Nous repérons des zones de végétations différentes ; un vieux marronnier, tombé l'hiver dernier, est laissé sur place ; nous avons installé, comme observatoire, une table de jardin et quelques chaises sous un grand chêne rouge d'Amérique.

Nous découvrons des minuscules jardins de quelques dizaines de centimètres carrés de surface ; des jardins de mousses et de petites fougères, au ras du sol. D'autres, composés de plantes s'épanouissant à une cinquantaine de centimètres de haut ; d'autres encore qui se dressent à plus de deux mètres. On peut parler de jardins superposés où les hautes plantes protègent les plus basses. Une épaisseur de jardins. Nous inventons des chemins en passant toujours aux mêmes endroits. Nous évitons que certaines plantes colonisent l'espace, telles que les orties, les ronces, la menthe sauvage, etc. Nous laissons les feuilles mortes pourrir sur place.

Dans la bibliothèque de notre nouveau jardin, nous avons le Jardin en mouvement (Sens&Tonka 11/24) et le Jardin planétaire (Albin Michel) de Gilles Clément, Contribution à l'étude du Jardin planétaire, Michel Blasy & Gilles Clément, École Régionale des Beaux-Arts, Valence, le Petit atlas des champignons tomes 1 et 2 de Henri Romagnesi (v. Couleur) (Bordas), la Réalisation pratique des haies brise-vent et bandes boisées (collectif pour l'Institut pour le développement forestier, 1981), Flore complète portative de la France de la Suisse et de la Belgique (Belin) de Gaston Bonnier / Georges de Layens, Oiseaux d'Europe d'Afrique du nord et du Moyen-Orient (Delachaud et Niestlé) de Hermann Heinzel…




LIMITE

Il y a la limite du champ, la même que celle de la forêt qui le longe. Cette limite est une ligne. Ce serait plus juste, ici, de parler de frontière entre champ et forêt. Le cadastre la dessine. Le propriétaire sait jusqu'où va sa propriété.

Sur cette frontière, de part et d'autre, d'un côté ou de l'autre, il y a ce bord des choses, la lisière (v. Jardin) . La lisière est une bande, pas une ligne. Elle est indéterminée dans sa profondeur. Le géographe ne peut pas la dessiner, le paysan ne peut rien en faire, les amoureux…

Paul-Armand Gette disait, au milieu des années soixante-dix, les endroits que je choisis ont un caractère commun : bord de mer, bord des fleuves, bord des lacs… J'aime particulièrement les endroits frontières, les lisières, ces régions indéterminées que sont les rives, les plages… Je regroupe mes travaux sous le titre : " Contributions à l'étude des lieux restreints ".

Emmanuel Hocquard écrivait dans " Taches Blanches " La lisière, est une bande, une liste, une marge entre deux milieux de nature différente, qui participe des deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisière possède son autonomie, sa vie propre, sa spécificité, sa faune, sa flore, son microclimat. La lisière de la forêt. […] Dans la confrontation limite versus lisière, la lisière finit toujours par l'emporter sur la limite, comme la marge (intérieure ou non) l'emporte sur le texte.. Aucun texte n'existe sans ses marges et dans ses marges un autre texte peut toujours s'écrire. […] La conception classique de la traduction (v. Littéralité) fait du traducteur un passeur entre deux langues. La conception réactionnaire de la traduction dénie toute véritable possibilité de traduire : hors du génie natal, il n'y a rien (traducteur : trahisseur). Dans "Taches blanches ", j'avais proposé de voir la traduction comme lisière, territoire à distance, entre-deux.

Remarques :

- Quand je regarde un tableau (v. Table) de Velasquez, disons le Portrait du Bouffon " El Primo " (1664. Toile. 107 x 82 cm - Musée du Prado), je vois au premier plan le bouffon assis, un livre sur les genoux, dos tourné à un paysage lointain, à l'arrière plan. Je résume : une figure sur un paysage. La figure, le peintre la voit de près : visage, mains et livre clairs, chapeaux et vêtements foncés. Premier plan contrasté, aigu, descriptif jusque dans certains détails. Le paysage, " brossé " horizontalement à la hâte dans des couleurs de valeurs moyennes, serait détaché de la figure à des kilomètres de distance, si ce paysage n'était, près de la figure, comme ralenti par elle : les mêmes couleurs que le paysage, le même dessin que la figure. Une zone d'identification, de reconnaissance mutuelle. Une bande indéterminée dans le tableau qui n'est ni figure, ni paysage, qui n'est ni loin, ni près ou à la fois loin et près. Une " lisière ".

- Il y a des lisières dans l'atelier.

- Une photographie est une photographie.

- Une photographie dans un atelier de peintre a un devenir peinture.

- Quand je copie une photographie, je veux dire une femme nue (v. Modèle) photographiée, en peinture, je suis ce passeur entre deux langues qu'évoquait Emmanuel, plus haut, quand il parlait de traduction.

- Sur cette même photographie, je recouvre de peinture blanche le décor de l'atelier dans lequel la femme nue a été photographiée. Le décor touche la figure ; la peinture touche la figure. Nous sommes dans la même situation que Velasquez dans le tableau cité plus haut quand le paysage touche le Bouffon.

- Lorsque le dessin de la figure est précis, net, la " lisière " entre peinture et photo n'est pas la même que lorsque le dessin de la figure est flou. Il arrive que l'ensemble d'une figure comporte des zones floues et nettes.

- Dans le même ordre d'idée, le mouvement de l'eau n'est pas le même au milieu de l'océan que près de la côte d'une île.

- Le mouvement de l'eau près de la côte dépend de la nature de la côte.




LITTÉRALITÉ


La poésie est enfouie dans la langue. Il suffit de dégager délicatement puis de faire un moulage.

Olivier Cadiot

Je reprends un texte publié dans Taches blanches. J'y parle de retouche en photographie et de peinture lorsqu'elle est la copie conforme, à la lettre, de quelque chose qui est déjà engagé dans une représentation plastique, donc de littéralité. Comme j'ai écrit à la lettre en italique, je m'autorise à écrire littéralité en romain.

" En 1974, j'étais professeur (v. Enseignement) de dessin dans le collège secondaire de Châtel-St-Denis, en Suisse. Avec les collégiens, nous avions réalisé, pour l'inauguration du nouveau collège, une grande fresque sur la totalité d'un mur de 3 mètres de haut sur 15 mètres de long. Le sol était en dalles de béton lavé constitué de gros graviers, légèrement en relief, pris dans du ciment. Ils étaient noirs, blancs, gris et bruns plus ou moins jaunâtres, clairs ou foncés. À la fin de l'exécution, malgré nos précautions, de nombreuses taches de peinture et d'eau sale recouvraient le sol ; impossible de les laver tant la peinture était résistante sur le sol irrégulier. Devant l'ampleur du désastre, à quelques jours de l'inauguration, j'ai choisi de repeindre avec les collégiens tous les graviers salis dans leur couleur naturelle. Après avoir préparé une dizaine de gobelets des différentes couleurs d'origine des petits cailloux, nous nous sommes mis à repeindre le sol, caillou après caillou ; une fresque aussi grande que celle qui recouvrait le mur mais qui ne se voyait pas. Pour moi ce fût la meilleure leçon de peinture que je n'avais jamais donnée à des écoliers. En plus, ils ont beaucoup ri de cette leçon faite en cachette du concierge et du directeur de l'établissement qui avaient assisté, jour après jour, avec un air mi-approbateur, mi-réprobateur, à l'exécution de cette fresque murale.

15 ans après, j'étais dans la région avec Emmanuel, Juliette et Sabine pour le tournage de Voyage à Reykjavik. Un dimanche, nous sommes allés voir si les fresques existaient toujours. Au travers de la porte vitrée du collège, nous avons vu que la murale était toujours là ; nous n'avons pas pu sa-voir si l'autre existait encore. "

" En photographie, la retouche est de la peinture pure. Elle se fait avec les outils et matériaux propres à la peinture : pinceaux, crayons, encres fluides diluées ou non, etc. Sa seule ambition est qu'elle ne se voie pas, qu'elle soit dans la photographie comme de la photographie ; une peinture qui reproduirait exactement son support. Invisible.

Durant l'hiver 97-98, dans mon atelier de peintre, nous avons tiré, Emmanuel et moi, de grandes photographies (v. Format) d'environ 200 x 100 cm. que j'ai marouflées sur autant de panneaux de contreplaqué de 280 x 200 cm. avec l'intention d'en faire des tableaux (v. Table).

L'installation provisoire du labo dans l'atelier consiste à :

- importer du labo de la cabane d'Emmanuel, le matériel nécessaire,

- positionner avec le plus de précision possible l'agrandisseur à plusieurs mètres du mur sur lequel doit être agrafé le papier sensible,

- remplir les 3 gouttières, en guise de bacs, des produits pour le tirage des photos,

- obscurcir l'atelier en tirant les grands rideaux noirs devant les fenêtres et les baies vitrées ; pour avoir l'obscurité nécessaire, même avec ces rideaux, nous ne pouvons travailler que la nuit et,

- avant de pouvoir commencer les premiers essais de tirage, essayer d'éliminer le plus gros de la poussière sur les bandes de négatifs comme sur et sous les 2 verres du passe-vue 13 x 18 de l'agrandisseur. Dans les conditions précaires de l'installation provisoire du labo dans l'atelier, cette dernière opération est la plus approximative et les tirages, malgré tous mes efforts, sont constellés de poils et de points blancs, qu'il faut retoucher. Sans parler des rayures sur les négatifs stockés sans soin, comme des quelques petites taches claires sur la peau des modèles et de leurs ongles cassés ou mal coupés, etc. Pour chaque photo, le travail de retouche peut durer plusieurs jours.

Justine, un jour me filmant en train de retoucher, m'a dit c'est drôle, je te filme en train de peindre avec beaucoup de soin et sur le moniteur de contrôle, on voit que tu ne peins rien. Cette peinture-qui-ne-laisse-aucune-trace me comble. Un gros travail pour une non-peinture. "

" Dans l'observatoire de la cabane, le mur du fond est un mur de ciment repeint de nombreuses fois dans des couleurs différentes par les locataires qui s'y sont succédés. Nous voyons des strates de couleur rose saumon, vert véronèse, vert bouteille, brun chocolat et, comme dernière couche, blanche. Avec l'humidité du mur et le salpêtre qu'elle génère, la peinture, au cours du temps, s'est écaillée et partiellement décollée ; des zones entières de ciment sont apparues - une carte murale d'un monde avec ses continents colorés, ses océans de ciment, ses îles et ses taches blanches -. Envie de ralentir l'entropie, de peindre, sur le mur lui-même, ce mur exactement tel qu'il est. " Littéralement ". "

Je recopie deux fragments de textes que E.H. a publié dans deux ouvrages différents.

Très importante, à mes yeux, la littéralité. Je prends le mot littéralement, c'est-à-dire à la lettre. […] Il s'en suit que, si on parle de littéralité, celle-ci ne peut porter que sur une proposition déjà formulée, oralement ou par écrit. Autrement dit, il ne peut être question de littéralité qu'à l'occasion de la répétition de la proposition, dans un contexte de surdité, d'interrogation ou d'incertitude. Dans un contexte ténébreux.

Ce qui rend ce livre bouleversant (Testimony de Reznikoff), c'est justement sa littéralité qui est le contraire de la littérature. La duplication fait apparaître, logiquement, le modèle sous un jour nouveau, implacable, accablant. Au travers de la répétition, dans cet écart, cette distance qui est le théâtre même de la mimésis, on voit soudain autre chose dans le modèle qui perd dès lors toute valeur d'original, d'origine.

Remarques :

- Dans cette histoire de figure photographiée détourée par la peinture, la figure devient le modèle de la peinture ; d'une peinture qui vient toujours sur la photo, ce qui veut dire après la photographie.

- Revenons à Emmanuel quand il dit […] la répétition de la proposition, dans un contexte de surdité, d'interrogation ou d'incertitude. Nous y voilà. La fille est-elle nue dans l'atelier ou dans la peinture ? Tu vois la différence ?

- La peinture comme un autre moyen de regarder la photographie. Prenons une figure (photographie/peinture), il n'y a pas " montage (cut ou fondu-enchainé) (v. Caryatides) " de la peinture et de la photographie, il y aurait plutôt " moulage ".

- Prenons maintenant plusieurs figures tirées côte à côte sur un papier photo d'un seul tenant puis peint, il y a toujours le concept de moulage mais il y a aussi celui de montage.

- Je relisais il y a quelques minutes une note écrite à la main, sur un petit papier, au sujet de mes séquences de 4 ou 5 photographies ; j'écrivais montage, c'est dans la peinture elle-même qu'il y a le point de montage. En déchifrant rapidement ma note, j'ai lu moulage à la place de montage. J'ai souri à l'idée d'avoir inventé le point de moulage.

- Ici le moule comme une copie négative. Faire une peinture qui serait un négatif, un autre négatif de la photographie.




LUMIÈRE / OMBRE (v. Métisse)

Mon ami Patrick qui craignait le soleil, l'été, me disait : Ce qui est bien avec le soleil c'est qu'on peut se mettre à l'ombre.

John Hawkes dans Le photographe et ses modèles : Je vais organiser une chasse à sa mémoire. C'est une idée qui vient juste de me venir. Mais la chose importante, c'est que je leur ai fait installer un atelier de photographe. Pour toi. Quelque chose de gigantesque au sous-sol. Complètement équipé.

Remarques :

- La lumière du photographe fait du noir. On peut dire :

- en photographie, la lumière est noire.

- Il y a quelque chose de profond dans la photographie.

- Dans ma lettre à Christian (v. Métisse), j'écrivais qu'en photographie la lumière entrait dans la boîte alors qu'en peinture, elle en sortait ; en vidéo, comme avec toutes les caméras de la génération numérique, la lumière est dans la boîte.

- Depuis les " impressionnistes ", il n'y a plus de lumière dans la peinture.

- La peinture blanche sur une photographie sombre, surdéveloppée, prend le sens de lumière blanche ; d'une lumière qui n'éclaire ni un espace ni un objet, une lumière pure, conceptuelle.

- Les figures féminines sombres (v. Étrusque), peintes dans mes tableaux (jusqu'au début des années quatre vingt dix), sont de l'ombre pure : l'ombre d'aucune lumière. L'ombre tout court. Une ombre qui viendrait de l'intérieur du tube de peinture.

- L'ombre est plus ancienne que la lumière.

- Quand on ouvre une boîte, c'est la lumière qui entre : l'ombre, elle, ne sort pas.




MÉTISSE

Cenon, Château Palmer, 1999

Mémoire métisse est le titre de l'exposition qui a eu lieu au Château Palmer de Cenon au printemps 1999 dans le contexte des manifestations Premières collections fin de siècle, organisées par Christian Gattinoni et Jeanine Gatheron de l'association Photo/Langage. Cette exposition montrait le travail de Hélène Hourmat, de Malekeh Nahyiny et le mien.

Ici, le mot métisse m'intéresse. Il fait jouer 2 notions qui me sont chères, celle de déplacement et celle de rencontre.

Cher Christian,

j'ai bien reçu le dossier…

Bordeaux est une ville qui, avec son port sur la Garonne et ses relations commerciales privilégiées avec l'Afrique, a été très active dans le marché de l'esclavage. Mon projet était de reconstituer en photographie et en peinture, des scènes dessinées ou gravées par des illustrateurs " journalistes " de l'époque. La documentation du Port de Bordeaux devait me servir de banque de données. Je suis allé la consulter et n'ai trouvé aucune image, ni récit détaillé quant à ce trafic d'esclaves ; leur bibliothèque a brûlé au début du siècle et les Bordelais, descendants des marchands d'esclaves, sont très discrets quand à l'origine de leur fortune.

On m'a parlé de la directrice des Archives Départementales qui possèderait personnellement, Voyage aux îles d'Amérique, le catalogue d'une expo qui a eu lieu aux Archives Nationales en 1992. Il pourrait contenir quelques illustrations. On verra mais…

De mon côté, 2 siècles plus tard dans mon labo, je réfléchis en photographie à cette histoire de mémoire métisse. Sombre mémoire, si j'puis dire, où il n'est plus question, pour moi, de photo en noir & blanc mais bien, de photo en noir. Il n'y a pas de blanc sur une photographie ; il n'y a que du plus-ou-moins-sombre. Le blanc est la couleur du papier. Si vous voulez du blanc sur une photo, il faut avoir recours à une autre technique : la peinture, par exemple. Encore : à propos de cette expression, la photo en noir, je préfère la photo de noir comme on dit une femme ou un homme de couleur.

Faire de la photo de noir, c'est faire apparaître (révéler), comme intention principale, quelque chose de la nature même de la photographie. On peut parler, ici, de tautologie.


Donc, pour ma participation à ton projet, je me propose de réaliser, à partir de négatifs que je possède, une série de tirages photographiques qui représenteront de jeunes garçons et filles, de type européen, nus. Les tirages seront très foncés, " surexposés " sous l'agrandisseur, et les figures, ainsi presque noires, seront détourées à la peinture blanche. Le noir photographique et le blanc peint.

La nécessité, pour moi, d'associer ces 2 techniques vient d'une idée simple : en photographie, il faut faire un trou dans la boîte pour que la lumière entre sensibiliser le film - import - alors, qu'en peinture, il faut faire un trou dans le tube pour que la lumière sorte pour être étalée sur la toile - export -. Ce double mouvement inverse de la lumière fait toute la différence entre ces 2 techniques. Il les rend complémentaires ; chacune " montrant " à l'autre, ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas, ce que l'autre est et ce que l'autre n'est pas ; les blancs montrant aux noirs qu'ils n'étaient pas blancs et les noirs voyant qu'ils étaient noirs. Import / export, ça veut aussi dire que les bateaux engagés dans ce sinistre trafic n'allaient jamais à vide remplir leurs cales pour rentrer au bercail.

En fonction du lieu qui m'a été attribué, j'ai fait 6 tableaux de 89,5 x 92 cm ; 6 volumes de verre de 6 mm d'épaisseur sur lesquels j'ai tendu une photographie n/b de 500 x 500 mm. avec du papier collant kraft dont la gomme arabique a été remplacée par de la colle acrylique très résistante. Le verso du verre est peint d'une couleur vive et unie - rouge, bleu, jaune, vert, noir et blanc -. Sur la photo, la figure ou le fragment de figure est sombre ; il est détouré de peinture acrylique blanche. Ces tableaux peuvent être accrochés au mur ou, posés sur 2 bouts de tasseaux, ils peuvent être simplement appuyés contre le mur. Cette manière de faire apporte l'idée d'une indépendance entre le tableau et les éléments qui le composent. Le tableau existe un peu comme un plateau de table sur lequel on poserait des choses. Ce nouveau tableau ne devrait avoir ni le statut d'une table ni celui d'un tableau.


Remarques :

- Sur une photo, même très foncée, nous reconnaissons bien qu'il s'agit d'une personne de race blanche.

- La photo serait ratée sans l'extrême soin donné au détourage de la figure avec de la peinture blanche ; ici, c'est la peinture qui fait que la photo est bonne.

- Sur le contour de la figure, le double contraste du noir photographie et du blanc peinture : contrastes de matières/couleurs et de valeurs.

- De couleur et de valeur marchande.

- Le Comptoir des couleurs : 68, rue du Loup, Bordeaux.

- Quand on ouvre une boîte, c'est la lumière qui entre : l'ombre, elle, ne sort pas.

- On dit une photo sous-développée ; on disait un pays ou un continent sous-développé.




MODÈLE

Les notes qui suivent, constituent le début d'une réflexion sur l'enseignement du dessin de nus à l'école des Arts de Tarbes. J'avais supprimé les cours de modèle vivant (comme on les appelait jusque là) en attendant de trouver un autre comment faire. Je ne voulais pas perdre le privilège que les écoles d'art ont de pouvoir déshabiller les gens.

Un séminaire des nu(e)s

Notes 1999 - 2000

- Plus je pense à ce projet, plus je glisse - le cours d'" académie ", de " dessin académique ", de " modèle vivant " ou de " dessin, croquis de nu " - cesser d'être dans sa forme et ses objectifs - les ateliers, les Académies puis les écoles d'art - un modèle nu et immobile sur son socle, des élèves à l'affût derrière leurs chevalets - " J'ai lu dans les livres des Arabes, qu'on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l'homme. " - XVe, Pic de la Mirandole - tout est re-partit de là - dessiner un modèle nu ; c'est celui qui dessine qui bouge - filmer le modèle, c'est le modèle qui bouge - dessiner, peindre, photographier, filmer, nos semblables nus - mouler - écrire - ressentir la nudité de l'autre, la sienne propre et le dessin - une nudité documentaire, vive, pas toujours de bonne aloi, choquante, fragile - une nudité ancienne, une nudité moderne - " Stubbs recula d'un pas devant son chevalet " - les dimensions du cours : les termes par lesquels on le désigne / son contenu avec ses objectifs / le statut de ses " acteurs " / un contexte technique (dessin, croquis, peinture etc.) / sa périodicité / sa localisation / son inscription dans un programme / la nature de la relation pédagogique - agir - payer le modèle 1000 frs par jour - le modèle, sa nudité, les autres, le " débat " intellectuel et plastique - question : quel nouveau statut aurait un modèle que l'on ne payerait plus 50 frs de l'heure mais 1000 frs pour quelques heures ? - chaque personne avec son expérience privée - Toots dit à Michael de ne pas mettre sa robe de chambre - striptease / peep show / massage / esthétique / tatouage / pornographie / médecine / sport / webcamer /… - le vieux modèle - Post Human (1992) - […] Les avancées de la biotechnique, des techniques informatiques accompagnées de changement dans le comportement social stimulent et déplacent les frontières où l'homme ancien finit et où le post human commence - le monde émergeant de la chirurgie esthétique, des manipulations génétiques et de l'implantation de puces informatiques dans le cerveau seront bientôt une nouvelle étape de l'évolution darwinienne de l'homme. Cette innovation technologique commence à changer radicalement la structure des relations sociales. L'aube de ce monde post-humain ne peut pas être " dessiné " comme le monde de Picasso, voire même celui de Andy Warhol. La nouvelle conception de cet art " figuratif " tient davantage des talk shows télévisés que de l'histoire de l'art. […] - chaque " activité " met en jeu un dispositif physique, relationnel différent autour de la nudité nécessaire avec des " outils " de représentation spécifiques - invitons les à l'école ou allons les rencontrer sur " leur terrain " ; observons-les, vivons-les - il ne s'agira donc plus de modèles, payés 50 francs de l'heure, mais d'intervenants extérieurs payés comme tous les intervenants (1000 à 2000 francs (150 à 300 €) par jour en plus de leur voyage et de leurs frais d'hôtels quand ils viennent d'ailleurs) - travaillons 3, 4 ou 5 jours autour de techniques différentes, simultanément ou pas : dessin / photo / vidéo / peinture / écriture / infographie / etc… sans oublier des techniques liées à des réalisations en volume : matériaux et outils divers / moulage / installation / travaux d'extérieur / etc. ni les techniques liées au spectaculaire : performance / poésie sonore / body art / etc. - un séminaire par année durant lequel on collectera le plus d'" indices " possibles (pour d'ultérieures " élucidations ") autour de quelques invité(e)s qu'on choisira en fonction des besoins qui s'imposeront, des occasions et des idées que nous aurons - Nan Goldin, Jeff Koons, Gilbert & George, Matthew Barney, Paul McCarthy, Pierre & Gilles, Cindy Sherman, Kiki Smith, Thomas Ruff, Orlan, Gary Hill, Clegg & Guttman… - Lucille, un modèle, me disait qu'elle avait souvent envie de se dessiner en même temps qu'elle posait ; elle voyait son corps dans des raccourcis étonnants - imaginer un festival où, entre les différents spectacles (cinéma, théâtre, danse, performance, arts plastiques, casting, tournages…) ; le nu en serait le thème - en classe, dans n'importe quel atelier, créer un dispositif identique à ceux installés dans les stades qui permet aux spectateurs de suivre les actions, en gros plan, sur un écran visible de tous -

Automne 2000,

Cher Bruno,

Hier soir quand une erreur système a effacé toute la lettre que je t'écrivais, je délirais sur le séminaire des nu(e)s, ce qui rend très jaloux Emmanuel. Il pense que c'est une bonne avancée que de travailler sur le statut des modèles ce qui, en cascade, remet en question le comment du travail, l'immobilité et la mobilité, ce qui encourage le travail multi-média etc. Il pense aussi que ça peut être une manière, un dispositif pour faire entrer le " porno " à l'école c'est-à-dire casser la distinction qui court les rues dans les cafés selon la quelle il y aurait un art majeur et un, mineur. Le modèle vivant académique, majeur ; le cul, mineur.

Alors, cherchons à faire venir des gens dont le métier n'est pas dans le champ de l'art mais qui travaillent avec la nudité : l'esthétitienne, le masseur, le tatoueur, la stripteaseuse, le hardeur, la hardeuse etc.

Ciao Bruno, à bientôt, à l'école avec de nouveaux futurs élèves préférés et les anciens.

Remarques :

- La personne que le photographe photographie s'appelle le modèle ; c'est Monsieur Larousse qui le dit. C'est comme ça.

- Il y a les modèles : Amal, Catherine, Cal., Pierre ou Olivier, etc.

- Dans ma peinture, ces modèles sont des alibis pour faire apparaître un autre modèle : la photographie. La photographie comme modèle de la peinture, son négatif, son sujet…




MONTAGE / ACCROCHAGE*

Dans un train corail, tranquillement installé dans un compartiment de seconde classe, non fumeur, côté couloir, je me disais que, avant le TGV, la longueur d'un train de voyageurs ou de marchandises dépendait du nombre des wagons accrochés les uns aux autres - le TGV, lui, a toujours la même longueur, bien que l'on puisse en accrocher deux l'un à l'autre, voire trois (?), peu de différence - et pensais à une exposition qui pourrait être réalisée sur ce concept d'accrochage, pas seulement accrocher le tableau (v. Table) au mur, mais accrocher les tablaux les uns aux autres. Les tableaux, eux-mêmes, composés de plusieurs éléments assemblés devraient contenir le projet d'en être qu'un seul : un tableau comme un train.

L'exposition rassemble sous le titre générique de l'atelier de montage, 11 pièces inédites réalisées à partir de l'automne 1994. Chacune d'elle porte un numéro, de I à XI, indiquant l'ordre ou le sens de l'accrochage dans les 3 salles de la galerie Stadler.

Les figures féminines des contactes photographiques 6x6, qui sont l'objet du tableau, sont toutes agrandies dans le même rapport d'échelle, quelle que soit la distance me séparant du modèle. Autrement dit, je n'ai ni agrandi ni réduit les figures pour de simples effets de composition. Le spectateur se trouve donc à la même distance du modèle que moi. Je ne les photographie pas dans leur chambre à coucher, sur la pelouse d'un jardin, au bord d'un ruisseau, ni dans l'obscurité d'un parking souterrain. Je ne photographie mes modèles qu'au grand jour, dans mon atelier, sur un carré de tissus blanc tendu à même le sol. En d'autres termes : une femme nue sur une toile blanche, c'est déjà un tableau. L'expérience de l'atelier n'étant pas l'expérience de la peinture, il faut, alors, essayer d'autres gestes pour aboutir à quelque chose qui, de près ou de loin, s'apparenterait à un tableau.

Si la hauteur des tableaux est fixe (120 cm), la longueur, elle, varie. Comme les mots, écrits dans un même corps de caractère, n'ont pas tous la même longueur.

On a l'habitude de dire que les surfaces claires semblent se rapprocher du spectateur tandis que les sombres s'en éloigneraient. Ici, même éclairées, les figures creusent le fond. Cet effet est encore augmenté par le découpage de la figure à la gouache blanche, sur le contact 6x6.

Chacun des onze tableaux de cette exposition est un travail de peinture, de découpage et d'assemblage. L'exposition les rend solidaires les uns des autres. Disons, un tableau de un mètre vingt de hauteur sur dix neuf mètres trente de longueur.

* Ce texte, ici légèrement remanié, a été publié sur le carton d'invitation de l'exposition Alexandre Delay à la galerie Stadler en 1995




MUSÉE*

1 Mademoiselle Rose, 2 L'Origine du monde, 3 Femme dansant, 4 Grand nu de face, 5 Grande Antropométrie bleue hommage à Tennessee Williams, 6 Olympia, 7 Maja nue, 8 Vénus et Cupidon, 9 Grande Odalisque, 10 La Vénus d'Urbin, 11 Moderne Olympia, 12 Krotkaia, 13 Couple saphique de profil, 14 Femme fauteuil, 15 Weiblicher Act, 16 Manao Tupapau, 17 Nu allongé, 7 septembre 1971, 18 Te arii vahine, 19 La pisseuse, 20 Nu rose, 21 Nu couché, les bras derrière la tête, 22 Baigneuse en Seine, 23 La source, 24 Aha oe feii?, 25 Le nu bleu, 26 Femme nue au chien, 27 Femme nue assise, 28 Baigneuses, 29 The Great American Nude, 30 Eve, 31 Nymphe endormie à la fontaine, 32 Vénus endormie, 33 Vénus au joueur d'orgue, 34 Suzanne et les vieillards, 35 Danaé, 36 La naissance de Vénus, 37 Melle O'Murphy, 38 Baigneuses endormie, 39 Femme au bain, 40 Le sommeil, 41 La femme au perroquet, 42 Bethsabée, 43 La Brune au seins nus, 44 La Blonde aux seins nus, 45 Danseuses, 46 La Flagélée et la Bacchante, 47 Vénus, 48 La Fornarina, 49 Gabrielle d'Estrées et sa soeur, 50 Les Trois Grâces, 51 Bacchante endormie, 52 Les Demoiselles d'Avignon, 53 Nu assis, 54 Torse de femme au soleil, 55 Après le bain, femme s'éssuyant le cou, 56 La toilette, 57 La Gitane, 58 Nu descendant un escalier. 59 Portrait d'une négresse, 60 Vahine no te miti (Femme de la mer), 61 L'Amour et Psyché, 62 Nu (Nu couché à la toile de Jouy), 63 Figure décorative sue fond ornemental, 64 Étude de femme nue renversée en arrière pour " La Mort de Sardanapale ", 65 Sabina Poppaea, 66 Sarcophage de la Dame Madja, 67 Étude pour le bain, 68 Nu allongé, 7 septembre, Nu couché les bras ouverts, 69 Three Bathers, 70 Nu dans le bain, 71 Fatima sur un tapis berbère,

* Au moment où ce texte a été écrit, mon Petit musée conservait 71 cartes postales de peintures représentant des femmes nues. Plus tard, en 2002, j'ai commencé à peindre les cartes et à continuer de les collectionner. Aujourd'hui, en 2006, j'en compte presque 500.




PHOTOGRAPHIE / PHOTO

J'utilise le mot photographie pour parler du médium : une femme nue debout dans un coin de l'atelier en photographie. Et le mot photo pour parler de l'objet lui-même : je peins sur la photo.




TABLE


Et maintenant, la table était contre le mur chez Jude.
[…]
et les peintres, qui avaient fait des travaux chez elle, avaient posé leurs seaux et leurs pots de peinture sur le dessus. Jude voyait des traces de vert et de noir ainsi qu'un rond de vernis sur le plateau que sa mère avait astiqué si souvent et avec tant de soin.

Le musicien Charles Reznikoff, éd. P.O.L

Remarques :

- Table = peinture = tableau
- Le tableau est une table sans pieds qu'on suspend au mur.
- Épingler des choses sur le tableau comme on pose quelque chose sur une table.
- Poser, accrocher (v. Montage / Accrochage).
- Le tableau serait un lieu d'expérimentations. Une table de travail. Une table de jeu.
- Faire des tableaux sans rien dessus et laisser quelqu'un y mettre ce qu'il veut.
- Faire des tableaux sans rien dessus et y mettre des choses qu'on aime .
- Travailler avec quelqu'un qui ferait des choses à mettre sur les tables. Proposer les tables et les objets séparément.
- Diverses tables de formats et de matières différents.
- Pas des vrais dessus de table, juste des surfaces qui évoquent des dessus de table.
- Évoquer des dessus de tables, c'est poser sur le tableau des choses comme on les poserait sur une table.
- Tableaux avec rallonges.
- Anaximène dit : le monde est une table
- Tabula-ae : 1. table 2. planche 3. table de jeu 4. tablette à écrire 5. affiche 6. liste 7. bureau de change 8. peinture 9. ex-voto 10. carré de terrain 11. plis d'un vêtement et le livre.
- Dresser la table.
- Poser un tableau sur la table
- Peindre un tableau sur la table.
- L'oncle de mon ami Patrick était un peintre du dimanche qui voulait faire de la peinture de chevalet. Comme il n'arrivait pas à tenir assez longtemps son bras dans le vide, pour peindre sur la toile verticale sans se fatiguer, il couchait son chevalet sur la table.
- Plutôt que suspendre le tableau au mur, l'appuyer contre en le posant sur deux bouts de tasseau. Le tableau est ainsi désolidarisé du mur ; il est indépendant ; sa présence est provisoire.
- Désolidariser aussi la peinture du tableau ; rendre sa présence provisoire.
- " Le vase était blanc aussi, d'une jolie forme ancienne, à couverte luisante et un peu transparente, rose dans les dessous ; il le posa devant lui sur la table. " (Les signes parmi nous, Charles Ferdinand Ramuz, éd. Grasset)
- POSER : mettre sur ou contre quelque chose servant d'appui, de support. - Poser quelque chose sur une table : n'importe où, avec goût (faire un arrangement, une composition) ou simplement là, devant soi. - Faire des tableaux où la peinture et les figures sont posées simplement là, devant soi.