Randonnée
dans le Grand Canyon du Colorado, Arizona, Etats-Unis dAmérique.
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Mai 2002
Pierre-Marie Martinay,
Jean-Michel Coiffard, José Ramos, Dominique, Richard Escot.
Un récit, «
Comme fous », écrit par Richard Escot et publié chez French
Book Factory, raconte cette randonnée. Vous pouvez le commander au
prix de dix (10) euros, à ladresse suivante :
Richard
Escot
24, rés. dEstienne dOrves
91120 Palaiseau
France-Arrivée
sur le site, le soir.
Parc national du Grand Canyon, South Entrance Station. Cinq millions de personnes
passent chaque année par les deux postes dentrée de la
Rive Sud, sur le plateau Coconino. Nous sommes en territoire indien, entourés
de réserves Navajo, Hopi, Havasupai, Haulapai et Paiute.
La vue est splendide : falaises rouges, jaunes et vertes ; plateaux désertiques
tachetés de buissons gris-blanc. Les parois, au fonddu Grand Canyon,
sont bleues et noires. Le soleil décline et allonge les formes. Dimmenses
corbeaux volent avec élégance, des centaines de petits oiseaux
piaillent, posés sur les roches.
Superficie du Grand Canyon : trois milles mètres carrés. Dix
huit kilomètres de large du sud au nord. Lair est frais. Normal
: nous sommes à 2170 mètres daltitude.
Premier jour
Yaki Point (2213 m). Une falaise descend en à-pic sur mille mètres
jusquà une terrasse verte. La piste, South Keibab Trail, est
invisible du bord. Elle fait corps avec la paroi dont elle est la veine et
lartère, drainant le flux de ceux qui peinent à monter
et de ceux qui descendent avec précaution.
Nous avisons une ouverture entre deux pins, une amorce de sentier avec un
tronc darbre placé en travers en guise de première marche,
des pierres claires, des cailloux, de la poussière. Lumière
blanche, absence dombre : limpression visuelle est agressive.
Cest une autre Canyon que nous découvrons, différent du
tableau rougeoyant du soir.
Un vent frais nous accompagne sur cent mètres, les premiers, et disparaît
rapidement ensuite. Nous allons prendre deux degrés de plus sur la
tête tous les trois cents mètres de dénivelé.
Les marches sont hautes, bien calées avec des rondins. Pas un caillou
ne traîne. Un tracé sinueux bordé de pierres brutes, aux
arêtes coupantes, un sentier de mules sans concession, raide, collé
à la falaise.
Cedar Ridge (1926m). Premier arrêt. Une cabane en bois rouge et derrière
ces commodités, un promontoire offre une vue grandiose. Prévoir
une pause de dix minutes toutes les heures, boire un litre deau durant
cette période et avaler une barre énergétique ou un fruit.
Chaque lacet, chaque passage en appelle un autre, encore plus beau, plus surprenant,
grisant, bordé de pierres aux reflets inconnus. De ce flanc, nous débouchons
sur un autre jusquau plateau du Tonto Trail, « la piste des idiots
». On comprend pourquoi : langue de désert mexicain tacheté
de bouquets darbustes secs à hauteur de genoux. Pas dombre,
pas de perspective. Une sorte de palier détaché entre les falaises
et la crevasse creusée par le Colorado.
Nous rejoignons The Tip Off, intersection de cette piste des idiots et du
chemin qui descend vers le fleuve grondant dont on vient dapercevoir
la langue verte. Arrêt-buffet à lombre des toilettes en
bois, point de rendez-vous des hikers à la recherche dun peu
de fraîcheur et de facilités. Repas léger et deux rasades
deau avant de reprendre la route qui descend direct vers le Colorado.
Le Grand Canyon est vierge de pollution. Pas un papier, pas une ordure. Une
demi-douzaine de refuges hébergent un robinet deau potable et
des toilettes écologiques en bois : pas de chasse deau, que de
la chimie à lengrais naturel. Aucune odeur. Mot dordre
affiché : vous descendez avec votre nourriture, vous remontez avec
les emballages. Lendroit inspire la décence et conditionne les
usages.
Nous quittons ce refuge au pire moment, cest à dire à
midi. Nous voilà maintenant dans la deuxième gorge, la plus
étroite, suffocante. Elle mène directement au fleuve. Tout est
vert. Roche végétale, concentration des algues et des plantes
deau qui flottaient ici il y a un milliard dannées,
Beaucoup de gens croient que le Grand Canyon a été creusé
par le Colorado. Cest en partie vraie sur la portion basse, uniquement.
Autrement, il sagit dune large et lente éruption de terre,
une poussée de bas en haut à loccasion de chocs et de
glissements tectoniques. Pour preuve, le sommet des deux plateaux culmine
à plus de deux mille mètres daltitude et ne sont pas de
hauteur égale. Les Indiens lappelle « la montagne à
lenvers ». Elle raconte lhistoire de notre planète
sur un parchemin de pierres, pour la plupart des sédiments marins,
des dolomites, des dunes compactées, des marais séchés
En résumé, il faut savoir que deux déserts et quatre
mers se sont succédés, fossilisant des vers marins, des méduses,
des coquillages, puis des poissons et des amphibiens, aussi des insectes et
des reptiles, dont le plus grands dentre eux nétait rien
de moins quun dinosaure
Nous descendons donc dans une bibliothèque
géologique
Nous arrivons maintenant dans le conduit de lentonnoir. Sur le chemin,
il ny a de la place que pour un pied. Tous les mètres, des rondins
bloquent le sable et la terre. Les pierres roulent sous les pas. Au sortir
dune portion en colimaçon, nous entrons dans un tunnel creusé
dans la roche. Derrière la paroi, il débouche sur un pont qui
enjambe le Colorado. Granite Gorge. Pas moyen dy passer à deux
de front. En bas, sur notre gauche, deux biches boivent leau du fleuve
vert et froid. Sous nos pieds, le courant puissant file à la vitesse
dun hors-bord.
En quelques enjambées, nous sommes sur la rive nord. Nous avons rejoint
le camp le plus bas, Phantom Ranch (756m). Il est treize heures quarante cinq.
Une plage de rêve se cache dans une petite crique protégée.
Mais il est interdit dy aller. Larrêt-hiker proposé
est un immonde recoin au beau milieu de la piste. Inconfortable. A peine ombragé.
Nous décidons de faire le plein à la pompe deau potable.
Sur les dépliants, un avertissement indiquait quil ny a
pas deau sur les pistes. En fait, il y a un robinet à chaque
refuge. Nos cachets de purification en servent donc à rien. Mais nous
les gardons, au cas où
Les pastilles de sel censées éviter
les crampes sont utiles.
Nous voilà partis vers Cottonwood Camp, à mi-chemin entre le
Colorado et le plateau nord, terme de cette harassante journée de quinze
kilomètres - soit quatorze heures de piste, arrêts compris. Il
faut accélérer le pas pour arriver avant la nuit. Maintenant,
la piste monte un peu : cinq cent mètres de dénivelé
Keibab Trail, versant nord. Seize heures. Bouillante, la piste suit un affluent
du Colorado qui dévale à pleines gorgées dans Bright
Angel Canyon. Le coin se nomme « The Box » : une entaille dans
la roche dure, un passage relativement serré juste pour laisser passer
un torrent en contre bas et un sentier. Large dune dizaine de mètres
en bas, cette entaille sévase au fur et à mesure quelle
rejoint le sommet de la montage, mais elle ne dépasse jamais trente
mètres de large. Les falaises, brillantes de quartz, de roches réverbérantes,
sont quasiment rectilignes. A lheure où nous nous sommes engagés,
le soleil est dans laxe de cette entaille, il sy engouffre, faire
luire les roches. Impossible déchapper à la chaleur suffocante,
nos dos cuisent, nos jambes rougissent. Nous ruisselons. Il est conseillé
de beaucoup boire. Le port des lunettes de soleil et du chapeau est vital.
Seul un vent tiède descendu du North Rim nous procure un relatif bien-être.
Chacun progresse à son rythme.
Il faut garder accroché à son sac, bien en évidence,
lautorisation de séjour « Backcountry Use Permit »
acheté au Département de lIntérieur pour les cinq
nuits dans le Canyon. Ainsi identifié, le leader du groupe est responsable,
aux yeux de la loi américaine, de toutes les contraventions
dix-huit au total dont nous pourrions être accusés en
cas de flagrant délit..
Règlement strict : il est interdit de sortir du chemin, de ramasser
des cailloux, des pierres ou des bouts de rocher, de cueillir des fleurs,
des plantes ou des feuilles, de donner à manger aux animaux, de laisser
nos ordures sur place, dutiliser du savon, de faire rouler des rochers
dans les pentes, damener des animaux domestiques, de prendre des raccourcis,
de gratter lécorce des arbres, de porter des armes, etc
Nous tardons à apercevoir Cottonwood. Nous avançons au milieu
de fresques minérales et végétales, de tons vert, noir,
rouge, coupés du trait clair de la rivière tumultueuse, sous
un plafond bleu acier. Petit à petit, la gorge étroite sest
élargie. Une rizière soffre maintenant à nous,
fange vietnamienne bordée de bambous, chemin balisé de petites
marches en pierres plates qui émergent du cloaque comme des nénuphars
et nous évitent lenlisement. Il est dix huit heures.
Un kilomètres plus loin, le coin nest plus très engageant.
Du sable brûlant, des arbustes chétifs et piquants, des buissons
squelettiques, des éboulis, de gros cactus. Un étroit chemin
de plus en plus difficile. La rivière reste sur notre gauche. Rien
à lhorizon limité par des buttes : pas de campement, ni
de trace de vie.
La piste se partage alors en deux. Le panneau censé nous indiquer le
chemin nest pas à sa place. Il faut reprendre les cartes et trancher
pour la piste de droite qui grimpe au lieu de choisir le chemin qui longe
la rivière.
Choix judicieux : la piste de gauche se transforme en goulet, prend appui
sur une paroi rocheuse inconfortable et glissante et se termine par un pourcentage
que nos organismes essorés nauraient sans doute pas pu avaler.
Cottonwood (1244 m) est maintenant à cinq minutes, derrière
une petite colline, sous de grands arbres verts. Un jardin dEden. Cent
mètres de verdure plantée au milieu dune gorge désertique.
Des arbres larges, hauts, épais. Sous ces frondaisons, nous découvrons
une douzaine demplacements bordés de buissons, placé de
façon à préserver lintimité des occupants.
Nous en choisissons un, stratégique, près des toilettes et en
face de lunique robinet deau potable. Deux grandes tables en bois
attendent nos festins. Trois espaces dégagés sont tout à
fait indiqués pour planter nos tentes. Des boîtes en fer de larmée
américaine sont laissées à lusage de chaque campeur
pour protéger sa bouffe mais aussi ses déchets de la convoitise
nocturne des biches, des serpents, des écureuils et des lézards.
Deuxième jour
La nuit ne nous a pas permis de récupérer complètement
des efforts consentis la veille. Nous sommes au ralenti. Nous quittons le campement
à dix heures du matin, juste chargés dun peu de nourriture,
de beaucoup deau et dun réchaud. Nos pas sont lourds, marqués
par la fatigue. Heureusement, de Cottonwood à Roaring Springs, la balade
est très abordable. De magnifiques chaos le disputent à de luisantes
falaises de schistes qui semblent avoir été polies par des tailleurs
de Carrare.
Un pont sert de frontière entre cette douce montée et une grimpette
plus pentue qui nous amène vers les Sources Rugissantes, situées
à gauche en regardant la carte. Ce pont sépare les amas majestueux
dun flanc déboulis en plein soleil sur lequel nous devons
nous engager pour continuer dans la direction du North Rim.
Nous atteignons Manzanita, petit camp intermédiaire, relais de Rangers
et point deau potable. Un panneau nous confirme que la deuxième
partie du North Keibab Trail, la piste qui monte à la Rive Nord (North
Rim) est fermée. Nous décidons de continuer.
Nous arrivons rapidement au deuxième camp intermédiaire, Roaring
Springs Campgroud (1 585 m), but de notre trajet. Tout confort, avec toilettes,
eau potable, table et bancs à lombre et un vaste espace pour regrouper
les mules. Une minuscule rivière coule entre des rochers rouge clair.
Le filet deau ne doit pas toujours être aussi mince. Pendant la
saison des pluies, en hiver, ou quand la neige qui recouvre le North Rim fond,
les Sources Rugissantes doivent porter leur nom.
Nous déjeunons vers treize heures et restons longtemps à lombre,
jusquau seize heures, avant de repartir. Nous rebroussons chemin jusquà
mi-pente, là où la piste bifurque en direction du North Rim. Discussion
: va-t-on au sommet (2515m) en continuant le Keibab Trail, fermé, ou
rentrons-nous à Cottonwood ? Lun dentre nous, pas certain
de ses forces, préfère redescendre au campement, même seul,
ce qui nest pas recommandé. Les quatre autres tentent une petite
montée dune heure.
Cette partie du chemin qui grimpe au North Rim est relativement facile, creusée
dans la falaise rouge, large parfois de moins dun mètre entre la
paroi nette et le vide impressionnant. Des sapins montent, parallèles
à la falaise, en prenant racines dans des petits blocs de terre.
Nous avançons, nichés dans les pans dun long et étroit
cirque encaissé appelé Roaring Springs Canyon. Des passages magnifiques
se découvrent derrière chaque lacet. Nous pourrions presque toucher
la paroi den face tellement elle nous semble proche. Les sapins du North
Rim pointent dans le ciel au-dessus de nous, inaccessibles.
Nous marchons maintenant depuis une soixantaine de minutes. Il nous faut redescendre.
Lheure est passée. Lendroit est magique. Il nous aspire mais
nous résistons. Notre frustration est énorme, à la démesure
de nos découvertes : il est trop tard pour monter et encore tôt
pour redescendre. Il nous en coûte dêtre raisonnables. Mais
on ne joue pas avec le Grand Canyon.
Richard établit notre record du North Rim à 2076 mètres.
Sur le chemin du retour, nous croisons un tout petit crotale. Même minuscule,
le serpent inspire le respect. Il est ici chez lui et ça se sent. Nous
avançons doucement, lentement et le dépassons avec dinfinies
précautions.
Troisième jour
Programme relax : visite de cascades et descente douce vers Phantom Ranch, lépicentre
du Grand Canyon.
Le rituel du petit déjeuner reste un moment privilégié
: café brûlant, céréales, carrés de chocolat,
sachet lyophilisé duf-jambon, une petite compote, une barre
céréalière. Nous avons besoin détirements
pour réactiver les muscles encrassés et détendre nos les
ischio-jambiers en feu.
Neuf heures. Nous nettoyons lemplacement pour le laisser aussi propre
que nous lavons trouvé. Nous sortons du site de verdure, direction
en bas, dans le sens de la descente, à gauche, plein ouest, soleil de
côté.
Après une demi-heure de marche tranquille, derrière un gros éboulis,
un pont en bois enjambe le torrent. Sur notre droite, un chemin mène
vers Ribbon Falls (1134m). Au détour dun bosquet de hautes plantes
et de bambous chahuteurs, dans un renfoncement sombre, un immense rocher calcaire
recouvert de plantes deau monte jusquà la chute deau.
Vision irréelle dans cet univers surchauffé. Fraîcheur bienvenue.
Nous grimpons par un petit chemin balisé et humide jusquau sommet
de la cascade. Nous nous déshabillons pour prendre une douche glacée,
puis nous retrouvons le chemin qui descend vers Phantom Ranch. Nous traversons
le torrent plus en aval. Il ressemble à un gave pyrénéen
: débit puissant, grosses pierres rondes et glissantes, recouvertes dune
mousse noire. Un mètre de profondeur au maximum. Un vrai torrent, bien
froid, tonique. En trois endroits de difficulté inégale, des rochers
forment une retenue au sommet de laquelle nous devons passer. Sans glisser.
Nos pas sont mal assurés. Sages, nous aurions du renoncer et prendre
une longue déviation en sens inverse pour retrouver le pont de bois.
Mais nous ne sommes pas sages. Nous traversons donc.
Nous nous frayons un chemin dans la rizière qui suit. Les plus courageux
passent par le haut, au milieu de la gadoue et des bambous ; les autres suivent
le lit asséché de la rivière. Le sentier, maintenant, est
creusé dans la paroi. Couleurs à dominantes rouge, noir et verte,
sable jaune, végétation luxuriante sur les rives du torrent. Des
aigles survolent la gorge. Ciel de plomb, quarante degrés à lombre
et peu dombre.
Lheure de descente à petit régime passe comme une fleur
malgré la chaleur. Nous convenons néanmoins de nous arrêter
pour déjeuner pendant une demi-heure, le temps de faire chauffer de leau,
de brasser un sachet lyophilisé et davaler une barre énergétique.
Il nous reste une heure et demi de marche avant de rejoindre Phantom Ranch.
En tout, nous avons marché sur douze kilomètres. Phantom Ranch
est le point central du Grand Canyon, énorme campement tout en longueur,
avec restaurant-bar, bungalow privatifs, dortoirs, camping, commissariat de
Rangers. Il y avait même une piscine. Mais elle a été comblée
pour des questions dhygiène ; et pour préserver lambiance
rustique-western du lieu. Seules concessions à lesprit boy scout
du grand Ouest, un enclos attend ses convois de mules. A côté,
un petit théâtre de conférence se remplit tous les soirs
quand une dame Ranger tient des discours illustrés sur la vie des animaux
dans les gorges.
Notre camping sétale le long du torrent, à lendroit
où les parois de la gorge se rejoignent presque. Des barrages de pierres
affleurent le cours de leau et forment des jacuzzis à remous glacés.
Nous choisissons un emplacement avec soin et chacun commence à monter
son tipi.
Avec les gérants du restaurant, nous négocions cinq repas et autant
de petits déjeuners le lendemain. Une aubaine. Dautant que nous
commençons à être courts, question ration. Avec ce qui nous
reste, cest régime jockey jusquau South Rim. Richard a descendu
ses dollars en petites coupures, assez pour nous assurer les couverts. A Phantom
Ranch, ils ont leau et lélectricité mais ils ne prennent
pas la Visa. Ils préfèrent le cash.
Le bar de Phantom Ranch ouvre à vingt heures. La bière est fraîche,
lair conditionné aussi. Grandes tables en bois recouvertes dune
nappe en toile cirée de grand-mère. Des bibelots en bois partout,
des dépliants, une petite bibliothèque pour les longues soirées
dhiver. Ne manque que la cheminée. Nous achetons des barres au
chocolat et au citron. Pour repartir et rejoindre nos tentes, nous ajustons
nos lampes frontales pour ne pas trop marcher dans les bouses de mule et sur
des scorpions en vadrouille. Le secteur en foisonne, ça et des serpents.
Nous préparons consciencieusement la randonnée du lendemain. Comme
nous restons à Phantom Ranch, une demi-douzaine de balades soffrent
à nous. Nous choisissons dexplorer Clear Creek Trail, une terrasse
au nord du Colorado, entre le Rim et le fleuve. Mais comme nous devons revenir
du périple à dix-sept heures pour prendre notre repas du soir,
nous ne pourrons donc pas aller au bout de la mesa.
Quatrième jour
Nous éclusons nos
sachets lyophilisés en prenant bien soin de faire les comptes. Avec le
casse-croûte de ce soir, le petit-déjeuner de demain, il nous reste
juste que quoi bouillir trois repas. Quatre en serrant les rations, ce qui nest
pas dans nos habitudes. A Phantom Ranch, les toilettes sont équipées
de glaces pour assurer le rasage. Grand luxe. Nous en profitons avant de partir
en randonnée, vers les dix heures du matin, ce qui est beaucoup trop
tard, il faut lavouer.
Une première montée bien raide qui serpente sur de lardoise
tranchante comme des rasoirs. Elle débouche dabord sur une vue
magnifique du Colorado au détour dun piton. Nous volons avec les
aigles. En remontant encore un peu, nous entrons maintenant sous de hautes falaises.
A cet endroit, lécho prolongé de nos murmures nous parle,
renvoyé par les parois.
Il nous faut gravir un escalier abrupt composé à partir dénormes
rochers plats placés les uns sur les autres pour accéder au plateau
désertique, le Tonto Platform (1 268 m). Lendroit nexiste
que parce que la roche qui le compose est extrêmement dure et résiste
à toute forme dérosion. Et qui dit roche dure dit végétation
réduite et réverbération maximum. Nous sommes sur un réchaud
chauffé à blanc. Et pas question de trouver la moindre ombre.
Lendroit est désertique.
A lheure où même les animaux du désert se cachent
des morsures du soleil, nous marchons comme si nous étions les premiers
à tracer la piste. Les Espagnols de lexpédition Coronado,
en 1540, venus chercher de lor, nont pas du voir autre chose que
ce que nous découvrons. La direction à suivre est indiquée
de façon précise, sans ostentation. Des pierres alignées,
parfois des petits monticules, des cairns, quand les roches plates perdent la
trace. Nous avons limpression dêtre au centre du monde, dans
la veine du premier jour.
Le plateau ondule, comme sil avait été tiré par une
main géante. Derrière chaque bosse, lhorizon nous en propose
une nouvelle invitation à poursuivre la route. Nous sommes dans lirréel,
au beau milieu géographique et physique du Grand Canyon, entre Colorado
et Rim. Nous pourrions marcher comme ça des heures et des heures, juste
pour le plaisir daller découvrir quelle beauté naturelle
se cache encore là-bas, derrière, à portée. Mais
il faut rentrer : un plantureux dîner nous attend à Phantom Ranch,
à dix-sept heures. Les Américains sont pointilleux sur les horaires.
Surtout quand il y a deux services.
Comme dans la montée du North Rim, Richard ne peut sempêcher
de prolonger lescapade derrière une colline. Cette terre brûlée,
est une sirène ; elle chante pour nous inciter à ne pas la quitter.
Il est quinze heures. Jamais nous navons ressenti une telle chaleur. Les
épines blanches des cactus luisent. Les sentiers démeraudes,
les chemins turquoise bordés de buissons épais aux tempes grises
et de touffes squelettiques exercent sur nous une attirance magique.
Dix-sept heures : nous sommes en rangs devant lentrée du restaurant,
une grande bâtisse en rez-de-chaussée construite avec des pierres
rondes et lisses du torrent, très western. Six longues tables en bois
massif recouvertes de toile cirée. Des bancs. Que du rudimentaire. Une
dizaine de fenêtres garnies de rideaux à carreaux. Une bibliothèque,
un présentoir de cartes postales, des bocaux de bonbons et de barres
chocolatées.
Nous sommes douze par table et jamais steak texan ne fut si tendre. Nous améliorons
leau du robinet par un gouleyant Bourgogne générique en
jerrycan et servit dans une cruche
Cinquième jour
Vendredi. Jour du breakfast. A six heures trente, nous avançons sur le
chemin sablonneux qui mène au restaurant. Il faut longer la rivière
vers lamont, passer le pont, tourner à gauche et remonter vers
lenclos et les habitations. Le resto est située à lautre
bout du campement. La serveuse nous attend avec une ardoise : au menu, pancakes
et sirop dérable, ufs brouillés, café à
volonté, tranches de lard. Nous oublierons la chaleur, la poussière,
les dénivelés, la fatigue accumulée, les ampoules aux pieds,
les coups de soleil, les lèvres gercées, les épaules mâchées,
le dos brisé, les genoux qui grincent
Nous quittons Phantom Ranch le ventre plein pour entamer la grande remontée.
Un bout de sentier surchauffé, un virage à droite et nous voilà
maintenant plantés devant le Colorado. Vert. Puissant. Impressionnant.
Pour rejoindre la rive sud, il ny a quune alternative : emprunter
le pont suspendu, long dune centaine de mètres. Un ouvrage métallique
tout simple qui enjambe le fleuve. Construit en 1928, il laisse apparaître
les remous sous nos pieds, entre les barres espacées. Nous volons au
dessus des flots bouillonnants, des écumes nerveuses et du courant vertigineux.
Arrivés de lautre coté, nous suivons en douceur le cours
de leau par un sentier calme, plat, dégagé, le River Trail.
Nous croisons quatre mules et deux cavaliers habillés façon «
chevauchée fantastique », avec Stenson, foulard, santiags et chemises
de couleurs à carreaux. Dans de gros caissons, ils transportent le ravitaillement
du Phantom Ranch, ce qui explique le prix du steak et du Bourgogne en vrac.
Dans leur sillage, nous bouffons de la poussière.
Goulet détranglement sur la gauche. Nous laissons le River Trail
derrière nous. Le sentier est en surplomb et la montée sannonce
plus difficile que prévu. Ca grimpe sèchement, sans palier. Un
raidillon pour les mules. Un filet deau descend des falaises du Tonto
Trail : nous devons le traverser. Il rejoint le ruisseau qui se fraye un passage
entre les éboulis, les arbres déracinés, les morceaux de
parois détachés des flancs de la falaise qui nous abrite. Le sac
pèse, les jambes aussi. Le souffle court rappelle que nous dépassons
allégrement les mille mètres daltitude. Cet étrange
raidillon porte un nom : Garden Creek.
Les sédiments ont dessiné sur les roches de fresques noires. Nous
frôlons de véritables tableaux exposés sur les parois. Il
ny a que la nature pour réussir de telles créations artistiques,
imaginer ces mariages de formes et de couleurs.
Nous apercevons des niches doiseaux, des réserves de grains entassées
par les écureuils dans les recoins creusés dans les parois. Des
arbres poussent hauts et forts sur la moindre parcelle de terre stabilisée
le long du maigre filet deau en été mais qui, chaque hiver,
charrie des troncs et des milliers de mètres cubes de pierres. La gorge
étroite de Garden Creek sélargit et laisse place à
une clairière verdoyante, nourrie par une bois frais et dune ravissante
rivière. De lautre côté de cette coulée, se
dessine le plateau du Tonto Trail, étouffant, éprouvant, sans
ombre.
Nous en terminons avec notre randonnée de huit kilomètres plus
tôt que prévu. Nous sommes arrivés à Indian Garden
(1158m), terme de cette étape, oasis dans le désert de roches,
de sable et dépineux. Au milieu, le long du ruisseau, voici lendroit
idéal pour un bivouac. Et nous voilà déballant nos rations,
à deux pas du camp, assis sur un tronc darbre, les pieds dans lherbe
sèche.
Le repas terminé, certains en profitent pour lézarder. Mais il
faut partir, reprendre un bout de piste jusquau campement afin de choisir
notre emplacement et planter les tentes. Nous jetons notre dévolu entre
la borne deau potable et les toilettes.
Derrière nous, les hautes falaises voilées de rouges virent lentement
à locre. Lombre immense grimpe sur la paroi à mesure
que le soleil disparaît à louest par delà les plateaux
qui nous surplombent. Il est dix-huit heures. Une biche descend doucement du
talus. Elle sapproche sans bruit de notre campement. Nous feignons de
ne pas la voir dans le secret espoir quelle sapprochera davantage.
Nous décidons daller dîner sur Plateau point, au bord du
précipice. Nous nous glissons donc entre deux rangées de pierres
blanchies et lissées qui marquent au sol lunique chemin, sur un
peu moins de cinq kilomètres aller et retour, le long des petites collines
mouchetées dépineux dun vert fatigué, buissons
évidés, faméliques mais acérés. Le sable
opaque se soulève à chacun de nos pas. Nous dépassons lentement
la verticale des falaises pour nous engager sur une partie dégagée.
Le soleil nous rejoint sans faiblir dintensité : cette fois-ci,
il tape à loblique.
La piste serpente mollement. Nous sommes maintenant sur ce fameux plateau du
milieu, sorte de désert intermédiaire posé sur des roches
dures, comme celui que nous avions découvert en allant vers Clear Creek,
sur la rive nord. Il nous pousse jusquau devant de limpressionnant
ravin, en surplomb du fleuve Colorado.
Les tons de larc-en-ciel sont posés par couches autour de nous,
sur des pierres et des époques dont nous ne pouvons pas retenir les noms
ni même comprendre la dimension, écrasés que nous sommes
par cette saga de terre surgie du fond des âges. Le lourd silence qui
nous enveloppe sert décrin au murmure grandissant du Colorado,
prélude au grondement qui va tout à lheure nous happer.
Plateau point (1146 m) Nos sens assaillis ne peuvent pas tout embrasser dun
coup : lodeur du vent chaud qui faiblit à la nuit tombée,
le filet noir qui barre lhorizon et délimite le ciel, à
lest, comme sil se faisait lécho des éclats
irisés lancés par un soleil qui nen finit pas de rester
en équilibre sur le fil de lhorizon haché ; et ces trois
cents soixante degrés de pure extase minérale.
Commencement du monde à rebours, rien que pour nous. Ici et maintenant,
deux milliards dannées nous entourent, strate par strate soulignées
par dinnombrables nuances de vert, noir, ocre, rouge et gris, coloris
que nous ne pouvions même pas imaginer quelques secondes plus tôt.
Nous levons les yeux. De lautre côté, sur le north Rim, dans
un ciel bleu dacier qui noircit, flottent trois nuages à la façon
des signaux indiens, un signe de paix, trois ronds blancs alignés par
une magie qui nous dépasse.
Nous nous penchons au-dessus du vide, Dans ce cratère qui nous appelle,
coule une lave argentée, effet de la lumière tombée du
soleil couchant qui retarde son départ derrière les falaises.
Des rafales de vent, parfois violentes et inattendues, nous fouettent le visage.
Nous cachons le réchaud à labri du vent qui forcit à
mesure que monte la pénombre. Nous sommes seuls, cinq, au milieu du paradis
qui prépare sa nocturne. Un petit rat mulot décomplexé
rode au plus près de nos gamelles, à laffût de la
moindre miette du festin.
Le soleil a maintenant complètement disparu à lhorizon.
Naissent des formes, invisibles en plein jour. Les pitons rocheux tournent sur
eux-mêmes puis se figent dans le ciel. Le vide se remplit dombres
et détoiles. Sixième et dernier jour Réveillés
par lhorloge naturelle et intime de la nature, nous sommes hors du duvet
dès cinq heures du matin. Premiers levés. Autour de nous, dans
la nuit, les autres hikers du campement dorment. Nous prenons notre petit déjeuner
en silence, recueillis, sous une voûte noire qui séclaircit
lentement de minute en minute. Il nous faut défaire les tentes, rassembler
les affaires et boucler le paquetage en sachant que nous naurons plus
à recommencer. Nous nous imprégnons de chaque geste, pour lancrer
en nous, le garder comme une précieuse fortune. Cette routine nous plaît.
Elle signifie que nous avons, après cinq jours, maîtrisé
notre sujet.
Richard a décidé de partir le premier pour savourer tranquillement
les sept kilomètres et demi de montée. Il ne reste plus quune
falaise à gravir, immense pan de roches rouges et jaunes, vertes et blanches,
marqué par des traits noirs verticaux. Là-haut, sur la fine bande
sombre qui délimite notre horizon, on aperçoit les cimes de sapins,
minuscules petits cônes. Il faut pouvoir se retourner sans retenue pour
fixer le Canyon dans ces rétines, dire au revoir à ce vide magique.
On ne profite jamais assez de ces moments de solitude, quand le jour se lève
et que le silence complet séteint petit à petit au fur et
à mesure que les randonneurs déboulent dans les chemins. Précieuses
indications : il existe deux stations intermédiaires, avec eau potable
et toilettes. Il nest donc pas utile de remplir toutes les gourdes. Une
seule suffit. Le résultat est tangible : le sac sallège
de trois kilos.
Le premier tronçon, dIndian Garden au premier refuge, ne recèle
aucune difficulté. Le sentier monte doucement, sans rupture jusquau
pied de la falaise sud. Il y a plus dun siècle, en 1895, ce chemin
était une voie à péage.
Une heure de marche et premier ravitaillement au «three miles refuge»,
petite cabane construite à la façon des abris de bus de campagne.
A cet endroit, la piste colle littéralement au cirque, cachée
den haut comme den bas. Elle sélève maintenant
en virages serrés qui souvrent sur des points de vue tous plus
beaux les uns que les autres. La sueur coule, le souffle se fait plus court.
Protégée de la facilité, cette extase se gagne à
la force des mollets. Le ciel passe du violet au bleu marine et continue de
séclairer pour virer vers le rose, le blanc, le bleu clair à
mesure que le soleil monte. Les roches blanches, rouges, vertes, jaunes, indigo,
forment un arc en ciel minéral, vertical, abrupt.
Il ne faut être ni claustrophobe, ni asthmatique, encore moins sujet aux
vertiges pour sengager dans cette aventure. Et on ne vous parle pas de
la condition physique, du mental, des notions dinconfort, du goût
de leffort. Même un peu grassouillets du bide, nous pratiquons tous
plusieurs sports, habitués à courir, à dépasser
nos limites physiques, à dormir à même le sol, dans nimporte
quelles conditions. Le Grand Canyon, nous le savons maintenant, nest pas
conseillé aux dilettantes ou à ceux qui découvrent lactivité
physique à trente ans.
La deuxième partie de la montée est plus pentue. Elle débouche
sur le « one and a half mile refuge ». Les randonneurs dun
jour, baskets aux pieds, quittent leurs grosses voitures pour promener leurs
gosses obèses et leur belle-mère sur ce tronçon. Ils se
rendent à ce refuge depuis le South Rim par une piste large, faiblement
pentue et se donnent limpression dêtre descendus dans le Grand
Canyon. Lendroit, très ordinaire, est constitué de toilettes
déguisées en énorme grange, dun point deau
placé un peu plus haut et dun corral pour les mules.
Il faut refaire le plein deau fraîche, sasseoir sur un rocher
et admirer le paysage car il ne reste plus que trois-quarts dheure de
montée. Nous croisons des personnages : un couple mignon tout plein,
elle maquillée comme une publicité pour Revlon, lui habillé
par Ralph Lauren ; la classe de quatrième en voyage organisé,
tennis aux pieds, sans gourde deau ; le papou avec sa petite-fille ; maman
indienne et son bébé, à peine sortit du landau
Démoralisant.
Nous sommes en sueur, les mollets durs, le souffle difficile. Nous en avons
bavé pendant six jours et cinq nuits. Notre compteur affiche quatre-vingt
dix kilomètres de pistes brûlantes et plus de sept mille mètres
de dénivelé et ils sont tous là à nous croiser.
Le Grand Canyon, au bord du South Rim, cest limite Disneyland. Ces visiteurs
dune heure nimaginent pas quen bas existe un monde préservé,
sauvage, magnifique. Plus nous approchons du sommet, plus la civilisation ordinaire
nous rattrape. Alors que nous avons marché sans trouver un seul papier
gras, nous voyons maintenant au sol trois ou quatre bouchons en plastique. Ils
sont une injure au site et leur présence nous choque. Nous les ramassons
et nous les enfouissons dans nos poches.
Pas à pas, nous en finissons. A regrets. Cest un peu comme monter
à reculons. nous émergeons alors sur le South Rim. Nous respirons
le bonheur, la joie intérieure, laccomplissement.