CONSTRUCTION DE MODÈLES EN FIL DE FER
Il est une longue tradition de constructions de modèles en
mathématiques. Sans remonter à Archimède, on peut évoquer le célèbre catalogue
de Martin Schilling qui recense et décrit près de quatre cent modèles en 1911,
dont certains survivent derrière les vitrines de quelques laboratoires de
mathématiques. On en a un aperçu dans le très beau livre publié sous la
direction Gerd Fischer ([6]).
La plupart des modèles sont
des surfaces pour des raisons évidentes. Les surfaces réglées sont réalisées
sur un bâti traversé de fils à coudre qui matérialisent les droites
génératrices. En utilisant un bâti déformable on peut d'ailleurs décrire une
homotopie de surfaces réglées, par exemple la déformation d'un cône en un
hyperboloïde à une nappe. L'un des attraits de ces modèles, tient à ce que la
surface, contrairement aux modèles solides en plâtre ou en bois, ou même aux
modèles grillagés, n'est pas réalisée matériellement. Elle n'apparaît que par
son contour apparent qui semble flotter dans l'espace un peu comme une
caustique obtenue par réflexion de la lumière.
C'est cette qualité que l'on veut étendre à des surfaces engendrées par
d'autres familles de courbes, et pour commencer par des coniques, en utilisant
les propriétés mécaniques du fil de fer. Notamment celles du fil d'acier du
type corde à piano. Un tel acier est utilisé en orthodontie sous le nom de
jonc. Son élasticité se traduit par le fait qu'il ne garde pas la trace des
déformations qu'il subit pourvu qu'elles ne soient pas trop importantes. Un fil
de longueur donné soumis à des contraintes prend une position d'équilibre qui
matérialise une courbe.
Si on impose par exemple aux extrémités de se toucher en un point donné
suivant un angle plat, ce qui représente quatre contraintes, la position
d'équilibre est un cercle. Si maintenant on impose en outre au fil de passer
par un second point du plan du cercle, ce qui fixe une cinquième contrainte, le
fil prend comme position d'équilibre une courbe plane convexe peu différente
d'une ellipse. D'où l'idée de construire une surface engendrée par des ellipses
à l'aide d'un bâti sur lequel sont montés des fils d'acier astreints à
satisfaire au moins cinq conditions.
La surface représentée de cette façon donne comme les surfaces réglées
l'impression de n'exister que virtuellement par le biais de ses contours
apparents, de plus le réseau de coniques, comme auparavant le réseau de
droites, fournit une première indication sur une manière de paramétrer la
surface. En effet, il s'agit plus de la représentation d'une surface paramétrée
que d'une surface géométrique. De sorte que si le modèle a un bâti déformable
on modélisera une homotopie plus qu'une déformation d'objets topologiques.
Le premier modèle que j'ai construit selon ce principe (fig. 1 ) est la
surface de Boy du sixième degré engendrée par des ellipses passant par un point
fixe [1]. Ce modèle est exposé au département de mathématiques de l'université
de Cagliari en Italie. Je voudrais présenter ici deux autres modèles. Le
premier, le modèle central fermé du retournement de la sphère, est une surface
algébrique réelle du huitième degré engendrée par une famille d'ellipses
passant par un point fixe. Le second est un modèle déformable représentant
l'homotopie appelée gastrulation.
Avant de décrire ces modèles il m'a paru utile de présenter le cadre
mathématique dans lequel peut s'étudier la position d'équilibre d'un fil
élastique inextensible. Il s'agit d'un problème ressortissant au calcul des
variations. Problème au demeurant élémentaire dont la théorie est faite
notamment dans [5].
L'élasticité du fil d'acier se mesure par un module d'autant plus grand
que le fil reprend vite sa forme initiale après disparition des contraintes.
Depuis Daniel Bernoulli, on définit l'énergie potentielle d'un fil élastique de
longueur fixée comme le produit du module d'élasticité par la moyenne du carré
de sa courbure (ou de l'écart entre sa courbure sous contrainte et sa courbure
au repos dans le cas où le fil n'est pas rectiligne d'origine comme cela arrive
lorsqu'il est fourni en bobine). Plus le fil est tordu ou courbé, plus sa
courbure est grande, et plus grande est son énergie potentielle. D'après le
principe général de moindre action de Hamilton, le fil tend à minimiser son
énergie potentielle. C'est la mise en équation de ce principe due à Euler, que
nous allons d'abord détailler.
On représente un fil flexible inextensible par un chemin tracé dans ú3. On considère donc l'espace
vectoriel réel E2 des chemins de classe C2 tracés dans
l'espace euclidien ú3, d'origine O, muni de la
norme :
|
C'est un espace de Banach sur lequel la fonctionnelle de
longueur :
|
est continue. Il en est de même de la fonctionnelle :
|
où l'exposant 2 désigne un carré scalaire. On note F la partie fermée
de E2 constituée des chemins de longueur 1 paramétrés par longueur
d'arc. D'après le théorème d'Ascoli F est compact pour la topologie de la
convergence uniforme mais pas pour celle de E2. On s'intéresse aux
extrémales de m en restriction à F.
La courbure d'un chemin x de E2 est donnée par la
formule :
|
de sorte que sur F, son carré vaut :
|
La fonctionnelle m a donc aussi sur F, l'expression :
|
C'est sous cette forme qu'Euler définit l'énergie potentielle
d'un fil flexible inextensible matérialisé par x.
Il est commode de regarder la dérivée x¢ comme un chemin tracé dans ú3, c'est-à-dire un élément de
l'espace de Banach E1 des chemins de classe C1 (plus
nécessairement d'origine O) muni de la norme :
|
La condition d'appartenance à F revient à tracer le chemin dérivé (qui
n'est plus nécessairement de longueur 1) sur la sphère unité de ú3. La fonctionnelle à
minimiser sur la sphère s'écrit :
|
C'est l'énergie du chemin sur la sphère unité. La fonctionnelle m s'interprète comme
l'énergie du chemin dérivé. Une extrémale de m sur F est alors une
extrémale de n sur la sphère unité (plus nécessairement de longueur 1), autrement dit
une géodésique de la sphère, c'est-à-dire un arc de grand cercle, parcourue à
vitesse constante. En particulier x¢ reste dans un plan fixe
passant par l'origine. Il existe un vecteur constant u tel que u·x¢ = 0. Le produit scalaire
u·x est donc constant, ce qui prouve que x est tracé dans un plan orthogonal à
u mais ne passant par l'origine qu'à cause de la condition initiale x0
= O. Par intégration on trouve que x est un arc de cercle éventuellement
dégénéré en un segment de droite. On peut chercher les extrémales de m sur l'espace des chemins y
de F astreints à vérifier certaines conditions supplémentaires.
Il peut être utile de voir que n est de classe C1 et d'obtenir du
même coup sa dérivée. On définit y : E×I ® ú par y(x,t) = j(x¢(t) ) , où j(v) = v2, de
sorte que
|
Pour démontrer la dérivabilité de n sur E1, on utilise le théorème de
dérivation sous le signe somme. L'application y se décompose sous la forme y = j oF où F : E×I ® ú3 est donnée par F(x,t) = x¢(t) . L'application F est linéaire et continue
par rapport à x, elle est donc dérivable par rapport à x et sa dérivée
partielle est continue et s'écrit :
|
D'autre part j est de classe C1 et sa dérivée vaut :
|
si bien que y est dérivable par rapport à x et que sa dérivée partielle est continue
et vaut, d'après le théorème des fonctions composées,
|
Finalement n est de classe C1 et sa dérivée vaut :
|
Fixer les demi-tangentes aux extrémités de l'extrémale de m revient à fixer les
extrémités de l'extrémale de n sur la sphère unité. On prend pour origine y0 = (1,0) et
pour extrémité y1 = (expiq1,0) , où 0# q1 < 2p et ú3 est identifié à ÷×ú. Une extrémale de m est donnée par l'arc de cercle
horizontal centré en i/q1 d'origine O, d'extrémité i(1-expiq1)/q1 et orienté positivement. Il
y aussi l'arc de cercle horizontal centré en i/(q1-2p) d'origine O, d'extrémité
i(1-expiq1) /(q1-2p) et orienté négativement.
Il y a en fait une infinité de solutions données par les arcs de cercles
faisant éventuellement plusieurs tours sur eux-mêmes centrés en i/(q1+2kp) d'origine O, d'extrémité
i(1-expiq1) /(q1+2kp) et orientés suivant le
signe de k.
On impose des conditions sur les extrémités et des demi-tangentes aux
extrémités. Cela revient à chercher les extrémales de n sur l'espace des chemins y
d'origine y0 = (1,0) , d'extrémité y1 = expiq1,0) , tracés sur la sphère
unité et astreints à vérifier
|
(1) |
où
|
Il s'agit d'une contrainte dite isopérimétrique. Dès lors qu'on
impose des contraintes, il y a moins de chemins les satisfaisant et les
extrémales ne sont plus nécessairement des géodésiques de la sphère. Toutefois
si une géodésique de la sphère satisfait ces conditions, c'est une des
extrémales cherchées. Les applications
|
sont linéaires et continues sur E1, si bien que les
équations y( 0) = y0, y( 1) = y1 et (1) définissent un
sous-espace affine fermé A1 de E1. On cherche donc les
extrémales de n sur la partie fermée G = SÇA1, où S Í E1 désigne
l'ensemble des chemins tracés sur la sphère unité. Si G est non vide, on peut
choisir une origine [y] sur G qui fasse apparaître l'espace de Banach
sous-jacent à A1, à savoir le sous-espace vectoriel E1,0
de E1 d'équations
|
(2) |
La fonctionnelle n en restriction à A1 est de classe C1 puisqu'elle
l'est sur E1 (voir &2.4).
La contrainte isopérimétrique (1) introduit le multiplicateur de
Lagrange 2L (le facteur 2 permettra ultérieurement une simplification) dans
l'équation d'Euler-Lagrange. On écrit :
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avec
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La dérivée variationnelle de N+2L M vaut (en supposant y de classe C3)
|
Le lemme fondamental du calcul des variations dit qu'une extrémale de n sur G est donnée par un
chemin y Î G tel que
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(3) |
où Ty désigne l'espace vectoriel des chemins z de ú3 tels que, pour tout s, le
vecteur z(s) soit tangent à la sphère unité en y(s) , autrement dit
|
On a donc
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ce qui donne l'équation d'Euler-Lagrange
|
|
(4) |
Cette dernière équation s'intègre, compte tenu de la condition initiale
xs0, xs0¢, xs0¢¢ à l'instant s0
non nécessairement nul, en
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On en déduit la constance du produit mixte
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donc, grâce à ( 4) :
|
Ceci prouve que le chemin est plan dès lors que la torsion est nulle en
un point. Le chemin x ne peut être plan qu'à la condition nécessaire mais non
suffisante que les vecteurs x1- x0, x0¢, x1¢ soient dépendants.
On considère la spire d'hélice circulaire
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On a bien x¢2 = 1. De plus x0¢ = x1¢, donc
|
Par ailleurs :
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On a
|
La spire x est bien une extrémale du problème isopérimétrique
considéré. En effet on a
|
avec L = ( 0 ,0, 2p2Ö2) . Le chemin correspondant y sur la sphère
unité est un cercle de rayon 1/Ö2, ce n'est donc pas un arc de grand cercle. Toutefois x n'est pas un
minimum de m car il y a des courbes planes donnant une valeur inférieure. Il y a
notamment l'une des courbes élastiques d'Euler (voir la figure (2) et la figure
(4) dont est extraite la courbe élastique plane) satisfaisant les conditions
initiales.
FIGURE 2 : La spire horizontale d’hélice circulaire et la courbe
verticale élastique d’Euler satisfaisant les mêmes conditions initiales. La
flèche indique la décroissance de l’énergie potentielle.
Par une rotation du repère du plan on peut se ramener au cas où L = l2 Î ú3+* Í ÷, le plan étant identifié à ÷. On retrouvera toutes les
solutions par rotation autour de l'origine. Si on veut par exemple prolonger
une solution de part et d'autre de l'origine, il suffit de la recoller avec
celle dont la demi-tangente vaut -x0¢. On a exclu le cas L = 0 déjà traité puisqu'il
correspond à l'absence de contrainte isopérimétrique. On utilise comme
paramètre intermédiaire l'angle a entre la dérivée x¢ et l'axe réel horizontal,
de sorte que
|
(5) |
On note a( 0) = a0.
L'équation d'Euler-Lagrange ( 4) prend la forme de l'équation du pendule
circulaire
|
dont on sait qu'elle s'intègre par des intégrales elliptiques. Il y a
les solutions triviales a º 0 ( p) qui donnent des segments de droite. Après multiplication par a¢, l'équation s'intègre en
|
ou encore
|
avec m > 0, le cas m = 0 ne donnant que des segments de droites. Il est commode de poser b = a/2, de sorte que
|
et que l'équation
précédente s'écrive
3.2 Cas m = 1:
|
(6) |
L'équation différentielle s'écrit :
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et s'intègre en
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On fait le changement de paramètre
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On a
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de sorte que la relation ( 5) s'écrit :
|
On en déduit, avec la condition initiale X( n) = 0,
|
Ramené au paramètre s, on a (fig.)
|
avec les conditions initiales x0 = 0 et
|
On pose m = 1/k2. L'équation ( 6) s'écrit
|
L'abscisse curviligne est donnée en fonction de b par l'intégrale elliptique
de Legendre de première espèce de module k
|
où
|
en posant b0
= a0/2. En effet, l'origine des
abscisses curvilignes est prise à l'instant 0, de sorte que s(b0) = 0, valeur à priori
différente de s0. Cette fonction, comme les suivantes, dépend du
module k bien qu'on ne le fasse pas apparaître pour alléger la notation. Elle
est continue et strictement croissante. Elle s'inverse avec la fonction
amplitude
|
Ceci donne l'expression de b à l'aide des fonctions elliptiques de Jacobi
cn = cos am et sn = sin am:
|
On en déduit :
|
En utilisant la fonction dn de Jacobi (la dérivée de l'amplitude) qui
vérifie
|
on peut intégrer la partie imaginaire de l'expression précédente :
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Pour la partie réelle on utilise l'intégrale elliptique de Legendre de
deuxième espèce de module k
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de sorte que
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|
|
|
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(8) |
||||||||||||||||||||||||||||
|
|
|
|
||||||||||||||||||||||||||||
On
pose m = sin2b1 avec 0 < b1 < p/2. L'équation (6) implique b Î [-b1,b1] modulo p, on peut supposer notamment
que b0 Î [ -b1,b1] . Elle s'écrit
|
avec
|
Comme précédemment l'abscisse curviligne est donnée en fonction de b par l'intégrale elliptique
de Legendre de première espèce
|
mais cette fois-ci le module k est strictement supérieur à 1, et b Î [ -b1,b1] . De plus, nous avons fait figurer le module k dans la notation de F car nous aurons besoin de le modifier. On a toujours
|
L'intégrale F converge quand b prend pour valeur -b1 ou b1. La fonction F est impaire
continue et strictement croissante sur [ -b1,b1] . Elle admet pour inverse
l'amplitude :
|
La fonction x(s) est toujours donnée par la formule ( 8) , mais s doit
rester dans l'intervalle
|
On peut noter que
|
|
(9) |
Cas m = 1/2:
On peut observer que dans ce cas qui n'est qu'un cas particulier du
précédent, le terme linéaire disparaît dans la formule (8) :
|
L'équation (6) prend la forme suivante
|
qui rappelle celle de la lemniscate de Bernoulli
|
L'équation différentielle (6) qui caractérise les extrémales du
problème isopéri-métrique donne, à L fixé, une condition locale. On peut donc
obtenir des extrémales en recollant certaines des solutions précédentes
correspondant à une même valeur de L ou de l. Les courbes élastiques trouvées doivent
être de longueur 1. Par ailleurs, on avait supposé L Î ú3+*, modulo une rotation du
repère du plan. On a donc la possibilité de faire tourner les courbes
précédentes pour obtenir d'autres extrémales. Par construction elles ont pour
origine O. La demi-tangente à l'origine x0¢ donne a0. Les deux dernières
conditions initiales x1 et x1¢ (c'est-à-dire trois
conditions, deux pour x1 et une pour x1¢ à savoir a1) déterminent l et m et la rotation à appliquer
autour de l'origine.
On peut par exemple, dans le cas m = 1, déterminer la boucle élastique de
longueur 1 (fig. 3 ). La condition x1 = 0 reportée dans (7) conduit
à la valeur l = l0
et n = e-l0/2, où l0 = 3,83¼ est l'unique solution
strictement positive de l'équation :
|
L'angle au sommet de la boucle vaut
|
Si donc on impose à un fil
de fer flexible et inextensible de prendre la forme d'une boucle avec un angle
au sommet d'environ 113°, il prendra la forme de la figure . En revanche, si
on impose un angle au sommet différent alors on trouvera une boucle
correspondant à une valeur de m différente de 1. Si cet angle vaut 180° on obtient une courbe
convexe qui approche suffisamment l'ellipse pour rendre réaliste des modèles en
fil de fer de surfaces engendrées par des coniques.
Il s'agit d'une surface qui advient à l'étape centrale d'un
retournement de la sphère symétrique dans le temps. On parle de modèle central
pour désigner une telle surface. La construction géométrique d'un tel
retournement et donc de son modèle central est due à Bernard Morin ([7]). On
peut définir une notion de transition générique entre deux immersions de telle
sorte que l'on puisse coder un retournement de la sphère par la suite de ses
transitions génériques (voir [2]). On peut alors distinguer plusieurs sortes de
modèles centraux, suivant le nombre de transitions génériques qui apparaissent
simultanément à l'instant 0, à mi-chemin du retournement. Le modèle central dit
ouvert rassemble deux transitions génériques, un point quadruple et une
transition appelée D0 qui opère une chirurgie sur la courbe double.
Pour construire algébriquement la surface correspondant au modèle
central, il y a intérêt à examiner le cas où le maximum de transitions
génériques y sont concentrées. En effet une telle transition crée une
dégénérescence algébrique, et plus il y en aura plus l'équation de la surface
sera simple à obtenir. D'où la notion de modèle central fermé qui
concentre cinq transitions génériques: un point quadruple et cinq D0.
On peut alors définir le modèle central fermé comme une surface algébrique
réelle du huitième degré, c'est-à-dire l'ensemble des zéros réels du polynôme
du huitième degré
|
où
|
Par construction, cette surface est engendrée par une famille à un
paramètre de coniques qui passent toutes par l'origine et qui sont les images
des méridiens de la sphère par la paramétrisation
|
où J et h désignent respectivement la longitude et la latitude de la sphère.
Elle rentre tout à fait dans notre cadre.
Chaque méridien de la surface (autrement dit l'image d'un méridien de
la sphère par f) est une ellipse tangente au plan horizontal à l'origine. Pour
déterminer une ellipse il suffit de cinq conditions linéaires indépendantes.
Deux conditions sont données par le passage par l'origine et la tangente en ce
point. On fixe deux autres conditions en imposant les points d'intersection
avec le plan horizontal de cote 1. La courbe de niveau correspondante est
décomposée en un cercle et une astroïde allongée, autrement dit une courbe du
second degré et une courbe de degré six, ce qui fait bien huit au total (fig. 7
). La dernière condition (qui elle n'est pas linéaire) est donnée par la
longueur de l'ellipse, puisque que l'on veut la réaliser en fil de fer
inextensible.
Le fil choisi pour ses qualités d'élasticité est un acier inoxydable au
nickel-chrome de section de 0,9mm de diamètre et de grande résistance à la
traction (environ 2000 MPa). Le fil est naturellement courbé à l'origine si
bien qu'il prend, en l'absence de contraintes, la forme d'un demi-cercle. Le
bâti sur lequel vont se fixer les fils de fer est constitué de deux parties: un
moyeu de laiton placé à l'origine où convergent tous les méridiens, et une
plaque de laiton ayant la forme d'un voisinage tubulaire de la courbe de niveau
de la surface à la cote 1. Le moyeu comme la plaque sont percés de 116 trous
devant recevoir les 58 méridiens du modèle.
Pour des raisons de symétrie
(le modèle a une symétrie d'ordre quatre par rapport à l'axe vertical), le
nombre de méridiens devrait être un multiple de quatre, par exemple 60 . Mais
il y a deux méridiens doubles, ce qui explique les 58×2 = 116 orifices. On a
d'ailleurs utilisé du fil de section un peu supérieure (1mm de diamètre) pour
réaliser ces deux méridiens doubles qui sont des cercles.
Dans le premier modèle réalisé sous ma direction par Gregorio Franzoni
à l'Université de Cagliari en 1998 ([4]), les méridiens sont en téflon.
De là l'idée du moyeu au pôle pour fixer tous les méridiens et avoir
une meilleure image de la surface en son voisinage. De plus, en utilisant le
fil de fer décrit plus haut, les tensions s'équilibrent, si bien qu'il n'est
plus nécessaire de maintenir les deux plans par un système de tiges. Le socle
ne sert plus à rien, quant au plan de cote 1, il est maintenu en place au cours
du montage des méridiens par une tige centrale que l'on ôte à la fin.
Figure 9 :Vue du modèle central réalisé par F.Apéry avec la coopération du Laboratoire de Génie mécanique de l'IUT de Mulhouse, et de l'Officina della Università degli Studi di Calgari.
La gastrulation
Les choses se compliquent alors un peu, la division cellulaire ne
fonctionnant plus avec la même régularité géométrique et chronologique. De
plus, les blastomères s'écartent du centre pour créer un espace rempli de
liquide appelé blastocèle. On arrive grosso modo à une sphère dont l'intérieur
est liquide: la blastula. Commence ensuite l'opération morphologique appelée
gastrulation, car elle conduit au futur estomac de l'être vivant,
l'archentéron. C'est cette étape qui nous intéresse.
Contrairement à ce qu'une première idée pourrait laisser croire cet
estomac ne trouve pas sa place à l'intérieur de la blastula. Ceci poserait
d'ailleurs un problème pour l'orifice anal (blastopore) qui devrait être
pratiqué dans la surface de la blastula et laisserait échapper tout le liquide
blastocoelien. C'est pourquoi la gastrulation conduit à la formation simultanée
de l'archentéron et du blastopore par une déformation géométrique sans
déchirure ni création d'anses. La dénomination mathématique de ce type de
déformation continue qui conserve la topologie est l'isotopie.
Le processus consiste à creuser la blastula en rapprochant du pôle
animal, par un mouvement d'invagination, un point proche du pôle végétatif, à
la manière d'un ballon dégonflé dont on enfoncerait la valve (fig. 10 ).
FIGURE 10 : Gastrulation de la blastula par embolie
Sous l'effet de cette embolie, la blastula prend alors la forme d'un
bol comme aurait dit La Palice. C'est le bord circulaire de ce bol qui en se
contractant donne l'anus et délimite le volume de l'archentéron (l'orifice
buccal quant à lui se forme ultérieurement). Toutefois si on réalise cette
déformation sur un ballon dégonflé, la contraction du blastopore entraîne la
contraction du volume de l'archentéron et finalement on aboutit à une
chaussette de plus en plus étroite où l'estomac et l'intestin n'ont plus leur
place.
Il est clair que nous avons schématisé à l'extrême le processus de
gastrulation dans le but d'en extraire la partie géométrique.
Le modèle géométrique de gastrulation défini ci-dessus montre une
manière d'aborder le retournement de la sphère. En effet, la gastrulation
décrit un procédé pour passer de la sphère à une sphère doublement revêtue (la
gastrula). Au cours de cette déformation le cercle équatorial de la sphère se
contracte en un point (le blastopore), et l'un des hémisphères, disons
l'hémisphère nord, passe à l'intérieur de la sphère double tandis que
l'hémisphère sud reste à l'extérieur. Si bien qu'en échangeant le rôle des deux
hémisphères et en faisant une dégastrulation, on obtient une sphère retournée.
Néanmoins tout n'est pas résolu, car s'il n'y a rien à dire
mathématiquement sur l'étape qui va de la sphère de départ au seuil de la
sphère double ainsi que sur l'étape symétrique qui démarre juste après la
sphère double pour arriver à la sphère retournée, il n'en va pas de même du
passage par la sphère double, où là, on n'a plus affaire à une immersion.
L'application n'est plus de rang deux aux points de l'équateur. Dans ces
conditions, pourquoi tout simplement ne pas se contenter d'aplatir la sphère
sur un disque double, puis d'échanger les deux faces du disque et de regonfler
la sphère qui est alors retournée? Dans ce cas le rang de l'application chute
en tous les points du bord du disque double qui, du reste, proviennent
également du cercle équatorial de la sphère initiale, donc a priori rien de plus
grave qu'avec la gastrulation mais avec la simplicité en prime.
Un argument géométrique plaide pour la gastrulation. Au cours d'un
retournement le plan tangent en un point doit effectuer un tour complet sur
lui-même; ce phénomène ne se produit pas avec le passage par le disque double,
ce qui laisse penser que, même en le perturbant, on n'obtiendra pas de
retournement de la sphère acceptable. En revanche, pendant la gastrulation les
plans tangents aux pôles subissent une rotation relative de p, et donc une rotation de 2p au cours du retournement
complet. En réalité la gastrulation est un quasi-retournement de la sphère,
autrement dit la limite d'une suite de retournements. Voilà ce qui incite à
chercher un retournement de la sphère mathématiquement acceptable au voisinage
de la gastrulation.
Ceci posé nous voulons ici utiliser les propriétés du fil d'acier pour
illustrer l'homotopie que nous avons appelée gastrulation. L'objet que l'on
veut construire est une sphère rendue déformable par la flexibilité du fil
d'acier qui matérialise ses méridiens. Le modèle est constitué de quatre types
de pièces:
1.
seize
méridiens en fil d'acier de section de 1mm de diamètre, identique à celui
utilisé pour le modèle central.
2.
deux moyeux en laiton:
chaque moyeu est un cylindre plein de diamètre 3cm traversé dans son axe
vertical d'un trou de diamètre 6mm, et dont l'une des faces horizontales est
fendue d'une mortaise de 4mm de profondeur et de 12mm de largeur. Par ailleurs
seize rayons horizontaux régulièrement espacés sont percés au diamètre de
1,1mm, de façon à recevoir les méridiens. La face du moyeu non fendue est
percée au diamètre de 1,5cm à une profondeur suffisante pour faire apparaître
les seize orifices (fig. 11).
FIGURE 11 : La poignée et le moyeu du modèle de
gastrulation
3.
une
tige d'acier inoxydable de 34cm de long et 5,5mm de diamètre de section,
filetée à un bout, et soudée à l'autre bout à un tenon devant s'ajuster
exactement dans la mortaise d'un moyeu.
4.
une
poignée de manipulation en trois pièces: un disque d'aluminium de 5cm de
diamètre et de 8mm d'épaisseur, percé en son centre d'un filetage devant
recevoir la tige filetée; un écrou permettant de solidariser la tige et le
disque; un cylindre d'aluminium de 9cm de long et de 3cm de diamètre dont une
extrémité est munie d'un tenon s'ajustant à l'un des moyeux, et l'autre est un
disque identique au précédent (fig. 11). L'axe de ce cylindre est percé d'un
trou de 6mm devant laisser coulisser la tige. Il est pratique de caneler les
deux disques d'aluminium sur la tranche pour faciliter la prise de la main.
Pour assembler les pièces on commence par monter les méridiens sur un
moyeu. Chaque fil d'acier est glissé dans l'un des orifices du moyeu jusqu'à
ressortir franchement de l'autre côté. Avec un chalumeau, on fait fondre
l'extrémité qui est apparue par le centre du moyeu, de façon à produire une
petite boule qui empêchera le fil de repartir. Une fois les seize rayons montés
sur le premier moyeu, on répète la même opération avec l'autre moyeu de telle
sorte que les mortaises des deux moyeux soient du côté extérieur à la sphère
formée par les seize méridiens. On glisse alors la tige à travers les deux
moyeux en bloquant son tenon dans la mortaise d'un des moyeux. A l'autre extrémité,
celle qui dépasse de la sphère, on enfile le cylindre d'aluminium dont le tenon
vient s'adapter à la mortaise du deuxième moyeu. Puis on visse le disque
d'aluminium à l'extrémité de la tige et on bloque avec l'écrou. Le modèle ainsi
construit se présente comme une sphère montée sur pied.
Le modèle garde une symétrie de révolution au cours de la manipulation.
Chaque méridien subit une déformation identique. La manipulation du modèle se
décompose en deux mouvements: une translation du pôle sud de la sphère en fil
d'acier vers son pôle nord obtenue en poussant le moyeu inférieur vers le moyeu
supérieur le long de la tige au moyen de la poignée, et une rotation rendue
possible par le système de tenons et mortaises qui permet d'entraîner le moyeu
supérieur à l'aide du disque fixé à la tige tout en maintenant le moyeu
inférieur à l'aide de la poignée. La translation tend à aplatir la sphère sur
un disque en forçant les méridiens à se plier en leur milieu. L'énergie
potentielle du fil et donc l'effort à fournir deviennent trop importants et on
risque de franchir la limite d'élasticité au-delà de laquelle le métal prendra
une déformation plastique irréversible. Mais, grâce au principe de moindre
action rappelé en introduction, le fil tend à minimiser son énergie
potentielle, de sorte qu'il se vrille et impose un mouvement de rotation, ainsi
que l'on s'en aperçoit en libérant la poignée et en se contentant de la pousser
avec un doigt. La sphère s'aplatit alors d'elle-même sur un disque, chaque
méridien prenant l'allure approximative d'un demi-huit horizontal (fig 6)
d'énergie assez proche de celle du fil dépourvu de contraintes. C'est là que le
degré de liberté en rotation des méridiens sur les moyeux est crucial. Sans ce
degré de liberté l'aplatissement est impossible.
Au cours de cet aplatissement le moyeu inférieur a
tourné d'environ 90° par rapport au moyeu supérieur. On peut imposer à
l'aide de la poignée une rotation supplémentaire dans le même sens pour
atteindre les 180° requis. Il se produit alors un phénomène à première
vue étonnant: le disque se referme brusquement en une sphère deux fois plus
petite que la sphère d'origine.
La rotation totale de 180° tend à donner à chaque
méridien la forme d'un cercle à ceci près que les deux extrémités ne sont pas
exactement alignées puisque les deux moyeux ne peuvent se confondre en un seul.
La courbe est en fait l'arc d'hélice circulaire décrit au paragraphe (2.8).
Chaque méridien cherche à minimiser son énergie potentielle, or, comme nous
l'avons dit en (2.8), bien que l'arc d'hélice circulaire soit une extrémale, ce
n'est pas un minimum de l'énergie potentielle. Le minimum de l'énergie
potentielle avec les conditions initiales imposées par le modèle est un arc de
la courbe plane décrite dans la figure (), de sorte que le méridien recherche
une configuration plane, et celle-ci ne peut être que verticale, puisque tel
est le plan des deux orifices recevant les extrémités d'un même méridien.
On peut noter à ce propos que si une courbe minimise l'énergie
potentielle, sa symétrique par rapport au plan horizontal à l'origine convient
aussi. Cela correspond à deux cas équiprobables dans l'expérience: le disque se
referme sur la main du manipulateur, ou bien il se referme vers l'extérieur.
Pour favoriser le deuxième cas, plus commode pour l'observation, il suffit, au moment
où l'on impose la rotation supplémentaire, de pousser légèrement vers le haut
le disque formé des méridiens aplatis.
Pour en revenir à la déformation d'un méridien, il passe d'une position
quasi horizontale à une position verticale par le mouvement décrit figure (2).
A partir du moment où une boucle entame son redressement, elle entraîne sa
voisine dans le même mouvement et de proche en proche toutes suivent et
viennent se bloquer dans la position verticale (fig . 12 ).
Nous avons tenté de montrer qu'en utilisant les propriétés mécaniques
d'un matériau courant, le fil d'acier, on pouvait renouveler la conception de
modèles en fil d'acier, à l'usage des mathématiques. Les quelques exemples
présentés ici ouvrent la voie à bien d'autres réalisations. Les musées
scientifiques pourraient s'intéresser à ce genre de réalisation, quelque soit
au demeurant la répulsion que pourraient avoir leurs conservateurs plus ou
moins entraînés dans la mode du virtuel et du tout interactif, à figer les
mathématiques dans des sculptures protégées du contact des visiteurs. Il n'en
reste pas moins qu'on peut conserver un certain espace pour des objets
matériels qui laissent, au même titre qu'un objet artistique, la possibilité
d'une relation plus sensitive qu'un écran digitalisé d'aussi bonne résolution
soit-il.
[1]
F. Apéry, Models of the real projective plane, Vieweg Verlag, Wiesbaden, 1987.
[2]
F. Apéry, An algebraic halfway model for the eversion of the sphere, Tôhoku
Math. J., 44, 1992, 103-150.
[3]
F. Apéry, L'oeuf et la sphère, Pour la Science, n°276, octobre 2000.
[4] F. Apéry, G. Franzoni, Il rovesciamento della
sfera: un modello materiale della fase centrale, Rendiconti del Seminario della
Facoltà di Scienze dell'Università di Caglari, 1999, Cagliari.
[5] H.
Cartan, Formes différentielles, Hermann, Paris 1967.
[6] G. Fischer, Mathematical Models, Vieweg Verlag,
Wiesbaden, 1986.
[7] B. Morin, J.-P. Petit, Le retournement de la
sphère, Pour la Science, n°15, janvier 1979.
Département de Mathématiques, Université de
Mulhouse