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Les Caractères de La Bruyere



VII. Etude d'un extrait : Du mérite personnel, remarque 27
a) L'extrait
" - L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon. - Il éclate de même chez les marchands. - Il est habillé des plus belles étoffes. - Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce ? - Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. - Je loue donc le travail de l'ouvrier. - Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre ; la garde de son épée est un onyx ; il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait ; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille.
- Vous m'inspirez enfin de la curiosité ; il faut voir du moins des choses si précieuses : envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon ; je vous quitte de la personne.

Tu te trompes Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.
Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent ".

b) Introduction personnelle avec correction
Le personnage de Philémon montre de la suffisance et même une certaine forme d'orgueil ; il s'habille avec une richesse voyante afin de montrer sa supériorité toute théorique, voire de masquer un défaut encore plus grand. Il est superficiel et frivole : il n'existe que par sa parure.
Les personnages annexes sont qualifiés de " coquins " ; si l'on se reporte à l'image du coquin donnée par Théophraste, le terme devient grave, puisqu'il s'agit d'un exact opposé de l'honnête homme : il est sans honte, ni vergogne ou foi, chicaneur et effronté, de curiosité malsaine.

La Bruyère use d'une moquerie répétée envers le personnage de Philémon ; il feint de lui trouver des excuses grotesques. Le dialogue des deux personnages a une typographie particulière, car à l'époque de l'auteur, les ; pouvaient être utilisés à la place des tirets pour les dialogues. Dans la deuxième partie, l'auteur opte pour une attitude moralisatrice avec une déclaration ayant un fort impact : " Tu te trompes Philémon " ; il s'agit d'une sentence prononcée par La Bruyère qui apparaît clairement à partir des deux derniers paragraphes, en étant la seule personne.

c) Création de la remarque
La Bruyère s'y est pris à plusieurs fois ; il est d'abord parti des deux derniers paragraphes puis a réalisé le premier, qui est maintenant le plus complet. Son portrait est ironique et original par sa forme dialoguée.

d) L'art du portrait dialogué
Il s'agit d'une manière de présenter plutôt que de décrire. Le texte débute " in media res " (au milieu de la chose) comme on le voit par le " dites-vous " qui indique que la discussion a déjà commencée.
Les deux premiers mots sont significatifs : " l'or éclate " montre la richesse et l'éclat extérieur du personnage ; avant de parler de la personne, on parle de ses habits : son nom arrive en dernier dans la phrase. L'identité du personnage est contenue dans ses habits.

Au début, le dialogue est à parts égales ; à chacune des phrases avancées, le second personnage essaye de contredire le premier (ce est remarquable n'est pas l'or car on en trouve partout chez les marchands). Le second personnage essaye de remettre les choses à leur place mais le premier ne se laisse pas abattre par les arguments ; il rajoute les siens, surenchérit et montre la splendeur avec des termes laudatifs (qui servent à faire des louanges). Le second personnage développe une logique déductive " donc " et le premier énumère les possessions de Philémon (champ lexical de la richesse ou beauté avec les habits).

Philémon possède de la vanité (ce qui est vain, donc inutile). La seule curiosité, ironique, qu'il inspire est celle dû à ses habits et non à sa personne : " Vous m'inspirez enfin de la curiosité ". On va plus loin avec " Je vous quitte de la personne " : le personnage dit directement qu'il est inutile d'envoyer Philémon, mais qu'il souhaite juste voir ses habits.

e) Le dernier mot du moraliste
Le détracteur de Philémon l'emporte grâce à l'ironie. La conclusion du texte, en deux paragraphes, est au discours direct, s'adressant à Philémon. Le premier paragraphe de cette conclusion reprend le même argument que le détracteur ; La Bruyère dissocie la richesse (avec le terme péjoratif " attirail ") de la personne (" fat " : idiot, stupide), qui prétend s'imposer par la richesse puisqu'elle est sans intérêt mais veut faire parler d'elle.

Il y a une sorte de cercle concentrique dans la description du personnage : tel des poupées russes, on enlève l'emballage du personnage (" l'on écarte tout cet attirail… "), on pénètre en lui (" … pour pénétrer jusques a toi… ") et on exprime une sentence monosyllabique : fat (" …qui n'est qu'un fat. ") .

Le dernier paragraphe généralise la critique et donne la cause : s'il y a de tels personnes, c'est parce qu'il y a des gens qui apportent de l'admiration ; il existe plus d'admirateurs de Philémon que de Philémon lui-même.

La dernière phrase possède une syntaxe compliquée ; La Bruyère s'inspire dans " s'en croit plus de naissance et plus d'esprit " du Bourgeois Gentilhomme de Molière qui, bien que faisant parti du peuple, cherche à imiter la noblesse. La Bruyère était un admirateur de Molière, en particulier du Misanthrope, qui présente de nombreux points communs avec les Caractères. Des types humains se retrouvent dans les Caractères comme dans les comédies de Molière (Arpagon en Avare…).

La Bruyère montre des exemples à ne pas suivre : Philémon est le contraire de l'honnête homme.