3 février 2008

Le pouvoir des images : Le cinéma entre Sciences de l’éducation et Science du politique.

- Une aventure au vingtième siècle -

1 Un acte militant et une censure.

Le vendredi 30 juin 2000, le Conseil d'Etat décide d'annuler le visa d'exploitation du film Baise-moi (V. Despentes et C. Trinh Thi, 2000) à la demande d'associations familiales « Promouvoir et Groupes de parents mineurs ». Il argumente sa décision en ces termes : « Baise-moi est composé pour l'essentiel de succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées sans que les autres séquences traduisent l'intention, affichée par les réalisatrices, de dénoncer la violence faite aux femmes par la société, qu'il constitue ainsi un message pornographique et d'incitation à la violence susceptible d'être vu et perçu par des mineurs et qui pourrait relever de l'article 227 24 du code pénal. »
Cette décision s’appuie sur trois motifs.
Le premier correspond aux émotions que provoquent les images du film sans qu'il y ait possibilité d'inclure le factuel dans la narrativité annoncée par les auteurs.
Le second distingue les effets émotifs des scènes de sexe non simulées de ceux des scènes simulées.
Le troisième résulte des deux précédents, l'émotion suscitée tant au niveau individuel que collectif provoque des modifications de comportement chez les spectateurs.
Pour Virginie Despentes, auteur du film, « Filmer des scènes de sexe en vrai , sans doublure, c'est important, car c'est la première fois qu'on verra des sexes de fille, des femmes qui se font prendre et qu'on ne va pas voir que ça . Pour en finir avec la fragmentation, ces scènes doivent être vraies pour faire partie du tout. Rendre leurs corps entiers aux femmes, qui en sont privées depuis toujours » (note d'intention, 10 10 2000).
Catherine Breillat, réalisatrice, prend l'initiative d'une pétition pour la levée immédiate de l'annulation du visa d'exploitation du film et complète le point de vue de l'auteur en ces termes : « la sexualité est la plus grande violence qui soit dans la société d'aujourd'hui. Le film contient des vérités essentielles sans doute à la mesure des souffrances des femmes. Les spectatrices de Baise-moi sont très touchées. Elles ont besoin de cette libération par la violence, par l'éclatement des grilles morales ». Baise-moi fait réagir selon Catherine Breillat, parce que l'acte de violence gratuite commis par une femme dérange profondément les valeurs judéo-chrétiennes : « La femme doit rester à sa place, lorsqu'elle commet un crime, elle est perçue comme doublement criminelle puisqu'elle sort du rôle que la société lui assigne »(A. Bussy, 2000). Chronic'art rend compte du comportement du public cannois pendant la projection : « Si (en fait) peu de festivaliers ont quitté les lieux, de nombreux soupirs gênés se sont fait entendre à l'issue de certaines séquences, dont le meurtre d'un «connard à capotes » à coup de talons aiguilles dans la gueule » (Y. Gonzales, 2000).
Le but avoué de ce film est éducatif, modifier le comportement du public féminin, en créant dans la salle de spectacle une émotion individuelle et collective pour «rendre son corps » à la femme, pour répondre à «un besoin de libération par la violence et par l'éclatement des grilles morales », pour rompre avec «le rôle que la société lui assigne ».
Pour le Conseil d'Etat et l’association « Promouvoir et groupes de parents mineurs » le public visé est «les mineurs ». Pour la réalisatrice de «baise-moi » et son groupe de soutien, c’est «les femmes ». Les premiers demandent le classement sous la rubrique pornographique avec le motif, conservation des normes de la vie privée et publique, les seconds luttent pour éviter ce classement avec le motif, besoin de libération des femmes et éclatement des grilles morales.
Les deux parties s’accordent sur le fait que les images d'acte non simulé et le factuel dépouillé de narrativité provoquent des comportements émotifs chez les spectateurs et ont une valeur éducative pour les uns éducation à la transgression des mœurs instituées, pour les autres une formation à la prise de conscience de la place de la femme dans la société. Les deux parties s’opposent non sur le film lui-même mais sur son exploitation. Deux aspects sont retenus : l’un concerne l’émotion que provoquent les images dont l’effet éducatif est retenu, l’autre est un débat sur le public qui aura l’autorisation ou non d’entrer dans la salle de cinéma où le film est projeté.
Dans cette affaire, le politique intervient à deux niveaux : une expertise du film basée sur les effets des émotions vécues par le spectateur et une décision sur le type du visa d’exploitation pour un public déterminé.

2 Cinéma : Emotion individuelle et collective.

Ces émotions, nos voisins les expriment dans la salle de cinéma ou devant le téléviseur par leur visage et par leurs gestes. Les mêmes constations peuvent être faites pendant les minutes qui suivent l’inscription du mot fin.
Quand ils quittent la salle, le comportement des spectateurs se manifeste par le silence, par l’échange interpersonnel, par un bavardage hypomaniaque que connaissent tous ceux qui ont animé un ciné club, par des mouvements de foule que craignent les politiques.
Ces manifestations sont l'expression «d’un répertoire inné de signes par lesquels s'établit la communication entre les individus » et « d’une correspondance étroite entre les différents visages des émotions et les signes biologiques de ces dernières. »(Jean Didier Vincent, 1986).
Pour d’autres réalisateurs du 20 ème siècle, le cinéma est avant tout émotion. Roberto Enrico confiait lors d'entretiens radiophoniques : « Pour moi, le cinéma, c'est l'émotion, quand il n'y a pas d'émotion, je m'ennuie ». Alfred Hitchcock définit le but de son activité de réalisateur de films en ces termes : « Créer une émotion collective pour diriger le spectateur.»
Les associations se préoccupant d’éducation prennent en compte cet aspect. A titre d’exemple, la Ligue de l'enseignement propose une réflexion sur le cinéma en montrant « qu'au-delà de sa description brutale, l'image peut transporter des émotions, des concepts, qu'elle achemine à notre insu. » (Guy Gautier, 1966).
Dans la diégèse même des films, le spectateur assiste souvent à des scènes qui donnent à voir toutes les expressions d’un personnage qui assiste à la projection d'un film. Ses émotions introduisent souvent une action ou en ponctuent la fin ; le film « La rose pourpre du Caire (W. Allen, 1985) » est entièrement consacré à décliner cet effet du cinéma sur une spectatrice. Ce trait fait partie du jeu de l'acteur, à qui il est demandé d'exprimer son émotion par ses attitudes, son contrôle de sa musculature faciale mais aussi de l'ensemble de son corps. Elle permet au récit de s'organiser en utilisant le champ des savoirs et savoir-faire relatifs aux personnes, aux relations interpersonnelles. Elle est une représentation de la cognition sociale qui fait partie des options narratives choisies par les auteurs du film.
Historiquement pendant le 20 ème siècle, cette spécificité en fait un enjeu pour les acteurs politiques tant par la fonction psychosomatique qu'il remplit, que par l'abord social qui concerne « le système central des valeurs ». Le cinéma sera soit outil de propagande soit objet de censure. Ces faits mettent en évidence la place qu'occupe « un média chaud » par les émotions qu'il suscite quand « l'intensité ou la haute définition est génératrice de spécialisation et de fragmentation dans la vie comme dans le divertissement, dans des expériences intenses » (M.Mac Luhan, 1964 ).
Etablir un lien entre le cinéma et les émotions est à la fois de l'ordre de la biographie personnelle par les manifestations physiologiques qu'il provoque chez chacun d'entre nous, de celui la relation interindividuelle par la manifestation des émotions qui nous servent à communiquer avec l'autre et de celui de l'ordre social par des expériences collectives en réunissant un public.
Si l'approche en neurobiologie met en évidence la manifestation d'émotions chez le spectateur, les rapports entre cinéma et émotions nécessitent une clarification sur la notion d'émotion. Les analyses des émotions qui sont liées à la réception d’un film peuvent avoir plusieurs orientations. Les réactions à la projection d'un film sur un sujet donnent lieu à des études tant au niveau de l'expression faciale qu'au niveau de la physiologie de l'émotion ; elles trouveront dans les travaux des neurosciences de nouveau développement en prenant en compte le fait que l'émotion puisse être étudiée en termes de systèmes cognitifs. Ces prémisses fondent une première catégorie des émotions: elles portent sur la défense de l'individu contre les dangers qui le menacent( Le film d’A.Resnais « Mon oncle d’Amérique », 1980). Mais, ces études ne sauraient prendre en compte l'ensemble des réponses à la question : en effet, si l'émotion est un phénomène biologique, elle est aussi liée à nos choix et à notre environnement. Une seconde catégorie se rapporte aux liaisons entre une histoire et des projets personnels : elle se réfère à une conception qui considère l'individu ayant ses propres projets et envisageant de les réaliser ; le film propose aux spectateurs des solutions. Une troisième catégorie concerne la gamme des émotions qui lient les rapports entre les individus dans un contexte social : la salle de cinéma réunit ensemble dans des conditions particulières un ensemble d’hommes et de femmes.
Dans ces trois cas, l'émotion est un mode de connaissance dans le champ du cognitivisme axiologique. Elle est un enjeu de l’éducation quand on prend en compte ces générations qui ont grandi avec l’image sous toutes ses formes et supports et qui absorbant le sensible, y puisent les idées qui construisent leur mode de pensée(Béatrice Hébuterne-Poinsac, 2000).
Il s’agit d’abord de reconnaître la fonction émotive que les composantes de la société donnent au cinéma ensuite de définir les propriétés du cinéma qui génèrent des émotions propres à la spécificité du lieu où est reçu le spectacle et à celle du contenu du film.
Lorsque le cinéma apparaît dans les lieux publics en tant que spectacle de curiosités, aux environs de 1896, il propose les différents types d'exécution joués par des acteurs, entre autres spectacles : Ces scènes ne provoquent pas de réaction des acteurs politiques et sociaux de l'époque.
En 1909, un opérateur d'actualités parvient à filmer quatre exécutions capitales. La réalité de la guillotine est enregistrée sur pellicule et donne lieu à des projections par les entrepreneurs de spectacle cinématographique. Cet événement, pris le nom de la ville où les exécutions avaient eu lieu « L'affaire de Béthune », il provoque une réaction du Ministère de l'Intérieur sous la forme d'une circulaire aux préfets qui précise : « il est indispensable d'interdire radicalement tous spectacles cinématographiques de ce genre, susceptibles de provoquer des manifestations troublant l'ordre public et la tranquillité publique »(circulaire du Ministère de l’intérieur, 11 janvier 1909).
Cette réaction de l'Etat montre qu'il distingue deux types d'émotion chez le public. La première est une œuvre de fiction dans laquelle les situations, les décors, les personnages sont des créations artificielles. La seconde est liée à des images de vrais suppliciés, elle apporte une information qui ravive les sentiments de défense de l'individu contre les dangers qui le menacent ; elle n'aurait pas les mêmes effets sur le comportement du public que la première comme le reprend l’argumentaire en 2000 à propos du film «Baise-moi ».
Cette distinction explique que le régime de la censure sera appliqué avec une réglementation différente suivant qu'il s'agira de la presse filmée ou du cinéma de création, documentaire ou fiction.
Le 3 septembre 1989, L'historien Marc Ferro va scénariser la place de cette presse filmée dans «Histoire parallèle ». En partant d'actualités, il montre comment une même guerre est traitée suivant les intérêts propres des différents protagonistes : « Car s'il est exact que les images mentent abondamment, elles ne le font que dans la mesure où elles sont truquées, tronquées par toute sorte de gens » (F. Garçon, 1992). Le scénario de la série qui eut un vrai succès à l’audimat((F. Garçon, 1992) joue sur trois types d'émotions : Donner à voir les émotions que les promoteurs des actualités souhaitent provoquer chez le public en vue de son adhésion à un choix politique ; Faire participer le spectateur aux émotions ressenties par les invités, qui ont pour la plupart vécu l'époque dont il est question ; Provoquer l'émotion chez le spectateur par la confrontation de deux points de vue tranchés et divergents sur un même événement à partir d'images et de sons auxquels sont attribuées les qualités de vérité de la presse filmée. En jouant sur l’émotion qui confronte notre crédulité à la manipulation de l’information, Jean Pierre Bertin Maghit montre dans « Les documenteurs des années noires»(J. P. Bertin Maghit, G. Guidez, FR3, 1999) comment ce qui est présenté comme " un document exclusif filmé par les opérateurs du service cinématographique de la Marine française « est adapté par décision gouvernementale en 1940, suivant qu'il est destiné à un public de la zone nord ou de la zone sud du territoire français ; après 1946, les actualités cinématographiques qui sortent le mercredi sont visionnées le lundi soir par les représentants de l'intérieur, des Armées, des colonies et de l'information ».
Les motifs qui font intervenir le pouvoir politique dans la diffusion du Cinéma de création reprennent en partie ce qui détermine la censure de la presse filmée, et ajoutent une référence au maintien de l'ordre public.
Ils concernent des valeurs morales appartenant à des institutions telles que l'armée, la police, la magistrature ; citons, à titre d’exemple, l'interdiction de «la religieuse de Denis Diderot (J. Rivette, 1966) » : « le gouvernement a le devoir de protéger les groupes sociaux de la Nation contre la diffamation, et l'atteinte à leur idéal ou à leur honneur(Yvon Bourges cité par J. Pivasset, 1971) ». Ils visent des sujets qui s’opposent aux décisions du gouvernement : « Rendez-vous des quais (P. Carpita, 1952) » n'obtient pas de visa commercial à sa sortie car il fait état de la résistance violente à la guerre en Indochine que le gouvernement conduit ; ils permettent un tri parmi les films importés : pendant la période de la guerre froide entre 1947 1949, le spectateur français a une programmation de 13 films italiens, 14 films anglais, 150 films américains, 150 films français et un film soviétique.
Comme réponse à ces décisions, des groupes de militants s'organisent pour que l'exploitation clandestine ait lieu : le film «histoire d'Adèle A. » (Ch. Belmont et M. Issartel, 1974)interdit car prenant position en faveur de la légalisation de l'avortement donna lieu à des projections clandestines qui touchèrent plus de 200.000 spectateurs.
Ces événements militants provoquent des émotions collectives qui viennent renforcer l'effet émotif de la réception du film.
Les groupes de pression agissent aussi au niveau local pour faire interdire la projection de film comme incitation à la transgression de valeurs morales qu'ils défendent. Ils interviennent auprès de l'autorité municipale. S'ils n'obtiennent pas satisfaction, ils passent souvent à l'acte en troublant l'ordre public : le groupe de pression provoque une émotion collective qui agit sur la régulation politique locale (exemples : « Le rosier de madame Hudson », 1932 ; « Les liaisons dangereuses », 1959).

3 - Cinéma : de l'espace institutionnel à la prise de parole.

Deux aspects du cinéma sont particulièrement retenus par le pouvoir politique.
Le premier concerne le maintien de l'ordre dans les endroits où se font de grands rassemblements d'hommes et de femmes, soit ici la salle de spectacle qui correspond à l'expression « aller au cinéma ».
Le second traite du contenu du film en tant que propositions qui peuvent atteindre les décisions et les valeurs formant le socle d’une politique gouvernementale et de groupes de pression influents.
En quoi, la salle de cinéma est-elle un lieu qui réclame tant d’attention de la part du politique ?
En 1958, Ado Kyrou, cinéaste, co fondateur et rédacteur de la revue Positif, termine «le Manuel du parfait petit spectateur » par ce conseil : « Ne voyez pas le film, Vivez-le. »
Roland Barthes(1975) réfléchit sur ce « cube obscur, anonyme, où doit se produire ce festival d'affects qu'on appelle film » : « Que veut dire le noir du cinéma … ? Le noir n'est pas seulement la substance même de la rêverie...; il est aussi la couleur d'un érotisme diffus ; par sa condensation humaine, par son absence de mondanité..., par l'affaissement des postures, la salle de cinéma est un lieu de disponibilité, d'oisiveté du corps qui définit le mieux l'érotisme moderne... Dans ce noir du cinéma , gît la fascination même du film. C'est dans ce noir urbain que se travaille la liberté du corps ; ce travail invisible des affects possibles procède de ce qui est un véritable cocon cinématographique ».
L'institution cinématographique, « industrie et machinerie mentale » intériorisée par les spectateurs, prévoit ou autorise les comportements que provoquent ces affects : il s'agit ici de l'institution cinématographique la plus commune en France métropolitaine où le public s'autorise le rire quand le rire est collectif, les pleurs quand ils ne gênent pas le voisin ou le public. Dans cette institution, les spectateurs, et plus précisément le spectateur isolé, n'ont pas la possibilité d'exprimer leurs émotions et plus particulièrement celles qui expriment la révolte, exception faite du cas où ils agissent en groupe de pression organisé : ces manifestations sont sanctionnées par la salle et par le gérant de l'établissement soutenu par le pouvoir judiciaire. L'institution installe le spectateur dans « le cube noir » où « une longue tige de lumière » crée « la plage étroite où se joue la sidération filmique »(r. Barthes, 1975).
Dans la continuité de Roland Barthes, l'approche du rapport entre le spectateur et le film reste liée aux propositions de Christian Metz. A côté des analyses du film (J. Aumont et M. Marie 1988), il y a une interrogation sur la construction singulière du sens par un spectateur : « Le spectateur immobile et muet, tel que le prescrit notre culture, n'a pas l'occasion de " secouer " son rêve naissant, comme on enlève une poussière d'un vêtement, à la faveur d'une décharge motrice »(Christian Metz, 1975). Ch Metz montre que le discours sur le cinéma fait partie de l'institution : « il en est la troisième machine : après celle qui fabrique, après celle qui consomme, celle qui met en valeur le produit » et qu'ainsi le cinéma « devient un rêve, un rêve non interprété ». En analysant cette situation, non plus simplement à partir des écrits sur le cinéma mais aussi du discours du spectateur, Christian Metz constate une tendance à percevoir comme réel le représenté, et non le représentant et il pose la question : « Comment le spectateur opère-t-il le saut mental qui seul peut le mener de la donnée perceptive, formée par des impressions mouvantes visuelles et sonores, à la constitution d'un univers fictionnel, d'un signifiant objectivant réel ». Il conclut que « l'ensemble des différences entre le film de fiction et le rêve, et donc aussi l'ensemble de leurs ressemblances partielles, se laisse ordonner autour de trois grands faits qui découlent eux-mêmes, chacun à sa façon, de l'écart entre la veille et le sommeil » : le premier est le savoir inégal du sujet quant à ce qu'il est entrain de faire, le second la présence ou l'absence d'un matériau perceptif réel, et le troisième le caractère important du contenu textuel lui-même. Ce troisième lieu amène Ch. Metz, à considérer que « le processus secondaire vient recouvrir toutes les démarches psychiques, pensées, sentiments, et actes, de sorte que le processus primaire qui en demeure le soubassement permanent cesse d'aboutir à des résultats directement observables... »
Il existe un lien entre le lieu de sa réception et le contenu du film. Ce lien renforce les capacités émotives vécues par le spectateur. Il explique l’attention que porte le politique à cette situation particulière où d’une part les effets cognitifs des émotions éduquent le spectateur et où d’autre part les démarches psychiques des effets somatiques restent inexprimées.
Dans « De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement » (1967), Georges Devereux décrit les réactions d'angoisse au cours de la projection d’un film. Une des observations consiste « en la description et l'analyse des réactions de groupe, tant d'ethnologues que de psychanalystes, et des réactions individuelles de psychanalystes et de psychiatres aux rites de circoncision et subincision des australiens, filmés par M. Norman Tindsale il y a à peu près quarante cinq ans ».
Ses observations personnelles sont relatées à propos de deux occasions distinctes :
« 1. Dans les années trente, quand on montra le film à de jeunes ethnologues ;
2. pendant la guerre de Corée, quand on le montra au personnel médical et paramédical d'un grand établissement psychiatrique (1950 1953). »
G. Devereux met en évidence quatre points qui correspondent aux rapports entre émotions et cinéma.
Le premier est un relevé du comportement des membres des deux groupes qui manifestent les angoisses qu'ils ont au cours d'une projection qui concerne le sexe : le groupe a un rôle sur les comportements pendant la projection et après la projection, et suivant sa taille(douze à cent cinquante personnes). Les réactions des individus sont différentes suivant leur sexe, leur statut mais elles n'ont pas de lien avec leur qualification diplômante et leurs connaissances académiques pendant la projection et à sa suite. La vision du film provoque des rêves et des réactions symptomatiques dans les nuits qui suivent. Le leader qui entraîne le groupe ou décide d'amener le groupe à aller voir un film au cinéma est dans la recherche d'un arrangement pour maîtriser un traumatisme antérieur.
En terme ethnographique et en terme psychanalytique, l'approche de G. Devereux met en évidence que, ayant trait à un thème qui fait partie des valeurs des groupes sociaux, le cinéma est lieu d'expression d'émotions de la part du public. Elle souligne aussi que l'individu ou le groupe qui décide de programmer un film pour un public poursuit deux buts : l'un concerne l'action qu'il prévoit de ce film sur le public, l'autre est de résoudre une question qui lui est personnelle par exemple la recherche d'abréagir ses propres tensions.
Cette proposition traite de celui ou de ceux qui programment le film, elle est complète quand elle donne à réfléchir sur l'acte des cinéastes qui décident de fabriquer le film : cela conduit à se poser la question suivante à propos des cinéastes dont le but est de « créer une émotion pour diriger le spectateur » : Quelle émotion ont – t - ils vécue ? Le film est-il un moyen pour avoir un retour sur leur propre émotion ?
« Réaliser et produire un film », «visionner un film », « Amener au cinéma », « Aller et Sortir du cinéma » ne sont pas des actes anodins car ils expriment des émotions vécues et leurs prolongements. C’est en ce sens qu’au-delà des apports cognitifs et des intérêts politiques qu’il suscite, l’enjeu éducatif et politique du couple cinéma-film a donné lieu à deux orientations : l’une est celle de son contrôle par les gouvernements et les groupes de pression, elle nous a permis de montrer l’importance des émotions qu’il suscite ; l’autre est la définition d’une politique d’éducation qui prenne en compte les émotions vécues et en permettent l'explicitation comme Georges Devereux en montre la voie dans une approche anthropologique des sciences du comportement (A.Jeannel 1999).

4 De la méfiance des politiques à la confiance d’une politique d’éducation.

Pour E Morin (1954, 1984), l'anthropologie-sociologie du cinéma possède trois grands cadres de références.
En premier, la présence et l'incidence sur « notre vie quotidienne, soit le domaine de notre propre primitivité, de notre archaïsme vécu » : il est donc objet de la sociologie contemporaine.
En second, faisant partie de la civilisation industrielle, le cinéma participe à la standardisation des rêves (g. Friedmann) , « Usine de rêve », " usine d'images » , « rêves que l'on peut acheter ».
En troisième, « le propre du cinéma est de présenter une subjectivité (des rêves, des mythes) objectivée, une objectivité (les décors, la nature, les êtres) subjectivée ». De ce point de vue la prise de parole du spectateur est une prise de parole sur sa vie quotidienne, sur son temps et sur sa conscience.
L’action éducative est ce retour sur le vécu du temps de la projection du film : « Il est souhaitable de régresser, c'est à dire en l'espèce de progresser aussi profondément que possible en direction des mécanismes perceptifs trop vite considérés comme allant de soi »(Ch. Metz, 1970).
La première expression verbale des émotions est une reconstruction logique a posteriori conforme à une norme sociale (A. Jeannel, 1977 a). Il s’agit de ne pas en rester au stade de l’analyse filmique définie par Christian Metz en 1975 : « Le film, production d'un homme éveillé présenté à un homme éveillé, ne peut être que construit, que logique, et que ressenti comme tel ».
Les émotions individuelles et biographiques demeurent non dites ou se présentent dans une forme linguistique qui les masquent : elles font partie des processus primaires dont les opérations caractéristiques sont soustraites à toute observation directe et dont on ne peut se faire une idée que grâce à des cas privilégiés (A. Jeannel, 1977 b)). Le travail de l’éducateur se situe dans les processus à mettre en œuvre pour qu’il y ait une énonciation de ce non-dit sans que cet acte ne déstabilise l’énonciateur.
L'analyse des pratiques prouve l'importance de «parler après le film » pour énoncer les objets du film qui ont déclenché des émotions rarement nommées, quand la situation le permet (M. Joly, 1982 ; 1983): « tel enfant parlant des faits de la résistance de son grand-père à propos d'images de cimetière de pneus et du mur des lamentations dans « Description d'un combat(film de Chris Marker ,1960).» (A. Jeannel, et J. Rongiéras, 1983).
En 2000, Serge Tisseron confirme ce que les analyses de Ch. Metz et de l'équipe de jeunes chercheurs constataient trente ans plus tôt quand il déclare à propos du rapport que le Ministère de la Culture et la Direction de l'Action Sociale lui ont commandé : " Il faudrait élargir le champ de l'actuelle éducation à l'image : que les enfants soient invités à parler de leurs propres émotions. Autrement dit, qu'à cette occasion les gamins s'interrogent sur l'impact des images sur eux-mêmes et pas seulement sur le sens des images en soi, comme c'est pratiqué aujourd'hui "
A côté d'une politique de censure que décrit la science politique, il y a une politique éducative propre aux sciences de l’Homme. Dans ce second choix, Il ne s’agit pas d’interdire l’accès au film et au cinéma, il s’agit de donner la parole au spectateur pour qu’il puisse faire un retour sur ses émotions vécues. Trois exemples illustrent le spectre des émotions que le spectacle cinématographique offre.
Dans L’âge d'or (L. Bunuel, 1930), le spectateur est soumis à une perte de ses repères perceptifs, spatiaux et temporels, la narration est perpétuellement aléatoire par rapport au récit. Le choix chez le spectateur entre plusieurs narrations qui coexistent dans le film se fait en fonction d’une attente émotive qui porte sur les dangers qui menacent, les aspects moraux des conflits et des coopérations au détriment de toute autre narration .
Dans «l’école buissonnière » (J. P. Le Chanois, 1948), les échos émotifs sur le spectateur du succès au certificat d'études associé à l'aventure sentimentale de l'instituteur et de l'institutrice privilégient cette narration au détriment de la réflexion sur les techniques pédagogiques (C. Freinet, 1949) et sur la place des acteurs de l'école sur la scène politique locale (A. Jeannel, 1994). Dans un cours d’anatomie illustré par une projection cinématographique, R.D. Laing raconte : " Hamilton nous avait montré des films sur l'exposition prolongée du corps aux rayons X : les mouvements des articulations…Ces films avaient été tournés par les nazis au cours d'expériences pratiquées sur des juifs, et volés par les britanniques à la fin de la seconde guerre mondiale, pour servir de matériel pédagogique...Je quittai la salle malade... choqué ... Les quelques deux cents étudiants qui restèrent regardaient le film avec un intérêt manifeste." : Cette situation extrême du cinéma, dont la parole ne peut être absente tant la charge émotive des images pèse sur le sens de l’humanité, montre que toute pratique d’analyse du couple cinéma-film doit comprendre l’énoncé des émotions vécues et renvoie à une réflexion éthique ( A.Jeannel, 2006).



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