Compte rendu du dîner-débat avec le général Éric de LA MAISONNEUVE
UNE ARMÉE, POUR QUOI FAIRE ?
a
par Christine ALFARGE et François LARDEAU
a
aaaaaa La personnalité très gaullienne du général Éric de La Maisonneuve est toute empreinte de la « certaine idée de la France » léguée par le Général de Gaulle. À son retour aux affaires en 1958, ce dernier avait pris conscience que l'avenir de notre pays ne dépendait plus de la conservation de l'Algérie et de son empire colonial mais de la place qu'il occuperait dans le monde.
a
aaaaaa En 2006, le monde, c'est quoi ? C'est d'abord un certain nombre de mutations en cours qui s'effectuent dans le cadre d'une modernisation globalisée mais non maîtrisée et qui perturbe les équilibres anciens. La première chose à faire est d'apprécier cette situation, en particulier en ce qui concerne la France et son environnement, de la connaître, de la comprendre et de s'y adapter pour pouvoir agir. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut espérer déboucher un jour sur un projet politique.
a
aaaaaa C'est d'une certaine façon répondre à la célèbre question posée par le maréchal Foch en 1918 quand il a eu à faire face à l'offensive allemande : « De quoi s'agit-il ? ». Le monde n'est pas ce qu'on nous dit, ce que l'on veut nous faire croire par l'intermédiaire des médias. Il s'en suit que notre vision du monde est fausse. Contrairement à ce qu'on nous raconte, rien ne va plus dans la mondialisation. Les grandes puissances qui géraient le monde avant la deuxième guerre mondiale n'en ont plus les moyens. Sa gouvernance leur échappe tandis que se multiplient des petits États sans consistance ni capacité d'agir qui ajoutent au désordre. Ils sont maintenant 200 à l'ONU, c'est-à-dire trois fois plus qu'à sa création. En même temps, d'autres acteurs sont apparus :
a
- l'ONU notamment et ses filiales, politiquement illégitimes mais dotés de gros moyens d'intervention qui les rendent irremplaçables pour la survie des populations dans certaines régions du monde que précisément la mondialisation enfonce dans la plus grande misère ;
a
- les ONG qui interviennent dans les mêmes domaines mais qui peuvent participer à la déstabilisation des États ;
a
- les multinationales motivées par la recherche prioritaire du profit et qui privilégient le court terme aux dépens de l'avenir ;
a
- le crime organisé enfin, sous toutes ses formes et dont le chiffres d'affaires annuel représente presque 5 % du PIB mondial.
a
aaaaaa Il est difficile dans ces conditions de prétendre que les États sont encore les maîtres du jeu, ce qui pose, pour tous, petits et grands, le problème de leur légitimité. Des « zones grises » s'instaurent un peu partout qui ne sont plus contrôlées par personne. Face à ce désordre, pour ne pas dire ce chaos, à quoi peut bien servir une armée ? Cependant il ne faut pas croire qu'une telle absence de gouvernance mondiale s'installera durablement. La nature a horreur du vide et elle a déjà commencé à organiser sa réplique. La réorganisation du monde se fera par effet de taille. Cette notion est aujourd'hui fondamentale. Les élus, on le voit tout de suite, ne seront pas nombreux, car les conditions à remplir sont loin d'être à la portée de tout le monde. Il faut avoir atteint un certain nombre de seuils dans tous les domaines qui comptent pour être capable d'agir à ce niveau : seuil démographique (entre 300 et 500 millions d'habitants), seuil de territoire, seuil économique (en dessous de 2 000 milliards de dollars de PIB, on n'est pas crédible), seuil technologique, etc. Aujourd'hui deux États seulement peuvent prétendre à ce leadership mondial, les États-Unis d'Amérique et la Chine.
a
aaaaaa Les États-Unis d'Amérique sont pour l'instant les seuls à pouvoir y prétendre. Ils disposent de toute la puissance nécessaire dans tous les domaines, notamment dans le domaines militaire et technologique, et souvent ils en abusent, au point d'irriter l'ensemble de la planète, y compris leurs partenaires. Leur histoire et la géopolitique sont à l'origine de leur comportement qui est celui d'insulaires, portés naturellement à l'isolationnisme et de plus certains d'un destin messianique national. Ils sont les croisés du Bien face à l'empire du Mal.
a
aaaaaa Le challenger économique des États-Unis, on le connaît, c'est la Chine. Les courbes de 2006 montrent que la parité sera atteinte en 2025. La Chine s'est fixé (discours de Deng Xiaoping en 1978) un projet politique qui tient en une phrase : retrouver en 2030 la position qu'elle avait en 1820 (20 % de la population mondiale, 20 % du PIB mondial), ce qui n'est jamais, à ses yeux, que demander à retrouver ce qui lui paraît légitime. Le problème est que la Chine, pour réaliser ses objectifs et d'autre part satisfaire les besoins de consommation de ses classes moyennes (300 à 400 millions de consommateurs, soit déjà le plus grand marché du monde), est en train de pomper littéralement les ressources énergétiques et minérales de la planète, gaspillant beaucoup et désorganisant profondément les mécanismes sophistiqués qui régulaient le marché. En fait, elle ne connaît pas le monde dans lequel elle entre et c'est sans doute là que réside le plus grand danger d'un affrontement, en particulier avec les États-Unis qu'elle peut rendre assez rapidement dépendants sur le plan économique. Un conflit paraît quasi certain à l'horizon 2025-2030. Les Chinois ont horreur de la guerre telle que la conçoivent et la pratiquent les Américains, c'est-à-dire l'affrontement direct à la prussienne. Ils lui préfèrent la stratégie indirecte, celle de l'araignée qui tend sa toile, non parce qu'ils rejettent la violence mais parce qu'ils se méfient des risques de perdre que la guerre fait nécessairement courir. C'est ainsi que pour eux l'installation de bases américaines en Asie centrale pré. gure leur enlisement dans un second piège taïwanais qu'ils sauront exploiter le moment venu.
a
aaaaaa Si la Chine, son potentiel et son projet politique fascinent le général de La Maisonneuve qui ne s'en cache pas, celui-ci est beaucoup plus réservé sur la part que peuvent prendre dans la recomposition du monde les trois autres puissances émergentes du BRIC, à savoir, aux côtés de la Chine, le Brésil, la Russie et l'Inde. L'Inde qui n'est qu'une pseudo démocratie a trop de problèmes internes à résoudre, à commencer par une démographie galopante et une insu. sance d'infrastructures, pour rattraper rapidement les États-Unis et la Chine. La Russie n'est plus aujourd'hui qu'un pays sous-développé où, pour prendre un exemple, l'espérance de vie a reculé de 20 ans et se situe au niveau du Libéria. Elle a certes de l'argent, du pétrole et l'arme nucléaire, mais cela reste insuffisant. Quant au Brésil, il est encore plus loin derrière.
a
aaaaaa Se trouvent donc seuls face à face les États-Unis d'Amérique et la Chine, et cela ne manque pas de créer une problématique inquiétante qui peut déboucher sur un affrontement mortel pour l'humanité. Y a-t-il une solution ? Les Chinois le pensent et, pour la présenter, ils ont recours à la métaphore du tabouret et de ses trois pieds. Le monde est comme le tabouret, il n'existe que s'il a trois pieds. S'il n'en avait que deux, il se couperait en deux. De même pour le monde qui se couperait alors en deux blocs. La solution, c'est donc qu'en 2025-2030 il y ait un troisième pied au tabouret mondial.
a
aaaaaa Le général ne voit que l'Europe pour jouer le rôle du troisième pied, mais pour cela il faudrait qu'elle devienne un médiateur valable, c'est-à-dire qu'elle se donne enfin les moyens d'être une « très grande puissance », à savoir être politiquement crédible, stratégiquement suffisante, économiquement puissante, démographiquement dynamique, techniquement innovante et intellectuellement créative. Cela implique par ailleurs qu'elle prenne ses distances d'une certaine façon d'avec les États-Unis d'Amérique. À l'évidence, l'Europe telle qu'elle existe et se construit aujourd'hui ne remplit pas ces six conditions. Elle ne fait pas le poids. En fait, il n'y a guère que la France et l'Allemagne pour avoir, à elles deux, la capacité, la surface nécessaire pour bâtir une telle puissance. Elles ont fini par surmonter leurs différents suicidaires et leur réconciliation est à l'origine du projet européen. C'est à elles de convaincre leurs partenaires que l'Europe est aujourd'hui placée devant une responsabilité historique à l'égard de l'humanité tout entière parce qu'elle est la seule à pouvoir éviter le pire en se faisant le troisième pied du tabouret mondial.
a
aaaaaa Il revient à la France, de par son statut de puissance nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, de concevoir et mettre en oeuvre, de concert avec l'Allemagne, une politique européenne débarrassée des complexes de subordination nés des traités européens et atlantiques, et qui vise à donner à l'Europe les moyens de jouer effectivement le rôle mondial qui lui incombe. Cela suppose que les partis de gouvernement français s'accordent sur une politique extérieure à la fois nationale et européenne qui ait d'une part l'ambition de faire jouer à l'Europe ce rôle mondial tout en garantissant la défense des intérêts vitaux de notre pays, ce qui n'est pas le cas actuellement, et qui, d'autre part, véritable condition sine qua non, ne soit pas remise en cause à chaque alternance de majorité.
a
aaaaaa C'est seulement dans un tel environnement politique que pourront être redéfinies les capacités militaires à réunir pour constituer l'outil à mettre au service de la diplomatie et de la défense des intérêts nationaux et européens. Les quatre fonctions classiques (dissuasion, prévention, projection et protection) qui sont à remplir aujourd'hui par l'armée française (contractuellement pourrait-on dire) resteront sans doute les mêmes, encore que les priorités pourront évoluer, l'enjeu changeant de nature et d'échelle. La prévention en particulier, indispensable dans le rôle du médiateur, implique une capacité d'analyse des risques et des menaces futures qui est très insuffisante aujourd'hui en Europe et qui doit être autonome, c'est-à-dire ne pas dépendre du bon vouloir de communication des Américains. Ces risques et menaces identifiés, les armées des pays constituant la nouvelle Europe devront être dotées des capacités militaires pour y faire face de façon optimale et au meilleur coût budgetairement supportable. La conception et la réalisation de systèmes de forces communs devront faire l'objet de grands marchés confiés exclusivement aux industries d'armement européennes de façon à ne pas dépendre de fournisseurs extérieurs. La subordination aux Américains dans ce domaine, dont la participation de certains pays (Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas, etc.) au projet de chasseur-bombardier F 35 donne un exemple particulièrement dommageable pour eux-mêmes, irait à l'encontre du but poursuivi. La France et l'Allemagne n'ont pas le choix, leur intérêt commun commande qu'elles unissent leurs efforts pour sortir l'Europe de l'ornière dans laquelle un projet exclusivement technocratique et une subordination volontaire au « grand frère » américain l'ont embourbée et pour lui redonner la liberté d'action si chère aux stratèges.