Mathilde Monnier

(février 2003) Danse, spectacle



Quelques extraits d’un entretien avec Mathilde Monnier

Pour Le Monde de l’éducation

Une bonne part de votre apprentissage s’est fait aux côtés de Viola Farber, l’une des premières interprètes de Merce Cunningham. Assumez-vous cette filiation ?

Je me sens très liée à cette école où j’ai à nouveau beaucoup appris. J’ai travaillé avec Viola Farber aux Etats-Unis, en France, avant d’être engagée dans sa compagnie alors qu’elle était invitée au CNDC d’Angers.

Angers pour vous, c’est la rencontre avec François Verret qui deviendra votre mari, avec Alain Rigout et Jean-François Duroure avec qui vous allez fonder la compagnie de Hexe en 1984.

Ce sont là quelques-unes de mes fondations. Ces trois-là ont eu beaucoup d’influence sur mon travail. Viola Farber travaillait sur une écriture improvisée qu’on n’apercevait pas à l’époque car ses spectacles étaient esthétiquement « vieux jeu » avec costumes, récit, effets... J’observais comment elle dirigeait le centre d’Angers et je me suis promis de ne jamais faire comme elle : Elle s’est laissé happer par l’institution. L’ arrivée de François Verret fut pour moi un grand choc. Une bande de six ou sept garçons illustraient les débuts de la danse contemporaine masculine des années 1980. Danseurs mâles, hétérosexuels, acteurs, musiciens, ils étaient tous sur scène dans une pratique pluridisciplinaire. Alain Rigout était comédien. Jean-François Duroure était aussi engagé dans la compagnie Viola Farber comme interprète. On apprenait ensemble. On était deux enfants gâtés.

"Cru" vous avait valu en 1985 un prix prestigieux à Bagnolet, pour vous et Alain Rigout. Vous aviez une volonté d’incarner la geste du « Lumpenproletariat », comme si vous vouliez rendre ce que le corps des plus pauvres doit encaisser comme affront, comme atteinte.

A l’époque nous n’étions pas conscients de l’esthétique que nous avions mise en jeu. Le projet de cette pièce était de mettre en scène le grand marché à bestiaux qu’était le concours lui-même.

La fin des années 1980 coïncide pour vous avec de grands voyages.

J’avais obtenu deux bourses. Je suis allée aux Etats-Unis, à Bali, mais aussi en Birmanie. J’ai observé la danse des enfants de Bali. J’ai été marquée par la méthode d’apprentissage et de transmission. Les enfants y apprennent sans voir. Le maître se met dans le dos des enfants, les tient par les coudes sans qu’aucune perception visuelle ne soit possible. Il enseigne par la sensation intérieure et la perception corporelle. Cet apprentissage qui crée beaucoup d’ouverture et d’inventivité m’a inspirée par la suite dans mon travail avec les autistes.

En 1991, "Chinoiseries" est la première pièce qui inscrit dans le paysage votre écriture personnelle.

C’est le fruit d’une rencontre forte avec Louis Sclavis et l’univers du jazz que je découvrais. J’ai été frappée par le parallèle entre le travail de chorégraphe et celui du musicien. On se communiquait aussi bien les processus que les méthodes .

C’est un peu comme si chaque nouvelle étape de votre carrière était symbolisée par la rencontre de quelqu’un et de sa pratique artistique.

Oui, c’est vrai. J’ai toujours été très entourée, très soutenue. La première pièce que j’ai vraiment faite seule, La Femme cachée dans la forêt, avait précédé Chinoiseries. Cette pièce illustre le fait qu’alors je n’osais pas créer. Je représentais une femme qui se cache des autres dans une forêt. C’était une sorte de conte, retour sur l’enfance qui montrait ma peur d’être chorégraphe et la séparation du père symbolique.

L’Afrique a-t-elle été pour vous une grande découverte, vous qui aviez vécu au Maroc pendant votre enfance ? Vous y alliez pour regonfler vos batteries ?

C’était une redécouverte en quelque sorte. Quel choc que cette danse en Afrique de l’Ouest ! Pour moi, l’Afrique a été le lieu d’une renaissance. Au Burkina et au Mali le répertoire est énorme, compte tenu de la présence de plus de 70 ethnies. J’ai rencontré quatre danseurs. Je les ai invités à Brest où nous avons créé ensemble Pour Antigone.

Cette rencontre de la danse africaine et de la danse contemporaine : une symbiose étonnante ?

Oui, mais je n’ai pas voulu travailler la question du métissage, seulement la poser sur le plateau sans la traiter. Ce qui se joue dans Pour Antigone, c’est le chemin de l’un vers l’autre. Nous avons créé un concours, « Afrique en création », avec Alphonse Thiérou. Je suis heureuse d’avoir contribué à faire reconnaître ces artistes.

Vous avez aussi travaillé avec des autistes. D’où vous est venue cette idée ?

J’avais beaucoup entendu parler du spectacle de Wilson, Le Regard du sourd. Dès mon arrivée à Montpellier, et pendant près de 5 ans, j’ai travaillé à l’hôpital avec des psychotiques. C’est aussi la marque d’une époque. Plusieurs chorégraphes avaient ce souci de mise en phase avec la réalité.

On retrouve chez vous ce souci d’aller chercher au plus profond la rencontre avec l’autre, d’aller chercher ce qui est enfoui, emmuré ?

Oui, je veux comprendre l’autre avec qui la danse me permet d’être. Pour moi, la danse c’est la connaissance d’autrui par un biais singulier, le mouvement. La parole ne vient que plus tard.

"Bruit blanc" filmé par Valérie Urréa est le film auquel vous vous êtes consacrée avec Marie-France Canaguier. C’est en fait un duo, un objet artistique qui permet progressivement de découvrir que, dans le balancement de l’autiste, il y a à la fois tous les élans et tous les refus. C’est comme « une collision d’amour ».

Le balancement de l’autisme est à la fois bercement et façon de se fermer au monde. Avec Marie-France, nous cherchons quelque chose en commun en plongeant à la recherche de l’animalité de l’être humain, à travers l’instinct, l’appréhension du danger, la façon de se protéger. Le travail avec l’autiste vous renvoie à une part archaïque de vous-même qui n’est pas toujours agréable, à l’enfant dans son chaos, à l’enfant dans la désorganisation de sa perception face à l’agression de la vie.

Vous avancez le long d’une paroi, Marie-France étant attachée à vos épaules. Les lumières blanches et l’ombre noire font contraste comme si contradiction et marche en commun allaient du même pas.

Oui. A priori nous n’avons rien de commun et en même temps une complicité existait entre nous. Les médecins utiliseraient d’autres termes. Ils disaient habitude, ou réponses à des stimuli. Mais moi j’ai vécu cela comme une complicité.

Dans "Les Lieux de là" que vous avez créé en 2000, la problématique est à nouveau cette rencontre entre l’individu qui danse et la communauté. Vous rendez compte d’une tension entre cet individu et la collectivité, tension entre votre projet et son passage au crible de la pratique collective. Masse et puissance d’Elias Canetti a-t-il vraiment été une source d’inspiration pour ce spectacle ?

Canetti projette des images qui m’ont accompagnée, des images dé-contextualisées, même s’il nous rappelle toujours le contexte de l’Allemagne nazie, de l’oppression du rassemblement fasciste. Il y a une sorte de distance dans son texte, d’où une réflexion sur les formes que j’ai pu m’approprier en tant que danseuse. Dans Les Lieux de là, on sent cette puissance de la masse, mais on garde l’espoir que l’individu a encore une prise possible sur le réel. Les danseurs essaient de créer des espaces à l’intérieur même de la masse. Tous les matériaux utilisés sont très pauvres. Les cartons empilés dans lesquels s’encastrent les danseurs témoignent à la fois du dénuement des individus et d’une pratique ludique.

Au terme d’une chorégraphie aussi réfléchie, comment appréhendez-vous la notion de communauté aujourd’hui ?

L’idée d’une communauté élargie me semble hors d’atteinte. En revanche, la mini communauté est un refuge où les gens se reconnaissent entre eux. On est dans le groupal pour pouvoir se réapproprier le monde, pour garder une prise sur lui.

La rencontre avec Jean-Luc Nancy et La Communauté affrontée (Editions Galilée) vous a permis d’approfondir cette réflexion ? Peut-on dire que danser et penser esquissent des fragilités du même type ?

Oui, le livre de Jean-Luc Nancy est une sorte de réponse à La Communauté inavouable de Blanchot. A la base de sa pensée, il y a la déconstruction du christianisme qui bien évidemment me concerne. Jean-Luc Nancy parle aussi de cette immédiateté de la pensée pour le philosophe. Nous avons conçu ensemble Alitération pour Beaubourg. Vous savez qu’au sens premier, c’est la répétition d’une syllabe qui donne un autre sens à une expression. En fait, tout a commencé au festival de Montréal qui avait commandé à Jean-Luc Nancy un texte sur la danse que j’ai pu entendre et discuter. Ce texte montrait qu’on attribuait arbitrairement un sens à chaque art – l’écoute à la musique par exemple – et Nancy s’est mis à esquisser un parallèle entre la pensée, la danse et la musique.

Progression encore de votre libération avec MW, ce livre de photos de vous que vous avez autorisé Isabelle Waternaux à réaliser (POL), voulant réitérer l’expérience menée par la chorégraphe Martha Graham, photographiée en 1942 par Barbara Morgan, en présence du grand poète William Carlos Williams. Avec le poète Dominique Fourcade, la photographe vous a emmenée dans une vision de vous-même centrée sur le corps, où le visage est devenu quasiment absent, flou.

En fait, la séance avec la photographe s’est mal passée. J’étais très énervée ce jour-là et pendant deux heures trente j’ai dansé en l’oubliant. Il pleuvait dehors. Tout de suite je me suis déshabillée et j’ai dansé nue car je savais que c’est ce qu’elle voulait. Par son intermédiaire j’ai rencontré ensuite Dominique Fourcade dont le texte évoque finement la photo comme la danse. On sent là que la danse a toujours une dimension spirituelle. Elle est en lien direct avec l’esprit et l’âme.

Pour vous, le Centre Chorégraphique semble être le confluent de tous les arts : la littérature avec Christine Angot, le jazz avec Louis Sclavis, le cinéma avec Claire Denis, etc.

La danse est assez hybride pour être un lieu d’accueil des autres arts. Pour moi le lieu « Centre chorégraphique » est au service de ces rencontres. Peut-être est-ce utopique, mais le lieu est aussi une œuvre.

Vous êtes passée par le corps domestiqué, par l’abstraction, et progressivement vous avez retrouvé l’intime.

Oui, mais je doute encore beaucoup. Une nouvelle perception du corps est pourtant advenue : je vois plus le corps à travers ce qui fait son humanité, à travers le défaut, à travers son intimité. La gestuelle est plus profonde, moins formelle, moins tranchée, moins fragmentée qu’hier. Il y a moins de retenue chez moi, je suis moins volontaire.