Pays continental et plat, situé à
l’est de l’Autriche, dans un espace entouré par les Carpates – espace
qu’elle partage avec la Slovaquie, la Transylvanie roumaine, le nord de la
Serbie, de la Croatie et de la Slovénie –, la Hongrie est l’un des États
les plus anciens du Centre-Est européen. Réduite en 1920 à un tiers de son
territoire d’autrefois, elle s’étend sur 93.000 kilomètres carrés, soit un
sixième de la France actuelle ; en 1993, elle comptait un peu moins de
10,3 millions d’habitants (sa population est en diminution constante depuis le
début des années 1980).
Le peuple hongrois («
magyar ») appartient, par ses origines et par sa langue, à la famille
finno-ougrienne, dont certains groupes habitent toujours l’Oural. Après de longues
migrations, pendant lesquelles ils se sont mêlés à des peuplades turques vivant
alors sur les steppes au nord de la mer Noire, les ancêtres des Hongrois
finirent par se fixer, à la fin du IXe siècle, dans les grandes
plaines du bassin pannonien, entre les Germains et les Slaves de l’Ouest d’une
part, les Roumains et les Slaves du Sud d’autre part. Ils devaient par la suite
recevoir l’apport ethnique de tous ces groupes ainsi que de certains autres
peuples ou fragments de peuple propulsés sur leur territoire tantôt par les
invasions mongoles (comme les Coumans), tantôt par leur propre dynamisme
(Tsiganes et Juifs de Pologne), tantôt par des politiques de colonisation
impériale (Saxons et autres Allemands). Le vocabulaire de la langue magyare
porte la trace de toutes ces cohabitations et de tous ces métissages. À
présent, les magyarophones forment plus de 95% de la population du pays, mais
de 3 à 4 millions de Magyars vivent aussi dans les pays limitrophes de la
Hongrie, principalement en Roumanie (en Transylvanie), en Slovaquie du Sud, en
Ukraine subcarpatique et en ex-Yougoslavie (Voïvodine). On estime le nombre des
Hongrois dispersés dans le monde occidental (Europe de l’Ouest et Amériques) à
1 million et demi, dont une fraction non négligeable (10% ou plus) est de
souche juive.
Les Hongrois s’étaient convertis
au christianisme à la fin du Ier millénaire ; cette
religion leur était venue de Rome, ce qui les a placés depuis lors dans
l’orbite de la culture occidentale. Au XVIe siècle, la Hongrie
a massivement participé à la Réforme et, en dépit de certains succès de la
Contre-Réforme, une bonne partie de la population est restée calviniste ou
luthérienne (30 p. 100, selon les dernières statistiques exhaustives, qui
remontent à l’entre-deux-guerres). Avant la guerre, de 5 à 6% de la population
était de confession israélite ; comme en Pologne, en Tchécoslovaquie et en
Roumanie, les juifs étaient particulièrement nombreux dans les villes. C’est
ainsi que près du quart des habitants de la capitale (Budapest) étaient, encore
au début des années quarante, de religion ou d’origine juives. De la fin du XIXe siècle
jusqu’à l’époque des persécutions (qui, en Hongrie, avaient débuté en 1919-1920
pour culminer en 1944 avec l’extermination de plusieurs centaines de milliers
de citoyens hongrois d’origine juive), les juifs ont joué un rôle éminent dans
la vie intellectuelle hongroise, en particulier dans les courants de
modernisation.
La Hongrie n’est pas très
favorisée par la géographie : elle a un sol fertile mais, pays de plaine
(son plus haut sommet dépasse à peine 1.000 m), elle a peu de ressources
minérales ; pays continental, elle est dépourvue d’accès à la mer (sauf
par voie fluviale). Mais surtout, elle appartient à une zone de l’Europe qui,
tant par son exposition géographique que par sa multiplicité ethnique, est
rarement arrivée à se soustraire à l’influence de ses puissants voisins de
l’Ouest ou de l’Est : l’Empire germanique d’un côté, l’Empire ottoman et
la puissance russe, de l’autre côté. Écrasée et envahie par les Turcs au début
du XVIe siècle, la Hongrie n’a pu se perpétuer comme État que dans
le cadre de l’Empire des Habsbourg, ce qui l’a réduite, pendant des siècles, à
un statut de colonisé. Associée, plus ou moins à égalité, à l’Autriche dans le
cadre de la Double Monarchie (1867-1918), elle n’a pu éviter d’en partager la
chute, avec pour conséquence l’amputation des deux tiers de son territoire.
Alliée des puissances de l’Axe, elle devait être traitée par l’Union
soviétique, à l’issue de la guerre, à la fois en ex-ennemi et en futur
satellite. Dans la zone d’influence créée par les Soviétiques en cette partie
centrale de l’Europe, les Hongrois seront d’ailleurs les premiers à se révolter
les armes à la main en 1956 : mis en échec dans un premier temps, les
Soviétiques devront mobiliser toutes leurs ressources pour venir à bout de la
révolte hongroise. Une fois de plus, les velléités d’indépendance de la Hongrie
seront écrasés par la force mais, trente-deux ans plus tard, en 1989, les
Hongrois seront parmi les premiers à rompre avec le système communiste.
Du point de vue de son
développement (social, économique, technique), la Hongrie se classe dans le
groupe des pays « moyennement développés », avec un niveau de vie qui
est de 30 à 50% inférieur à celui de l’Europe occidentale. Le retard de la
Hongrie, en termes de modernité technique, est particulièrement manifeste au
niveau des infrastructures (routes, hôpitaux, etc.) et des équipements
productifs, alors qu’il est en train de s’atténuer au niveau des biens offerts
à la consommation courante. Certes, ce retard est en partie le produit de
l’histoire dans la mesure où, jusqu’au milieu du XIXe siècle,
l’économie hongroise, paralysée sous le poids des latifundia improductifs,
n’est pas parvenue à se lancer dans une industrialisation de type capitaliste.
Comme la plupart des pays du Centre-Est européen, la Hongrie n’a pas disposé
d’une bourgeoisie commerçante et industrielle assez forte pour moderniser son
économie ainsi que ses institutions politiques. Culturellement brillante, la
Hongrie était donc un pays socialement attardé avant de tomber dans la zone
d’influence de l’U.R.S.S. L’importation forcée des méthodes soviétiques n’a pas
porté remède à ce retard, loin de là. Une réforme agraire radicale, réalisée dès
1945, aurait certes pu jeter les bases d’une économie paysanne prospère, mais
la collectivisation – imposée pour des raisons de conformité avec le
modèle soviétique – a bientôt recréé aussi bien les latifundia
improductifs que les rapports de subordination de type féodal. L’autre volet du
développement à la soviétique – la concentration des ressources au profit
d’une industrie lourde autochtone, destinée à renforcer l’autarcie technique du
bloc soviétique – avait pour résultat d’arracher la Hongrie à la division
internationale du travail. En conséquence : tout
« industrialisée » qu’elle soit désormais, la Hongrie est
complètement déphasée par rapport aux structures modernes de la
production ; avec la décommunisation, elle ne sait que faire de ses
industries vieillies avant d’avoir servi.
Au regard de ses institutions
politiques et sociales, la Hongrie pendant le communisme n’a pas été très
différente de ses voisins. La société hongroise a vécu sous le signe d’un
capitalisme d’État dont l’inspiration était marxiste-léniniste, ce qui signifie
en pratique que toutes les décisions dépendaient, d’une façon ou d’une autre,
du pouvoir politique et que tous les personnels à tous les niveaux étaient
nommés (et révoqués) par l’État-parti. Toutefois, en 1968, la planification
hongroise a été dans une certaine mesure décentralisée, ce qui faisait que,
dans leur activité quotidienne, les entreprises hongroises disposaient d’une
plus grande marge d’autonomie que leurs homologues est-européennes (Yougoslavie
exceptée). Une autre originalité de la Hongrie était que, après 1956,
l’exploitation familiale a pu reprendre ses droits dans le cadre des fermes
collectives. Elle vivait en symbiose avec la gestion collective et profitait
même de certaines facilités (crédits, équipements) gérées au titre de la
collectivité. Ces assouplissements ont mieux préparé la société hongroise au
postcommunisme que ne l’étaient ses voisins sans toutefois lui épargner les
chocs d’un changement total.
1. Un pays
continental
Cadre naturel et ressources
Les paysages, si souvent décrits,
de la Grande Plaine ou Alföld, donnent l’image de la Hongrie traditionnelle. À
l’est du Danube s’étend un vaste bassin de subsidence tertiaire, comblé par des
formations alluviales et éoliennes quaternaires. Le climat, marqué par la
relative faiblesse des précipitations (500 mm par an) et leur
irrégularité, annonce celui des steppes de l’Europe orientale. L’aridité exclut
la forêt ; les sols noirs se forment sur les lœss, mais les placages
alcalins s’étendent au fond des dépressions occupées l’hiver par des marais.
Dévastée par les Ottomans après la bataille de Mohács (1526), reconquise après
le traité de Karlowitz (1699) par les descendants de Magyars réfugiés au nord
du pays, de Slaves chassés des Balkans et de populations d’Europe centrale, la
Grande Plaine se couvre alors de grands villages au plan en damier, au centre
de terroirs à champs assolés où se pratique la culture extensive des
céréales : elle devient au XIXe siècle l’un des greniers à
blé de l’Europe. Ce n’est qu’avec l’afflux ultérieur de la population que des
points d’habitat temporaire et isolé, les tanya deviennent des
établissements permanents.
Les grands travaux d’aménagement
ont apporté de profondes modifications dans l’économie agricole et les
structures sociales. Aux pâturages médiocres, rappelant la puszta
primitive, qui s’étendent encore sur les dunes de l’interfluve Danube-Tisza et
sur les parties sableuses du Nyírség, se sont ajoutées les plantations d’arbres
fruitiers et des vignobles dans le premier ; de tabac, pommes de terre et
tournesol dans le second. Le Hortobágy est passé de l’élevage extensif de
buffles, de chevaux, de porcs et d’oies à la culture intensive. Mise en place
petit à petit au cours de ce siècle, l’irrigation concernait en 1970 plus de 300.000
hectares : puisées dans les nappes phréatiques ou canalisées à partir de
barrages construits en amont de la Tisza dont les crues dévastatrices ont été
régularisées, les eaux furent distribuées dans le cadre d’exploitations d’État
ou de coopératives qui pratiquaient les cultures maraîchères et fourragères à
haut rendement. L’amélioration des sols alcalins par la culture pionnière du
riz, la plantation de rideaux protecteurs, le reboisement des pentes, le
remembrement des terres et la fondation de villages modèles sont autant
d’opérations qui, malgré quelques échecs, ont contribué à transformer la
physionomie des paysages. L’implantation de combinats de transformation de
produits agricoles, l’extraction du pétrole et du gaz naturel ont permis le
réveil d’agglomérations comptant de 20.000 à 50.000 habitants. Au nord-est,
Debrecen – ville calviniste par excellence –, capitale culturelle et religieuse
de la Grande Plaine approchait les 200.000 habitants en 1980.
À l’ouest du Danube, l’ensemble
des régions appelées Transdanubie ont été moins modifiées. L’invasion turque et
les guerres les ont relativement épargnées ; l’évolution plus ancienne
d’un peuplement continu a favorisé la dispersion de l’habitat. Le relief
introduit de notables différences : au sud, les affluents de la Drave
découpent en collines un glacis de dépôts néogènes, dominé par le massif du
Mecsek, témoin de l’effondrement pannonien. À l’ouest s’élèvent les derniers
massifs des Alpes orientales, Sopron et Kszeg. Au nord, le Kisalföld ou
Petite Plaine représente un vaste marécage drainé. Des vallées alluviales
confluent dans le plus étendu des lacs d’Europe centrale, le Balaton
(600 km2), frangé de vignobles et de vergers, centre de
tourisme balnéaire. Partout, le climat plus humide et relativement plus doux
l’hiver explique l’extension d’une forêt de hêtres et de chênes que les
défrichements ont épargnée sur les versants, les sols pauvres et le fond des
vallées. Les transformations engagées dans le régime socialiste ont atteint
moins profondément le système de culture et d’élevage traditionnel, les
exploitations collectives furent moins étendues que dans la Grande Plaine, la
polyculture restant règle, l’irrigation exceptionnelle. De taille moindre, les
bourgades restent des marchés agricoles. Les mines de charbon et d’uranium du
Mecsek animent une petite région industrielle ; Komló, ville nouvelle, se
développe auprès de la ville historique de Pécs.
On convient d’appeler dorsale
montagneuse une série de massifs qui, du sud-ouest au nord-est, relient les
Alpes aux Carpates, traversant ainsi en diagonale le nord du bassin
pannonien ; la plupart se
composent de horsts de roches primaires, de plateaux calcaires ou dolomitiques
qui renferment des bauxites, de pointements et de coulées d’origine
volcanique ; le long des lignes de failles, des éruptions se sont en effet
produites à la fin du Tertiaire : les sources thermales attestent encore
cette activité. Dans les bassins qui séparent les massifs les uns des autres,
des charbons bruns et lignites sont exploités. À l’ouest, le Bakony domine de
ses hauteurs boisées le lac Balaton. Le Danube, au centre, incise en un beau
défilé le complexe de massifs appelé Dunazug. À l’est, le Mátra atteint les
plus hautes altitudes. Un piémont couvert de vignobles le relie à l’Alföld.
Dans les vallées et les bassins, des foyers d’industrie sidérurgique et
chimique retiennent la population. Les agglomérations urbaines de la dorsale se
sont développées en fonction de l’industrie extractive. À l’ouest, les activités
dans le comitat de Nógrád et les villes de Tatabánya, Várpalota et Dorog sont
fondées sur le charbon, tandis que Ajka, AlmaHsfüzit sont les centres
de la bauxite et de l’alumine. À l’est, le comitat de Borsod concentre les
industries chimiques nées du gaz naturel ; sa capitale, Miskolc, deuxième
ville hongroise, avec plus de 200.000 habitants, est un combinat sidérurgique
utilisant les minerais de Rudabánya. Seul minerai rare, le manganèse est
exploité à Úrkút.
Une vocation agro-industrielle
La spécialisation de la Hongrie
est déterminée par deux facteurs historiques. Le premier découle de
l’éclatement de l’Empire austro-hongrois et de la signature du traité de
Versailles, après la Première Guerre mondiale ; le second est
l’intégration de la Hongrie dans le système socialiste. Après la Première
Guerre mondiale, la Hongrie a perdu les deux tiers de son territoire et donc
une grande partie de ses ressources en matières premières. Avec son entrée dans
la zone d’influence de l’U.R.S.S., elle a développé une stratégie industrielle
qui a distendu ses liens économiques traditionnels avec ses voisins, Autriche,
Allemagne, Italie, pour s’intégrer au sein du Comecon. La transition
postsocialiste, commencée en 1990, la pousse à renouer avec ses partenaires
d’antan et à chercher l’intégration dans l’économie européenne. Un traité
d’association avec la C.E.E. a été signé en 1991.
Sa vocation agricole a été
contrariée par plusieurs tentatives d’industrialisation tout au long des cent
dernières années. Au cours des années soixante, la Hongrie a créé un puissant
secteur agro-industriel qui en fait un concurrent redouté de pays plus
développés, comme la France, qui se montre réticente à voir ce pays bénéficier
d’avantages commerciaux avec la C.E.E.
Après la Seconde Guerre mondiale,
le pays va connaître une profonde réorientation de son économie. Le contrôle de
l’économie et l’organisation des activités sous l’égide d’une planification
impérative vont contribuer à remodeler ses structures économiques. L’accent
sera mis sur le développement rapide de l’industrie lourde, jugé
prioritaire ; l’agriculture sera collectivisée brutalement et les choix
industriels tiendront peu compte des ressources disponibles et des possibilités
réelles de l’économie. C’est après l’explosion de 1956 qu’on en reviendra à une
approche plus réaliste, en tenant compte de la vocation agro-industrielle du
pays.
L’agriculture hongroise,
organisée en fermes d’État et en coopératives, est spécialisée dans la
production de blé et de maïs. La Hongrie produit annuellement 34 millions
de quintaux de blé et 45 millions de quintaux de maïs, se situant aux
niveaux ouest-européen et nord-américain en ce qui concerne les rendements.
Parallèlement, les plantes industrielles se sont développées (betterave à sucre,
tournesol, fourragères pour le bétail) ; l’irrigation des terres et
l’aménagement des superficies cultivables ont permis d’étendre les cultures
maraîchères : oignons, tomates, concombres, piments. La culture de la
vigne s’est fortement développée. Certains crus, comme le tokaj (tokay), dont
une partie est exportée, sont mondialement reconnus ; on cultive la vigne
sur la quasi-totalité du territoire. Les combinats vinicoles sont en voie de
privatisation. Des repreneurs occidentaux, italiens et français notamment, adaptent
ce secteur aux techniques en vigueur à l’Ouest.
L’élevage favorise encore la production
de viande de porc (823.000 tonnes en 1992, contre 230.000 pour le bœuf, 28.000
pour le mouton, 416.000 pour la volaille). L’agriculture hongroise, un fleuron
de l’ancien système socialiste, est aujourd’hui en plein marasme, en raison du
démantèlement et de la privatisation des coopératives. La mise en place de
quotas par la Communauté européenne limite les possibilités d’exportation.
L’industrie hongroise est fortement
dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements en ressources naturelles.
En 1960, le charbon représentait 80% de la production énergétique de la
Hongrie. Aujourd’hui, les sources d’énergie se sont différenciées : en
1992, le charbon (toutes qualités) ne représente plus que 18,3% contre 34,5% pour
le pétrole, 29,9% pour le gaz naturel, 12,8% pour le nucléaire, 2,2% pour le
bois et 0,2% pour l’énergie hydraulique. La production d’énergie d’origine
nucléaire, avec l’ouverture de la centrale atomique de Paks, au début des
années quatre-vingt, contribue à réduire la dépendance énergétique du pays. Par
contre, de nombreuses mines de charbon ont été fermées, et d’autres doivent
subir le même sort. La production de charbon n’est plus que de 4,9 millions
de tonnes, contre près de 23 millions dans les années quatre-vingt. La
production de pétrole atteint 1,8 million de tonnes. La Hongrie doit
importer, pour couvrir ses besoins, de grandes quantités de matières
premières : plus de 30% pour l’énergie électrique, près de 80% pour le
pétrole, 40% pour le gaz naturel en 1987. Des investissements de
rationalisation sont effectués, dans le but d’appliquer de nouvelles
technologies dans la production et l’utilisation de l’énergie.
L’industrie sidérurgique
hongroise dépend également d’approvisionnements extérieurs en matières
premières. La Hongrie importe la quasi-totalité des consommations
intermédiaires utiles à la production d’acier. Cette industrie, comme dans les
autres pays socialistes, a connu un développement soutenu, atteignant une
production annuelle de 3,7 millions de tonnes en 1986. Toutefois, ce
secteur connaît des difficultés. La crise frappe les villes sidérurgiques (Ozd,
dans le nord du pays) qui ont beaucoup de mal à se reconvertir et se trouvent
confrontées au chômage, toujours aigu dans les industries monoproductrices. La
production d’acier n’atteint plus que 1,6 million de tonnes en 1992. La
production hydraulique est peu développée. Un projet austro-hongrois
d’exploitation en commun d’une centrale hydraulique sur le Danube, en amont de
Budapest, a été abandonné, en raison de ses effets négatifs sur
l’environnement. La bauxite est la seule matière première que la Hongrie
détient en abondance ; elle est à l’origine du développement de l’industrie
de l’aluminium. Ce secteur est affecté par les cours mondiaux, ainsi que par
l’apparition de nouveaux matériaux. La Hongrie possédait une industrie
agro-alimentaire très performante, qui représentait un quart des exportations
du pays et plus du quart de ses recettes en devises convertibles, avant
l’effondrement du système socialiste. Aujourd’hui, ce secteur sinistré est en
pleine reconversion.
Les communications
En raison de sa faible dimension
et de sa situation géographique, la Hongrie jouit d’un bon réseau de
communications, aujourd’hui bien entretenu mais qui semble, dans certaines
parties du pays, insuffisant pour faire face à l’accroissement de la
motorisation et à l’afflux de touristes. Le réseau ferroviaire compte 7 767 kilomètres, en diminution de 15% par
rapport aux années soixante. Environ un quart des lignes sont électrifiées,
mais ce secteur absorbe 59% du trafic, les locomotives Diesel le reste. Le
réseau routier, long de près de 30.000kilomètres, est asphalté à 90% (contre 11%
en 1949). La construction d’autoroutes est encore modeste, 227 kilomètres
en 1986 ; les autoroutes partent de la capitale dans quatre
directions : le Balaton, l’ouest, l’est, et, récemment, le sud. Budapest
souffre de l’absence d’une voie de contournement. Avec l’aide financière
internationale et la participation d’entreprises étrangères, plusieurs projets
d’extension sont en cours de réalisation, notamment le raccordement
Györ-Vienne, qui mettra Budapest à seulement deux heures de Vienne. On projette
également la construction d’autoroutes vers l’Ukraine, vers la Serbie. Plaque
tournante, la capitale est souvent congestionnée par le trafic.
L’accroissement rapide du parc
automobile contribue aux difficultés de la circulation urbaine. Malgré le prix
d’achat élevé d’une voiture particulière et le coût exorbitant du carburant, eu
égard au niveau de vie de la population, le taux de motorisation a effectué un
bond remarquable au cours des trente dernières années. Le nombre de voitures
individuelles possédées par la population atteint 2 millions en 1993
(contre 18.500 en 1960). Plusieurs constructeurs étrangers, allemands et
japonais notamment, ont commencé à produire des voitures en Hongrie. Les
transports publics urbains et interurbains, ainsi que les liaisons avec la
campagne, sont très développés, bénéficiant d’autobus de qualité, fabriqués
dans le pays (bus Ikarus) ; Budapest a un réseau métropolitain moderne et
en expansion, reliant les nouveaux quartiers périphériques au centre de la
ville. Les transports routiers de marchandises se développent, et la Hongrie
dispose d’un important parc de camions qui sillonne l’Europe. L’équipement
téléphonique, en voie de modernisation, est très insuffisant pour répondre à la
demande. D’importants projets d’installation de centraux sont en cours de
réalisation.
L’industrie touristique a connu
un développement foudroyant. En 1993, le pays a accueilli 33 millions de
visiteurs, en majorité occidentaux. La capitale s’est dotée d’équipements
hôteliers de grande classe alors que le Balaton est une région de tourisme
populaire.
Budapest et le « désert » hongrois
Il existe peu de pays en Europe
où la capitale concentre autant qu’en Hongrie la population et les activités de
la nation. L’agglomération de Budapest abrite depuis le milieu du XXe siècle
20% de la population hongroise (2.089.000 habitants au début de 1987). En dépit
des efforts de déconcentration, plus du quart des effectifs de l’industrie,
près d’un tiers des lits d’hôpitaux et plus d’un tiers des médecins, un bon
quart du chiffre d’affaires du commerce de détail, et la majorité des
institutions scientifiques se trouvent localisés à Budapest. Le passé
n’explique pas la situation présente puisque, encore au milieu du XIXe
siècle, les cités jumelles Pest et Buda étaient égalées, sinon dépassées en
importance par d’autres villes historiques. Mais située au centre presque
géométrique du pays, avantagée par son accès fluvial, Pest-Buda, entre-temps
rebaptisée Budapest, devient, à la fin de l’ère des Habsbourg, la première
ville marchande du pays, le centre des finances, de la création industrielle et
de la culture, alors même qu’elle retrouve tous les attributs d’une capitale
administrative, siège d’un gouvernement de plein droit. Bien des facteurs
contribuent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe
siècle à faire de la capitale hongroise la rivale de Vienne et de Prague :
la présence d’une bourgeoisie cosmopolite, le trafic sur le Danube,
l’accumulation des capitaux, l’afflux des capacités et des intelligences. Après
la Première Guerre mondiale, dans une Hongrie indépendante mais réduite à un
tiers de sa superficie d’antan, Budapest deviendra aussi le premier centre
industriel du pays, capitale du textile et de la métallurgie. Jusqu’à la fin
des années cinquante, les pesanteurs de la planification centralisée agiront
dans le même sens. Des dizaines de milliers de provinciaux viendront chaque
année – en partie à la suite de l’exode rural dû à la collectivisation –
s’établir dans la capitale, en dépit de la crise du logement et au mépris des
interdictions légales. D’où l’hypertrophie de cette agglomération ainsi que la
tendance des nouveaux venus à s’arroger un « droit de cité » en se
construisant un habitat sauvage aux confins administratifs de la capitale.
Le mouvement semble avoir été
endigué à l’approche des années quatre-vingt, et la population stabilisée au
niveau de 2 millions. En effet, depuis la fin des années soixante, aux mesures
visant à restreindre l’entrée dans la ville sont venues s’ajouter une politique
d’aménagement régional et une décentralisation industrielle. La création de
nouvelles unités de production à Budapest fut soumise à des dispositions
draconiennes. Aussi, de 1970 à 1980, la population industrielle de Budapest –
le nombre des actifs de l’industrie – a-t-elle diminué de 625.000 à 430.000,
et son pourcentage dans le total des effectifs industriels du pays est passé de
34 à 26 (42 en 1960). La décentralisation a touché les régions minières en voie
de reconversion ; les villes-marchés de Transdanubie, Pécs, Sopron, Györ
surtout ; les villes agricoles de la Grande Plaine, où la proximité des
exploitations collectives donnant de gros excédents a permis le développement
de combinats intégrés, mais qui accueillent de plus en plus des industries
employant la main-d’œuvre locale : chimie de transformation, matériel
électrique, matières plastiques, textiles synthétiques. L’importation de gaz
naturel de Transylvanie a déjà modifié le profil industriel de la région de
Miskolc, dont l’industrie traditionnelle reposait sur le bois, le charbon et le
fer : la chimie moderne, des cimenteries, des papeteries s’adjoignent à
l’industrie lourde et la seconde région industrielle de Hongrie tend à se
développer vers la Tisza tout en diversifiant sa production. En fait, il s’est
agi non seulement de décongestionner Budapest, mais aussi d’accélérer la
croissance de certains districts attardés. Ces derniers ont profité des
investissements industriels de l’État largement au-delà de leur importance
économique initiale.
Cela ne veut pas dire que la
prédominance de Budapest ait été réellement affectée, que ce soit dans le
domaine économique ou dans le domaine culturel. Pour un petit pays, il est
d’ailleurs assez naturel que la capitale acquière un certain monopole de
représentation symbolique et qu’elle attire tout ce que le pays comporte
d’ambition.
2. La difficile
conquête de l’indépendance
L’histoire de la Hongrie commence
il y a un peu plus de mille ans, au IXe siècle, par la rencontre
d’un peuple migrateur, les Hongrois ou Magyars, avec un territoire, le bassin
danubien. Jusqu’à cette date, peuple et territoire eurent une histoire séparée.
Le bassin danubien fut toujours une terre d’invasions et comme tel occupé
successivement par les Celtes, puis les Romains qui laissèrent d’importants
établissements en Dacie et Transdanubie (Pannonie) ; le plus illustre fut
Aquincum, aujourd’hui Óbuda, dans la banlieue nord de Budapest. Dès le IVe
siècle, le recul de l’Empire romain livra ces contrées à des invasions
multiples et à des dominations éphémères : en particulier le passage
d’Attila et des Huns et surtout l’établissement d’un empire avar, contre qui
Charlemagne créa la marche orientale de l’Empire (actuelle Autriche).
Les origines du peuple hongrois
Des légendes tenaces ont fait des
Hongrois des parents, voire des descendants des Huns. En réalité, les Hongrois
sont un peuple d’origine non pas asiatique, mais nordique. De patientes
recherches archéologiques sur le territoire de l’Union soviétique et surtout la
linguistique comparée des langues finno-ougriennes ont prouvé que les
Proto-Hongrois étaient établis au nord de l’Oural au IIe millénaire
avant J.-C. et qu’ils sont descendus progressivement vers la moyenne Volga, où
ils sont entrés en contact avec des éléments turcs. Pasteurs et pêcheurs à
l’origine, les Proto-Hongrois devinrent des nomades pillards. Ils participèrent
à cette civilisation de la steppe qui a laissé de splendides bijoux :
enterré avec son cheval, le cavalier hongrois conservait dans sa tombe armes et
harnachement que l’on peut encore admirer aujourd’hui au Musée national
(Nemzeti Múzeum) de Budapest.
Menacées par les Petchénègues,
les cinq tribus conduites par leur chef Árpád traversèrent les Carpates en 896
et s’établirent dans la haute vallée de la Tisza, qui demeura toujours leur
habitat de prédilection. Ils ne renoncèrent pas tout de suite au pillage, et
chaque année ils organisaient des expéditions qui leur apportaient butin et
esclaves. Leur tâche était favorisée par la faiblesse de l’État carolingien,
qui les laissait exercer leurs rapines quasi impunément.
La victoire des Allemands à la bataille du Lechfeld (955) marqua la fin des grands raids. À ce moment le processus de sédentarisation était suffisamment avancé pour faire de ces nomades pillards des agriculteurs sédentaires.
L’État hongrois médiéval
Le véritable fondateur de l’État
hongrois est le roi saint Étienne (996-1038). Il imposa d’abord la conversion
au christianisme, malgré les réticences de certains clans. Placé au contact des
chrétientés grecques et latines, il choisit le catholicisme romain qui avait
pénétré par l’intermédiaire de missionnaires venus de Bohême et de Bavière.
Dans un souci d’équilibre, il se déclara vassal du Saint-Siège (couronnement en
l’an mille), pour ne pas laisser intégrer la Hongrie dans l’Empire romain
germanique. Et jamais le roi de Hongrie ne fut le vassal de l’empereur, ni le
royaume une province de l’Empire. De la même façon, il organisa l’Église
catholique, en la dotant de vastes domaines, mais il conserva le droit de
patronat et le contrôle sur les deux archevêques (d’Esztergom et de Kalocsa) et
les quatorze évêques. La fameuse couronne elle-même est un symbole, car il
semble prouvé qu’il s’agit d’un joyau composite (byzantin et occidental).
Pour contrebalancer l’influence
allemande, saint Étienne fit venir des missionnaires italiens et, dès cette
époque, la Hongrie apparaît comme un carrefour d’influences dont la culture
latine et la religion catholique constituaient les éléments dominants, tandis
que la langue hongroise se maintenait à côté du latin, avant de s’épanouir au
XVIe siècle comme langue littéraire.
Le peuple hongrois lui-même était
composite. Il n’y a pas plus de race hongroise qu’il n’y a de race française et
seule l’imagination du touriste occidental a pu créer un type physique hongrois.
En fait, au cours du Xe siècle, les envahisseurs ont assimilé
progressivement les populations existantes avars et slaves, la puissante
originalité de la langue hongroise étant un facteur d’intégration ; seules
les populations de certains districts montagneux de Slovaquie ont conservé leur
langue et leurs coutumes. Mais comme saint Étienne jugeait le pays
insuffisamment peuplé, il favorisa l’implantation de colons allemands et les
mouvements d’immigration ne cessèrent pratiquement pas jusqu’au XIXe siècle.
Après chaque catastrophe démographique (invasion tatare au XIIIe
siècle, grande peste du XIVe siècle, guerres turques des XVIe
et XVIIe siècles), le pouvoir royal essayait d’attirer des étrangers
pour mettre en valeur des terres dévastées. Cependant saint Étienne imposa à
cette colonisation de fâcheuses traditions : sous prétexte qu’un royaume
où l’on parlait plusieurs langues était plus fort, il laissa aux nouveaux venus
langues et coutumes d’origine ; à la fin du XVIIIe siècle, la
Hongrie, faute d’avoir naturellement assimilé des éléments allogènes, prit
l’aspect d’une mosaïque de groupes ethno-linguistiques et l’État hongrois se
trouva dans une situation de faiblesse au moment où s’éveillaient des
nationalités.
Il est vrai qu’au XIe
siècle la monarchie de saint Étienne était l’une des plus solides d’Europe, car
elle connaissait déjà une centralisation rudimentaire. Le territoire était
partagé en unités territoriales de superficie à peu près égale et correspondant
à la moitié d’un département français. Au centre de ce comitat (megye),
il y avait un château fort, tenu par une garnison royale et confié à un comte (ispán)
que nommait le roi. Cette division administrative était si rationnelle qu’elle
s’est maintenue en gros jusqu’à nos jours. En outre, le roi se garda bien de
distribuer les terres, sources de richesse et de pouvoir, dans une économie
basée sur l’agriculture de subsistance. Les chefs de clan étaient devenus les
barons, c’est-à-dire les membres du conseil et les fidèles du roi. Les hommes
libres constituaient la foule des servientes, soldats qui sont à
l’origine de la petite noblesse. Quant aux Hongrois plus pauvres, aux Slaves et
aux esclaves, ils ont constitué peu à peu la masse paysanne d’où émergeaient
les laboureurs (jobbágyság). Cependant jamais la Hongrie n’a connu la
hiérarchie féodale française, le propriétaire terrien étant le vassal direct du
roi avec autorité immédiate sur ses paysans.
À la fin du XIIe siècle, l’État hongrois atteignit les limites qui devaient rester les siennes jusqu’en 1918. En effet, le roi Coloman (Kálmán) réussit à incorporer le royaume de Croatie-Slavonie et à étendre son protectorat sur la Dalmatie. Malgré cette fenêtre sur l’Adriatique, la Hongrie demeura une puissance continentale, même si la mer exerça souvent une véritable fascination sur ses poètes. Jusqu’à 1918 la Croatie conserva son autonomie à l’intérieur de l’État hongrois, qui englobait ainsi une bonne partie de ce qui devint la Yougoslavie, la Transylvanie, l’Ukraine subcarpatique et la Slovaquie.
L’apogée de la puissance hongroise
Au Moyen Âge, en dépit
d’inévitables vicissitudes, le royaume de Hongrie était une grande puissance
économique et politique.
La découverte d’importants
gisements de cuivre et d’argent en Slovaquie (autour de Banská Bystrica) et
d’or en Transylvanie (à Baia Mare) apporta au roi de substantielles ressources
et dota le pays d’une solide monnaie : on y frappa, à partir du XIVe
siècle, un florin d’or à l’imitation des monnaies florentines et vénitiennes.
La fertilité du sol facilita la production agricole, tandis que les immigrants
allemands développaient la production industrielle dans les villes, qui furent
dotées de privilèges. La capitale Buda, les villes de Kassa (Koice),
Pozsony (Bratislava), Pécs, Szeged n’avaient rien à envier aux villes
allemandes ou françaises. Signe visible de prospérité, le royaume s’était
couvert d’églises gothiques et de palais et tous les voyageurs étaient frappés
par la richesse du pays et l’abondance relative de la population (3,5 à 4
millions d’habitants au XVe siècle).
Comme tous les autres monarques,
les rois de Hongrie nourrirent des chimères et rêvèrent d’annexer des provinces
polonaises (Galicie au XIIe siècle), tchèques (Moravie, Silésie au
XVe siècle) ou allemandes (Basse-Autriche en particulier au XVe
siècle). Ils gaspillèrent donc fréquemment hommes et argent dans des buts
impérialistes ou dans la poursuite d’une politique familiale (comme les
tentatives de Charles Robert d’Anjou à Naples au XIVe siècle). Mais
ils n’en eurent pas moins un double mérite.
D’une part, la Hongrie servit de
bastion à l’Empire contre les Tatares au XIIIe siècle. Le pays fut
ravagé, mais Gengis khn ne dépassa pas Buda. À partir de 1350 elle
protégea les États balkaniques contre la menace turque croissante. Au XVe
siècle, les Hongrois firent preuve d’héroïsme pour défendre Belgrade, clé des
plaines danubiennes.
D’autre part, la Hongrie tenta de
s’intégrer dans un vaste complexe d’États chrétiens sous l’autorité des
Jagellon qui, au début du XVIe siècle, regroupèrent les
couronnes de Bohême, de Pologne et de Hongrie pour mieux lutter contre les
ambitions allemandes et le danger ottoman. Néanmoins, en Hongrie comme
ailleurs, on constate une mise en question fréquente de l’autorité monarchique.
L’aristocratie parvint à plusieurs reprises à concentrer entre ses mains
d’immenses domaines et à paralyser l’autorité du souverain. Elle réussit à
imposer dès 1222 une Bulle d’or qui fut pour plusieurs siècles la charte des
libertés nobiliaires. Malgré des guerres civiles fréquentes, le pouvoir
monarchique recouvra la plénitude de son autorité sous la dynastie angevine
(des neveux de Saint-Louis et des parents de Charles d’Anjou) et surtout sous
Mathias Corvin (1458-1490).
Issu lui-même d’une famille
d’origine romaine, Mathias Corvin fut imposé par la petite noblesse qui voulait
mettre un terme à l’anarchie entretenue par les magnats. Le roi Mathias tenta
de créer un État fort. Il s’appuya sur une armée de métier, développa la
fiscalité et s’entoura d’humanistes, s’inspirant de l’idéal politique et
artistique du Quattrocento italien. Son œuvre ne fut pas poursuivie, mais le
règne du roi Mathias eut valeur de symbole pour les patriotes hongrois au cours
de la période suivante.
Les guerres turques (XVIe-XVIIe siècle)
Deux périls menaçaient l’État
hongrois : l’anarchie nobiliaire et les conquérants turcs. Après 1490 les
Jagellon laissèrent les nobles gouverner le pays, qui se mirent à exploiter
durement leurs paysans. La jacquerie de 1514 eut pour résultat d’établir, au
moins formellement, le servage qui n’avait jamais existé jusqu’alors (Opus
tripartitum du juriste Étienne Werbczi), tandis que la noblesse
perdait toute audience auprès des masses paysannes. À la bataille de Mohács
(1526), cette même noblesse fut écrasée par l’armée de Soliman le Magnifique
(Süleyman II). Désastre comparable à celui d’Azincourt pour la noblesse
française, la défaite de Mohács, où le roi Louis II Jagellon trouva la mort,
entraîna après diverses péripéties la division du pays en trois parties. La
plaine, avec la capitale Buda, fut occupée par les Turcs, la Transylvanie
conserva son autonomie tandis que la Slovaquie et la Croatie passaient sous le
contrôle des Habsbourg, élus rois de Hongrie. Les Turcs chassèrent les nobles
et le clergé, et rasèrent les églises. Des garnisons ottomanes occupèrent les
villes et la plaine hongroise fut considérée comme un glacis par le
gouvernement d’Istanbul. Les anciens domaines furent assignés à des timariotes
(le timar étant un fief militaire), mais les paysans hongrois restèrent
sur place, moyennant l’acquittement d’impôts spéciaux.
La Transylvanie, peuplée de
Hongrois, de Sicules, d’Allemands (« Saxons ») et de Roumains, était
dominée et gouvernée par la noblesse hongroise, qui élisait un prince. Certains
d’entre eux, comme Sigismond Báthory, Gabriel Bethlen et les Rákóczi jouèrent
dans la politique européenne un rôle disproportionné avec les dimensions et la
puissance de leur petit État.
Quant à la Hongrie royale, elle
servit de glacis à la monarchie des Habsbourg et à l’Empire. La noblesse eut en
outre à lutter contre le gouvernement de Vienne pour défendre les privilèges
politiques et religieux. Le pays, en effet, était déjà gagné aux idées de la
Réforme. Alors que les minorités allemandes et les populations slovaques
adoptaient la Confession d’Augsbourg, la noblesse hongroise passait au
calvinisme après 1540. Magnats et petite noblesse se convertirent au
protestantisme, entraînant les masses paysannes, de sorte que vers 1580
l’avenir du catholicisme paraissait très compromis. Il fallut toute l’énergie
et la ténacité dont les Habsbourg savaient faire preuve dans ce domaine pour
ramener, au cours du XVIIe siècle, une partie des classes
dirigeantes au catholicisme. Bien souvent la cause nationale se confondait avec
la cause religieuse et, à l’issue d’une lutte armée de quarante ans
(1671-1711), la petite noblesse obtint le maintien du pluralisme confessionnel
(Diète de Sopron,1681) et l’autonomie de l’État hongrois à l’intérieur de la
monarchie autrichienne (paix de Szatmár, 1711). Après la libération du pays de
l’occupation turque (paix de Karlowitz, 1699), les Hongrois se soulevèrent pour
défendre leurs libertés traditionnelles et pour essayer de ressusciter la
Hongrie indépendante d’avant Mohács (guerre d’indépendance du prince de
Transylvanie François II Rákóczi, 1703-1711). Mal soutenus par Louis XIV, les
Hongrois durent finalement accepter le compromis de 1711 et se soumettre à
l’autorité des Habsbourg qui les avaient délivrés des Turcs.
La Hongrie et les Habsbourg
Il s’agissait en fait d’un
mariage de raison car, à quelques exceptions près, il n’y eut jamais beaucoup
de sympathie entre les rois Habsbourg et leurs sujets. Ceux-ci se méfiaient des
souverains étrangers à qui ils demandaient protection contre les Turcs. Ils les
soupçonnaient de vouloir germaniser le pays et les accusaient de ne pas
respecter les libertés politiques de la noblesse.
Depuis le début de l’union
personnelle entre l’Autriche et la Hongrie, celle-ci dut batailler pour obtenir
la réunion de la Diète, véritable parlement où siégeaient les représentants des
quatre ordres (prélats, magnats, nobles et villes). La noblesse contrôlait l’administration
locale, au niveau des comitats. Jusqu’à 1848 le gouvernement de Vienne n’eut
pratiquement aucune autorité sur ces préfets et ces juges élus par leurs pairs.
Il pouvait tout au plus éviter les débats houleux de la Diète en la convoquant
le moins souvent possible et en recherchant la collaboration des magnats les
plus dociles (Eszterházy, Pálffy, Forgách).
Les rapports entre la noblesse
hongroise et la maison d’Autriche furent orageux de 1526 à 1711 et la Diète
d’Ónód, en 1707, alla jusqu’à proclamer la déchéance de celle-ci pour élire un
souverain hongrois, François II Rákóczi ; en revanche, la période
1711-1848 fut beaucoup plus calme. Dans la mesure où les Habsbourg respectaient
l’autonomie politique, les libertés religieuses, l’immunité fiscale, les
Hongrois restaient calmes. Mais lorsque Joseph II voulut imposer l’allemand
comme langue de l’administration (en remplacement du latin et du hongrois), il
se heurta à la résistance de tout le pays. La philosophie des Lumières
fortifiait en effet une conscience nationale demeurée vive et suscitait le
besoin d’une rénovation profonde.
Si dans une large mesure les
milieux de l’aristocratie étaient ralliés aux vues de la cour de Vienne, la
moyenne noblesse et les intellectuels manifestèrent leur opposition en épurant
la langue hongroise (vers 1780) puis en réclamant des réformes politiques
radicales (mouvement révolutionnaire d’Ignác Martinovics). Une répression
policière brutale étouffa les velléités révolutionnaires en 1794 et ce n’est
qu’après 1820 que le comte Széchényi réclama des transformations profondes,
tant du point de vue politique que du point de vue économique. La Hongrie était
en effet demeurée dans l’état semi-colonial où l’avait placée le gouvernement
de Vienne au début du XVIIIe siècle. Elle fournissait la
monarchie en grains et en bétail et, comme l’industrie y était rudimentaire,
elle offrait un marché idéal aux industriels de Bohême et aux négociants de
Vienne. En dehors du Danube, les voies de communication y étaient médiocres.
Quant aux mines, leur importance relative n’avait cessé de diminuer depuis le
Moyen Âge. La bourgeoisie ne s’était guère développée ; le mouvement
national et libéral du XIXe siècle fut essentiellement l’œuvre de la
noblesse, qui monopolisa les cadres de l’État jusqu’à 1945.
Dans le domaine politique les
réformateurs réclamaient la convocation régulière de la Diète, le remplacement
du latin par le hongrois comme langue administrative, l’abolition de la censure
et la liberté de la presse. Ils prenaient leurs modèles en Occident ; pour
les modérés c’était l’Angleterre et pour les radicaux la Révolution française.
Quant aux paysans, ils souhaitaient l’abolition du régime seigneurial qui les
maintenait dans l’étroite dépendance du grand propriétaire foncier.
Aussi, le 15 mars 1848, lorsque
le poète Sándor Petfi invita ses compatriotes à se dresser contre
l’Ancien Régime, il trouva un public enthousiaste parmi la jeunesse de Pest.
Très vite les réformateurs de la génération précédente furent débordés par les
radicaux de Lajos Kossuth. En octobre 1848, le gouvernement hongrois
responsable devant l’Assemblée nationale fut obligé de rompre avec l’Autriche.
Mais il ne s’agissait pas seulement de la lutte traditionnelle avec la maison
d’Autriche, il fallait également tenir compte des autres mouvements nationaux,
roumains, serbes et croates. Kossuth dirigea la résistance et l’Autriche de
Schwarzenberg ne fut victorieuse que grâce à l’aide des armées russes. La
répression fut féroce ; la plupart des dirigeants qui n’avaient pas
réussi, comme Gyula Andrássy ou Kossuth, à fuir en Turquie furent exécutés (des
généraux, des ministres) et la Hongrie fut réduite au rang de province
autrichienne, la vieille Constitution abolie. Toutefois le peuple hongrois ne
désespéra pas et obtint sa revanche après Sadowa avec le compromis de
1867 [cf. AUTRICHE].
La Hongrie du Compromis
(1867-1918)
Par-delà les malheurs de
1848-1849, l’État hongrois restauré vit l’aboutissement des souhaits des
réformateurs.
Politiquement, c’était un retour
au système de l’union personnelle qui avait prévalu aux XVIe et XVIIe
siècles. La réalité du pouvoir politique appartenait à l’Assemblée nationale
qui était toujours divisée en Chambre haute composée des magnats et en Chambre
basse où siégeaient les députés et où dominait encore la noblesse. Il n’était
pas question de suffrage universel : les masses paysannes étaient encore
exclues de la vie politique. Mais la Hongrie consacra le régime parlementaire
adopté en 1848 : le président du Conseil nommé par le roi François-Joseph
devait avoir la confiance des chambres.
Un problème difficile se posait
néanmoins : la question des nationalités La Hongrie contenait
d’importantes minorités slaves (Serbes, Slovaques, Ukrainiens), roumaines et
allemandes. Leur importance relative par rapport au groupe ethno-linguistique hongrois
n’avait cessé de croître : en 1870, celui-ci ne représentait plus que 54% de
l’ensemble ; en 1910, il n’avait même plus la majorité absolue puisqu’il
n’atteignait plus que 48% d’un total légèrement supérieur à 20 millions
d’habitants. Le problème croate avait été aisément résolu dès 1868 en
rétablissant l’autonomie du royaume de Croatie-Slavonie. En revanche Serbes et
Roumains s’appuyaient sur des États balkaniques de plus en plus vigoureux. En
1868, Andrássy, tout en proclamant la primauté du hongrois comme langue de
l’État, avait fait voter une législation libérale favorable aux langues des
minorités. Dans la pratique, l’ascension sociale passait de plus en plus par la
connaissance de la langue hongroise.
Cette période est caractérisée
par un essor économique sans précédent, qui se traduisit par la construction du
réseau ferré en étoile autour de Budapest, la transformation de cette dernière
ville qui prit alors son caractère monumental de grande capitale (en
particulier Pest) et le développement de l’industrie. Après 1890, pourtant, la
question sociale était un problème agraire : la propriété foncière était
concentrée entre les mains de l’aristocratie (6 000 propriétaires possédaient plus de 500 hectares chacun),
une foule de petits propriétaires se partageaient des microfundia de 2 à
3 hectares et surtout des masses agricoles vivaient dans un état de chômage
chronique ; pour échapper à la misère, plus d’un million d’entre eux (en
particulier des Slovaques) émigrèrent aux États-Unis. Le prolétariat agricole
était beaucoup plus malheureux et beaucoup plus dangereux que le prolétariat
industriel.
Le système même de la double monarchie était remis en question par les radicaux ; les partisans de l’indépendance, regroupés autour du fils de Kossuth et du comte Károlyi, triomphèrent aux élections de 1906, mais n’appliquèrent pas leur programme et, au moment de la déclaration de guerre, en 1914, les libéraux étaient à nouveau au pouvoir. C’est sans conviction et par loyauté que leur chef, le président du Conseil István Tisza, s’engagea dans un conflit qui devait aboutir à l’effondrement de la monarchie et au démantèlement de l’État hongrois.
Les conséquences de la Première Guerre mondiale
Les conséquences de la Première Guerre mondiale furent au nombre de trois et tout aussi néfastes les unes que les autres. En octobre 1918, le comte Mihály Károlyi prit le pouvoir et tenta de négocier avec l’Entente. Or les militaires de l’armée d’Orient furent intraitables, tandis que les Roumains occupaient la Transylvanie, les Tchèques la Slovaquie et que les Croates se fondaient dans une Yougoslavie en plein devenir. Károlyi laissa alors le pouvoir à Béla Kun qui, au cours de l’été 1919, instaura une république des Conseils sur le modèle des Soviets . Pouvoir fragile à l’intérieur, hostilité des puissances de l’Entente et de leurs alliés tchèques et roumains, tout concourut à faire de cette expérience prématurée un échec. C’est l’armée, conduite par l’amiral Miklós Horthy et encouragée par les militaires français, qui reprit la capitale et organisa la répression. L’amiral Horthy institua un régime contre-révolutionnaire, une monarchie sans roi qui devait durer jusqu’en 1944, en se donnant, à partir de 1921, toutes les apparences de la légalité. Régime conservateur par excellence, il maintint au pouvoir la noblesse, tandis que la communauté juive était victime de lois d’exception (elle fut ensuite livrée à l’extermination nazie). Horthy dut cependant signer le traité de Trianon, en 1920, qui laissait d’importantes minorités hongroises hors du territoire national. Celui-ci était une caricature de la Hongrie millénaire et ne pouvait qu’encourager l’irrédentisme hongrois. Un nationalisme étroit devait servir d’alibi au régime de Horthy pour esquiver tous les vrais problèmes (chômage, réforme agraire). La Petite Entente (Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie) avait pour but d’isoler et de neutraliser la Hongrie. Après avoir réclamé une révision du traité de Trianon, le gouvernement hongrois se rallia, sans beaucoup d’illusion, à la cause du Reich qui lui laissa reprendre Koice (1939) et récupérer une partie de la Transylvanie (1940). En revanche il fut contraint d’entrer en guerre contre l’Union soviétique et dut participer sans enthousiasme aux opérations sur le front russe. Débordé sur sa droite par les Croix fléchées, Horthy ne sut pas se dégager du conflit, qui se termina par un désastre pour son pays : l’occupation allemande, Budapest transformé en champ de bataille (1944-1945), puis l’occupation soviétique. Finalement, un gouvernement issu de la Résistance se constitua à Debrecen pour relever les ruines de la guerre et bâtir une société nouvelle.
3. La Hongrie sous le
communisme (1945-1989)
Le fait d’avoir de 1941 à 1944
(et même au-delà) combattu aux côtés de l’Allemagne nazie a livré la Hongrie,
pays vaincu, à la puissance soviétique. S’y installant dès l’automne de 1944,
les Soviétiques ont dans un premier temps (1945-1948) toléré qu’il y règne une
relative liberté sous la forme d’un parlementarisme à l’occidentale, encore que
le nouveau régime ait dû se plier à la volonté de la puissance occupante et
concéder des privilèges exorbitants à un Parti communiste agissant de concert
avec Moscou. Mais, dès 1947, les forces non communistes du pays ont subi
d’immenses pressions tant du côté des Soviétiques que de la part des
communistes locaux et finirent par être liquidées les unes après les autres.
L’année 1949 vit la proclamation d’une « république populaire » à la
soviétique qui devait durer quarante ans.
L’histoire de la Hongrie
ommuniste a été marquée par un soulèvement général (automne de 1956) qui a
fortement impressionné les Soviétiques comme d’ailleurs le monde occidental et
asiatique, peu habitué jusque-là à voir un peuple tout entier se révolter
contre le communisme. Pendant les trois décennies suivantes, les Hongrois ont
réussi à arracher à Moscou des concessions leur permettant d’aménager le
système de façon à le rendre à la fois plus viable et plus supportable.
D’aucuns ont comparé cet aménagement au compromis de 1867 ; cependant, à
la différence de celui-ci, les tolérances obtenues après 1956 n’ont pas été
négociées dans la clarté ni inscrites dans les lois du pays.
En dépit de cette situation exceptionnelle qui fit de leur pays pendant un quart de siècle (1964-1989) la « vitrine » du monde soviétique, les Hongrois devaient être en 1989 les premiers, avec les Polonais, à rejeter le communisme et à se donner à nouveau un système institutionnel s’inspirant des principes de la démocratie occidentale.
La mise en place de la domination communiste
Dès l’automne de 1944, les
Soviétiques, s’emparant de l’est et du nord-est de la Hongrie, s’emploient à y
constituer un rassemblement politique antiallemand et antifasciste avec l’aide
des personnalités de gauche et des généraux ayant déserté l’alliance allemande.
Sous l’impulsion des communistes moscovites arrivés avec les troupes
soviétiques et mandatés par le Kremlin, un Parlement provisoire est créé à
Debrecen, qui « désigne », le 21 décembre 1944, un gouvernement
provisoire conformément à la liste arrêtée peu avant à Moscou par Molotov et
ses collaborateurs. Ce gouvernement sera présidé par un partisan de l’amiral
Horthy, le général Béla Miklós, militaire de carrière sans envergure et sans
assise politique. Après la signature de l’armistice, le 20 janvier 1945 à
Moscou, et à mesure que les troupes allemandes sont chassées du territoire
hongrois, ce gouvernement provisoire commence à prendre forme ; il
s’installe dans la capitale et essaye de remettre en marche une administration
décomposée par la fin de la guerre et l’occupation du pays. Au printemps de
1945, une réforme agraire de grande envergure est décidée et immédiatement mise
en application en dépit des réserves des partis modérés. Le Parti communiste,
considéré comme le porte-parole des forces d’occupation, s’installe un peu
partout et s’assure surtout des postes clés dans la police et les forces
armées.
Mais, de la volonté même des Soviétiques, le jeu politique garde encore certaines apparences d’ouverture. Les élections législatives du 4 novembre 1945 consacrent la victoire du parti modéré, celui des « petits propriétaires indépendants », qui obtient 57% des suffrages. Sous la pression du maréchal Vorochilov, président omnipotent de la commission militaire alliée, un gouvernement de coalition sera constitué avec un communiste comme ministre de l’Intérieur. En février 1946, l’Assemblée nationale proclame la République et le chef de gouvernement, le pasteur Zoltán Tildy, est élu président de la République ; il sera remplacé à la tête du gouvernement par l’homme fort du parti des petits propriétaires, Ferenc Nagy. À partir de cette date, la pression des communistes s’accentue avec, comme double but, de disloquer le parti majoritaire et de phagocyter les autres partis « de gauche ». C’est à cette époque que le leader tout-puissant du Parti communiste hongrois, Mátyás Rákosi , inaugure la tactique « du salami » consistant à neutraliser ou à chasser, les uns après les autres, les éléments les plus dynamiques du camp adverse, voire des partis alliés. La police politique – solidement tenue entre les mains du P.C. – « découvre » une conspiration politique et réclame, au début de 1947, la tête du secrétaire général chevronné du parti majoritaire, Béla Kovács ; devant le refus réitéré de l’Assemblée nationale de le livrer à la police, ce dernier sera arrêté directement par les Soviétiques et emmené dans une prison de Russie (d’où il ne reviendra que huit ans plus tard !). C’est la panique totale dans les rangs des forces non communistes ; des centaines d’hommes politiques prennent la fuite, et le chef du gouvernement, Ferenc Nágy, qui se trouve en voyage en Suisse, préfère lui-même ne plus rentrer une fois mis au courant – téléphoniquement, par Rákosi en personne – des « graves présomptions » pesant sur lui. Ses successeurs, Lajos Dinnyés, puis István Dobi, bien que choisis dans le parti ex-majoritaire, ne seront plus que de simples fantoches sans la moindre influence réelle. Le renouvellement anticipé de l’Assemblée nationale, le 31 août 1947, permettra au Parti communiste de devenir – avec 21,8% des suffrages acquis pour une partie frauduleusement – premier parti de la nation : toutes les autres forces politiques se trouvent, en effet, brisées. Ce qui subsiste des opposants sera muselé – pour ne pas dire liquidé – dans les mois suivants. En juin 1948, le Parti social-démocrate, purgé de ses éléments « droitiers », décide de fusionner avec le Parti communiste dont il adopte le credo léniniste. Compromis dans une affaire montée de toutes pièces, le président de la République est acculé à la démission.
La soviétisation du régime
Les obstacles à la soviétisation
pure et simple sont désormais levés et, en mai 1949, l’assemblée nationale
issue des dernières élections plus ou moins libres est remplacée par une pseudo
assemblée, « élue » à partir d’une liste unique établie par la
direction du Parti communiste au nom d’un « Front national »
fantomatique. Le 18 août 1949, cette assemblée va adopter une nouvelle
constitution, calquée sur la Constitution soviétique de 1936, et la République
– privée de pluralisme et de toute liberté d’expression – sera
désormais appelée « populaire ». Entre-temps, les nationalisations
intervenues entre 1945 et 1948 ont achevé de rendre l’économie hongroise
perméable aux méthodes soviétiques de planification et de gestion centralisées.
Dès 1949, la suppression de la petite propriété agricole – c’est-à-dire de
la réforme agraire – est également inscrite au programme du régime ;
une collectivisation forcée s’ensuivra.
La soviétisation se manifeste
aussi au sein du Parti communiste. Après l’emprisonnement des adversaires
politiques et des chefs d’Église – notamment, au début de 1949, du
cardinal Mindszenti –, à partir de mai 1949 vient le tour de l’ennemi
intérieur. Un procès monstre est mis en scène, à Budapest, contre László Rajk,
ex-ministre de l’Intérieur et rival potentiel de Mátyás Rákosi, accusé, tout
communiste exemplaire qu’il soit, de connivence avec le régime yougoslave et
l’« impérialisme ». Ce procès servira d’ailleurs de modèle à
d’autres, tant en Hongrie que dans les pays voisins. À travers Rajk, le metteur
en scène– Staline – vise d’une part toute velléité d’indépendance des
partis communistes au pouvoir, d’autre part le « révisionnisme »
yougoslave expulsé peu avant de la communauté des Partis communistes. Mais la
condamnation à mort et l’exécution de Rajk (et de quelques autres dirigeants)
ne sont que la partie visible d’un iceberg de persécutions : on estime, en
effet, qu’au début des années cinquante près de 5% de la population hongroise a
connu les prisons et les camps de concentration et des milliers de personnes y
ont péri. Mátyás Rákosi (depuis 1952 à la fois chef du parti et chef du
gouvernement) a su imposer à la Hongrie un régime authentiquement stalinien.
Cette première période du
communisme triomphant apparaît rétrospectivement non seulement comme celle de
la terreur intégrale mais aussi comme celle d’un gâchis non moins absolu.
Destruction d’une agriculture florissante, projets d’industrialisation absurdes
et coûteux, chute brutale du niveau de vie ont été les conséquences les plus
visibles de la politique de cette période. Du côté de la population, le
mécontentement a été d’autant plus vif que, jusqu’en 1949, le pays, rapidement
remis des ruines de la guerre, semblait évoluer vers une certaine prospérité,
modeste mais réelle.
Après la mort de Staline en 1953,
un vent nouveau souffle à Budapest. Désavoué par les dirigeants soviétiques,
héritiers de Staline, Rákosi doit se démettre de sa fonction de chef de
gouvernement (qui sera confiée à un communiste plus modéré) tandis que la
direction du parti est seulement remaniée. Investi le 4 juillet 1953, le
nouveau chef de gouvernement, Imre Nagy , annonce immédiatement un
« nouveau cours » plus humain, très en avance sur la déstalinisation
soviétique : fermeture des camps d’internement, arrêt de la
collectivisation de l’agriculture, abandon des projets d’industrialisation de
prestige au profit de la production des biens de consommation, revitalisation
de l’artisanat privé, respect de la légalité. Encouragés par la politique
d’Imre Nagy, des écrivains font état des doléances de la population, la vie
publique se dégèle. Mais Rákosi, toujours chef de parti, n’a pas abandonné la
partie : il contrecarre les réformes gouvernementales et dresse l’appareil
du parti contre Nagy. Au printemps de 1955, ce dernier sera relevé de toutes
ses fonctions et remplacé à la tête du gouvernement par un jeune assistant de
Rákosi, András Hegedüs.
Toutefois, après la réconciliation entre Belgrade et Moscou (mai 1955) et, surtout, après la dénonciation de Staline par Khrouchtchev (févr. 1956), des troubles apparaissent de nouveau en Hongrie. En juillet 1956, Mátyás Rákosi est contraint par les Soviétiques à donner sa démission, cette fois définitive ; il est vrai que sa place sera occupée par un autre stalinien, Ernö Gerö. Ce changement est d’autant plus dérisoire qu’entre-temps Budapest est devenue le théâtre d’une effervescence intellectuelle de plus en plus ouvertement oppositionnelle. Celle-ci est attisée par le journal des écrivains ainsi que par les débats – publics – d’un club politique nouvellement surgi, le cercle Petöfi. L’opinion exige une déstalinisation réelle, voire un retour à la démocratie de l’après-guerre immédiat. Au début d’octobre, les funérailles officielles de Rajk – officiellement « réhabilité » – se transforment en une grandiose manifestation d’indignation silencieuse. Il ne faut plus qu’une étincelle pour que tout explose.
La révolution de 1956
L’étincelle viendra de Varsovie,
avec les changements dramatiques qui ramènent Wladislaw Gomulka au pouvoir. Le
22 octobre 1956, des tracts d’étudiants circulent à Budapest et sont
collés sur les murs de la ville : ils explicitent les revendications de la
nation, parmi lesquelles le retour d’Imre Nagy, des élections libres et la
révision des rapports avec l’Union soviétique. Le 23 octobre, une réunion
de solidarité avec la Pologne, convoquée par le cercle Petöfi, se transforme en
manifestation gigantesque devant le Parlement : la foule s’y entasse et
attend qu’un miracle se produise. À l’issue de tout un après-midi d’attente
vaine, des émeutes éclatent dans la soirée : devant la Radio (dont les
responsables refusent de donner lecture des « postulats » des
manifestants) et autour de la statue de Staline (qui sera déboulonnée dans une
allégresse sauvage) . Des coups de feu partis de l’édifice de la Radio
déclenchent l’insurrection armée. Celle-ci est le fait de jeunes gens
inorganisés qui se découvrent et se regroupent dans le feu de l’action. Dans la
nuit, les dirigeants du Parti, retranchés derrière les murs du comité central,
appellent – trop tard – Imre Nagy à la tête du gouvernement et
demandent aux forces soviétiques de rétablir l’ordre. Dès lors, les insurgés
s’attaquent aux chars soviétiques qui cherchent en vain à investir par la force
les rues de la capitale. L’ordre communiste est débordé par des comités
révolutionnaires et des conseils ouvriers qui se mettent spontanément en place,
d’abord à Budapest, puis en province. Pendant une semaine troublée, Imre Nagy,
dont le gouvernement sera plusieurs fois remanié, se trouve coincé entre les
exigences du peuple en révolte et la pression des Soviétiques. Il cherche à
sauver ce qui, du passé, est sauvable, tout en évoluant vers une démocratie
nouvelle. Le 30 octobre, il annonce le retour au système multipartiste et
fait appel aux personnalités les plus éminentes de la coalition d’après guerre.
Toujours sous sa présidence, et alors que les groupes d’insurgés acceptent
enfin de collaborer, un gouvernement de coalition, majoritairement non
communiste, se met en place et demande le retrait des troupes soviétiques,
requête à laquelle Moscou répond d’abord favorablement. Mais les assurances
données par l’ambassadeur soviétique, Youri Andropov, sont contredites par
l’entrée massive de troupes venues d’Ukraine. Le 4 novembre, un groupe
d’anciens communistes réfugiés sous la protection des autorités soviétiques et
se réclamant de la direction de János Kádár – nommé par les Soviétiques
chef du parti à la place de Gerö discrédité –annoncent la formation d’un
contre-gouvernement. Alors que le gouvernement légal d’Imre Nagy vient de
proclamer la neutralité de la Hongrie et son retrait du pacte de Varsovie, les
chars soviétiques réoccupent peu à peu tout le pays . La résistance armée sera
brisée en une semaine , les conseils ouvriers et les comités révolutionnaires
démantelés en un mois et demi, et les arrestations massives commenceront à la
fin de novembre avec la déportation (d’abord vers la Roumanie) d’Imre Nagy.
La défaite de la révolution hongroise
de 1956, qui était sans doute inscrite dans le rapport des forces, n’enlève
rien à la signification de cet événement. Le message de la Hongrie révoltée a
été immédiatement reçu à travers le monde, peuple et gouvernement soviétiques
compris. Première tentative d’une nation entière visant à se débarrasser du
communisme – que les autres tentatives analogues, en Tchécoslovaquie, en
Pologne et en Afghanistan devaient suivre douze ou vingt-quatre ans plus
tard –, l’événement est resté gravé dans la mémoire collective non
seulement comme un acte de bravoure et d’héroïsme mais aussi comme une page de
l’histoire universelle de la liberté.
La consolidation du régime
communiste et le nouveau compromis hongrois
Avec l’écrasement de
l’insurrection nationale, c’est János Kádár qui s’installe à la tête du pays,
d’abord comme chef de gouvernement, puis comme chef du parti ; il sera
réélu secrétaire général à chaque congrès du parti, de 1957 à 1984, jusqu’au
congrès extraordinaire (« conférence ») de mai 1988 qui fera de lui
un président honorifique . Le règne de János Kádár aura donc duré plus de
trente et un ans, un record de longévité dans le monde communiste
centre-européen et, quoi qu’on pense de l’homme, son règne a bien marqué une
période ascendante dans un pays par ailleurs très éprouvé. Pendant les trois
décennies de son pouvoir, Kádár a non seulement consolidé le régime communiste
blessé à mort en 1956 mais il en a fait l’un des moins contestés par la
population. Lui qui avait commencé sa carrière sous le visage d’un traître à sa
nation et qui avait été pendant des années l’homme le plus haï de Hongrie a
fini par être accepté comme l’artisan d’une certaine paix civique, et vénéré
comme une sorte de monarque bienveillant. Ce n’est que tout à la fin de son
règne que les Hongrois, de nouveau saisis par le mécontentement et acquis à la
contestation, ont recommencé à les détester : moins pour son passé que
pour les fautes commises par lui et ses coéquipiers et parce qu’il est devenu
un obstacle au changement. Les Soviétiques, eux, l’ont au contraire considéré
comme un lieutenant et un allié particulièrement fiable qui, après avoir
pacifié son pays, en a fait une province sûre et exemplaire.
Le règne de János Kádár avait pourtant débuté par la terreur et la répression. Quelque vingt-six mille personnes ont été jugées par les tribunaux militaires et civils à la suite de l’insurrection, alors même que des dizaines de milliers de militants de la cause nationale et démocratique, armés ou non, avaient choisi, vers la fin de l’année 1956, la fuite. (Au total, près de 200.000personnes quittèrent la Hongrie, via l’Autriche ou la Yougoslavie, dans les trois mois qui suivirent l’intervention soviétique.) Sur le nombre des internements dits administratifs (c’est-à-dire sans jugement), on ne dispose pas de donnée chiffrée, pas plus que sur les personnes chassées de leurs emplois, mises en résidence surveillée ou autrement sanctionnées. Entre 1957 et 1959, des tribunaux d’exception, œuvrant en secret, ont envoyé à l’échafaud près de cinq cents personnes. Fait particulièrement odieux : de jeunes insurgés, condamnés à mort à l’âge de seize ou dix-sept ans, devaient être gardés en prison et conduits à l’échafaud lorsqu’ils atteignaient l’âge de la majorité légale ! Imre Nagy et ses compagnons, sortis d’une ambassade en novembre 1956 contre une promesse d’impunité, allaient être condamnés à mort et aussitôt exécutés en juin 1958 à l’issue d’un procès secret. D’autres promesses faites par Kádár au moment de son arrivée ne seront pas davantage respectées. C’est ainsi que, dès 1959, la collectivisation des campagnes reprend de plus belle pour être poussée, en moins de deux ans, jusqu’à son terme. Dans la vie politique du pays, si les grands responsables de l’époque stalinienne – du moins les plus compromis – sont bannis (Rákosi en particulier finira sa vie quelque part en Russie), le retour à la « normale » communiste est rapide et les institutions ne connaîtront aucune modification notable. La résistance des écrivains est vite surmontée, et la censure idéologique retrouve la place qui était la sienne jusqu’en 1956. Le P.C. renaissant de ses cendres, et s’appelant désormais Parti ouvrier socialiste hongrois (MSzMP), se remet au travail et se comporte de nouveau comme un agent de la soviétisation. Il ne se rend pas compte qu’il humilie la nation en l’astreignant à abjurer sa révolte.
Le temps des réformes
Mais au début des années soixante
l’atmosphère commence à se détendre. Constatant les succès de la pacification,
le gouvernement prend d’abord quelques mesures individuelles de clémence, puis,
en 1963, décrète une large amnistie pour les peines prononcées en rapport avec
les événements de 1956. Sur le plan économique, le régime cherche à remédier
aux conséquences néfastes de la collectivisation forcée en faisant
d’importantes concessions aux paysans concernant la mise en valeur des lopins
familiaux. La réforme de la planification – revendication vite enterrée
après 1956 – revient à l’ordre du jour. Le gouvernement –ou, plus
exactement, le parti – invite les experts à réfléchir à haute voix en
disant librement tout ce qu’ils pensent du fonctionnement des institutions
économiques. Ce grand débat économique aboutit, en 1966, à une résolution
solennelle du comité central du parti, par laquelle ce dernier s’engage à
rompre avec la planification bureaucratique, à promouvoir une politique
économique, respectant avant tout les besoins de la population, et cela en
mettant en place des « mécanismes nouveaux » fondés sur l’autonomie
des entreprises et sur l’adaptation (« socialiste ») des pratiques
marchandes. Dorénavant, la rénovation des mécanismes de la planification et de
la gestion sera au centre des préoccupations du régime. Elle subira, toutefois,
les aléas de la conjoncture politique.
La période de la rénovation
atteint son apogée avec la mise en place, le 1er janvier 1968,
d’une réforme générale des règles de fonctionnement du système économique. Pour
le malheur des réformistes, cet événement coïncide à quelques mois de distance
– mais cette coïncidence n’est pas l’effet du hasard – avec le
Printemps de Prague suivi de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes
soviétiques et alliées. La Hongrie fait partie des envahisseurs, à contrecœur,
semble-t-il, mais sans se distancier par quelque geste que ce soit de l’action
soviétique. On s’attend en Hongrie à la mise en veilleuse de la réforme :
celle-ci se produira en effet mais avec un décalage de quatre ans. En Hongrie,
à la différence de la Tchécoslovaquie, la réforme reste strictement limitée au
domaine économique. Mais les oppositions seront plus nombreuses à partir de
1972. Pendant quelques années, la Hongrie connaîtra de nouveau un certain
durcissement qui se traduira notamment par la révocation partielle des règles
favorisant la mobilité de la main-d’œuvre, par des restrictions apportées au
commerce privé effectué par les paysans, voire des coopératives, ainsi que par
un certain nombre d’épurations et de sanctions parmi les intellectuels.
Surtout, les projets visant à reconvertir l’industrie en l’incitant à s’adapter
aux marchés extérieurs resteront lettre morte, ce qui aura pour effet de
plonger le pays dans une crise économique. Souhaitant garder un niveau de vie
confortable et profitant des bonnes dispositions de ses partenaires occidentaux
mais cependant incapable d’équilibrer ses échanges extérieurs, la Hongrie se
sera endettée à un degré jamais connu (en 1988, le service de la dette a
représenté plus de 40% des recettes courantes du pays en devises fortes).
L’heure de l’austérité ayant sonné, le niveau de vie – qui a cru quasi
régulièrement de 1957 jusqu’au début des années 1980 – recommencera à
baisser, provoquant un vif mécontentement.
Le vent de la réforme et de la
conciliation va souffler cependant à nouveau à partir de 1977. Avec la Pologne,
la Hongrie sera le seul pays du bloc soviétique à tolérer un minimum de
dissidence intellectuelle. De 1977 à 1987, cette tolérance concerne surtout
l’expression littéraire autoéditée, mais ne va pas jusqu’à permettre aux
opposants de se réunir régulièrement ou de s’organiser légalement. Pendant la
crise polonaise de 1980-1981, les autorités hongroises découvrent l’intérêt
d’un syndicalisme plus actif tout en cherchant à discréditer l’idée de grève et
la confrontation à la polonaise. Les années quatre-vingt seront par-dessus tout
marquées par la réhabilitation de la petite entreprise privée : une
réforme de portée certes limitée mais qui aura eu le mérite d’avoir
considérablement rapproché le style de la vie urbaine de celui de l’Europe
occidentale. L’ouverture des frontières ira dans le même sens.
Dans cette ambiance caractérisée, d’un côté, par l’occidentalisation de la vie quotidienne et, de l’autre, par l’aggravation de la situation économique, la contestation politique ira bon train, en particulier de la part des intellectuels mêlés aux affaires publiques (économistes, sociologues, historiens, juristes...). L’année 1987 fera basculer la Hongrie dans une crise politique minant l’autorité de celui qui jusque-là personnifiait la continuité du régime. Cette crise se conclura deux ans plus tard par un changement de régime.
Bilan du kadarisme
La longévité de János Kádár a
prêté au régime une apparence de stabilité institutionnelle et de continuité
politique. Ni celle-ci ni celle-là n’ont été entièrement fictives dans la
mesure où la présence de Kádár – et, plus encore, celle des
Soviétiques – a permis au régime communiste, de 1957 à 1988, de se
« reproduire » tout en préservant son identité profonde. Si la ligne
politique a connu des changements nombreux – ce qui est, après tout,
normal –, il y avait une réelle continuité au niveau des objectifs
généraux, des méthodes de gouvernement et des manières dont le numéro un du
régime exerçait ses arbitrages.
Pendant le premier quart de
siècle après 1956, le débat politique au sein du Parti communiste hongrois a
opposé en premier lieu les pragmatiques et les tenants d’une ligne plus dure,
Kádár ayant été lui-même plus proche des premiers que des seconds. L’approche
« pragmatique » avait pour but principal de se concilier le peuple en
évitant les excès du communisme utopique ; au milieu des années soixante,
elle a conduit les dirigeants hongrois à mieux respecter les impératifs de
l’économie. Mais, avec le vieillissement du régime, le réalisme a cédé le pas à
l’immobilisme, tandis que le mécontentement de la société a fait naître, au
sein du parti, deux nouvelles tendances : celle des réformistes hardis et
celle des « défenseurs de l’ordre ». Le régime devait s’effondrer au
moment précis où les « réformistes » étaient sur le point de
l’emporter, en 1988-1989.
Sur le plan des relations
internationales, l’évolution de la Hongrie, postérieure à 1956, n’a posé aucun
problème aux Soviétiques. La Hongrie, privée de tout moyen d’action autonome,
est devenue un membre exemplaire du pacte de Varsovie : sa minuscule armée
a pu être solidement encadrée par le commandement soviétique, et sa diplomatie,
pendant longtemps dépourvue de toute ambition spécifique, nationale, agissait
en honnête courtier des Soviétiques, tout particulièrement dans les affaires
européennes. Membre du C.A.E.M. (ou Comecon), la Hongrie a activement participé
à la mise en place, depuis 1959, des organismes de coordination économique du
bloc ; elle a accepté de se spécialiser là où les plans du C.A.E.M. lui avaient
désigné une place. Ce n’est qu’avec la crise pétrolière de 1973 qu’elle a
commencé à prendre quelques distances avec le C.A.E.M. Depuis la relance, au
début des années quatre-vingt, d’une réforme économique plus radicale, la
Hongrie avait d’ailleurs de plus en plus de mal à se conformer aux rigidités
des échanges intrabloc, aussi, elle demandait, avec de plus en plus
d’insistance, l’assouplissement (la modernisation) des règles qui y prévalaient
Les relations de la Hongrie avec
l’Occident se sont améliorées. Dans les années soixante, la Hongrie est
progressivement sortie de l’isolement diplomatique où l’avaient plongée les
événements de 1956. En 1978, elle entretenait des rapports diplomatiques avec
cent cinq pays. La même année, elle avait l’honneur de se voir restituer la
couronne de saint Étienne, gardée aux États-Unis depuis 1945 ; celle-ci
lui fut rendue par une délégation américaine dirigée par le secrétaire d’État
Cyrus Vance en personne.
Dans ses rapports de voisinage,
la Hongrie communiste a évidemment privilégié les « pays frères »,
membres du pacte de Varsovie, sans pour autant s’isoler de la Yougoslavie
indépendante et neutraliste ni de l’Autriche, seul voisin à appartenir au monde
libre et « capitaliste ». Avec ce dernier pays, particulièrement proche
par une longue histoire commune, le régime Kádár a fini par nouer des rapports
spéciaux, très détendus, presque confiants alors qu’avec Belgrade les rapports
officiels (et même officieux) sont, jusqu’à la fin de l’ère communiste, restés
hypothéqués par les séquelles du conflit soviéto-yougoslave des années
cinquante. Avec la Tchécoslovaquie, la Hongrie communiste a entretenu des
relations correctes – sans plus –, qui devaient toutefois se
détériorer dans les années quatre-vingt à la suite d’un différend écologique.
Avec la Roumanie communiste, complice très active de Moscou dans l’opération
visant à surmonter les conséquences de la rébellion de 1956, les rapports du
régime Kádár ont été excellents au début pour se compliquer à la suite des
frictions opposant depuis les années soixante Bucarest à Moscou. Un autre
facteur a pesé aussi sur l’amitié officielle entre les deux régimes : la
présence en Roumanie d’une minorité hongroise forte de 2 millions d’âmes
au sort de laquelle l’opinion hongroise continuait de s’intéresser en dépit
d’une propagande officielle cherchant à faire croire que tout allait au mieux
grâce au socialisme se construisant de part et d’autre de la frontière.
Prêchant le réalisme, le régime Kádár a fini par se discréditer en raison de son
indifférence pour les communautés hongroises vivant sous la juridiction des
« pays frères ». Ses gestes tardifs visant à prouver sa solidarité
ethnique ont semé la discorde avec la Roumanie de Ceauescu sans pour
autant se concilier l’opinion domestique.
D’une manière générale, János
Kádár et son régime ont mieux réussi que leurs homologues est-européens à
pacifier la société et à lui donner le sentiment d’une certaine normalité tout
en l’intégrant aux rouages du pouvoir communiste omniprésent. Du fait de
l’amélioration sensible – spectaculaire à la campagne – des
conditions de vie, l’époque Kádár a laissé un bon souvenir que les premières
années du postcommunisme ne sont pas près d’effacer.
La vie des Églises
Le retour à la paix civile a concerné aussi la vie de Églises. Pendant plus de deux décennies, la situation du cardinal József Mindszenty, emprisonné de 1949 à 1956, et réfugié par la suite à l’ambassade des États-Unis à Budapest, a empêché toute normalisation des rapports entre l’Église catholique et les autorités communistes de Hongrie, quelle que fût d’ailleurs depuis le début des années soixante l’envie de ces dernières d’y arriver. Petit à petit, la plupart des diocèses de Hongrie ont perdu leur titulaire. Pour remédier à cette anomalie, des initiatives ont été prises de part et d’autre et, en 1964, un premier protocole fut signé entre le gouvernement hongrois et le Saint-Siège. Toutefois, ce n’est que cinq ans plus tard, en 1969, que le pape Paul VI a pu procéder aux premières nominations d’évêques depuis 1948 (une dizaine de postes vacants furent pourvus à cette occasion). Trois ans plus tard, après y avoir opposé un refus catégorique, le cardinal Mindszenty finit par accepter de quitter son refuge pour s’établir en Autriche après s’être rendu à Rome. En 1974, il s’est vu enlever son titre d’archevêque d’Esztergom ainsi que sa dignité de primat de Hongrie. Le dernier obstacle formel à la « normalisation » étant ainsi écarté, le pape Paul VI a procédé en février 1976, avec l’approbation des autorités hongroises, à la nomination d’un nouveau titulaire de l’archidiocèse d’Esztergom en la personne de Mgr László Lekai. Avec deux autres nominations intervenues au même moment, la conférence épiscopale de Hongrie est ainsi redevenue complète pour la première fois depuis la fin de la guerre. Mais il était entendu, conformément au protocole de 1964, que les nominations seraient désormais effectuées avec l’accord explicite du gouvernement hongrois. (Depuis 1948, ce fut là un point litigieux entre l’État hongrois et l’Église romaine.)
Était-ce la « normalisation » des rapports de l’État avec les Églises ainsi que le proclamaient de part et d’autre les protagonistes (rappelons qu’un petit tiers de la population hongroise se réclame du protestantisme) ? Oui et non. Oui, dans la mesure où la période des persécutions massives a pris fin. Non, dans la mesure où l’État communiste n’avait pas renoncé à son projet d’intervenir dans la vie des Églises en les contrôlant, intimidant et – quand les intéressés s’y prêtaient – noyautant. De toute façon, les Églises n’ont pas retrouvé le droit de se manifester en dehors des lieux de culte, par exemple en organisant des activités sociales et culturelles dans le cadre de la paroisse : en violation des accords, elles ont notamment été empêchées de délivrer, en marge de l’école, un enseignement religieux normal. Un office d’État puissant et secret régnait sur les Églises dont il tenait les fichiers et supervisait toutes les promotions intérieures (il devait être dissous en 1989 seulement). En somme, la vie religieuse était loin d’être libre et autonome ; bien au contraire, elle continuait d’être proscrite dans son principe. En Hongrie « kadarienne », quiconque se préparait à un poste de responsabilité autre que technique avait intérêt à ne pas afficher de convictions religieuses.
Conjointement avec les progrès de l’urbanisation et la propagation de l’athéisme, la marginalisation des Églises n’a pas manqué d’avoir des effets sur la vie religieuse du pays. Selon des enquêtes sociologiques menées à partir du milieu des années soixante, une proportion croissante de Hongrois (une nette majorité vers le milieu des années quatre-vingt, en particulier chez les protestants) s’est déclarée indifférente à la religion. Il semblerait toutefois que, vers la fin des années quatre-vingt, la tendance se soit renversée ; cela se traduisait notamment par l’essor des sectes. L’Église catholique quant à elle a vu naître en son sein des « communautés de base » cherchant à pratiquer la foi en dehors des contrôles de la hiérarchie officielle.
Au cours de la décennie de 1980, une évolution lente mais significative s’est produite dans les rapports de l’État avec les Églises et aussi dans le comportement des hiérarchies des Églises chrétiennes. Sous la pression des fidèles, celles-ci sont devenues plus exigeantes face à l’État communiste qui s’est fait, quant à lui, plus conciliant à l’égard du fait religieux. À la faveur de cette tendance, l’Église catholique a pu reconstituer des couvents, et les Églises protestantes, récupérer quelques-unes de leurs écoles confisquées en 1948. Le changement à la tête de l’Église catholique (en 1986, Mgr Lekai, décédé, fut remplacé par Mgr László Paskai) a favorisé les évolutions en cours sans toutefois introduire une rupture dans la nature des rapports entre l’Église et l’État. Il a fallu attendre l’année 1989, c’est-à-dire la chute du communisme, pour que ces rapports soient redéfinis d’une façon radicalement autre.
4. Les mutations de
l’année 1989 et l’ère postcommuniste
Dans la chaîne des révolutions
est-européennes de 1989, la Hongrie fut, après la Pologne, le deuxième maillon.
À quel moment exact a-t-elle franchi « le cap » ? Quand a-t-elle
cessé d’être un pays de type soviétique ? Impossible de répondre avec
précision. Car, pour la Hongrie, le passage à la démocratie s’est effectué à la
faveur d’une évolution sans éclats, au moyen de petites étapes dont chacune n’a
apporté que des compléments aux innovations précédemment acquises.
Aux origines de cette évolution, deux séries d’événements (pour autant qu’on se limite au paysage national en laissant de côté une troisième série non moins décisive : celle des changements survenus à Moscou sous l’impulsion de Mikhaïl Gorbatchev). La première série remonte aux années soixante-dix, elle est liée au réveil de la société hongroise. L’autre série concerne les structures mêmes du pouvoir communiste, elle se présente comme une crise multiple (de gestion économique, de succession politique et de légitimité idéologique) que le régime ne parvenait plus à surmonter. L’année 1989, marquée par une conjonction d’événements externes, les uns plus favorables que les autres, permit alors à la société hongroise de résoudre la crise du régime communiste en mettant fin à celui-ci.
Le réveil de la société hongroise
Après une longue léthargie due à
la défaite de 1956, c’est au cours des années soixante-dix que la société
hongroise en est venue à se réactiver. En 1968, seule une poignée
d’intellectuels osa élever la voix contre l’invasion de la Tchécoslovaquie
voisine. Mais quelques années plus tard, encouragée sans doute par une relative
tolérance des autorités, la création intellectuelle a pris ses distances avec
l’idéologie officielle. Dans la production littéraire et artistique comme dans
les publications touchant à l’histoire ou aux sciences sociales, le choix des
thèmes devenait plus libre de même que la manière dont on les traitait :
le parler marxiste-léniniste a perdu son monopole (tout en restant
prédominant). Les décennies qui séparent 1968 de la crise finale n’ont, certes,
pas été exemptes de répressions ni d’intimidations envers les rebelles mais
après 1975, année où une tentative maladroite a été faite pour instituer le
procès d’un livre-reportage critique sur la condition ouvrière (Salaire aux
pièces, de Miklos Haraszti), aucun intellectuel n’a été mis en prison.
C’est d’autant plus remarquable que la décennie et demie suivante a vu naître
en Hongrie – à Budapest surtout – le samizdat organisé et de
plus en plus « politique ». Le public de cette nouvelle littérature
oppositionnelle était, certes, restreint, de même que le nombre encore plus
limité de ceux qui risquaient leur emploi pour y participer activement (celui
qui publiait dans le samizdat – ou qui signait une pétition – perdait
vite son poste d’enseignant, de journaliste ou de chercheur) ; le petit
monde du samizdat n’en a pas moins apporté une révolution : la fin du
contrôle absolu exercé par le pouvoir sur l’opinion publique.
Loin de la capitale, un autre
segment de la société hongroise commençait à donner des signes
d’impatience : celui des patriotes frustrés. Dans les années soixante, en
effet, le rétablissement de la liberté de circulation entre les États
communistes avait permis à des centaines de milliers de Hongrois de découvrir leurs
parents ethniques – souvent leurs parents au sens littéral – vivant
au-delà des frontières, sous administration roumaine, yougoslave ou
tchécoslovaque. (L’U.R.S.S. elle-même, où vivaient pourtant d’autres Hongrois
détachés de la mère patrie en 1919, puis en 1944, est restée fermée jusqu’à la
fin.) Ces retrouvailles, que les autorités roumaines ont tout fait pour rendre
pénibles, ont fait naître du côté hongrois des sentiments d’identité blessée et
de nostalgie, début d’un éveil nationaliste. C’est là que le courant
national-populiste, groupé autour de l’illustre Gyula Illyés, poète et tribun,
a trouvé son public naturel en développant un discours qui, littéraire et
symbolique au départ, a pris des couleurs de plus en plus sociales et
politiques. Vers le milieu des années quatre-vingt, dans le commun refus du
communisme déclinant, un rapprochement se dessine entre les deux milieux :
« démocrates » (formés par le samizdat) et « nationaux »
(issus des mouvements de solidarité ethnique avec les minorités hongroises
au-delà des frontières). Mais la mouvance nationale-populiste rencontre aussi
un écho du côté du parti dirigeant qui, précisément en ces années, se trouve
confronté à une crise d’insuccès politique et économique.
Cette crise a en effet réactivé
au sein du parti dirigeant le P.S.O.H. (Parti socialiste ouvrier hongrois) les
éléments mécontents dont les uns (Rezsö Nyers) préconisaient des réformes
économiques hardies, les autres (Mátyás Szürös) s’opposaient à la tiédeur
nationale de la ligne officielle, la contestation la plus générale venant d’un
autre ami des « populistes » (Imre Pozsgay), considéré pendant un
moment comme « le Gorbatchev hongrois ». Dès 1987, la crise du
système – et d’abord, de la situation économique du pays – est
devenue si aiguë qu’en juillet János Kádár dut se résigner à partager son
pouvoir en nommant un nouveau chef de gouvernement en la personne du dynamique
et ambitieux Károly Grósz. Mais les mécontents n’ont pas désarmé et, au début
de 1988, le désarroi est devenu tel que la direction du P.S.O.H. s’est vue
contrainte d’annoncer un « nouveau départ » en convoquant une
« conférence extraordinaire » du parti. Réunie en mai 1988, et dotée
des attributs d’un « congrès », cette conférence s’est débarrassée de
János Kádár (en le reléguant à un rôle purement honorifique) et a renouvelé de
fond en comble les organes dirigeants du parti. Élu secrétaire général à la
place de Kádár, le conservateur prudent Károly Grósz dut faire place dans le
bureau politique comme dans le gouvernement aux réformateurs Rezsö Nyers et
Imre Pozsgay. La nouvelle équipe s’est prononcée en faveur d’une réforme
« radicale » tant en matière économique que pour les méthodes
d’exercice du pouvoir. Elle a reconnu que la méthode léniniste était à revoir et
que le temps était mûr pour « un pluralisme socialiste ». Le pays
comprit qu’on allait vers des mutations majeures.
La transition vers la démocratie
Déjà, la fin de l’année 1988
connaîtra un infléchissement de la pratique législative (élargissement du rôle
du Parlement) en dépit des tentatives du pouvoir visant à imposer des limites
au débat public. Profitant des hésitations des différentes instances
gouvernementales, la presse commence à s’émanciper et des mouvements
indépendants entrent en scène. Avec la complicité du ministre de la Justice, un
communiste libéral, la séparation de l’État et du « parti », une loi
fort généreuse sur le droit d’association et même le multipartisme vont être
arrachés par l’opinion publique ou, plus exactement, lui être offerts en cadeau.
L’idée d’une économie mixte est substituée au socialisme étatique, et le
gouvernement accepte en principe que de vastes secteurs de l’industrie soient
privatisés avec ou sans participation étrangère. Le 23 novembre, le chef
du parti, Grósz, cède son poste de Premier ministre au jeune économiste Miklós
Németh qui, tout en venant du sérail, va bientôt s’en détacher ostensiblement.
Une deuxième étape commence en
mars 1989, durant laquelle les deux principaux courants de l’opposition (le
Forum démocratique, de tendance nationale-populiste, et l’Alliance des
démocrates libres, de tendance sociale-libérale) se transforment en partis et
où les mouvements d’opposition, une petite dizaine au total, se liguent sous la
forme d’une conférence permanente appelée Table ronde de l’opposition. Ces
mouvements, qui jusque-là avaient affronté le pouvoir en ordre dispersé, vont
désormais agir de façon concertée. En avril 1989, un dialogue s’établit entre
l’opposition et le pouvoir sous la forme de commissions (dites « triangulaires »
mais en réalité paritaires) dans lesquelles vont être négociées les
dispositions légales nécessaires à la transition, dont une loi électorale
instituant le pluripartisme et la refonte totale de la Constitution. Dans un
premier temps, le pouvoir refuse de concéder l’essentiel et voudrait limiter
les changements pour les maintenir dans le cadre d’un « socialisme
démocratisé ». Surviennent alors quelques événements dans le pays et
au-delà des frontières, qui minent la résistance d’un pouvoir déjà fortement
divisé. Ce sont : l’impact symbolique des obsèques solennelles des martyrs
de 1956 (16 juin) ; cinq ou six élections partielles, toutes perdues
par les candidats du pouvoir (juill. 1989) ; enfin, en Pologne, la
défaite électorale du Parti communiste permettant à l’opposition d’arriver au
gouvernement (juin-septembre).
Sous l’effet de ces
avertissements et du désarroi provoqué par la réhabilitation de 1956 (le
16 juin a été vécu par le pays comme l’enterrement du communisme), le
pouvoir décide de lâcher du lest dans la négociation avec l’opposition. Au
terme de laborieuses tractations, un accord est signé en septembre qui porte
sur les principes et les institutions d’une nouvelle république non socialiste
dans laquelle le P.C. sera dépouillé de tous ses privilèges pour n’être qu’un
parti politique parmi d’autres. C’est aussi la fin dramatique de l’unité des
oppositions : les démocrates libres du SzDSz (Szabad Demokratàk
Szövetsége) suivis notamment par les jeunes démocrates (FiDeSz) refusent de signer
l’accord auquel ils reprochent de laisser intactes la puissance
organisationnelle et la force paramilitaire du P.C. et, surtout, d’avoir
concédé une première élection présidentielle au suffrage universel qui pourrait
porter à la victoire le ministre Imre Pozsgay, chef de file des communistes
réformateurs et unique candidat largement connu. Se voyant accusé de complicité
avec le pouvoir, le Forum démocratique rompt avec les démocrates libres qu’il
va désormais traiter en adversaires.
Une troisième et dernière étape
de la transition politique débute avec la rentrée parlementaire de l’automne de
1989, elle ira jusqu’aux élections législatives de mars-avril 1990. C’est
l’heure du Premier ministre Miklós Németh qui, non sans adresse, réussit à
faire adopter par le Parlement sortant – une assemblée élue en 1985 sous
le règne du parti unique – toutes les lois fondamentales élaborées autour
de la table de négociation entre pouvoir et opposition. Si modifications il y
a, elles vont plutôt dans le sens des « radicaux ». C’est ainsi que
les milices ouvrières seront abolies et les cellules du P.C. interdites sur les
lieux de travail. (Cette dernière mesure contredit la volonté du bureau
politique du P.C. dont Németh est pourtant membre.) La nouvelle République
– non « populaire » mais démocratique à l’occidentale – est
proclamée le 23 octobre 1989, trente-troisième anniversaire, jour pour
jour, du soulèvement populaire de 1956. Comme prévu, Imre Pozsgay brigue la
présidence mais, ô surprise ! cette première élection au suffrage
universel n’aura pas lieu. C’est que les démocrates libres, toujours épaulés
par leurs jeunes alliés, ont demandé un référendum populaire sur ce sujet ainsi
que sur quelques autres restés en suspens dans l’accord de septembre. Leur
pétition, qui propose notamment que l’élection présidentielle soit reportée à
une date postérieure aux législatives, recueille suffisamment de signatures
pour que les autorités soient tenues de consulter le peuple par référendum. Le
26 novembre, une majorité d’électeurs se range du côté des pétitionnaires
(encore que cette majorité soit des plus faibles en ce qui concerne le report
de l’élection présidentielle). Les chances du candidat Pozsgay sont
compromises, mais le Forum démocratique lui-même se trouve en mauvaise posture
dès lors qu’il a préconisé l’abstention.
Cependant, la plus grande surprise de cette fin d’année est la disparition du Parti communiste. Au début de l’automne, ses dirigeants voulaient faire un pas de plus sur la voie de la rupture avec le léninisme ; ils ont donc convoqué un Congrès extraordinaire dont les délégués, d’abord très divisés, ont fini par se décider pour la création d’un nouveau parti appelé Parti socialiste hongrois (P.S.H.). Ce nouveau parti s’est donné pour dirigeants la crème des anciens réformateurs et se déclare non communiste. Exit Grósz et, avec lui, toute la bande des fidèles de Kádár qui vont bientôt reconstituer l’ancien parti sous son sigle « ouvrier » : P.S.O.H. (le parti des communistes hongrois s’était appelé Parti communiste hongrois de 1944 à 1948 ; Parti des travailleurs hongrois de 1948 à 1956 ; enfin, Parti socialiste ouvrier hongrois [P.S.O.H.] à partir de novembre 1956). Mais, à la stupéfaction générale, le P.S.H. n’attire que quelques dizaines de milliers d’adhérents sur les sept cent mille dont le P.S.O.H. disposait encore avant le Congrès extraordinaire d’octobre 1989. La débandade est telle que même les ministres du gouvernement en exercice – pratiquement tous des anciens du Parti communiste, c’est-à-dire du P.S.O.H. – hésitent à se déclarer membres du nouveau parti. C’est donc vraiment la fin d’un monde, celui du « parti dirigeant », c’est-à-dire d’un pouvoir omniprésent et intégral se situant en amont des lois, au-dessus du commun des mortels... Le Premier ministre, qui comprend que le néant du P.C. lui retire sa légitimité, résout son problème en se prévalant de la confiance du Parlement. Certes, nul n’est dupe de cet artifice (les élus faits députés par l’ancien régime sont-ils encore « légitimes » ?), mais si grande est la volonté de sortir du communisme pacifiquement et en toute légalité que le gouvernement reste toléré, voire obéi jusqu’à la fin.
Les élections de 1990 et la formation d’un nouveau gouvernement
Dans l’euphorie de la liberté
retrouvée, des dizaines de « partis » politiques ont vu le jour,
faisant craindre une surabondance pour les élections fixées finalement
– afin de laisser à tous ces nouveaux venus le temps de s’organiser –
pour le début du printemps de 1990. La loi électorale, négociée durant l’été de
1989 et approuvée par le Parlement sortant, a permis d’éviter cette pléthore
qui aurait entraîné l’impossibilité de gouverner. Grâce aux conditions posées
par la loi aux candidatures, douze mouvements politiques seulement sont
parvenus à constituer des listes nationales – et quelques rares autres,
des listes départementales – admises au scrutin proportionnel, les
indépendants pouvant toutefois concurrencer les candidats des partis dans les
cent soixante-seize circonscriptions uninominales où le vote comportait
(pouvait comporter) deux tours à la française. En fin de compte, les six plus
grands partis ont récolté non seulement les deux cent dix sièges répartis à la
proportionnelle – dont quatre-vingt-dix à l’échelle nationale et le reste
dans les départements –, mais aussi la grande majorité des sièges
individuels (165 sur 176).
Les élections législatives ont eu
lieu le 25 mars et le 8 avril 1990. La participation a été
relativement faible dès le premier tour (65% seulement des inscrits se sont
rendus aux urnes) et plus encore au second tour qui, faute de vainqueur au
premier, a été nécessaire dans cent soixante et onze circonscriptions sur cent
soixante-seize. Sur les douze partis nationalement présents, six seulement ont
passé la barre des 4 p. 100, minimum requis pour accéder à la répartition
proportionnelle des sièges. Les six partis éliminés comprenaient notamment le
P.S.O.H. maintenu (3,7 p. 100) et le Parti social-démocrate (3,6
p. 100), un vieux parti historique n’ayant pas réussi à se renouveler. Les
six vainqueurs émergeant du premier tour se trouvaient placés devant
l’obligation de se coaliser pour le second tour. Deux coalitions ont alors vu
le jour : celle des partis nationaux et chrétiens-démocrates et celle des
mouvements modernistes-libéraux, la première regroupant autour du Forum
démocratique (M.D.F.) un parti agrarien et un parti catholique (le P.P.P. et le
K.D.N.P.), la seconde réunissant l’Alliance des démocrates libres (SzDSz) et
celle des jeunes démocrates (FiDeSz). Seul, l’héritier de l’ex-P.C., le Parti
socialiste (P.S.H.), ne pouvait compter sur aucun allié. Aux yeux de l’opinion,
il symbolisait le passé plutôt que la volonté réformatrice. Dans les deux
autres groupements, le Forum se présentait comme « la force
tranquille » (slogan emprunté à la France) du changement dans la
modération, le SzDSz comme l’avant-garde résolue d’un changement radical. Le
fait que, selon les critères européens, ce dernier puisse être classé au
« centre gauche » alors que ses compétiteurs nationaux-chrétiens se
situent au « centre droit » a laissé l’opinion plutôt indifférente.
Tous les partis avaient lutté pour gagner les faveurs du « petit
peuple » mais, d’une manière générale, celui-ci est resté le grand absent
de ces élections qui passionnaient en revanche les « élites » du
pays, et surtout les gens diplômés.
Le M.D.F. apparaît donc comme le
grand vainqueur des premières élections générales de la Hongrie
démocratique ; avec ses deux alliés (P.P.P. et K.D.N.P.), il a acquis 59% des
sièges au Parlement, 29% des mandats revenant aux libéraux-modernistes (SzDSz
et FiDeSz) et moins de 10% aux socialistes. Une grande coalition de tous les
partis non socialistes se révélant irréalisable pour des raisons
psychologiques, le gouvernement fut donc formé par la coalition gagnante, avec
le président du M.D.F., József Antall, comme Premier ministre. Juriste et
historien, de sensibilité chrétienne-démocrate, J. Antall (décédé en
décembre 1993) a donné à son parti une très nette orientation pro-européenne.
Toutefois, pour que certaines lois puissent être votées et que le Parlement
puisse normalement travailler, un « pacte de bonne conduite » s’est
avéré nécessaire entre la coalition gouvernementale et l’opposition libérale.
Grâce à cet accord, l’élection du président de la République, définitivement
réservée au Parlement, a porté à la tête du pays un membre éminent du SzDSz, le
juriste et écrivain Árpád Göncz.
Les élections législatives ont
fait apparaître une dominante nationale-populiste et démocrate-chrétienne.
Mais, six mois plus tard, ce résultat devait être infirmé par les premières
élections locales que la Hongrie ait connues sous le régime démocratique. Ces
élections ont permis au courant libéral, le SzDSz, secondé par le FiDeSz, de
conquérir la municipalité de la capitale ; ces deux partis se sont aussi
assuré le contrôle de la grande majorité des autres communes de plus de dix
mille habitants, à l’issue, il est vrai, d’une élection que la majeure partie
de la population avait boudée.
La transition politique de la
Hongrie a donc eu un caractère progressif, négocié, sans heurt et presque
consensuel que le contexte international n’explique que partiellement. Elle a
été rendue possible par l’implosion du P.C. local et favorisée par le laxisme
de l’empire soviétique déjà proche de sa fin. Mais la direction en avait été
tracée par la ferme volonté des Hongrois de recouvrer leur indépendance et de
regagner la voie d’une démocratie moderne, libérale et européenne.
Les difficultés du postcommunisme
Au cours de la période qui s’est
ouverte avec les élections de 1990, la Hongrie a vécu une histoire relativement
tranquille, sans conflit interne majeur, tout en se situant dans une région
« chaude » du fait de la proximité des Balkans. Le système politique
qu’elle s’était donné en 1989-1990 s’est révélé stable. Le jeu politique a été
marqué par les joutes entre une majorité parlementaire de centre-droit et une
opposition libérale de centre-gauche, épaulée à l’occasion par un parti
socialiste assagi. La coalition au pouvoir a toutefois connu quelques
dissensions du fait de la présence en son sein d’un parti agrarien tenté par la
démagogie en faveur de la petite propriété traditionnelle et, au sein même du
parti de József Antall, d’un courant ouvertement d’extrême droite, nationaliste
et antisémite. J. Antall, qui avait réussi en 1990 à neutraliser les
romantiques de son parti avec leurs idées de « troisième voie », eut
moins de chance, peut-être moins de détermination aussi, dans sa lutte contre
les extrémistes menés par l’écrivain István Csurka (un des pères fondateurs du
M.D.F.). Lorsque, au début de 1993, il est enfin parvenu à les isoler au sein
de la direction de son parti, ce dernier se trouvait au plus bas de sa
popularité. Les sondages le donnaient d’ailleurs perdant dans l’hypothèse
d’élections anticipées sans qu’une majorité nette se dessine du côté des
libéraux (ou de quiconque).
Mais l’impopularité du
gouvernement avait, selon toute évidence, des causes économiques plus que
politiques. Le passage à l’économie du marché, en effet, s’est révélé beaucoup
plus long et plus pénible que prévu. L’effondrement des économies
est-européennes – qui étaient jusqu’en 1989 les principaux débouchés de la
Hongrie tant industrielle qu’agricole – conjointement avec la nécessité
d’abandonner maintes activités techniquement dépassées et non rentables a
plongé le pays dans une récession profonde aux conséquences sociales graves.
Tout en évitant une chute dramatique du niveau de vie ou une désorganisation de
la vie quotidienne « à la russe » – des transports publics aux
services sociaux, rien n’a cessé de fonctionner « normalement »,
l’inflation elle-même a pu être cantonnée dans des proportions
raisonnables –, la Hongrie a vécu de plus en plus mal les difficultés de
la transition économique. Comme dans tant d’autres pays de la région, la
population avait tendance à en imputer la responsabilité aux
« politiques » en général et au gouvernement en particulier. Les
nostalgiques du socialisme, peu nombreux en 1989, se multipliaient à proportion
des espoirs déçus. Le pessimisme naturel des Hongrois y aidant, l’espérance
démocratique de la révolution de 1989 devait subir, deux ou trois ans plus
tard, une sorte de rejet. Aux élections partielles, l’abstentionnisme a pris
des proportions inquiétantes.
Et pourtant, les premières années
du postcommunisme ont donné à la Hongrie une vie politique et institutionnelle
« normale ». Elles ont permis aux Églises de retrouver leur autonomie
traditionnelle et une liberté d’action comprenant l’enseignement général ;
à la société civile, de se développer sans entraves dans le cadre (ou, le cas
échéant, en dehors) des institutions politiques nouvelles ; et aux forces
vives de l’économie, de prendre des initiatives allant dans le sens de
l’intégration européenne sans que l’État n’intervienne d’une façon
contraignante. Dans les années postérieures à 1989, le nombre des entreprises
créées se chiffrait par centaines de milliers. La presse et l’édition ont
acquis une liberté réelle, comparable aux meilleures années du libéralisme du XIXe siècle
avec toutefois, pour l’édition, la nécessité de trouver des subsides privés
comblant le trou laissé par la contraction du mécénat public. En 1990, selon la
volonté du nouveau législateur, la radio et la télévision devaient être placées
sous la direction de personnalités indépendantes du gouvernement afin d’assurer
la neutralité de ces deux médias. De ce point de vue, le bilan des premières
années d’exercice démocratique est négatif puisque, en 1992, sous la pression
des extrémistes de droite, le gouvernement de József Antall a évincé les
présidents de radio-télévision élus en 1990 – consensuellement – par
le Parlement et les a remplacé par ses hommes liges. Cette transition difficile
explique peut-être les résultats des élections législatives de mai 1994 qui
marquent la nette victoire du Parti socialiste hongrois (ex-communistes
réformateurs) de Gyula Horn, qui devient Premier ministre.
L’insécurité extérieure
Les principaux problèmes
politiques auxquels la Hongrie postcommuniste devait faire face se situaient
dans le domaine des relations internationales. Ils relevaient de la sécurité,
des rapports avec la Communauté européenne, enfin de l’évolution des rapports
de la Hongrie avec son voisinage direct.
La disparition de l’empire
soviétique et de son système militaire a créé pour les pays d’Europe centrale
un vide que l’excellence des rapports politiques avec l’Occident n’a pas comblé
automatiquement. Pour la Hongrie, ce problème se posait avec d’autant plus
d’acuité qu’elle a hérité d’une armée des plus faibles de la région, tant
numériquement que du point de vue de l’équipement. À la suite de la guerre de
Yougoslavie, qui a éclaté en 1991, une coopération militaire entre l’O.T.A.N.
et la Hongrie a commencé à prendre forme, qui a abouti en 1997 à l’adhésion de
la Hongrie à l’O.T.A.N.
L’intégration de la Hongrie à
l’Europe a fait de grands progrès entre 1989 et 1993, surtout politiquement et
culturellement. Premier pays est-européen, avec la Pologne, à être admis au
Conseil de l’Europe comme membre à part entière, la Hongrie a renouvelé sa
diplomatie et a établi des rapports de confiance avec tous les pays du monde
occidental, à commencer par les États-Unis. Elle a également conquis une place
de choix dans les échanges scientifiques, universitaires et autres. (Le Central
European University notamment y a établi son siège.) Plus difficilement ont
évolué les relations de la Hongrie avec le Marché commun en raison de l’écart
qui, économiquement, la séparait du monde hautement productif de l’Europe
occidentale. Des accords d’association ont pu être conclus sans qu’on ait pu
fixer un terme à la période de transition nécessaire avant l’adhésion intégrale
et totale.
Le chapitre le plus difficile en
politique étrangère a été cependant celui qui concernait les rapports de la
Hongrie avec certains de ses voisins. Tandis que l’incertitude régnait, après
la dissolution de la Yougoslavie, sur le sort de la communauté magyare de
Voïvodine (Serbie), le gouvernement hongrois avait aussi du mal à normaliser
ses rapports avec la Roumanie. Après la chute de Nicolae Ceauescu,
l’importante communauté magyare de Transylvanie a repris une activité politique
en créant un parti hongrois – bien représenté au Parlement de
Bucarest – et en formulant des revendications allant dans le sens d’une
plus grande autonomie. En arrière-plan de cette lutte, la Roumanie a cru
déceler des velléités d’expansionnisme hongrois tandis que Budapest, tout en
protestant de sa bonne foi, n’a pas renoncé à épauler la cause minoritaire des
Magyars de Transylvanie. Il est vrai que ce conflit, surtout symbolique, n’a
point empêché les militaires roumains d’établir d’excellents rapports de
coopération avec leurs homologues hongrois, et vice versa. Les relations de
voisinage avec la Slovaquie se sont heurtées également à des difficultés. La
situation de la minorité magyare de Slovaquie (près de six cent mille
personnes) n’était pas seule en cause ; il y avait aussi un litige
concernant un barrage sur le Danube, qui a d’ailleurs fini par aboutir devant
la Cour internationale de La Haye.
En revanche, la Hongrie a réussi
à entretenir d’excellents rapports avec l’Autriche ainsi qu’avec deux des États
issus de la république populaire fédérale de Yougoslavie (la Slovénie et la
Croatie, toutes deux voisines immédiates). Avec l’Ukraine indépendante, les
rapports de voisinage ont aussi évolué favorablement en dépit (ou à cause) de
la présence d’une autre communauté magyare nombreuse sur le territoire
subcarpatique de ce pays.
5. Structure de
l’économie hongroise
L’économie hongroise est passée,
depuis la fin des années quarante, par différentes phases. D’abord modelée sur
le standard soviétique, elle a élaboré, après le choc qu’a constitué la
révolution de 1956, une réforme d’envergure de son système de planification. Par
la suite, les mécanismes de marché seront progressivement développés. La
rupture intervenue en 1990 constitue le point de départ de la transition
postsocialiste dans laquelle l’économie hongroise s’engage en suivant une voie
graduelle.
Du modèle centralisé aux tentatives d’adaptation (1956-1967)
Avec l’arrivée des communistes au
pouvoir, à la fin des années quarante, l’économie hongroise a connu une
transformation profonde et brutale, caractérisée par l’hypercentralisation et
la gestion administrative.
L’ampleur de la révolution de
1956 se trouve à l’origine de la rationalisation du modèle centralisé et,
ultérieurement, en 1968, de l’introduction d’une réforme d’ensemble, le nouveau
mécanisme économique (N.M.É.). Les planificateurs hongrois ont d’abord procédé
à des adaptations. Dans l’agriculture, on a mis fin au système des livraisons
obligatoires. Les planificateurs ont tenté de combiner les avantages de la
grande taille, en favorisant les économies d’échelle pour les productions qui
nécessitent l’utilisation d’inputs en capital, avec ceux de la petite taille,
les lopins individuels des coopérateurs demandant d’abondants inputs en
travail. Cette complémentarité a rapidement conduit à l’accroissement de la
production et permis de dégager des surplus exportables. Dans l’industrie, on a
introduit un système de partage du profit plus équilibré entre les entreprises
et le centre ; on a réduit le nombre des directives obligatoires.
Ces tentatives de rationalisation
n’ont pas influencé la structure de l’économie hongroise ni permis d’en
accroître l’efficacité. Dans l’industrie, la « soif insatiable »
d’investissement s’est accompagnée de déséquilibres plus ou moins chroniques.
L’échec relatif de ces mesures a
conduit à une réflexion plus large. Les réformateurs ont eu la conviction que
seule une refonte d’ensemble permettrait de stimuler la croissance et
d’accroître le bien-être de la population. Trois facteurs vont peser en faveur
de l’extension des réformes : la volonté politique du leadership hongrois
de recréer un consensus après l’écrasement de la révolution de 1956 ; la
pertinence du diagnostic et des propositions des économistes ; la
stagnation de l’économie.
Objectifs et limites du N.M.É. (1968-1978)
Les objectifs de la réforme
introduite le 1er janvier 1968 étaient les suivants :
Sur le plan de l’organisation, on
a procédé à la décentralisation du système de décision en accroissant le rôle
des entreprises. Les indices quantitatifs comme le système de transmission des
instructions aux instances subalternes ont été supprimés. Parallèlement, on a
étendu les liaisons horizontales par des relations de marché. Les entreprises,
pour leurs décisions courantes, sont devenues libres de se procurer leurs
inputs et de vendre leur production. Les ministères du Plan, de l’Industrie, du
Commerce extérieur, la Banque centrale ont pris une importance croissante dans
la régulation de l’activité économique ; le plan quinquennal lui-même a
acquis un rôle stratégique, tandis que le plan annuel exprimait les
orientations de la politique économique.
Quatre types de régulateurs ont
été introduits pour guider ce nouveau système.
La régulation financière a été
confiée à des impôts levés sur la production, qui instituent une clé de partage
de la valeur ajoutée entre les entreprises et le centre. La régulation par les
taux d’intérêt et la politique financière ont été activées.
La régulation des salaires liait
la progression des revenus aux résultats de l’entreprise et aux objectifs de la
politique des revenus.
La régulation des prix a
constitué l’innovation la plus importante. La formation des prix a reposé sur
la prise en compte des coûts des facteurs de production. À côté de prix
librement formés, d’autres ont évolué entre un plancher et un plafond, une
dernière catégorie étant constituée par les prix administrés. Par ce moyen, le
centre conservait un puissant moyen de contrôler l’évolution de la formation
des prix et donc les choix des entreprises, tout en accordant une certaine
flexibilité à ces dernières.
La régulation du commerce
extérieur, enfin, portait sur la variation du taux de change en vue de rendre
compétitives les exportations hongroises.
Malgré des résultats
indiscutables – un meilleur rapprochement de l’offre et de la demande, une
plus grande souplesse du système de gestion, une plus large ouverture sur
l’extérieur –, l’adoption du N.M.É. n’a pas résolu les déséquilibres
hérités du modèle centralisé. L’évolution de l’environnement international et
des facteurs structurels expliquent les faibles performances de l’économie
hongroise.
L’introduction du N.M.É. et la
tentative d’insertion de la Hongrie dans la division internationale du travail
ont bénéficié d’un environnement initialement favorable, l’économie mondiale,
jusqu’au retournement de 1974, permettant de tirer la croissance. Ensuite, la
récession mondiale a affecté durablement l’économie hongroise. Les mécanismes
du commerce extérieur et l’orientation des échanges vers des marchés aux
logiques différentes (marché mondial d’un côté, Comecon de l’autre) ont limité
les effets de la recherche d’une spécialisation. L’arrêt des réformes
économiques dans les autres pays socialistes a freiné la décentralisation. En
outre, par son instabilité croissante, le Comecon a cessé de constituer un
marché régulier pour les approvisionnements et les débouchés de la Hongrie.
Quant aux facteurs structurels,
on citera :
Par ailleurs, le développement de
l’économie secondaire, au cours de cette période, n’a pas contribué à réduire
sensiblement la pénurie existant dans de nombreux secteurs. La plupart des
activités de ce type, de caractère individuel, donnaient lieu à une accumulation
du capital insignifiante. Toutefois, leur développement a vu l’émergence d’une
classe de petits entrepreneurs.
L’accumulation des difficultés a
conduit les réformateurs à procéder à une nouvelle vague de réformes,
accentuant, cette fois-ci, le socialisme de marché.
L’extension des réformes (1979-1986)
Le gouvernement hongrois a
combiné une politique conjoncturelle et une politique d’ajustement structurel,
arbitrant entre des mesures à court terme et d’autres dont les effets étaient
censées se faire sentir à plus long terme.
La réforme du mécanisme de
guidage a élargi la sphère des prix libres en intégrant directement le niveau
des prix mondiaux dans les prix proportionnels, afin de faire peser directement
la contrainte extérieure sur les agents économiques (ménages, entreprises). On
a réformé le système de financement des entreprises, conduites à s’autofinancer
et à recourir aux crédits bancaires pour alimenter leurs investissements. La
part des investissements centraux a décliné, se limitant aux opérations de
caractère stratégique ou aux infrastructures. La politique salariale a lié
davantage rémunération et efficacité. En 1986 a été institué un impôt sur le
revenu des personnes physiques, général et progressif, ainsi qu’une taxe sur la
valeur ajoutée. La planification, enfin, a acquis une fonction plus
macroéconomique en se concentrant sur les aspects stratégiques et sur la
prospective et en s’attachant à la cohérence des objectifs de la politique
économique.
Parallèlement, des réformes
institutionnelles ont cherché à unifier le marché plus ou moins libre des biens
et des services, le marché du travail et celui des biens de production. On a
différencié les salaires en libérant le marché du travail des contraintes
administratives. On a autorisé, au sein des entreprises d’État, la création
d’associations de producteurs faisant fonctionner, en dehors des heures légales
de travail, pour le compte de l’entreprise ou pour d’autres, les moyens de
production qui leur étaient loués. La restructuration des secteurs les moins
performants a conduit les réformateurs à prendre leurs distances par rapport au
chômage implicite ou déguisé (sous-utilisation de la main-d’œuvre) pour
admettre un chômage explicite.
Un second volet des réformes a
concerné le marché des biens de production et celui du capital. Plusieurs
mesures ont été prises jusqu’à l’adoption de la loi sur les entreprises, le 1er janvier
1989 :
Ces dernières mesures adoptées
par les réformateurs ont précisé les contours du modèle de socialisme de
marché, en accentuant le rôle du marché. Toutefois, l’accélération du processus
politique avec l’adoption du multipartisme et l’abandon des références au
socialisme étatique en 1988-1989 a explicitement posé la question de la
transition postsocialiste.
La transition postsocialiste
(1990-1993)
À la suite de la victoire d’une majorité de centre droit lors des premières élections démocratiques qui se sont déroulées en avril 1991, l’économie hongroise s’est engagée dans un processus de transformation qui doit la conduire, à terme, à une économie de marché. Les principaux traits de la transition sont : les politiques de stabilisation macroéconomiques, le développement des mécanismes et des institutions de marché, la réorientation des échanges et l’intégration dans l’économie mondiale, la privatisation et la restructuration des entreprises d’État.
La stabilisation macroéconomique
La politique économique du
gouvernement hongrois s’articule autour d’un certain nombre d’objectifs à
court, à moyen et à long terme, afin d’introduire les changements structurels
et institutionnels nécessaires pour transformer radicalement la structure de
l’économie et la rapprocher de celle des économies occidentales.
Depuis 1990, l’économie hongroise
a enregistré une baisse de ses performances macroéconomiques. La chute de la
production industrielle, beaucoup plus importante que celle du P.N.B., présente
un aspect positif : elle indique que les entreprises ont commencé à
réduire la fabrication de biens qui ne trouvaient pas d’acquéreurs sur le
marché. À ce titre, elle annonce le début de la restructuration des
entreprises. Mais, d’un autre côté, elle accompagne la contraction de la
demande interne provenant de la baisse du pouvoir d’achat et du développement
du chômage. Elle traduit aussi les difficultés de procéder à l’ajustement
structurel. La baisse du niveau de l’investissement confirme cette tendance.
L’ouverture de l’économie hongroise, la quasi-convertibilité du forint, la libération de la quasi-totalité des prix à l’exception de ceux de certains biens de première nécessité, enfin, la réduction des subventions ont contribué à la réorientation du commerce, notamment en accroissant la part des échanges avec les pays occidentaux. Le volume des exportations a nettement diminué, alors que celui des importations a continué de croître : un aspect négatif de l’ajustement est, notamment, cette incapacité de l’économie hongroise de profiter du changement de parité de la monnaie pour accroître ses parts de marché à l’exportation. L’effet prix induit par le jeu sur le taux de change n’a pas permis d’embrayer sur un effet qualité, les entreprises n’étant pas restructurées et n’ayant pas aligné leur production sur la demande externe provenant des économies de marché. En revanche, avec l’ex-U.R.S.S. et les anciens partenaires du Comecon, les échanges se sont brutalement effondrés. Comme les autres pays les plus avancés dans la transition, la Hongrie connaît ainsi quatre tendances marquées : la contraction des échanges entre les pays de l’ex-Comecon et leur orientation vers l’Ouest ; le changement de la structure traditionnelle des échanges est-européens, avec la baisse des biens capitaux ; la détérioration significative des termes de l’échange avec l’ex-U.R.S.S. ; la détérioration de la balance commerciale résultant de la baisse des exportations et de la hausse des importations.
Restructurations industrielles
et changements institutionnels
Contrairement aux prédictions des
spécialistes, il ne s’est pas produit de courbe en J à l’échelle
microéconomique des entreprises : les mesures de stabilisation
macroéconomiques ne sont pas suffisantes pour permettre à celles-ci de
s’ajuster rapidement à leur nouvel environnement. Le niveau élevé de
l’endettement du pays et le manque de capital réduisent les possibilités de
recapitalisation de l’économie, malgré l’afflux important d’investissements
directs étrangers.
La contraction de la production
industrielle a été forte. La baisse est très importante dans des secteurs comme
la métallurgie, la mécanique, les matériaux de construction (_ 30 p. 100), où la Hongrie
possédait un certain avantage ; elle est moins prononcée, mais néanmoins
significative, dans les autres secteurs comme la chimie ou l’industrie légère
(entre _ 15 et _ 20 p. 100).
L’investissement direct étranger
en Hongrie (1,5 milliard de dollars), qui mobilise à lui seul plus de la
moitié de l’investissement occidental dans la région, ne représente qu’une très
faible part de l’investissement dans le pays, même s’il produit un effet
d’entraînement et de diffusion dans le tissu industriel. L’attrait qu’exerce le
marché hongrois s’explique en grande partie par l’adaptation et l’ouverture de
l’économie hongroise au cours des deux dernières décennies. Mais les avantages
de proximité (la Hongrie permettait d’atteindre d’autres marchés, notamment
celui de l’U.R.S.S.) ont disparu. L’étroitesse du marché hongrois et le faible
avantage qu’il présente en termes de coût de la main-d’œuvre pourraient, dans
l’avenir, limiter le flux des investissements étrangers.
Le gouvernement hongrois poursuit son programme de privatisations, qui se démarque sensiblement de ce qui se fait en ex-Tchécoslovaquie et en Pologne. Fidèle à sa démarche graduelle, il a préféré les opérations de vente de gré à gré au recours à des solutions consistant à distribuer des certificats à la population et à transférer une importante partie des actifs publics à des fonds de placement (holdings financiers).
Le programme de 1990 de Jozsef
Antall prévoyait le lancement de privatisations qui devaient modifier la
structure de la propriété : la part des entrepreneurs privés dans le total
des entreprises aurait représenté entre 30 et 35 p. 100, celle des
sociétés anonymes et des organisations non marchandes entre 20 et 30%, et celle
de l’État entre 35 et 50 p. 100.
Dans les faits, le programme de
privatisations a connu un lent démarrage. Les petites privatisations (commerce
de détail et services) s’engagent difficilement, soit parce que la fraction
entreprenante de la population a déjà mis en place de nouvelles structures,
soit parce que les droits de propriété sont encore très flous (notamment
lorsqu’il s’agit d’actifs qui se trouvent localisés dans des bâtiments
appartenant à l’État), soit par défaut de ressources financières (les petites
privatisations n’ont pas été ouvertes aux étrangers). En ce qui concerne les
entreprises d’État, on doit distinguer entre transformation et privatisation.
Dans le premier cas, il s’agit, en fait, de la modification du statut juridique
des entreprises dans lesquelles l’État demeure l’actionnaire principal, soit
directement, soit en rétrocédant des parts aux municipalités ; dans le second,
les grandes privatisations résultent, dans leur quasi-totalité, de la vente à
des participations étrangères.
La privatisation dans
l’agriculture a également été engagée. L’objectif du gouvernement est de
procéder à la modification substantielle de la propriété en transformant le
statut des fermes coopératives en sociétés privées de capitaux. Les
coopérateurs voulant quitter la coopérative recevront des certificats leur
permettant d’enchérir pour l’acquisition de terres. La loi prévoit que, parmi
les terres agricoles utilisées par les coopératives, 3,4 millions
d’hectares seront distribués aux coopérateurs – 1,9 million
d’hectares qui leur appartenaient déjà ne subissant pas de modification, et 200.000
hectares, propriété de l’État, seront transférés aux autorités locales. Les
fermes d’État, au nombre de soixante-dix environ, seront placées sous contrôle
ministériel direct, les plus profitables étant rapidement privatisées, celles
qui accumulent des pertes étant liquidées. Le projet doit contribuer à la création
de huit cent mille exploitations individuelles.
Un grand absent dans le processus de privatisations est le système bancaire. On assiste même à sa recentralisation à travers la transformation des firmes d’État en sociétés anonymes, l’État récupérant les actifs que les firmes industrielles et commerciales détenaient dans le capital des banques. L’idée se fait jour qu’il serait peut-être plus judicieux de recapitaliser les banques par injection d’argent, notamment pour compenser le nombre élevé de leurs créances douteuses, que de les privatiser d’abord.
Privatisation, restructuration
et comportement des entreprises
Le gouvernement hongrois a choisi une voie originale de privatisation des entreprises publiques, qui n’est pas sans poser quelques problèmes. Le programme de privatisations s’articule autour de deux principes : celui de la restitution, notamment des terres, et celui de la vente des actifs à des repreneurs domestiques ou étrangers. Ces deux options présentent des avantages : tout d’abord, celui de l’équité, par la rétrocession des biens aux anciens propriétaires, ensuite, celui de l’efficacité, par la vente des actifs à des opérateurs possédant déjà le savoir-faire pour diriger des firmes dans un nouvel environnement. Cette procédure présente cependant une difficulté à laquelle le gouvernement s’est heurté très rapidement et qui tient à la fois à la limitation des ressources disponibles pour acquérir les actifs mis en vente et au montant élevé des coûts d’opportunité (c’est-à-dire l’avantage retiré d’un investissement effectué en Hongrie par rapport à un investissement réalisé ailleurs). Le résultat de cette démarche est que, à la fin de 1993, au bout de trois années, seulement 20% environ du secteur d’État étaient passés entre les mains d’opérateurs privés. Les firmes les plus rentables se sont vendues en premier, et le gouvernement reste ensuite possesseur des firmes les moins rentables ou posant des problèmes.
C’est ce qui l’a conduit à mettre en place une Agence pour la gestion de la propriété d’État, chargée d’administrer les firmes qui demeurent entre les mains du gouvernement. Ainsi, paradoxalement, un gouvernement libéral se trouve en charge à la fois d’opérer la privatisation et de gérer un important secteur d’État. Cette démarche est pour le moins contradictoire, dans la mesure où elle produit un effet d’éviction dommageable à l’encontre du secteur privé en mobilisant une partie des ressources financières limitées pour maintenir en activité des entreprises qui, autrement, devraient disparaître rapidement. Ensuite, la rationalité économique du gouvernement, en tant que gestionnaire, est discutable en raison du niveau limité des compétences bureaucratiques pour gérer les firmes d’État, et des ressources financières pour recapitaliser les entreprises. Un certain nombre d’entre elles, notamment les plus menacées, sont actuellement conduites à décapitaliser leurs actifs en ne procédant pas aux amortissements, en utilisant les produits des ventes pour assurer les salaires, en négociant des prêts auprès des banques pour assurer la production courante, etc. En 1993, les firmes que l’on estime en situation de faillite représentent 10% du P.I.B., 22,7% de la production industrielle, plus de 30% des exportations et 27,1% de l’emploi. Pour des raisons facilement compréhensibles (maintien de l’emploi dans les zones économiquement sinistrées), le gouvernement hésite à appliquer une politique brutale conduisant à la disparition de ces entreprises.
Le système bancaire du pays n’est
pas en mesure de jouer son rôle à l’égard des entreprises en difficulté. La
totalité des banques se trouvent encore entre les mains de l’État ; elles
ont hérité des portefeuilles d’actifs de la Banque nationale de Hongrie, avec
un grand nombre de créances douteuses. Plutôt que d’assurer le risque et de
faire pression sur les firmes en difficulté pour récupérer leurs créances,
elles préfèrent gagner de l’argent en achetant les bons du Trésor émis par le
gouvernement. Ce dernier, pour mettre fin à ce cercle vicieux, a adopté puis
mis en œuvre en mars 1993 des mesures de type debt equity swap destinées
à assainir et à recapitaliser les banques en effaçant les mauvaises dettes
estimées à 260 milliards de forints. Les banques hongroises sont censées
se trouver en meilleure position pour effectuer des prêts ou financer des
projets créateurs d’emplois, sans se soucier du passif accumulé auparavant. À
terme, les principales banques, dont la Budapest Bank et la Hungarian Foreign
Trade Bank, devraient être privatisées.
Il reste encore à la Hongrie
beaucoup de chemin à faire pour que ses structures économiques et le
fonctionnement de son économie se rapprochent de ce que l’on connaît en
Occident. Mais la voie graduelle choisie, l’émergence de nouveaux opérateurs,
enfin la volonté des dirigeants et de larges couches de la population poussent
à la transformation irréversible de l’économie. La contrepartie est, bien sûr,
la lenteur du processus et son coût social, qui se traduit par une augmentation
rapide du chômage.
6. La littérature
hongroise
La nostalgie d’une tradition
Si puissant que fut le royaume de
Hongrie du XIe au XVIe siècle, depuis saint Étienne,
apôtre du pays, jusqu’au règne des Turcs et des Habsbourg, on doit parler avec
prudence d’une littérature médiévale, qu’elle soit en latin ou en hongrois, et
l’on n’ose pas la comparer aux grandes littératures occidentales.
L’Oraison funèbre (1228),
un des premiers monuments de l’ancienne langue hongroise ; quelques
chroniques en latin, dont la première, celle de l’Anonyme, est l’œuvre d’un
clerc ayant étudié à Paris ; un grand nombre de légendes, notamment à
propos des saints et des saintes de Hongrie, comme celle du roi-chevalier saint
Ladislas ou de la princesse Marguerite, fille de roi et religieuse ;
beaucoup d’ouvrages d’édification, des chants religieux en latin et en hongrois
(dont le plus beau, traduit du latin, une Lamentation de Marie, est en
même temps le premier poème lyrique en langue hongroise), tel est l’essentiel
de ce qui reste de la littérature hongroise d’avant le XVe siècle.
Dans cet héritage respectable et digne surtout de l’attention des érudits, à
peine quelques traces modestes d’une poésie profane, épique ou lyrique. Aux
confins du Moyen Âge et d’une brève Renaissance au XVe siècle se
détache la figure du poète-évêque Janus Pannonius qui, ayant vécu longtemps à
Ferrare, fut lié aux milieux humanistes italiens. Il est, avec ses odes, ses
élégies et ses épigrammes, un poète typique de la littérature néo-latine et un
exilé dans son propre pays, car il gardera toujours son amour de la terre et de
la culture italiennes. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, pour se
faire entendre des étrangers, les meilleurs savants hongrois, géographes,
linguistes, historiens, écrivent en latin ; et si le latin ralentit
l’évolution vers une littérature nationale propre, il fut néanmoins la seconde
langue des lettrés, qui relia le pays à la civilisation européenne.
Au XIXe siècle, les
historiens de la littérature et même les écrivains romantiques ont fait des
efforts émouvants pour retrouver soit les fragments, soit les preuves
d’existence de chants héroïques ou d’une épopée nationale dans les chroniques
du Moyen Âge et dans les vieilles ballades populaires, dont quelques-unes sont
aussi belles que celles des Serbes ou des Écossais. Le résultat est mince, mais
on doit cependant à ces recherches et à ces illusions la floraison tardive et
considérable d’une poésie épique du XIXe siècle qui puise ses
sujets et ses décors dans un fonds à la fois mythique et historique, autour
d’Árpád et d’Attila comme Zalán futása (La Fuite de Zalán, 1825)
du poète Mihály Vörösmarty ou Buda halála (La Mort de Bude,
1864), chef-d’œuvre épique de János Arany, le maître, jusqu’à ce jour, de la
poésie hongroise.
On peut également citer la légende de sainte Marguerite, transposée en un roman par Géza Gárdonyi ou chantée dans une belle élégie par le poète Endre Ady, au début du XXe siècle.
L’éclosion d’une littérature nationale
Une époque tourmentée
La littérature hongroise
nationale et vraiment vivante ne prend le départ qu’au XVIe siècle,
l’une des périodes les plus malheureuses, mais aussi les plus intenses de la
Hongrie. Les Turcs s’installent pour cent cinquante ans au milieu même du pays.
De leur résidence de Vienne, les Habsbourg tiennent toute la partie ouest de la
Hongrie ; ils luttent contre les Turcs aussi bien que contre les princes
hongrois de Transylvanie qui, dans la mouvance turque, maintiendront pendant
des siècles la conscience nationale, la langue et les traditions. En outre, ces
trois Hongries sont éprouvées par les guerres de religion, entre catholiques
fidèles à Vienne, luthériens et calvinistes répandus partout, mais surtout en
Transylvanie, où ils sont en butte à leur tour aux sociniens et aux
sabbataires.
Luttes politiques, conflits
militaires incessants et polémiques religieuses pendant presque deux siècles
insufflent aux écrits du temps – pamphlets, chroniques, chants historiques,
œuvres satiriques, poésie lyrique – une vivacité, une ardeur combative qu’on
sent encore aujourd’hui à travers leur écorce rugueuse, à travers leur langage
noueux et leur logique passionnée. Si, au cours du Moyen Âge, seuls les clercs
maintenaient dans les couvents une vie spirituelle, limitée, certes, et
unilatérale, l’attachement au sol natal et à la foi héritée ou librement
choisie mobilisa ensuite toutes les couches de la population, les nobles et les
serfs aussi bien que les soldats et les missionnaires. Le type dominant de ces
siècles ne sera plus le clerc anonyme, mais le savant itinérant : d’abord
humaniste érasmien au XVIe siècle, puis théologien protestant ou
catholique, traducteur, imprimeur, philosophe ou pédagogue qui fréquente les
grandes universités de l’Europe et rentre ensuite au pays, dans son école ou
son presbytère, pour répandre ses connaissances bien que, faute de champ
d’action ou de circonstances favorables, il réside souvent en exil, pour mieux
s’instruire et aussi garder plus pure sa nostalgie du pays natal. On doit à ce
milieu la première traduction complète de la Bible (1590), encore aujourd’hui
l’une des sources du langage poétique hongrois, et une version des Psaumes sur
le modèle du texte de Théodore de Bèze et de la musique de Claude Goudimel,
toujours utilisée dans les temples protestants de Hongrie. L’un des psaumes,
traduit au XVIe siècle, sera connu dans le monde entier grâce au Psalmus
Hungaricus du compositeur Zoltán Kodály.
Les chants pieux et les chansons
militaires, les contacts réitérés avec l’Orient et l’Occident vont féconder
l’imagination du premier poète lyrique, Bálint Balassi (1554-1594). Soldat,
aventurier et patriote, nature violente, amoureux des femmes, de la nature, il
chante comme Ronsard, mais en plus sauvage, ses maîtresses et ses remords
religieux, avec des images fraîches ou savantes, en des strophes recherchées,
toujours adaptées à quelque air connu. Il créa une école poétique et une
tradition lyrique restée vivante jusqu’au début du XXe siècle.
Les chants historiques inspirés par l’action militaire furent cristallisés, en plein XVIIe siècle, par le comte Miklós Zrínyi (1620-1664) dans La Zrinyiade. Élève du cardinal Péter Pázmány (1570-1637) – chef de la Contre-Réforme en Hongrie et créateur par ses œuvres apologétiques de la prose littéraire hongroise –, Zrínyi, chef militaire notoire, ennemi farouche des Turcs et des Habsbourg, était aussi un fervent admirateur du Tasse et de Virgile. Il improvisa dans sa retraite hivernale cette épopée baroque en quinze chants en l’honneur de son ancêtre, mort en résistant au grand Soliman. Imprimée à Vienne en 1651, ignorée ou presque en Hongrie, La Zrinyiade fut redécouverte, publiée et même « embellie » au XIXe siècle.
Des « kurucz » aux
« Lettres de Turquie »
Martyr de l’indépendance nationale, par ses actes et ses écrits et surtout par sa mort mystérieuse, Miklós Zrínyi sera glorifié avant tout en Transylvanie, que son petit neveu par alliance, François II Rákóczi, défendit contre les Habsbourg. Autour de la personne de ce prince que Saint-Simon même trouva sympathique lors de leur rencontre à Versailles, une légende et une littérature s’étaient formées déjà de son vivant : la poésie mi-populaire mi-savante des kurucz (soldats croisés du prince), avec ses ballades, ses chansons et ses élégies d’exil, qui s’enracinait dans la poésie de Balassi et dont l’éclat rayonna jusqu’au XXe siècle. Le prince lui-même a écrit ses Confessions en latin, tandis que son secrétaire, Kelemen Mikes (1690-1761), composa en hongrois ses Lettres de Turquie, journal personnel, chronique en même temps de la vieillesse du prince et de la vie des exilés en Asie Mineure. Témoignage de fidélité, de nostalgie et de résignation, écrit dans le style vivant et soutenu de la conversation intime, les Lettres de Mikes connurent une audience tardive. Publiée après la mort de son auteur, en 1794, à l’époque du réveil national, cette œuvre participe à la renaissance littéraire de la Hongrie, par ce qu’elle révélait d’attachement à la langue et au sol, comme par l’attention qu’on y décelait aux courants esthétiques et spirituels de son siècle.
Le printemps du XVIIIe siècle
Si l’on entend par histoire
littéraire une vie littéraire continue et consciente qui englobe les auteurs,
leurs œuvres et leur public, ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe
siècle qu’existe une littérature hongroise proprement dite. Elle prend alors la
mesure de ses forces et de ses limites, recueille les trésors de son passé et,
s’adaptant aux exigences du temps, trouve sa place et sa mission. Au moment où
la Hongrie n’est plus que le grenier à blé de l’Autriche
« libératrice », où Herder prédit la fin du peuple hongrois noyé dans
la mer slave ou germanique, et tandis que la reine Marie-Thérèse attire à
Vienne les jeunes nobles hongrois pour les sortir de leur inculture et les
plonger dans les délices d’un certain cosmopolitisme, un peuple fatigué des
guerres, engourdi dans un bien-être relatif et tourné plutôt vers son passé
ressuscite de son dangereux sommeil. C’est à Vienne, en effet, qu’au contact de
trois grandes civilisations, la française, la germanique et l’italienne, la
littérature hongroise trouve ses premiers porte-parole parmi ces jeunes nobles
éblouis de tant de nouveautés spirituelles, et qu’elle crée ses premiers
groupes, ses revues et ses modèles pour diffuser dans les villes et les manoirs
du pays natal les appels et les œuvres, d’abord simples traductions puis, de
plus en plus, créations originales.
La littérature servit à insuffler
la vie à la nation, à l’élever ensuite au niveau de celles de l’Occident. Il y
eut une « école française » qui imita et traduisit Montesquieu,
Voltaire et Rousseau, une « école allemande » à la suite de Goethe et
de Schiller, une autre attachée à Horace et à Virgile, enfin une école
hongroise fidèle aux acteurs et aux mœurs d’un passé encore vivace.
Au milieu de ces novateurs dont
l’œuvre déborde la littérature et qui paieront leur beau zèle par l’échafaud ou
la prison s’active pendant un demi-siècle le « vieillard vénérable »
de cette période, Ferenc Kazinczy (1759-1831). Poète traducteur, réformateur de
la langue littéraire, épistolier et mémorialiste, il fut l’une de ces figures
indispensables à la bonne marche de la vie littéraire. À la suite de ces
pionniers, des auteurs de talent surgissent de partout. Sándor Kisfaludy
(1772-1844), ancien garde du corps à Vienne, puis soldat sous les guerres de
l’Empire et captif en Provence, lit en compagnie d’une belle Parisienne les
sonnets de Pétrarque et La Nouvelle Héloïse ; rentré dans sa
propriété près du lac Balaton, il tire de ses lectures et de ses aventures
amoureuses un roman lyrique en stances mélodieuses, l’une des premières réussites
de la nouvelle littérature, Himfy szerelmei, 1807 (Les Amours de
Himfy). Son frère cadet Károly (1878-1830), tombé dans la bohème, s’établit
à Pest pour y composer des pièces à l’intention de la troupe du premier théâtre
de la ville. En même temps, József Katona (1791-1830) y écrit son chef-d’œuvre Bánk
Bán, tragédie patriotique aux couleurs sombres et ardentes que son rythme
haletant et l’âpreté du ton élèvent au-dessus des drames de cape et d’épée de
l’époque. Cependant, l’auteur ne verra pas l’ascension lente et sûre de son
œuvre qui, commencée vers la révolution de 1848, reste encore aujourd’hui l’un
des rares chefs-d’œuvre de la scène hongroise. C’est encore en Transdanubie
(l’ancienne Pannonie des Romains) qu’un hobereau de campagne, Dániel Berzsenyi
(1776-1836), à force d’admirer Horace, métamorphose le sage poète latin en
romantique hongrois frémissant de passions mal domptées, dont les strophes aux
rythmes sévèrement classiques font songer à Hölderlin. Aux confins du pays,
près de la Tisza, Ferenc Kölcsey (1790-1838) mène comme Berzsenyi une vie
rustique parmi les serfs. Orateur à la Diète de Presbourg, il plaide pour les
Polonais vaincus, pour l’abolition du servage, pour les victimes de la tyrannie
habsbourgeoise. Mais il fut surtout un poète, dont l’inspiration noble et
mélancolique puisa ses modèles tour à tour dans le préromantisme européen et
dans la fraîcheur primitive des labours et des bergeries.
L’écrivain majeur de ce premier
printemps semble être le poète Mihály Csokonai Vitéz (1773-1805), éternel
étudiant vagabond qui parcourt le pays en quête de mécène, de gloire et d’amour
et meurt de phtisie à trente-deux ans, après s’être essayé à tous les genres.
Il distille une poésie simple, dure, populaire et spontanée. Il apparaît comme le
précurseur de S. Petfi, E. Ady, D. Kosztolányi.
À côté de tels poètes, la prose
et le théâtre semblent ternes et plus lents à évoluer ; la poésie de cette
période n’a guère vieilli, mais la prose ne s’assouplira qu’avec la génération
suivante. Est-ce l’absence d’un public large et constant, du contact vivant
entre les lettres et la vie ? Est-ce le manque de culture ou de tradition
préalable, ou la nature du génie créateur qui porte les auteurs hongrois vers
la poésie plutôt que vers la prose ? On constate déjà une prépondérance de
la poésie lyrique : les créateurs sont des poètes qui excellent aussi dans
l’art plus rare de la prose. Petfi, Ady, Babits, Kosztolányi sont de
brillants prosateurs, tandis que les meilleurs dépassent rarement une honnête
médiocrité en poésie. Aujourd’hui encore, les poètes hongrois prévalent en
nombre et souvent même en qualité par rapport aux prosateurs et aux auteurs
dramatiques.
L’âge d’or romantique
L’âge d’or de la littérature hongroise fut romantique dans son inspiration, « classique » dans sa perfection et sa richesse. Tout est prêt pour la rencontre privilégiée des grandes circonstances et des grandes individualités. Grâce à quelques hommes politiques qui influencent la littérature et se laissent influencer par elle, à la générosité du romantisme européen qui libère les peuples esclaves, les auteurs et les œuvres se donnent la main, aux environs de la révolution et de la guerre d’indépendance de 1848-1849, pour introduire tout le peuple dans la littérature nationale et l’élever elle-même au niveau des grands courants européens. Les traditions littéraires les plus solides comme l’enseignement dans les écoles sont fondées désormais sur la poésie, le roman et la critique de cette époque et constituent encore aujourd’hui le cadre et le contenu de la culture littéraire en Hongrie.
Trois prospecteurs de génie
Trois poètes règnent
successivement pendant plus d’un demi-siècle sur le cœur et l’esprit des
lecteurs hongrois. Mihály Vörösmarty (1800-1855) est l’auteur de poèmes
lyriques et épiques dont la musique et le fonds spirituel peuvent se comparer
aux chants de Hugo, de Vigny, de Shelley et de Hölderlin ; son Appel
(Szózat) au peuple hongrois, devenu chant national à côté de l’hymne de
Kölcsey, exprime l’angoisse subite d’un visionnaire au milieu même de la marche
triomphale de ces nouveaux conquérants. L’un de ses plus beaux poèmes
méditatifs fut traduit en français en quatorze versions différentes :
aucune d’elles cependant ne peut rivaliser avec la mélodie déchirante de ce
« vieux Tzigane ».
C’est Vörösmarty qui introduit
son cadet, le jeune Sándor Petfi (1823-1849), dans la vie littéraire de
Pest, devenu peu à peu le centre de la vie spirituelle hongroise. Petfi
est le poète hongrois le plus connu et le plus admiré à l’étranger, pour l’élan
irrésistible de sa trop brève carrière. La fraîcheur de ses chansons, de ses
poèmes descriptifs, de ses épopées satiriques, populaires et révolutionnaires a
enchanté ses contemporains qui, éblouis par la fécondité et la variété de son
inspiration, le célébrèrent d’autant plus qu’il mourut jeune à la fin de la
guerre d’indépendance, après avoir suscité et salué la révolution. Son aîné et
ami János Arany (1817-1882) s’attaqua avec lui et Vörösmarty à la traduction de
Shakespeare pour le faire représenter au Théâtre national de Pest. Bien que
d’origine paysanne, Arany est le plus lettré, le plus sage et le plus profond
des trois ; poète épique par excellence, il écrivit quelques épopées,
comme la trilogie de Toldi, jeune noble rustique, symbole du peuple,
fêté pour sa force à la Cour, puis malheureux en amour et tombé en disgrâce
malgré ses services, à cause de son tempérament indomptable, et qui meurt seul
après s’être réconcilié avec son roi. C’est, avec János vitéz (Jean
le Preux, 1845) de Petfi, l’une des œuvres les plus populaires de
la littérature hongroise. Ces premiers prospecteurs systématiques du sol
poétique hongrois ont jeté la base de la grande poésie et de la culture
littéraire de leur pays.
Arany introduit dans la vie littéraire Imre Madách (1823-1864), doux hobereau auteur d’un rêve immense, Az ember tragédiája (La Tragédie de l’homme, 1861), qui promène l’Adam et l’Ève de la Genèse à travers les grandes scènes de l’histoire universelle pour montrer, selon les idées de son temps, les hauts et les bas de l’existence humaine. L’influence de Goethe marque ce beau poème philosophique qui demeure joué avec succès.
Une pléiade de romanciers
À cette époque, seuls les
romanciers soutiennent la comparaison avec les poètes : ils sont les véritables
fondateurs du roman et de la nouvelle en Hongrie et restent encore fort lus
aujourd’hui. Cette faveur persistante n’est pas tout à fait imméritée, car
personne n’a surpassé, dans les lettres hongroises modernes, les conceptions
grandioses, l’imagination fertile et l’invention romanesque du baron József
Eötvös, de Mór Jókai et du baron Zsigmond Kemény si ce n’est Kálmán Mikszáth,
successeur direct de Jókai, ou, plus récemment, Zsigmond Móricz, seule figure
d’envergure européenne dans le roman hongrois du XXe siècle.
Eötvös (1813-1871), admirateur fervent de René, de Volupté, de Lélia,
de La Confession de Musset, a produit au moins trois romans modèles. Karthausi
(Le Chartreux, 1839-1841) est une grande confession lyrique, sous le
masque d’un jeune Français aux environs de la révolution de Juillet ; le
second, A falu jegyzje (Le Notaire du village, 1854),
peint de manière vive et cruelle la société provinciale de l’époque ; sa
verve satirique s’en prend aux puissants du jour, sa pitié active va aux
pauvres ; enfin, Magyarország 1514-ben (La Hongrie en 1514,
publié en 1847) évoque, comme un avertissement à sa classe trop férue de ses
prérogatives, l’image sanglante de la révolte des paysans et crée, le premier
en Hongrie, le genre du roman historique sérieux. On retrouve le même sens du
tragique, la même élévation d’idées chez Kemény (1814-1875), descendant des
princes de Transylvanie, qui tire la plupart de ses sujets de l’histoire de la
région natale où, sur un arrière-plan historique et moral, ses personnages se
meuvent comme ceux des anciennes tragédies, dans une lutte d’avance désespérée
entre leurs actes et leurs remords. Trop graves, trop chargés de pensées,
Eötvös et Kemény furent vite éclipsés par l’immense popularité de Mór Jókai
(1825-1904), aujourd’hui encore l’auteur le plus lu en Hongrie. Avec ses cent
volumes de romans, de nouvelles, de mémoires et de pièces de théâtre, inspirés
du passé ancien ou récent de son peuple et contés à la manière orientale,
pleine d’imprévus, de gaieté, de larmes et d’espoir, Jókai fut longtemps
l’enchanteur bienfaisant d’une époque trop éprouvée. En dépit de tant de
bouleversements historiques, ses personnages héroïques, généreux, invincibles
comme ceux des contes populaires font partie intégrante de la mythologie
d’innombrables lecteurs.
La critique hongroise qui se constitue alors contribue à la grandeur de cet âge d’or. Ses meilleurs représentants, plus d’une fois poètes et conteurs eux-mêmes – comme Pál Gyulai (1826-1909), ce Sainte-Beuve hongrois moins souple et beaucoup plus tyrannique –, se suivent presque sans interruption, par-delà la Grande Guerre, et, renouvellent les tables de valeurs pour servir de guide aux auteurs et aux lecteurs. Ainsi Jen Péterfi, disciple de Taine et traducteur de Platon, et tout particulièrement Mihály Babits (1883-1941), poète, romancier et critique, l’un des fondateurs de la revueNyugat (Occident) dont il maintient jusqu’à sa mort les grandes lignes directrices, contre vents et marées.
Un catalyseur : la revue « Nyugat »
Un centre et un ferment
Après un demi-siècle de
stagnation littéraire en pleine prospérité économique, dans la paix de la
monarchie austro-hongroise, un important mouvement littéraire et social part
d’une ville de province, véritable forteresse des derniers féodaux en lutte
ouverte avec une bourgeoisie libérale, et gagne Budapest. Son ambition est de
dépouiller l’ancienne Hongrie de ses dernières illusions et de la transformer
en un pays moderne, à l’instar des démocraties occidentales. Rien ne montre
mieux le rôle et la signification de la littérature dans un petit pays que
l’élan spontané des écrivains à vouloir se charger d’une tâche au-dessus de
leurs prérogatives reconnues. Mais eux-mêmes la considèrent comme essentielle,
car en défendant leur civilisation ils défendent aussi l’existence de leur
pays, fondement même de cette civilisation. Les auteurs éprouvent le besoin
d’élargir leur horizon, de sortir d’un isolement confortable et étroit pour
grandir à la mesure de l’Europe et de l’univers. Leur plus grand secours leur
vient non pas des cercles et des cafés littéraires, ni de la presse encore
engluée dans une fin de siècle littéraire et artistique, mais du nombre
insolite des jeunes talents qui surgissent partout à la fois dans le pays et
s’agglomèrent autour d’une revue.
Nyugat fut fondée en 1908
par quelques fervents de La Revue blanche, du Mercure de France
et de La Nouvelle Revue française, pendant que les conservateurs ne
juraient encore que par La Revue des deux mondes. Ce fut comme une nuée
de jeunes conquérants, à l’assaut des idées et des courants nouveaux. Précédés
à Paris par quelques aînés, comme Zsigmond Justh (1863-1894), ami de
Paul Bourget et d’Anatole France, de Joris-Karl Huysmans et de Sarah
Bernhardt, comme Zoltán Ambrus (1861-1932), « le plus français des auteurs
hongrois », disciple d’Ernest Renan et de Jules Lemaitre, romancier et
critique qui s’était joint, malgré son âge, à ces frères d’armes tardifs et
hardis, ou encore comme Dezs Szomory (1869-1944), fleur étrange dans le
jardin des nouveaux conteurs hongrois. Disciples originaux des conteurs symbolistes,
ils avaient choisi comme titre de leur revue Nyugat, c’est-à-dire
« Occident », et comme emblème le portrait de Kelemen Mikes,
l’ancêtre ouvert à tous les vents de l’esprit malgré son exil et son isolement,
et tourné à la fois vers la France et vers sa chère Transylvanie. Durant ses
trente années d’existence, la revue a su réunir, malgré les attaques, les
persécutions et les difficultés matérielles, les meilleurs talents du pays.
L’influence de ces écrivains est demeurée vivace puisqu’ils ont remodelé le visage de la littérature hongroise sans que personne ne les égalât jusqu’à présent. Pourtant leur tâche ne fut pas facile, pris qu’ils étaient entre une littérature académique hostile à toute nouveauté et un courant plus dynamique, mais superficiel, qui alimentait les feuilletons, les théâtres et les illustrés. Ainsi, sauf pour une certaine élite, ils sont demeurés en marge de la majorité des lecteurs, et ce n’est qu’à titre posthume que la plupart obtinrent la place et la faveur qu’ils méritaient.
Buisson ardent de talents
Dans ce buisson ardent de
talents, les poètes dominent et mènent le mouvement. Endre Ady (1877-1919),
écrivain visionnaire que Paris et le symbolisme français libérèrent de tout le
traditionalisme que contenaient ses écrits de jeunesse ; pénétré de plus
en plus par la sève de l’ancienne poésie hongroise autochtone, il cristallisa,
comme les génies authentiques, les efforts de ses prédécesseurs pour les mener,
avec ceux de ses amis, à des hauteurs insoupçonnées. De son vivant, tous les
poètes vivaient plus ou moins dans son ombre, et Mihály Babits lui-même
(1883-1941), son plus cher ennemi, ne put donner toute sa mesure qu’après la
mort de son aîné, en prenant la direction de Nyugat. Le « magister
Hungariae » dut lutter pour se sauver lui-même et préserver sa revue
des tentations, des humiliations et des compromis, face aux puissants du jour.
Sa poésie grave, méditative, et d’une pureté fière et hautaine, hantée par
d’illustres modèles – Baudelaire qu’il a traduit, quelques Anglais et, surtout,
Vörösmarty et Arany –, reste comme la chronique héroïque d’une vie, d’une
morale altière et d’une qualité de contact qui fit de son foyer le salon d’un
Mallarmé hongrois. Dezs Kosztolányi (1885-1936) semble être son
contraire : souriant, souple, toujours jeune, étourdissant d’invention, de
variété et de fraîcheur. Maître inimitable de la plus belle prose hongroise,
par son charme et son enjouement, il initie on ne peut mieux à la poésie
nouvelle de son groupe – tout comme le noble et mélancolique Árpád Tóth
(1886-1928), le paysagiste intime Gyula Juhász (1883-1937), ou l’éternel enfant
Ern Szép, et combien d’autres qui se meuvent autour d’Ady !
Nombre d’entre eux sont devenus
des conteurs et des romanciers continuant et renouvelant les traditions
romanesques hongroises : Kálmán Mikszáth (1847-1910), peintre amusant et
pourtant impitoyable de la petite noblesse des campagnes ;
Sándor Bródy (1863-1924), naturaliste vigoureux et l’un des meilleurs
auteurs dramatiques de l’époque avec l’étincelant Ferenc Molnár (1878-1952),
gouailleur cynique et clairvoyant, ce fils le plus authentique de la capitale
et de sa faune humaine qu’il persifla dans ses comédies dont la plus célèbre
est Liliom (1909) ; Gyula Krúdy (1878-1933), poète en prose dont
l’évocation mi-ironique, mi-mélancolique d’une Hongrie disparue ou tout près de
disparaître rappelle la manière de Tourgueniev et de Tchekhov. Presque tous ces
auteurs s’aventurent à écrire pour la scène, mais sans pouvoir la faire sortir
de ses ornières confortables ; le théâtre, en effet, reste la tentation
majeure, comme moyen de contact plus direct avec un public lent à s’émouvoir.
Tel fut le cas de Zsigmond Móricz (1879-1942), le premier romancier
hongrois du siècle, auteur d’une série de tableaux critiques, à la fois
passionnés et poétiques, conteur d’une verve inépuisable, maniant une langue
forte et riche. Frigyes Karinthy (1888-1938), si différent qu’il soit, n’est
pas loin de le valoir ; à la fois génial et inégal, philosophe au sourire
amer et d’une logique excessive, dévoré trop vite par le journalisme, comme
tant de contemporains. Déjà à la fin du XIXe siècle et surtout au XXe
siècle, le type même de l’écrivain hongrois devient, à la place du soldat, du
savant ou du gentilhomme de campagne, le journaliste citadin, poète ou conteur
à ses heures, ou le professeur, critique plutôt que conteur, prosateur plutôt
que poète.
La littérature, témoin du temps présent
À partir de 1945, la Hongrie
passe sous la domination soviétique. Après l’installation du pouvoir politique,
toute la vie culturelle est réorganisée sur le modèle soviétique. La répression
menée par le régime Horthy et la guerre avaient déjà causé de lourdes pertes
dans le domaine de la littérature : des écrivains antifascistes, comme les
poètes Attila József (1905-1937) ou Miklós Radnóti (1909-1944), avaient été
persécutés, et bon nombre d’entre eux moururent en camp de concentration. Mais,
pendant la période de la « coalition » (1945-1948), la vie littéraire
connaît un renouveau extraordinairement rapide. Dès 1946 se créent de
nombreuses revues, chacune d’une sensibilité distincte. La première en date de
cet après-guerre, Magyarok (1945-1949), fournit d’abord un tremplin à
tous les groupes littéraires pour devenir en fin de compte l’organe des
écrivains bourgeois. Fórum (1946-1950) est lancée par les intellectuels
communistes qui, à l’instar de György Lukács (1885-1971) , œuvrent à l’emprise
communiste sur la vie culturelle. Les auteurs populistes, Gyula Illyés en tête
(1902-1983), se groupent autour de la revue Válasz (1946-1949) et
continuent à défendre l’idéologie populiste en vue de transformer la société
hongroise. De plus jeunes écrivains, adeptes des idéaux forgés par la revue Nyugat
et son principal poète, Babits, fondent alors Új Hold (1946-1948), revue
aux visées artistiques élevées. Les plus talentueux de ses collaborateurs sont
János Pilinszky (1921-1981) et Ágnes Nemes Nagy (1922-1991) qui deviendront
tous deux des poètes éminents.
Cependant, à partir de 1950,
toute la vie littéraire se trouve placée sous surveillance. Les revues sont
supprimées ; les maisons d’édition, nationalisées ; seuls les auteurs
dont les écrits sont approuvés par le Parti communiste ont accès au public. Ce
stalinisme à grande échelle aura des répercussions profondes et durables sur la
littérature hongroise. La dictature brutale qui régit alors la vie littéraire
est l’œuvre de József Révai (1898-1959), principal idéologue parmi les
écrivains communistes rentrés de Moscou sur les talons de l’armée soviétique.
Le « réalisme socialiste » est à l’ordre du jour, et les auteurs
« moscovites » tels que Béla Illés (1895-1974) sont les modèles à
suivre pour leurs camarades écrivains. Tous les gens de lettres deviennent
membres de l’Union des écrivains, et leur organe unique est le périodique Csillag
(1947-1956). De nombreux poètes chantent alors le « très sage chef du
parti », Rákosi, et la « lutte incessante pour un avenir en
rose ».
Mais bientôt les écrivains
communistes commencent à détendre peu à peu la camisole que leur impose le
parti. Premier entre tous, Tibor Déry (1894-1977), qui s’était lancé dans
la composition du grand roman réaliste socialiste sur la classe ouvrière,
s’était vu rappeler à l’ordre par Révai pour n’avoir pas suivi la « vraie
ligne du parti ». Déry adopta une vue réformiste et prit fait et cause
pour Irodalmi Újság (1950-1956), périodique qui devint peu à peu
l’organe d’opposition aux pratiques stalinistes. Les récits de Déry, dans les
années 1954-1956, révélèrent les horreurs de la dictature de Rákosi (Niki,
1955). De plus en plus, les jeunes auteurs réalisèrent qu’ils avaient été dupés
et, après une sincère remise en question des idées établies, prirent des
positions courageuses dans leurs poèmes et leurs nouvelles où ils critiquaient
la bureaucratie socialiste. C’est ce qui ouvrit la voie à la révolte populaire
de 1956 et redonna vie à la littérature hongroise : à nouveau les
écrivains se faisaient les champions de la justice sociale.
Certes, la révolution fut écrasée
par la puissance militaire de l’Union soviétique et de nombreuses personnalités
des lettres furent jetées en prison. Mais la sévère férule du régime Rákosi ne
put jamais être rétablie sur la vie littéraire, et celle-ci se libéralisa
progressivement après 1964. On peut citer, comme point de repère, la
publication par Géza Ottlik (1912-1992) de L’École à la frontière
(1959) ; par la suite, dans les années 1960-1970, tous les écrivains qui
avaient été réduits au silence après 1950 reprirent le cours de leur carrière
littéraire. Parmi les écrivains populistes, on trouve au premier rang le
romancier László Németh (1901-1975), avec Esther Éget (1956), Pitié
(1960), tandis que Gyula Illyés s’impose comme chef de file des poètes et
défenseur inlassable des valeurs nationales.
Tandis que de nombreux talents
nouveaux apparaissaient, certains parmi les écrivains plus anciens – non
reconnus par les instances officielles – se firent connaître à leur tour. Tout
d’abord Sándor Weöres (1913-1989), poète à l’imagination fertile et doué d’une
force d’invention poétique débordante, maniant avec un égal bonheur les formes
de versification les plus complexes (La Tour du silence, 1956 ; Fontaine
ardente, 1964 ; Saturne bientôt submergé, 1968 ; Psyché,
1972). Dans le domaine de la prose, Miklós Mészöly (né en 1921) inaugura de
nouvelles approches avec La Mort de l’athlète (dont la première
traduction en français fut publiée par le Seuil en 1964). De même, Iván Mándy
(né en 1918), Magda Szabó (née en 1917) et István Örkény (1912-1979) écrivirent
des romans de première qualité. Parmi les prosateurs plus jeunes, on peut citer
György Moldova (né en 1934) qui s’est rendu célèbre par ses reportages
sociologiques, ce qui était une nouveauté dans les années soixante. György
Konrád (né en 1933), quant à lui, fit œuvre de pionnier avec son premier roman,
Le Visiteur, en 1969. La dernière génération d’écrivains en prose
comprend notamment Péter Hajnóczy (1942-1981), Péter Esterházy (né en 1950) et
Péter Nádas (né en 1943), auteurs qui tous expérimentent le mélange des genres.
Autre aspect nouveau de la littérature contemporaine, l’émergence d’écrivains
tziganes tels que le romancier Menyhért Lakatos (né en 1926) et le poète Károly
Bari (né en 1952).
Pour la poésie, la génération
intermédiaire est représentée, entre autres, par László Nagy (1925-1978),
Ferenc Juhász (né en 1928) et Sándor Csoóri (né en 1930), qui poursuivent la
tradition populiste avec des accents surréalistes. La jeune génération, quant à
elle, adopte un nouveau subjectivisme : la poésie de László Marsall (né en
1933), celle de Dezs Tandori (né en 1938), d’Imre Oravecz (né en 1943)
ou de György Petri (né en 1943) délimitent le champ de leurs tentatives. Mais
c’est autour du périodique Mozgó Világ (créé en 1975) que s’est
regroupée la toute dernière génération. Sa voix est celle des années
quatre-vingt, désabusée, sans idéologie, et se lançant dans des audaces
d’innovation sans limites. Jusqu’en 1989, une tendance contestataire
s’exprimera dans la littérature samizdat.
La littérature hongroise ne se
limite pas aux frontières nationales. Il existe aussi une vie littéraire
florissante en Transylvanie, largement consacrée aux questions de défense et de
survie de l’ethnie locale. Le plus important, parmi ces écrivains, est sans
doute András Süt (né en 1927). Quant à ceux de la Yougoslavie
septentrionale, ils publient une revue d’avant-garde très incisive, Új Symposium
(créée en 1964). En prose, Nándor Gion (né en 1941) montre une originalité
certaine, tandis qu’en poésie Ottó Tolnai (né en 1940) se distingue par la
subtilité de ses textes expérimentaux. La vie littéraire est également vivante
dans les Républiques tchèque et slovaque – notamment grâce à Lajos Grendel
(né en 1948) –, mais, dans le district subcarpatique de l’Ukraine, la
minorité hongroise n’est pas assez nombreuse pour avoir pu produire une
authentique littérature locale.
Littératures de l’émigration
En revanche, a existé dans
l’ensemble des pays occidentaux une littérature hongroise émigrée très
importante. Un grand nombre de citoyens ont quitté la Hongrie après la Seconde
Guerre mondiale et après la révolution de 1956. Parmi les revues les plus
significatives, on peut citer Új Látóhatár (créée en 1958), anciennement
Látóhatár (Munich, 1950-1958) ; Irodalmi Újság (Paris,
1957), et Magyar Mhely (Paris, 1962), de tendance
néo-avant-gardiste. Écrivains d’un certain âge et au talent reconnu, Sándor
Márai (1900-1989) et László Cs. Szabó (1905-1984) se rattachent aux tendances
de la littérature hongroise d’avant guerre. Le premier a publié de nombreux
romans sur l’exil et Cs. Szabó a été le chef spirituel incontesté de la
littérature émigrée. Quant à Gyz Határ (né en 1914), il est la
vivante réfutation du préjugé selon lequel la création artistique ne saurait
que tarir en dehors de la communauté à laquelle l’écrivain s’adresse.
La littérature émigrée a trouvé
sa principale vigueur dans la « génération de 1956 », et tout
particulièrement dans les poètes, guère âgés de plus de vingt ans, qui se sont
enfuis de Hongrie à cette époque. Ces auteurs étaient alors assez mûrs pour
s’être pleinement imprégnés de leur culture natale, mais encore assez jeunes
pour en aborder une nouvelle et y prendre racine. On compte parmi eux les noms
des éditeurs de Magyar Mhely, de Pál Nagy (né en 1934), de
Tibor Papp (né en 1936), réfugiés à Paris, et de Alpár Bujdosó (né en 1935) qui
vit à Vienne. Leur production littéraire s’étend à différents types de médias.
József Bakucz (1929-1990) qui vit à New York, György Vitéz (né en 1933) et
László Kemenes Géfin (né en 1937), installés au Canada, font également partie
de cette génération de 1956. Ils utilisent des images fragmentées, en allusion
à la littérature hongroise ancienne, émaillées dans le flux d’un courant de
conscience, ce qui fait de leur poésie un mélange curieux d’ancien et de
moderne.
Quant à István Siklós
(1936-1991), il vécut à Londres et pratiqua un genre particulier de
lettrisme ; Elemér Horváth (né en 1933), passé d’Italie à New York, recrée
dans sa poésie des états d’âme précis et profonds. On peut citer également,
dans ce groupe, Géza Thinsz (1934-1990), István Keszei (1935-1984),
András Sándor (Washington, né en 1934), et György Gömöri (Cambridge, né en
1934). Au contraire de la profusion qui caractérise la génération de 1956 en
poètes talentueux, celle-ci ne compte que peu de prosateurs de premier
plan : György Ferdinandy (Porto Rico, né en 1935) est le meilleur d’entre
eux. Le thème clé de son œuvre réside dans la nostalgie d’un passé torturant,
sa prose poétique vibre de souvenirs douloureux. Il écrit également en
français. Endre Karátson (Paris, né en 1933) est un écrivain du mental dont les
récits prêtent à diverses interprétations et à plusieurs niveaux de lecture.
L’affranchissement des idéologies
Depuis les années quatre-vingt,
avec la disparition progressive des contraintes idéologiques, allant de pair
avec les bouleversements qui finirent par provoquer la chute du régime
communiste, le pluralisme caractérise de plus en plus la vie littéraire et artistique
en Hongrie. Bien avant les changements décisifs intervenus dans les années
1991-1992, les écrivains de valeur ont cherché leur place dans le rang des
contestataires, ou tout au moins auprès des réformateurs du Parti dont
l’influence ne cessait de se dégrader. Actuellement, toute sensibilité
politique ou esthétique peut avoir son expression littéraire, depuis le
sentiment religieux en passant par l’ésotérisme jusqu’à la production
quasi-industrielle de lecture, sans oublier le genre documentaire censé présenter
la vérité jusqu’alors cachée sur la période qui s’étend de la fin de la
Première Guerre mondiale jusqu’à la chute du communisme. Comme c’est le cas
dans les autres pays du « rideau de fer », des courants refoulés
resurgissent en Hongrie : ainsi de l’extrême droite nationaliste,
représentée par le bouillant auteur de théâtre, István Csurka (né à 1934). Mais
l’impact de cette tendance, rejetée par la grande majorité des écrivains et
intellectuels, reste très circonscrit.
Y a-t-il des créateurs nouveaux
qui ont su s’imposer depuis les années quatre-vingt ? Certes, mais, à la
vue des catalogues des éditeurs (qui appartiennent de plus en plus au secteur
privé, et n’ont donc plus accès à la manne des subventions), une de leurs
principales préoccupations consiste à combler les lacunes et à réparer les
injustices, en publiant les auteurs mis à l’écart du passé, et du passé récent,
comme Sándor Márai. Le fait le plus marquant est d’ailleurs l’unité retrouvée
de la littérature hongroise, non dans le sens d’une uniformité qui serait la
pire des choses, mais par la réconciliation avec les écrivains d’expression
hongroise vivant dans n’importe quel coin du globe. Les « littératures de
l’émigration » sont loin d’être interdites ou mal vues dans le pays. Un de
leurs représentants les plus pittoresques, GyzoJ Határ, se vit même
décerner, en 1991, le prix Kossuth, suprême récompense de toutes créations
artistiques ou scientifiques. D’un autre point de vue, les auteurs de cette
« révolution antitotalitaire » que fut le mouvement de 1956 sont sans
exception réhabilités et vénérés comme des héros de la nation. Il est pour le
moins symbolique que le premier président élu de la nouvelle République
hongroise soit un ancien détenu de 1956, à savoir le traducteur et dramaturge
Arpád Göncz (né en 1922).
Depuis le milieu des années soixante-dix, un changement considérable s’est également produit dans le domaine de la diffusion de la littérature hongroise au sein des pays occidentaux. Des traductions de plus en plus nombreuses et de qualité de plus en plus satisfaisante d’œuvres classiques ou modernes ont paru en allemand, en anglais, en français (grâce notamment au travail mené par Georges Kassaï et Jean-Luc Moreau), ce qui rompt quelque peu l’isolement linguistique dans lequel se trouve placée cette littérature.
La Hongrie est située dans le
bassin des Carpates, cerné par la chaîne des Carpates, les Alpes et les
montagnes sud-slaves. Depuis l´aube de la civilisation, cette contrée est
habitée, et elle a servi de théâtre à un amalgame de cultures. Au cours du Ier
millénaire avant J.-C. des peuplades de cavaliers d´origine iranienne - les
Scythes -, ainsi que des tribus indo-européennes (celtes, illyriennes et
thraces) pratiquant un mode de vie plus ou moins sédentaire s´y sont relayées.
Dans la dernière période de
l´expansion de l´empire romain, le bassin des Carpates appartient pour
un certain temps à la sphère de civilisation méditerranéenne, gréco-romaine; ce
processus est marqué par l´apparition de centres urbains, de routes pavées, de
sources écrites, et prend fin à la suite de la migration des peuples.
Surgissent alors dans cette
contrée des peuples germaniques, ainsi que des nomades turcs (les Huns et les
Avars) attaquant à l´Est. Depuis le début du IIIe siècle de notre ère, Rome est
astreinte à la défensive face à eux, puis, vers l´an 430, elle se voit forcée
de se replier devant les raids des Huns et d´abandonner définitivement sa
province dans le bassin des Carpates, la Pannonie.
Le fameux roi des Huns, Attila,
règne à partir de la région de la Tisza, sur un empire immense, mais éphémère.
Après sa mort, l´empire hun se désagrège et son territoire est de nouveau
partagé entre des tribus germaniques. Leur hégémonie est bientôt brisée par
l´arrivée des Avars. Fondé vers la fin du VIe siècle, cet empire succombera aux
campagnes de Charlemagne (années 790) et aux attaques des Bulgares du Danube.
En Transdanubie, la province
orientale de l´empire franc; dans l´Alföld (la Grande Plaine) et en
Transylvanie, la domination des Bulgares; au Nord, le fédéralisme tribal, puis
l´État des Moraves, tel est le statu quo dans le bassin des Carpates au moment
où surviennent les Hongrois.
L’installation
des Hongrois et règne de saint Étienne (896-l038)
L´origine plurimillénaire des
Hongrois n´est pas entièrement élucidée par les savants. L´une des hypothèses
selon laquelle leur pays primitif était situé du côté asiatique de l´Oural,
leurs adeux appartenant à la famille finno-ougrienne des peuples
ouraliens, peut être justifiée à l´aide de la linguistique. Ils se seraient
séparés assez tôt de leurs parents du Nord-Ouest et, dès la première moitié du
premier millénaire avant J-C. nous les trouvons au Sud-Ouest de l´Oural,
faisant paître leurs troupeaux dans la vaste Proto-Hongrie (Magna Hungaria,
Bachkirie), sur les rives de la Volga. Après un autre millénaire, ils
rejoignent les mouvements migratoires, descendant dans les steppes arrosées par
les fleuves qui versent leurs eaux dans la mer Noire (Lévédie, puis Etelköz).
Ils s´étaient probablement mis en contact plus tôt avec des peuples turcs,
mais l´archéologie n´est à même de repérer les éléments turcs (onogours d´où
leur nom de Hungari=Hongrois) que dans ces parages.
Selon un groupe de savants, les
flux toujours renouvelés de la migration des peuples avaient, dès le VIIe
siècle, poussé des Hongrois jusque dans le bassin des Carpates. Ce qui est
certain c´est que, à partir du milieu des années 800, ils connaissaient bien
les lieux, pour avoir participé, en alliés tantôt des Francs, tantôt des
Moraves, aux combats menés pour ces territoires. A ces occasions, ils prennent
connaissance non seulement des données naturelles propices du bassin des
Carpates, mais aussi des côtés faibles de leurs alliés, ainsi que de la vacance
du pouvoir, autant de motifs qui expliquent qu´en 895, désireux de se protéger
contre les attaques des Pétchénègues turcs et à la recherche d´une nouvelle
patrie, ils se dirigent vers le bassin des Carpates.
Selon la légende, avant la grande
entreprise qu´était l´occupation de la nouvelle patrie, les chefs des
sept tribus hongroises ou magyares avaient, selon la coutume orientale, scellé
leur alliance par leur sang recueilli dans une coupe, et élu parmi eux un
prince en la personne d´Arpád, qui mènera à bon terme l´immense tâche:
le transfert du peuple hongrois comptant alors un demi-million d´âmes dans le
bassin des Carpates - en bon ordre et, selon le témoignage des vestiges
archéologiques, sans trop de sacrifices.
Dans leur nouveau lieu de
cantonnement, les Hongrois continuent leur mode de vie de naguère: l´élevage
complété d´un peu d´agriculture, mais leurs guerriers - à l´instar des Normands
et des Vikings - harcèleront encore pendant plusieurs décennies les peuples
d´Europe par de grands raids pillards, tant que l´empereur Othon ne les
arrêtera dans la bataille d´Augsbourg (955).
Les descendants d´Arpád se
rendent compte que leur survie leur pose comme condition l´adoption du modèle
européen du mode de vie sédentaire. A l´époque cela signifie la christianisation
et l´organisation de l´État. L´arrière-petit-fils d´Arpád, Géza (mort en
997) reçoit lui-même le baptême. Certes, il continue, selon les chroniques, à
sacrifier à ses dieux padens, mais il éduque son fils, le futur Saint Étienne,
de manière à former de lui un vrai souverain chrétien. Il engage comme
précepteurs auprès de l´enfant les plus célèbres missionnaires allemands de
l´époque, fait venir dans sa cour des chevaliers germaniques et demande en
mariage pour Étienne la soeur du roi de Bavière, Gisèle.
Il parvient donc à ses fins. Son
fils, le roi Étienne Ier (qui règne de 997 à l038) poursuit la politique de son
père et organise dans le bassin des Carpates un État chrétien fort, de type
ouest-européen. Il astreint tous les sujets de l´État à respecter les doctrines
du christianisme. Il met en place l´organisation eccléasiastique sur tout le
territoire, oblige les agglomérations à construire une église et les regroupe
en diocèses. Il accueille des moines qui, outre la propagation de la foi
nouvelle, enseignent aux habitants le jardinage, la viticulture et divers
métiers artisanaux. Ils fondent et répandent l´usage de l´écriture, ce qui
permet la mise en place d´un système juridique et administratif au
niveau de l´époque.
En l´an mil, Étienne se fait
couronner roi. Pour cette cérémonie, il demande une couronne au pape romain,
soulignant ainsi qu´il s´est engagé à répandre la chrétienté occidentale. Il
terrasse un à un les chefs de clan récalcitrant à la religion et au système
nouveaux, il confisque leurs terres où il crée des comitats
placés sous la direction du roi. Ces comitats connaîtront mille avatars, mais
demeureront jusqu´à nos jours le fondement du système administratif du pays.
En résultat de l´immense travail d´organisation d´Étienne, canonisé en l083, la nouvelle patrie occupée en 895 est devenue irrévocablement un État européen chrétien moderne, assez puissant déjà du vivant du roi pour faire face aux prétentions d´hégémonie de l´Empire romain germanique et pour repousser les attaques de l´empereur Conrad II.
L´époque
des rois de la dynastie arpadienne (l038-l30l)
Parmi les successeurs d´Étienne,
Ladislas Ier (l077-l096) et Coloman Ier (l096-lll6) astreignent leur peuple par
des lois draconiennes au respect de l´autorité de l´État, des rapports de
propriété et des valeurs chrétiennes.
Parvenue à la fin du XIe siècle
au rang de puissance de l´Europe centrale, la Hongrie poursuit son expansion
vers l´Est et le Sud. Certes les campagnes sur le territoire de la Galicie et
de l´Ukraine actuelles ne sont pas couronnées de succès, mais la Croatie s´inféode
en l09l à la maison arpadienne.
A l´époque des souverains plus
faibles commence la donation inconsidérée des domaines royaux, base du pouvoir
royal central, ce qui débouche sur la stratification croissante de la société
féodale. Bientôt se fera sentir la nécessité d´adopter une sorte de
Constitution. Ce document médiéval sera la Bulle d´or (émise en l222 par
le roi André II) que les historiens comparent à juste titre à la Grande Charte
(Magna Charta) anglaise, émise en l2l5. Cette charte définit les différentes
couches de la noblesse (barons et hobereaux) comme autant de groupes
privilégiés du royaume, investis du droit de s´opposer au roi.
Conformément à sa promesse, celui-ci convoque les nobles à la Diète une
fois par an.
Le développement relativement
pacifique est rompu en l24l-l242 par l´invasion dramatique des armées tatares
(mongoles) qui déferlent sur le pays et poursuivent le roi et sa cour jusqu´à
la mer Adriatique. Cette campagne meurtrière fait périr en une seule année le
tiers de la population. C´est à juste titre que Béla IV (l235-l270) est nommé
"second fondateur du royaume", car il doit reconstruire un pays
réduit en cendres. Il crée un système de défense robuste en construisant des
châteaux forts, installe des colons sur les territoires devenus déserts et,
grâce à une politique patiente et persévérante, il réorganise la vie du pays.
Après sa mort, la noblesse met
toujours davantage à profit ses positions nouvelles, et les efforts d´autonomie
des barons menacent d´entamer l´unité de l´État du roi Étienne. La situation
s´aggrave encore par une lutte de près de deux décennies pour la couronne
hongroise, après l´extinction de la dynastie arpadienne.
L´État
hongrois médiéval (l30l-l490)
En l30l la maison des Arpáds
s´éteint. La dynastie des Anjou de Naples sort victorieuse de la
rivalité des familles royales d´Europe; elle s´empare de la couronne de
Hongrie. Sous le règne de Charles Ier (l307-l342) et Louis Ier (le Grand,
l342-l382), la Hongrie refleurit. Charles Ier réussit à consolider son pouvoir
grâce à une politique fiscale pertinente, à une réforme monétaire et à une
exploitation plus intense des mines de Hongrie. En l335, il invite les rois de
Bohême et de Pologne et, lors de cette "rencontre royale de Visegrád"
inaugurant une coopération politique et commerciale, il met en place la première
alliance centre-européenne.
Le règne de Louis le Grand s´est
gravé dans les mémoires surtout à cause de sa politique d´expansion. A
la suite des guerres du "roi chevalier", les frontières méridionales
du pays atteignent la Bulgarie, les nouvelles principautés roumaines (Moldavie
et Valachie) s´inféodent et Venise lui cède la Dalmatie. Voici la Hongrie
devenue grande puissance de l´Europe centrale, statut qu´elle gardera jusqu´à
l490, date de la mort du roi Mathias. L´essor culturel, la fondation de la
première Université de Hongrie (Pécs, l372) montrent qu´à l´époque de la crise
de l´Europe de l´Ouest, la Hongrie des Anjou prospère.
Louis le Grand meurt sans laisser
d´héritier mâle, et ce n´est qu´après une anarchie de plusieurs années que le
pays sera de nouveau solidement gouverné par son gendre, Sigismond de
Luxembourg (l387-l437) qui monte sur le trône avec l´aide nullement
désintéressée d´une ligue baronale. Sigismond doit payer l´appui des grands
seigneurs en leur cédant une partie considérable des terres domaniales, et le
rétablissement de l´autorité de l´administration centrale lui demandera un
travail de plusieurs décennies. La consolidation de son royaume est fondée
avant tout sur son autorité internationale. En l4l0 il est élu empereur
romain germanique. Il s´emploie activement à rétablir la paix et l´unité de
l´empire, mais il s´avère impuissant face à la menace ottomane qui marquera de
plus en plus l´histoire de la Hongrie dans les trois siècles suivants.
Les troupes turques ottomanes
surgies du côté des Balkans avaient, en l354, passé la mer de Marmara et mis le
pied sur le sol de l´Europe. En quelques décennies, elles soumettent la Serbie,
la Bosnie, l´Albanie et les principautés roumaines, et elles avancent
irrésistiblement vers l´intérieur de l´Europe. Même l´armée des croisés de
Sigismond est défaite par ces redoutables conquérants à la bataille de
Nicopolis de l396. Les Turcs menacent désormais directement la Hongrie.
La conquête du pays par les
ottomans est empêchée par János (Jean) Hunyadi, général légendaire.En l456
l´issue de la bataille qu´il livre pour Belgrade est suivie avec une attention
angoissée par toute l´Europe et la nouvelle de sa victoire est fêtée par des
actions de grâce un peu partout sur le continent. Les campagnes victorieuses
menées pendant près de vingt ans par János Hunyadi, ce "pourfendeur des
Turcs", endigueront pour un siècle l´expansion de l´Empire ottoman.
Ce chef d´armée légendaire meurt
au faîte de sa gloire de l´épidémie de peste qui s´était déclarée dans son
camp, après la victoire de Belgrade. Mais sa famille donnera encore à
l´histoire de la Hongrie un homme de grand talent, le fils cadet de János
Hunyadi qui, presque adolescent, est élu roi en l458 en considération de son
père et deviendra un des plus grands monarques de la Hongrie médiévale.
Le roi Mathias crée une
solide monarchie centralisée, avec des recettes assurées, une administration
compétente placée directement sous l´autorité royale et une armée
professionnelle de mercenaires ("l´armée noire"), puissante et sure à
la tête de laquelle Mathias conquiert la Moravie, la Silésie et une partie
notable de l´Autriche avec Vienne. Le roi que les contes populaires nomment
"Mathias le juste" entretient à Buda et dans la pittoresque ville
danubienne de Visegrád l´une des cours renaissance les plus splendides.
Sa bibliothèque (Corvina) est une collection qui n´a guère d´égale à
l´époque en Europe. Le roi accueille des artistes et des savants. Il n´engage
aucune campagne importante contre les Turcs, et se contente de maintenir le statu
quo assuré par son père sur la frontière méridionale du pays. Son attention
se tourne bien plus vers l´Ouest et le Nord: ses efforts dynastiques visent à
créer un "empire danubien" puissant, capable de contrebalancer la
force de l´Empire ottoman.
Le déclin
de l´État hongrois médiéval et la conquête ottomane (l490-l526)
En l490 Mathias meurt subitement,
sans laisser d´héritier légal. Les souverains de la maison des Jagellons
qui lui succèdent achètent avec des concessions devenues coutume le bon vouloir
des grands seigneurs de plus en plus insolents. Le rôle international de la
Hongrie baisse très rapidement, sa solidité politique est ébranlée, le progrès
social piétine. Les conquêtes de Mathias - Moravie, Silésie, une partie de
l´Autriche - se perdent.
Les hostilités intestines
permanentes et les exactions de l´anarchie féodale accablent la
paysannerie de fardeaux insupportables. L´exaspération des serfs débouche en
l5l4 sur une jacquerie qui s´inscrit dans la ligne des émeutes d´Europe
centrale et orientale. Le soulèvement conduit par György Dózsa est écrasé et
suivi de féroces mesures de rétorsion. Le pays est profondément divisé et rongé
de discordes au moment où l´Empire ottoman, au sommet de sa puissance, se
prépare à lancer une nouvelle campagne contre l´Europe, déployant ses forces
sur la frontière méridionale de la Hongrie.
L´événement redouté survient en
l526, à la bataille de Mohács. Conduite en personne par le sultan
Soliman Ier le Magnifique (l520-l566), l´armée ottomane de quelque 70 000 à 80
000 soldats arrive le 29 aout sur le champ de bataille. L´initiative de l´armée
hongroise reste inopérante face aux Turcs trois fois supérieurs en force: en
une heure et demie, l´infanterie et la fine fleur de la couche régnante
hongroises sont anéanties. Le roi de Hongrie, Louis II (l5l6-l526) s´enfuit et
se noie dans une rivicre débordée. Quinze jours plus tard le sultan entre dans
Buda, capitale de la Hongrie.
La
Hongrie scindée en trois parties (l526-l686)
Après la défaite de Mohács, le
pays se scinde en trois parties: la partie centrale, en forme de coin, est assujettie
au Croissant; les comitats de l´Ouest et du Nord, le royaume de Hongrie,
sont gouvernés par Ferdinand de Habsbourg monté sur le trône hongrois; à
l´Est de la Tisza se crée un État pratiquement nouveau, la principauté de
Transylvanie.
Comme la domination turque se
stabilise dans le centre du pays, la Hongrie est en fait coincée entre deux
cultures, l´une chrétienne et européenne, l´autre musulmane et turque. Les
frontières de la partie centrale occupée du pays se déplacent
continuellement, puisque les combats pour l´occupation ou la reprise de tel ou
tel château fort s´y poursuivent avec des répits momentanés pendant l50 ans.
Les guerres causent des ravages sans nom dans le patrimoine culturel,
l´économie et les vies humaines. Non seulement des générations entières de
militaires hongrois ont péri, mais encore les Turcs déciment la population par
des déportations massives, pour en faire des esclaves. Dans les territoires
jadis les plus riches (dans l´actuelle Vodvodine et la région centrale) il ne
subsistera pour ainsi dire nulle construction en matériau dur. La destruction
méthodique modifie la structure médiévale de l´habitat et transforme la
composition ethnique de la population. La Hongrie du roi Mathias comptait
encore 4 millions d´âmes, tout comme l´Angleterre r cette époque. Alors que la
population de l´Europe double au cours des deux siccles suivants, la Hongrie
n´a r la fin du XVIIe que 3 millions d´habitants. C´est en ce temps que se sont
mêlées à la population hongroise des régions centrales des groupes ethniques
balkaniques nombreux fuyant l´avancée ottomane, puis, après l´expulsion des
Turcs, des Slovaques venus du Nord et, en résultat d´actions ultérieures de
colonisation, des Allemands, des Serbes et des Roumains.
Les grands seigneurs du royaume
de Hongrie élisent sur le trône vacant après la désastreuse bataille de
Mohács Ferdinand de Habsbourg, reconnaissant sa succession à la couronne et
dans l’éspoir du soutien, face à l´Empire ottoman, de la dynastie des Habsbourg
de plus en plus influente dans la politique européenne des grandes puissances.
En effet l´Empire des Habsbourg, également menacé par les Turcs, est intéressé
à la libération de la Hongrie, et affecte d´énormes sommes à l´entretien de la
centaine de châteaux forts parsemés sur le territoire du royaume de Hongrie et
au ravitaillement de leurs défenseurs. Ceci dit, les Hongrois attendront
souvent en vain, lors de leurs combats sanglants, l´aide impériale promise
puisqu´elle vient toujours en fonction non pas des intérêts hongrois, mais de
ceux de la dynastie des Habsbourg.
Face à l´Ottoman, les Habsbourg
se sentent eux-mêmes tributaires de l´effort militaire hongrois, d´où leur
respect de la Constitution hongroise. Le paysage institutionnel
hongrois, de la Diète aux comitats, demeure presque intact. Les hautes dignités
nationales sont remplies par des aristocrates hongrois qui mènent dans leurs
châteaux forts une vie de cour presque princière. Les offices royaux siégeant
dans la lointaine Vienne s´immiscent à peine dans les affaires intérieures que
les seigneurs hongrois ont la liberté de gérer conformément à leurs traditions.
La Transylvanie, partie
orientale du pays déchiré en trois morceaux, est comprise, pour les Turcs
marchant sur Vienne, dans la zone où ils se contentent de percevoir l´impôt et
d´exercer un contrôle indirect. C´est ce qui rend possible la fondation, à partir
des territoires orientaux de la Hongrie, de la principauté de Transylvanie, dépendant
certes du sultan pour ses affaires extérieures, mais gérant en toute autonomie
ses affaires intérieures. La Principauté se renforce peu à peu de telle sorte
que plusieurs de ses princes de talent ressemblent davantage à des monarques
européens souverains qu´à des lieutenants du sultan.
Les maîtres de la Transylvanie,
obéissant à l´impératif du moment, celui de la survie, et de temps en temps
peut-être aussi à leurs intérêts égodstes, nouent souvent des alliances
contradictoires, mais la politique des plus illustres princes transylvains,
István (Étienne) Báthori, Gábor (Gabriel) Bethlen et György (Georges) Ier
Rákóczi, reste toujours guidée par l´objectif d´expulser les Turcs, avec
l´effort conjugué des parties occidentale et orientale du pays, et de réunifier
la Hongrie - tout en résistant plus tard à l´influence excessive des Habsbourg.
On doit probablement à l´idée de l´unité
et l’intensité de la résistance face à l´Ottoman., jugée plus importante
que toute autre chose, que les luttes religieuses de la Réforme et de la
Contre-Réforme qui font tant de victimes dans les pays de l´Europe
occidentale, recourent en Hongrie à des moyens pacifiques. Les disputes
religieuses, loin d´avoir un caractère destructif, donnent un puissant élan au
développement de la culture et de la langue écrite hongroises. En l57l,
devançant tous les pays d´Europe, la Diète transylvaine déclare dans une loi l´exercice
libre des religions catholique, réformée (calviniste), évangélique
(luthérienne) et unitarienne.
Dès le début des années l600, il
est manifeste que l´Empire ottoman n´est plus capable d´accroître ses conquêtes
en Europe. Cependant, jusqu´à la fin du XVIIe siècle, il représentera une force
telle que, sans l´aide de l´Europe, on ne pourra songer à le refouler du
territoire de la Hongrie. Les événements prennent une allure accélérée par
l´échec, en l683, de la campagne turque contre Vienne. Le pape Innocent XI
prend aussitôt l´initiative de créer la Sainte Alliance avec la participation
de l´Empire habsbourgeois, de la Pologne et de Venise; complétée par d´autres
membres, elle finira en l686 par libérer Buda de la domination turque de l45
ans. A partir de là, les armées alliées ne s´arrêteront plus. Pour la fin du
siècle, sous la conduite des plus grands généraux européens, le prince Charles
de Lorraine, le prince électeur Maximilien Emmanuel de Bavière et le prince
Eugène de Savoie, tout le territoire de la Hongrie est libéré.
L´empereur victorieux traite les
territoires libérés comme des provinces conquises. Il extorque à la Diète que
les Hongrois renoncent à leurs droits garantis depuis la Bulle d´or: ceux de
l´élection libre du roi et de la résistance au roi. Il passe outre aux droits des
anciens propriétaires en faisant don des territoires reconquis à ses fidèles
et, sous forme de maltôte, il fait payer après coup au pays ruiné les frais de
la libération.
La
Hongrie et la dynastie des Habsbourg (l686-l790)
Parallèlement au renforcement de
la maison d´Autriche, les Hongrois se voient de plus en plus contraints, dès le
XVIIe siècle, de défendre leurs intérêts non seulement contre les Turcs, mais
aussi contre les Habsbourg. Le despotisme impérial finit par déclencher une
résistance sans commune mesure avec les précédentes. Elle aboutit en l703 à une
guerre d´indépendance qui se poursuivra pendant huit ans. Le chef de file du
mouvement, Ferenc (François) II Rákóczi, descendant de princes de
Transylvanie. Il remporte d´abord plusieurs victoires, mais finit par échouer
et, avec ses fidèles, il terminera ses jours en exil. Cependant, sa longue
guerre d´indépendance aura convaincu les Habsbourg de la vanité de leur
prétention au pouvoir monolithique, autant que les Hongrois de l´irréalisme
d´une indépendance totale. Les lois de l7l4-l7l5 garantiront l´autonomie
constitutionnelle de la Hongrie et les vieux privilèges de la noblesse.
Le calme relatif, le
développement technique et la conjoncture agricole des décennies suivantes
suffiront pour satisfaire la couche dirigeante hongroise, au point qu´elle
prendra la défense de l´empire d´Autriche au moment où Marie-Thérèse
(l740-l780) a besoin de son aide dans la guerre de Succession d´Autriche.
Marie-Thérèse et son fils,
Joseph II (l780-l790) appartiennent aux représentants les plus marquants de
l´absolutisme éclairé en Europe. Ils cherchent à moderniser et à
renforcer l´Empire, grâce à une administration publique plus compétente, à une
politique économique mettant à profit les progrès de la science et à une
politique sociale plus humaine - pour ce qui est de Joseph II, en recourant
aussi à des mesures anticléricales. Sous le signe de ces considérations,
Marie-Thérèse, à partir des années l760, passe outre à la Diète, instituant ses
réformes de politique économique et sociale par l´émission de décrets
qui portent par exemple sur la réglementation des redevances des serfs et sur
l´éducation publique. Plus radical, Joseph II commence son règne par la
dissolution des ordres religieux et par la soustraction de la censure au
contrôle de l´Église. Son fameux édit de tolérance ouvre la fonction publique
aux non-catholiques. Ces mesures suscitent la résistance de la hiérarchie
catholique et ses projets de réforme fiscale celle de la noblesse hongroise,
récriminant contre tout ce qui porte atteinte à ses droits ancestraux. Enfin,
l´intransigeance du monarque qui passe outre à la Constitution et introduit
l´administration centralisée et l´allemand comme langue officielle, détourne du
roi même ses partisans de la première heure, les réformateurs hongrois.
Ayant perdu sa base, l´empereur
révoque sur son lit de mort la plupart de ses réformes. Dans un climat défini
par la Révolution française en voie de radicalisation, la maison des Habsbourg
renonce à ses tendances de modernisation et préfère sauvegarder ses positions.
Réformes
et révolution (l790-l849)
Les dilemmes d´indépendance et de
modernisation - dans la terminologie de l´époque: "patrie et progrès"
- sont posés avec une acuité plus brulante que jamais par l´époque de
l´éveil national. Le contraste entre d´une part l´amorce du développement
de la société agricole et d´autre part le conservatisme du gouvernement met
brusquement en exergue les principes de l´économie de marché et de la
constitutionnalité libérale.
La base principale du libéralisme
est assurée par une classe nobiliaire étonnamment nombreuse, forte d´une
conscience politique solide et de traditions, complétant ses revenus de ceux
qui viennent d´une fonction publique ou d´une profession libérale. Acquis aux
idées anglaises, le plus grand représentant du libéralisme nobiliaire hongrois,
le comte István Széchenyi (l79l-l860) se rend compte que l´état arriéré
de la Hongrie est du moins à l´assujettissement à Vienne qu´au système féodal.
Par ses ouvrages théoriques retentissants et son activité modernisatrice
pratique, il a l´immense mérite de transformer les mentalités. Il consacre une
partie de ses biens privés aux buts de la communauté. La fondation de
l´Académie des Sciences de Hongrie (l825) est liée à son nom, tout comme la
réalisation des conditions exigées par la régularisation des cours d´eau du
pays, la navigation fluviale à vapeur et la création du réseau ferroviaire,
ainsi que l´initiative de la construction du Pont de chaînes, premier pont
permanent reliant Buda à Pest etc. Lajos Kossuth nomme à juste titre István
Széchenyi son émule politique numéro un, "le plus grand des
Hongrois".
Lajos Kossuth, l´autre
grand homme politique de l´époque, représente une tendance plus radicale que
Széchenyi. Il fait appel aux larges couches de la nation. A partir de l84l, il
rédige le Pesti Hirlap, premier journal politique moderne de
l´Empire. Il plaide pour l´affranchissement des serfs dans les meilleurs
délais, unique moyen d´éviter l´explosion sociale. Entre l832 et l848, aux
sessions de "la Diète des réformes", l´opposition dont Kossuth est le
maître à penser obtient des conquêtes majeures, et le Parti d´opposition, créé
en bonne et due forme en l847, affiche ouvertement pour objectif de doter d´un
gouvernement moderne, responsable et représentatif. C´est dans une telle
effervescence spirituelle et un tel climat politique que la vague des
révolutions européennes de l848 atteint la Hongrie.
Sous l´effet des nouvelles des
révolutions l´opposition exerce une pression grandissante sur la cour, afin de
lui faire accepter ses propositions de réformes. Plus tard, la nouvelle
enthousiasmante de la révolution de Vienne fait éclater la révolution du l5
mars à Pest. Sándor Petöfi, l´un des plus grands poètes hongrois, et ses compagnons
prennent la tête de la foule enthousiaste et, faisant fi de la censure, font
imprimer leurs Douze points contenant l´essentiel du programme des réformes
libérales. La cour cède et entame des négociations sur la Constitution avec la
délégation de la Diète conduite par Kossuth.
Les fruits de ces négociations,
les "lois d´avril", abolissent l´immunité fiscale multiséculaire
de la noblesse, énoncent l´émancipation des serfs et l´égalité devant la
loi, et instaurent les libertés civiles. Un gouvernement commun et
responsable est nommé pour la Hongrie et la Transylvanie, traitées
jusque-là comme entités législatives séparées. Ce gouvernement présidé par le
comte Lajos Batthyány siègera à Pest-Buda. Le pays n´est plus lié à l´empire
d´Autriche que par la personne du souverain. Dans le cadre de l´empire, la
Hongrie accède à une autonomie totale.
Or, dès que l´administration de
Vienne a un instant de répit, elle incite Jelacic, le ban de Croatie, à lancer
une attaque armée contre la Hongrie. Les Hongrois se voient forcés de défendre
dans une guerre d´indépendance leurs droits constitutionnels conquis dans des
cadres légaux grâce à une révolution sans effusion de sang. L’hérodque guerre
d´indépendance se poursuit pendant près d´un an avec une fortune changeante.
Son sort sera scellé par l´alliance de l´empereur François-Joseph Ier et du
tsar de Russie, à la suite de laquelle, en juin l849, une armée d´intervention
russe de 200 000 hommes traversera les Carpates pour défaire les rebelles
hongrois. Le l3 aout l849, le dernier corps d´armée hongrois important dépose
les armes.
Néoabsolutisme
et "belle époque" (l849-l9l4)
La défaite militaire a pour
conséquence politique l´exécution d´environ l50 personnes, l´emprisonnement de
plusieurs milliers d´autres et la suspension de toute constitutionnalité. La
Hongrie est incorporée dans l´empire d´Autriche uni, administré par une
bureaucratie centralisée, et le caractère agricole arriéré autant que les
rapports hiérarchiques de la société demeurent inchangés. Il ne reste à l´élite
politique hongroise que le recours à la "résistance passive", en
refusant toute fonction publique pour contrarier le fonctionnement de
l´appareil de répression.
Pour le milieu des années l860,
l´issue défavorable des guerres menées par les Habsbourg isolent l´Autriche au
plan international, épuisent son Trésor, alors que la résistance passive
prolongée suscite également des problèmes d´existence dans la couche dirigeante
hongroise. La situation est désormais mure pour le compromis. A l´initiative de
Ferenc Deák des négociations de compromis sont entamées. Elles
aboutissent en l867: l´Empire des Habsbourg est transformé en confédération
dualiste de l´Autriche et de la Hongrie. Les deux parties égales en droit
de l´Empire austro-hongrois jouissent d´une souveraineté complète pour
leurs affaires intérieures. Leurs Parlements légifèrent en toute autonomie, les
lois sont sanctionnées par François-Joseph Ier à Vienne en sa qualité
d´empereur et à Budapest en sa qualité de roi, et elles sont appliquées par deux
gouvernements à part. Les portefeuilles des affaires étrangères et de la
guerre, ainsi que leurs finances, restent indivis. Le compromis marque, pour
les deux ethnies dominantes de l´Empire: les Hongrois et les Austro-Allemands,
le retour à la constitutionnalité et à la plus grande partie des acquis de
l848.
L´histoire du demi-siècle suivant
est celle d´un essor économique et culturel et d´une stabilité politique
sans précédents en Hongrie. Pendant près de cinquante ans, le premier système
parlementaire moderne de la région fonctionne de manière prévisible - certes
avec un droit électoral restreint et dans des cadres conservateurs: il répond
de moins en moins aux critères dictés par la mobilité sociale et n´accorde pas
l´attention méritée aux revendications des minorités nationales qui, pourtant,
constituent la moitié de la population dans les deux parties de l´Empire.
Voyant la rigidité du système, les minorités finissent par s´employer à faire
éclater l´Empire, confiantes en la perspective que leur assure l´émergence des
États balkaniques indépendants, qui exercent une influence magnétique sur les
habitants slaves du Sud et les Roumains de la monarchie.
Les signes précurseurs de la
crise politique sont voilés, pour le moment, par la prospérité matérielle et
spirituelle croissante dont jouissent même ceux qui sont restés en marge
des remparts du pouvoir politique. L´envol de la révolution industrielle transforme
la Hongrie en pays agro-industriel se développant avec une relative rapidité.
Le revenu national triple, et la population urbaine qui naguère ne représentait
que l0 pour cent de la population globale en constitue désormais le tiers; la
Hongrie peut se targuer - à l´aune de l´époque - d´une infrastructure
moderne et d´une culture bourgeoise florissante. L´exposition
organisée en l896 pour le millénaire de l´établissement des Hongrois dans le
bassin des Carpates, à Budapest - ville devenue une vraie métropole avec un
million d´habitants - est une digne commémoration de ces acquis.
D´une
guerre à l´autre (l9l4-l945)
La première guerre mondiale
met fin à la prospérité. Le problème des minorités nationales de
l´empire des Habsbourg devient un atout dans les mains des puissances de
l´Entente, qui offrent un refuge aux Conseils nationaux en émigration des minorités
et les reconnaissent comme alliés. A l´automne de l9l8, au moment de la débâcle
militaire germano-austro-hongroise, cette situation met en péril l´intégrité
territoriale de la Hongrie historique: la Transylvanie est revendiquée par la
Roumanie, le Sud par l´État yougoslave en formation et la Haute-Hongrie par
l´État tchécoslovaque.
Dans cette situation critique, la
Révolution éclate à Budapest en octobre l9l8. La République est proclamée
sous la présidence du comte Mihály Károlyi, qui sympathise avec l´Entente.
Cependant le traumatisme causé par les pertes de la guerre, la débâcle de
l´économie et l´attaque des pays de la Petite Entente, ne peut être
contrebalancé par la réforme sociale démocratique amorcée. Le mécontentement
des masses est attisé par des agitateurs bolcheviks bien formés, revenus en
Hongrie des camps de prisonniers de Russie. Le gouvernement Károlyi acculé à
l´impuissance cède en mars l9l9 le pouvoir à la République des conseils
hongroise, communiste, avec pour chef de file le bolchevik Béla Kun. Durant
son existence éphémère de trois mois, elle s´efforce d´inscrire dans les faits
son programme social, en recourant aux nationalisations et à la terreur
révolutionnaire, tout en poursuivant la lutte pour l´intégrité territoriale du
pays. Sa chute n´est guère imputable à la Contre-révolution qui s´organise sous
la direction de Miklós Horthy, mais plutôt à l´intervention tchèque et
roumaine.
Après une courte occupation
roumaine et la terreur blanche qui succède à la terreur rouge, les élections
aboutissent à une Assemblée nationale qui, formellement, restaure la royauté et
élit Miklós Horthy à la dignité de régent. En juin l920, le nouveau
régime signe le Traité de paix de Trianon (Versailles), ce qui signifie
qu´il reconnaît, à son corps défendant, le démembrement de la Hongrie
historique.
La Hongrie de la Monarchie
austro-hongroise, avec ses problèmes de nationalités et son conservatisme
politique relève désormais du passé, mais l´ordre nouveau, entériné par les
traités de Versailles, ne supprime pas les tensions interethniques de la
région, alors qu´il a découpé en éléments une entité économique et culturelle
fonctionnant bien et qui, de plus, remplissait un rôle important dans
l´équilibre des puissances en Europe. Dans le Traité de paix de Trianon, le
principe équitable d´autodétermination nationale est appliqué unilatéralement
au dépens de la Hongrie: la Hongrie perd les deux tiers de son territoire et
plus de la moitié de sa population. A la différence de ses nouveaux
voisins, elle devient un État-nation presque homogène, cependant que le tiers
de la population d´ethnie hongroise, soit plus de trois millions de Hongrois
deviennent minoritaires dans les États successeurs voisins. Tout cela
détermine non seulement les perspectives défavorables de l´économie dépecée du
pays, mais aussi son avenir politique: dans l´entre-deux-guerres, nulle force
désireuse de réussir en politique intérieure ne pourra renoncer à la
revendication d´une révision territoriale.
Les réformes de l´administration
de Horthy, qui gardent les éléments essentiels du parlementarisme mais sont
foncièrement conservatrices, font peu d´efforts pour moderniser la structure
sociale arriérée. Pourtant, grâce surtout à l´aptitude personnelle de certains
hommes politiques éminents - Pál Teleki, István Bethlen - la Hongrie parvient,
pour la fin des années l920, à la consolidation politique intérieure, à
une modeste croissance économique et réussit même à rompre son isolement en
politique extérieure et à entrevoir une révision pacifique partielle.
Cependant, au seuil des années 30, la récession achève le processus entamé par
les traités de paix de Versailles: le morcellement de l´unité économique,
sociale et culturelle danubienne. En incitant à l´isolement national, elle
déblaie la voie aux extrémismes politiques et, dans le "vide du
pouvoir", elle facilite la pénétration des grandes puissances qui
s´intéressent à la région. Dans le cas de la Hongrie, qui impute ses
difficultés à la paix de Trianon et aspire à la révision de ce traité, cela
signifie le resserrement des relations avec l´Allemagne et l´Italie.
L´adhésion de la Hongrie à l´Axe
est récompensée, après le déclenchement de l´agression nazie, par la
réannexion des territoires à population majoritairement hongroise de
Tchécoslovaquie et de Roumanie (l938-l940). Or ces faveurs ne lui permettent
plus de rester à l´écart des hostilités de la seconde guerre mondiale et
de refuser en l94l la participation à l´envahissement de la Yougoslavie. Le
gouvernement hongrois montre plus d´empressement à entrer en guerre contre
l´Union soviétique, cependant que l´élite traditionnelle qui nourrissait dès le
début des sentiments plutôt mitigés à l´égard du nazisme cherche à traiter
avec les puissances occidentales. Mais l´armée allemande, perçant le
secret des velléités de son "vassal récalcitrant", occupe la
Hongrie le l9 mars l944. Elle fait opérer par un gouvernement fantoche la
déportation de la plus grande partie des Juifs de Hongrie, déjoue la tentative
de défection et de paix séparée de Horthy et donne libre cours à la terreur des
"croix fléchées", les nationaux-socialistes hongrois. Entre temps, la
percée de l´Armée rouge fait de tout le territoire du pays le théâtre des
opérations militaires et, pour le printemps de l945, à la suite de la défaite
totale, le vieux régime et avec lui la souveraineté de l´État s´effondrent. Une
armée d´occupation d´un million de soldats stationne dans le pays en ruines.
Les chefs militaires soviétiques promettent de garantir l´auto-détermination de
la Hongrie, quoique la conférence de Yalta des grandes puissances ait
décidé, dès l943, que ce pays appartiendrait avec ses voisins à la sphère
d´influence soviétique.
Les
avatars du socialisme (l945-l987)
Les trois premières années
d´après la Seconde guerre mondiale s´inscrivent dans l´histoire de la Hongrie
comme une période expérimentale de la démocratie pluripartite dans un
pays occupé militairement. Parti réceptacle de la bourgeoisie et de la
paysannerie, le Parti indépendant des petits propriétaires sort victorieux des
élections de l945 et, se rendant au souhait des grandes puissances, entre
en coalition avec les sociaux-démocrates, le Parti national paysan et les
communistes; ces derniers avec à leur tête Mátyás Rákosi, mettent à profit sans
aucun scrupule la protection que leur assurent les troupes soviétiques
d´occupation. Sous le signe de la solidarité nationale, la coalition obtient de
sérieux résultats dans la reconstruction et réalise, par la réforme
agraire, le rêve pluriséculaire des paysans hongrois; mais dès cette
époque la nationalisation des entreprises privées est amorcée, ainsi que
l´adoption de certains éléments de l´économie dirigiste de type stalinien. Lorsque
le pays s´est ressaisi des bouleversements de la guerre, les communistes, à
force de susciter la division entre leurs partenaires de la coalition, de
recourir au chantage politique, de mettre en branle la police politique qu´ils
contrôlent et de fausser les élections, voient s´effriter leurs rivaux et
deviennent, en l947-l948, la seule force politique opérationnelle du pays. Ce
statut leur est garanti par "le traité d´amitié perpétuelle" passé
avec l´URSS et par la Constitution "stalinienne" de l949.
La dictature stalinienne
de Rákosi achève en l953 les nationalisations commencées en l948 et s´attelle à
un développement inconsidéré de l´industrie lourde; elle astreint la
paysannerie à livrer ses produits puis, la forçant d´adhérer aux kolkhozes,
elle exproprie ses terres. Les "ennemis" du régime, qui se comptent
par dizaines de milliers, sont déportés à la campagne ou condamnés à faire des
travaux forcés et, sur la base d´accusations controuvées, des innocents sont
exécutés ou jetés en prison au terme de procès monstre préfabriqués. Dans le
climat installé après la mort de Staline (l953), sous le gouvernement du
réformateur Imre Nagy, la terreur se relâche, la mise au jour des abus est
amorcée, la population du pays respire, pour retomber bientôt dans le désespoir
quand la clique de Rákosi reprend le pouvoir politique.
Le XXe Congrès du Parti communiste
de l´Union soviétique, tenu en février l956, laisse entrevoir la fin du régime
dictatorial stalinien. Sous l´effet de cet événement qui fait miroiter des
chances de la démocratisation, la résistance au régime totalitaire éclate en
Hongrie avec une force élémentaire, elle aboutit le 23 octobre l956 au
déclenchement de la Révolution. Imre Nagy, qui jouit d´une grande
popularité dans tout le pays depuis ses réformes de l953, prend la tête du
gouvernement révolutionnaire. Le pluripartisme est rétabli, et la
Hongrie cesse de faire partie du Traité de Varsovie, l´alliance
militaire du bloc de l´Est. Cependant, le gouvernement soviétique, après un
temps d´hésitation, décide de s´ingérer, et son intervention, commencée le 4
novembre l956, écrase brutalement la Révolution. Deux cent mille réfugiés
quittent le pays traumatisé, tandis que l´époque marquée par le nom de János
Kádár, le fantoche des Soviétiques placé à la tête du parti communiste
réorganisé, débute par une répression sans précédent.
Or l´exemple de la Révolution de
l956 rend évident même au pouvoir communiste qu´il est désormais impossible de
renouer avec les méthodes et les conditions des "années 50". Ceci
fait que le nouveau régime, après avoir rétabli "l´ordre", consolide
ses positions et dans les années l960, grâce à l´amnistie et à
l´adoption de réformes, acquérant pour la Hongrie le qualificatif douteux de
"la plus joyeuse baraque" du camp soviétique. Outre
l´industrialisation et la collectivisation menées plus graduellement et de
façon plus pacifique, une attention accrue est accordée à la production de
biens de consommation, que les réformes introduites à partir de l968,
dites "nouveaux mécanismes économiques" stimulent aussi en
jetant du lest à l´entreprise privée. L´élévation du niveau de vie a un prix
politique: le monopole du pouvoir du Parti socialiste ouvrier hongrois (PSOH ou
MSZMP) et les rapports avec l´Union soviétique - c´est-à-dire la souveraineté
limitée du pays - demeurent des tabous. Plus souple qu´avant, la censure
restreint la sphère des biens intellectuels prohibés et élargit celle des
oeuvres subventionnées ou tolérées, et "la dictature molle"
ouvre les portes du pays aux étrangers curieux et autorise la sortie de
Hongrois affamés de voyages - fut-ce moyennant un contrôle sévère.
Bien que ces faveurs - comparées
surtout aux conditions des pays voisins - confèrent une certaine légitimité au
régime Kádár, les limites du régime commencent à se manifester dans les années
l980. Les réformes n´ont pas suffi à assurer la croissance économique, de sorte
que l´apparence de prospérité s´avère difficile à maintenir, sinon au moyen de
crédits étrangers et au prix de l´endettement du pays. La compromission qui,
sans avoir été jamais explicitée, impliquait l´abandon des droits politiques en
échange du bien-être matériel, ne semble plus avoir sa raison d´être et, comme
à Moscou Mikhadl Gorbatchev prend la direction du Parti communiste, la pression
extérieure aussi se relâche.
La
Hongrie à l´heure de la transition et du changement de système (l987-l996)
Tout cela crée des conditions
propices à l´amorce d´une refonte du paysage institutionnel politique et de
l´économie, transformation que les "communistes réformateurs"
démettant en mai l988 Kádár - réfractaire à tout changement -, conçoivent comme
un processus piloté d´en haut. Or bientôt les groupes d´opposition s´organisent
en partis; ils étaient actifs depuis plusieurs années déjà, mais
leur activité jouit désormais d´une plus grande publicité et encourage en
l988-l989 les mouvements de masse de la société civile renaissante. Le Forum
démocrate hongrois (MDF) affiche un programme asseyant sa critique du système
communiste sur les traditions nationales, et à partir de l´automne de l987, il
organise des débats publics sur la situation du pays. "L´opposition
démocratique" qui, depuis le début de la décennie 80, publiait des tracts
clandestins ("samizdat"), crée l´Alliance des démocrates libres
(SZDSZ). Tout comme elle, la Fédération des jeunes démocrates (FIDESZ),
organisation indépendante des étudiants d´université, se dit libérale. Au
tournant de l988 à l989, on voit refaire surface les grands partis de la
période démocratique d´après la Seconde guerre mondiale: le Parti indépendant
des petits propriétaires (FKgP), le Parti populaire chrétien-démocrate (KDNP)
et le Parti social-démocrate (SZDP). Les cadres du changement de système
pacifique sont définis aux "négociations tripartites" de la Table
ronde de l´opposition créée par ces partis, des organisations de masse et des dirigeants
de l´État-parti. Le protocole fixant les bases de l´État de droit
constitutionnel est signé, puis inséré dans les lois à l´automne de l989. Peu
après, le 23 octobre l989, a lieu la proclamation de la République de Hongrie,
l´ancien nom officiel de République populaire hongroise se trouvant ainsi
changé. C´est l´expression symbolique de l´essentiel du changement de
système: reconquête de la souveraineté du pays, remplacement du dirigisme
économique et du système de parti-État par l´économie de marché et la démocratie
pluripartite.
Les réformateurs du MSZMP (Parti
socialiste ouvrier hongrois) ont contribué à catalyser ce processus, mais ce
n´est qu´à sa phase ultime qu´ils se décident à tirer les conclusions qui
s´imposent et à pratiquer la dichotomie du parti-État, fondant, avec d´autres
partenaires de gauche, sous le nom de Parti socialiste hongrois (MSZP) un parti
nouveau affichant un programme social-démocrate. Au tournant de l989 à l990, au
moment où le pays connaît la fièvre des premières élections libres depuis
plusieurs décennies, le front politique ne se trace pas seulement entre les
socialistes et l´opposition qui jusqu´alors leur faisait face dans une relative
unité: le découpage du paysage politique fait apparaître la division entre
droite et gauche, puis entre chrétiens démocrates et nationaux d´une part,
libéraux et socialistes d´autre part.
Après les élections législatives
de l990, le MDF est devenu le parti le plus puissant au Parlement. En coalition
avec les deux autres partis du centre droit, le FKgP et le KDNP, le
gouvernement de József Antall, président du MDF, y disposait d´une majorité de
60 pour cent. Son opposition comprenait le SZDSZ, le FIDESZ et le MSZP. La
coalition du centre droit était le seul gouvernement d´Europe centrale et
orientale issu du changement de système à rester en place tout au long du cycle
électoral quadriennal. Les fonctions de Président
de la République allait à Arpád Göncz - qui avait été condamné à mort
pour son rôle dans les événements de l956. En l995, le Parlement l'a réélu pour
une nouvelle période de cinq ans.
En l994, plus de 50 pour cent des
électeurs votaient pour le MSZP qui a repris ses forces pour la fin du cycle
parlementaire précédent. Le gouvernement de Gyula Horn, président de ce parti,
a choisi comme partenaire de coalition, le SZDSZ, sorti une nouvelle fois
deuxième des élections. Lors des élections législatives de 1998, la majorité
des voix avait été obtenu par la Fédération des Jeunes Démocrates -Parti
Civique Hongrois (FIDESZ-MPP), et son président Viktor ORBÁN a formé un
gouvernement de coalition avec le Forum Démocratique et le Parti des Petits
Propriétaires.
Le Parlement a élu, le 6 juin
2000, Ferenc MÁDL, Président
de la République pour un mandat de 5 ans.
En 2002, c'était la quatrième
fois depuis le changement de régime que les électeurs ont été appelés aux
urnes. Le MSZP a remporté les élections législatives, et c'est Péter
MEDGYESSY qui fut désigné par le Président de la République pour former
un nouveau gouvernement
de coalition avec le SZDSZ. Le 15 mai 2002 le
Parlement s'est réuni pour désigner le Président et les vice-présidents
du nouveau Parlement. Le fait que la Hongrie ne s’est jamais vu obligée
d’organiser des élections
législatives anticipées indique qu’il y règne une stabilité intérieur.
L’objectif fondamental de la
politique régionale de la Hongrie consiste à renforcer la stabilité en Europe
centrale et orientale. La Hongrie reste profondément et fermement attachée à
l’intégration européenne et à la pensée atlantique. La Hongrie est entrée à l’UE
le 1 mai 2004. Après une longue coopération, notamment dans le cadre du
partenariat pour la paix, enfin dans le processus de paix qui a succédé à la
guerre interethnique dans l’ex-Yougoslavie, la Hongrie est entrée, en 1999,
dans l’OTAN.
Durant les 1100 années écoulées
depuis l´établissement des Hongrois dans le bassin des Carpates, la Hongrie a
pu avoir maintes fois l´impression de réussir dans la voie de l´adaptation et
de l´alignement. De nos jours, elle espère une nouvelle fois que son "arrivée
réitérée" dans la communauté des pays de l´Europe s´avérera définitive...