COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME 

        En l'affaire Loizidou c. Turquie (1),

        La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,
conformément à l'article 51 de son règlement A (2), en une
grande chambre composée des juges dont le nom suit:

        MM. R. Ryssdal, président,
            R. Bernhardt,
            F. Gölcüklü,
            L.-E. Pettiti,
            B. Walsh,
            A. Spielmann,
            S.K. Martens,
        Mme E. Palm,
        MM. R. Pekkanen,
            A.N. Loizou,
            J.M. Morenilla,
            A.B. Baka,
            M.A. Lopes Rocha,
            L. Wildhaber,
            G. Mifsud Bonnici,
            P. Jambrek,
            U. Lohmus,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier
adjoint,

        Après en avoir délibéré en chambre du conseil les
24 octobre 1995, 24 janvier et 28 novembre 1996,

        Rend, sur le fond, l'arrêt que voici, adopté à cette dernière
date:
_______________
Notes du greffier

1.  L'affaire porte le n° 40/1993/435/514.  Les deux premiers chiffres
en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la
place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur
celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2.  Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour
avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et,
depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par
ledit Protocole (P9).  Il correspond au règlement entré en vigueur le
1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
_______________

PROCÉDURE

1.      L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement de la
République de Chypre ("le gouvernement cypriote") le 9 novembre 1993,
dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47
(art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention").  A son origine
se trouve une requête (n° 15318/89) dirigée contre la République turque
("le gouvernement turc"), et dont une ressortissante cypriote,
Mme Titina Loizidou, avait saisi la Commission européenne des
Droits de l'Homme ("la Commission") le 22 juillet 1989 en vertu de
l'article 25 (art. 25).

2.      Par un arrêt du 23 mars 1995 sur diverses exceptions
préliminaires soulevées par le gouvernement turc (série A n° 310), la
Cour a rejeté une exception concernant l'abus allégué de la
procédure et dit que les faits allégués par la requérante étaient de
nature à relever de la "juridiction" de la Turquie au sens de
l'article 1 de la Convention (art. 1) et que les restrictions
territoriales dont sont assorties les déclarations de la Turquie
relatives aux articles 25 et 46 de la Convention (art. 25, art. 46)
n'étaient pas valides mais que ces déclarations renfermaient des
acceptations valides de la compétence de la Commission et de la Cour.
Elle a aussi joint au fond l'exception préliminaire d'incompétence
ratione temporis.

3.      En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du
règlement A), M. R. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du
greffier, les agents des Gouvernements, l'avocat de la requérante et
le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure
(articles 37 par. 1 et 38) quant au fond.  Conformément à l'ordonnance
rendue en conséquence, le greffier a reçu les 29 juin, 17 juillet et
18 juillet 1995 respectivement les mémoires de la requérante, du
gouvernement cypriote et du gouvernement turc.  Par une lettre du
2 août, l'adjoint au secrétaire de la Commission a informé le greffier
que le délégué s'exprimerait à l'audience.

4.      Le 13 septembre 1995, comme le président les y avait invités
par une lettre du 8 septembre, la Commission, la requérante et les
gouvernements cypriote et turc ont présenté leurs observations sur la
question de la référence, dans l'instance devant la Cour, à un rapport
confidentiel de la Commission dans l'affaire
Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie, alors pendante devant le
Comité des Ministres du Conseil de l'Europe.

5.      Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats sur le fond
se sont déroulés en public le 25 septembre 1995, au Palais des Droits
de l'Homme à Strasbourg.  La Cour avait tenu auparavant une réunion
préparatoire.

        Ont comparu:

- pour le gouvernement turc

  MM. B. Çaglar,                                               agent,
      T. Özkarol,
      E. Apakan,
      H. Golsong,
  Mme D. Akçay,
  MM. Ö. Koray,
      Z. Necatigil,                                         conseils;

- pour le gouvernement cypriote

  MM.  A. Markides, Attorney-General,                          agent,
       M. Triantafyllides, Barrister-at-Law,
       M. Shaw, Barrister-at-Law,
  Mmes T. Polychronidou, conseil de la République A',
       S.M. Joannides, conseil de la République A',         conseils,
  M.   P. Polyviou, Barrister-at-Law,
  Mme  C. Palley, consultante auprès du ministère
       des Affaires étrangères,
  M.   N. Emiliou, consultant auprès du ministère
       des Affaires étrangères,                          conseillers;

- pour la Commission

  M. S. Trechsel,                                            délégué;

- pour la requérante

  M.  A. Demetriades, Barrister-at-Law,
  M.  I. Brownlie QC,
  Mme J. Loizidou, Barrister-at-Law,                        conseils.

        La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Trechsel,
Demetriades, Brownlie, Markides, Shaw et Çaglar, Mme Akçay,
MM. Necatigil et Golsong, ainsi que des réponses à ses questions.

6.      Le 26 septembre 1995, M. Macdonald a décidé, en vertu de
l'article 24 par. 3 du règlement A, de se retirer de la grande chambre.
Conformément à cette disposition, il en a informé le président qui l'a
dispensé de siéger.

7.      Le 27 septembre 1995, le président a reçu du gouvernement turc
une requête tendant au retrait de M. Macdonald de la chambre.  La Cour
a estimé qu'il n'y avait pas lieu de répondre, compte tenu de la
décision susmentionnée de M. Macdonald de se déporter.

8.      Le 6 octobre 1995, le gouvernement cypriote a produit diverses
décisions judiciaires qui avaient été mentionnées à l'audience.

9.      A la suite de la publication, par le Comité des Ministres, du
rapport de la Commission dans l'affaire Chrysostomos et
Papachrysostomou c. Turquie, le président a, par une lettre du
19 octobre 1995, invité la requérante et le gouvernement cypriote à
formuler leurs commentaires éventuels.  Le 6 novembre, ils ont déposé
des observations complémentaires.  Le gouvernement turc y a répondu le
23 novembre.

10.     Le 3 novembre 1995, le gouvernement turc a produit un article
qui avait été mentionné à l'audience.

EN FAIT

Les circonstances de l'espèce

11.     La requérante, ressortissante cypriote, a grandi à Kyrenia,
dans le nord de Chypre.  En 1972, elle s'est mariée et a déménagé à
Nicosie avec son mari.

12.     Elle prétend être propriétaire des parcelles nos 4609, 4610,
4618, 4619, 4748, 4884, 5002, 5004, 5386 et 5390 à Kyrenia, dans le
nord de Chypre.  Avant l'invasion turque dans cette région, le
20 juillet 1974, des travaux de construction d'appartements, dont l'un
devait servir de domicile à la famille de l'intéressée, auraient été
entamés sur la parcelle n° 5390.  Qu'elle est propriétaire de ces biens
est attesté par des certificats d'enregistrement délivrés au moment de
l'acquisition par le bureau cypriote du cadastre.

        Selon la requérante, les forces turques l'ont empêchée et
l'empêchent encore de retourner à Kyrenia et d'avoir la jouissance de
ses biens.

13.     Le 19 mars 1989, Mme Loizidou participa à une manifestation
organisée par un groupe de femmes (le mouvement "Les femmes rentrent
chez elles") dans la localité de Lymbia proche du village turc
d'Akincilar, dans la zone occupée du nord de Chypre.  La manifestation
visait à revendiquer le droit, pour les réfugiés cypriotes grecs, de
retourner chez eux.

        A la tête de quelque cinquante manifestantes, la requérante
monta vers l'église de la Sainte-Croix, dans la zone de Chypre occupée
par les Turcs; le groupe passa devant le poste de garde des
Nations unies.  Lorsqu'il parvint au cimetière, il fut encerclé par des
soldats turcs qui l'empêchèrent de continuer.

14.     Mme Loizidou fut finalement appréhendée par des membres des
forces de police cypriotes turques et emmenée en ambulance à Nicosie.
Elle fut relâchée vers minuit, après plus de dix heures de détention.

15.     Dans son rapport du 31 mai 1989 (document du
Conseil de sécurité S/20663) sur l'opération des Nations unies à Chypre
(pour la période du 1er décembre 1988 au 31 mai 1989), le
Secrétaire général des Nations unies décrit en ces termes (au
paragraphe 11) la manifestation du 19 mars 1989:

          "En mars 1989, le projet d'un groupe de femmes chypriotes
        grecques d'organiser une grande manifestation, qui avait reçu
        une large publicité, et leur intention déclarée de franchir la
        ligne du cessez-le-feu des forces turques ont provoqué une
        tension considérable.  Il est important de rappeler à ce
        propos qu'après les manifestations violentes qui s'étaient
        déroulées dans la zone tampon des Nations unies en
        novembre 1988, le Gouvernement chypriote avait donné
        l'assurance qu'il prendrait à l'avenir toutes les mesures
        nécessaires pour assurer le respect de la zone tampon (...).
        La Force a donc demandé au Gouvernement de prendre des mesures
        efficaces pour interdire à tous les manifestants de pénétrer
        dans cette zone, étant donné que la présence de manifestants
        provoquerait une situation qui serait peut-être difficile à
        contrôler.  La manifestation susmentionnée a eu lieu le
        19 mars 1989.  Deux mille femmes environ ont traversé la zone
        tampon à Lymbia et certaines d'entre elles ont réussi à
        franchir la ligne du cessez-le-feu des forces turques.  Un
        groupe moins nombreux a franchi cette même ligne à Akhna.  A
        Lymbia, un grand nombre de femmes chypriotes turques sont
        arrivées peu après les Chypriotes grecques et ont organisé une
        contre-manifestation, en demeurant toutefois de leur côté de
        la ligne du cessez-le-feu.  Des soldats turcs non armés se
        sont opposés aux manifestantes et, en grande partie grâce à la
        manière dont ces soldats et la police chypriote turque se sont
        conduits, la manifestation s'est déroulée sans incident
        sérieux.  Cinquante-quatre manifestantes au total ont été
        arrêtées par la police chypriote turque dans les
        deux localités susmentionnées; elles ont été libérées et
        remises à la Force plus tard dans la même journée."

    A.  La présence militaire turque au nord de Chypre

16.     Les forces armées turques, comptant plus de 30 000 hommes, sont
stationnées à travers la zone occupée du nord de Chypre, qui fait
constamment l'objet de patrouilles et renferme des postes de contrôle
sur tous les grands axes de communication.  L'état-major de l'armée se
trouve à Kyrenia.  Le 28e régiment d'infanterie est basé à Asha
(Assia); il couvre le secteur allant de Famagouste à Mia Milia,
banlieue de Nicosie, et est fort de 14 500 hommes.  Le 39e régiment
d'infanterie, avec 15 500 hommes environ, est basé au village de Myrtou
et couvre le secteur allant du village de Yerolakkos à Lefka.  Les
TOURDYK (Forces turques à Chypre en vertu du Traité de garantie
(Turkish Forces in Cyprus under the Treaty of Guarantee)) sont
stationnées au village de Orta Keuy près de Nicosie; elles couvrent un
secteur allant de l'aéroport international de cette ville à la
rivière Pedhieos.  Un bataillon naval turc et un avant-poste sont basés
respectivement à Famagouste et Kyrenia.  Des membres de l'armée de
l'air turque sont basés à Lefkoniko, Krini et d'autres terrains
d'aviation.  Les forces aériennes turques sont stationnées en
métropole, à Adana.

17.     Les forces turques et tous les civils qui pénètrent dans les
zones militaires sont passibles des tribunaux militaires turcs, ainsi
que le prévoient pour les "citoyens de la RTCN" le décret de 1979 sur
les zones militaires interdites (article 9) et l'article 156 de la
Constitution de la "RTCN".

    B.  L'article 159 par. 1 b) de la Constitution de la "RTCN"

18.     Les passages pertinents de l'article 159 par. 1 b) de la
Constitution du 7 mai 1985 de la "République turque de Chypre du Nord"
(la "RTCN") sont ainsi libellés:

          "Tous les biens immobiliers, bâtiments et installations qui
        furent trouvés abandonnés le 13 février 1975 lorsque fut
        proclamé l'Etat fédéré turc de Chypre ou qui furent considérés
        par la loi comme abandonnés ou sans propriétaire
        postérieurement à la date susmentionnée, ou qui auraient dus
        être en la possession ou sous le contrôle de l'Etat même si
        leur appartenance n'avait pas encore été déterminée (...) et
        (...) situés dans les limites de la RTCN au 15 novembre 1983,
        seront propriété de la RTCN nonobstant le fait qu'ils ne
        soient pas enregistrés comme tels au bureau du cadastre; et
        celui-ci sera modifié en conséquence."

    C.  La réponse internationale à l'établissement de la "RTCN"

19.     Le 18 novembre 1983, en réponse à la proclamation de la "RTCN",
le Conseil de sécurité des Nations unies adopta la
Résolution 541 (1983) dont les passages pertinents sont ainsi libellés:

          "Le Conseil de sécurité, (...)

        1.  Déplore la proclamation des autorités chypriotes turques
        présentée comme déclaration de sécession d'une partie de la
        République de Chypre;

        2.  Considère la proclamation susmentionnée (...) comme
        juridiquement nulle et demande son retrait (...)

        6.  Demande à tous les Etats de respecter la souveraineté,
        l'indépendance, l'intégrité territoriale et le non-alignement
        de la République de Chypre;

        7.  Demande à tous les Etats de ne pas reconnaître d'autre
        Etat chypriote que la République de Chypre (...)"

20.     La Résolution 550 (1984) adoptée le 11 mai 1984 en réponse à
l'échange d'"ambassadeurs" entre la Turquie et la "RTCN" déclare
notamment ceci:

          "Le Conseil de sécurité, (...)

        1.  Réaffirme sa Résolution 541 (1983) et demande qu'elle soit
        appliquée d'urgence et effectivement;

        2.  Condamne toutes les mesures sécessionnistes, y compris le
        prétendu échange d'ambassadeurs entre la Turquie et les
        dirigeants chypriotes turcs, déclare ces mesures illégales et
        invalides et demande qu'elles soient immédiatement rapportées;

        3.  Réitère l'appel lancé à tous les Etats de ne pas
        reconnaître le prétendu Etat dit
        "République turque de Chypre-Nord", créé par des actes de
        sécession, et leur demande de ne pas encourager ni aider
        d'aucune manière l'entité sécessionniste susmentionnée;

        4.  Demande à tous les Etats de respecter la souveraineté,
        l'indépendance, l'intégrité territoriale, l'unité et le
        non-alignement de la République de Chypre (...)"

21.     En novembre 1983, le Comité des Ministres du
Conseil de l'Europe décida de continuer à considérer le gouvernement
de la République de Chypre comme le seul gouvernement légitime de
Chypre et appela au respect de la souveraineté, de l'indépendance, de
l'intégrité territoriale et de l'unité de la République de Chypre.

22.     Le 16 novembre 1983, les Communautés européennes publièrent la
déclaration suivante:

          "Les dix Etats membres de la Communauté européenne sont
        profondément préoccupés par la proclamation d'indépendance
        d'une 'République turque de Chypre du Nord'.  Ils rejettent
        cette proclamation, qui est contraire aux résolutions
        successives des Nations unies.  Les Dix réitèrent leur soutien
        inconditionnel à l'indépendance, à la souveraineté, à
        l'intégrité territoriale et à l'unité de la
        République de Chypre.  Ils continuent de considérer le
        gouvernement du président Kyprianou comme le seul gouvernement
        légitime de la république de Chypre.  Ils demandent à toutes
        les parties intéressées de ne pas reconnaître cet acte, qui
        crée une situation préoccupante dans la région."

23.     Les chefs de gouvernement du Commonwealth, réunis à New Delhi
du 23 au 29 novembre 1983, publièrent un communiqué de presse déclarant
notamment ce qui suit:

          "[Les] chefs de gouvernement condamnent la déclaration que
        les autorités cypriotes turques ont publiée le
        15 novembre 1983 et annonçant la création d'un Etat
        sécessionniste à Chypre-Nord, dans la zone sous occupation
        étrangère.  Souscrivant pleinement à la Résolution 541 du
        Conseil de sécurité, ils dénoncent la déclaration,
        juridiquement nulle, et réaffirment qu'il y a lieu de ne pas
        la reconnaître et de la retirer immédiatement.  Ils exhortent
        également tous les Etats à ne pas faciliter ou aider en quoi
        que ce soit l'entité sécessionniste illégale.  Ils considèrent
        cet acte illégal comme un défi à la communauté internationale
        et demandent l'application des Résolutions pertinentes des
        Nations unies sur Chypre."

    D.  La déclaration de la Turquie, du 22 janvier 1990, relative à
        l'article 46 de la Convention (art. 46)

24.     Le 22 janvier 1990, le ministre turc des Affaires étrangères
déposa auprès du Secrétaire général du Conseil de l'Europe la
déclaration suivante relative à l'article 46 de la Convention
(art. 46):

          "Au nom du Gouvernement de la République de Turquie et
        conformément à l'article 46 (art. 46) de la Convention de
        sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés
        fondamentales, je déclare par la présente ce qui suit:

          Le Gouvernement de la République de Turquie, conformément à
        l'article 46 (art. 46) de la Convention de sauvegarde des
        Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, reconnaît par
        la présente comme obligatoire et de plein droit et sans
        convention spéciale la juridiction de la Cour européenne des
        Droits de l'Homme sur toutes les affaires concernant
        l'interprétation et l'application de la Convention qui
        relèvent de l'exercice de sa juridiction au sens de
        l'article 1 de la Convention (art. 1), accompli à l'intérieur
        des frontières du territoire national de la
        République de Turquie et à condition en outre que de telles
        affaires aient été préalablement examinées par la Commission
        dans le cadre du pouvoir qui lui a été conféré par la Turquie.

          Cette déclaration est faite sous condition de réciprocité,
        incluant la réciprocité des obligations acceptées dans le
        cadre de la Convention.  Elle est valable pour une période de
        3 ans à compter de la date de son dépôt et s'étend à toutes
        les affaires concernant des faits, incluant des jugements qui
        reposent sur ces faits, s'étant déroulés après la date du
        dépôt de la présente déclaration."

25.     Cette déclaration fut renouvelée, en des termes quasiment
identiques, pour une période de trois ans à partir du 22 janvier 1993.

PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION

26.     Mme Loizidou a saisi la Commission (requête n° 15318/89) le
22 juillet 1989.  Elle affirmait que son arrestation et sa détention
étaient contraires aux articles 3, 5 et 8 de la Convention (art. 3,
art. 5, art. 8).  Elle prétendait en outre que le refus d'accès à sa
propriété s'analysait en une violation continue de l'article 8 de la
Convention (art. 8) et de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).

27.     Le 4 mars 1991, la Commission a retenu les griefs de
l'intéressée pour autant qu'ils soulevaient des questions sur le
terrain des articles 3, 5 et 8 (art. 3, art. 5, art. 8) quant à son
arrestation et à sa détention, et sur celui de l'article 8 (art. 8) et
de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) quant aux violations continues
de son droit d'accéder à sa propriété qui se seraient produites après
le 29 janvier 1987.  Elle a rejeté la plainte, fondée sur ces
deux dernières dispositions (art. 8, P1-1), d'une violation continue
des droits de propriété de la requérante avant le 29 janvier 1987.

        Dans son rapport du 8 juillet 1993 (article 31) (art. 31), elle
formule l'avis qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 (art. 3)
(unanimité); de l'article 8 (art. 8) en ce qui concerne la vie privée
de la requérante (onze voix contre deux); de l'article 5 par. 1
(art. 5-1) (neuf voix contre quatre); de l'article 8 (art. 8) en ce qui
concerne son domicile (neuf voix contre quatre) et de l'article 1 du
Protocole n° 1 (P1-1) (huit voix contre cinq).  Le texte intégral de
l'avis de la Commission et des trois opinions séparées dont il
s'accompagne figure en annexe à l'arrêt Loizidou c. Turquie du
23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310.

CONCLUSIONS PRÉSENTÉES A LA COUR

28.     Dans son mémoire, la requérante prie la Cour de dire et
déclarer:

    1.  que l'Etat défendeur est responsable des violations continues
        de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1);

    2.  que l'Etat défendeur est responsable des violations continues
        de l'article 8 de la Convention (art. 8);

    3.  que l'Etat défendeur a l'obligation de fournir une réparation
        équitable conformément aux dispositions de l'article 50 de la
        Convention (art. 50); et

    4.  que l'Etat défendeur a l'obligation de permettre à la
        demanderesse d'exercer librement ses droits à l'avenir
        conformément aux constats de violations du Protocole et de la
        Convention.

29.     Le gouvernement cypriote soutient que:

    1.  la Cour a compétence ratione temporis pour connaître de
        l'affaire de la requérante parce que la déclaration de la
        Turquie relative à l'article 46 de la Convention (art. 46) n'a
        pas clairement exclu sa compétence quant aux violations
        examinées par la Commission après la déclaration turque du
        22 janvier 1990.  La Turquie est donc responsable des
        violations continues dont se plaint la requérante pour la
        période commençant le 28 janvier 1987;

    2.  en toute hypothèse, la Turquie est responsable de violations
        continues survenues au cours de la période commençant le
        22 janvier 1990 et que la Commission a examinées;

    3.  il existe une situation continue, qui perdure dans la zone
        sous occupation turque et qui enfreint les droits de la
        requérante tels que les garantissent les articles 8 de la
        Convention et 1 du Protocole n° 1 (art. 8, P1-1).

30.     Dans son mémoire, le gouvernement turc formule les thèses
suivantes:

    1.  la requérante fut irrévocablement privée de sa propriété
        située dans le nord de Chypre par un acte du gouvernement de
        la République turque de Chypre du Nord le 7 mai 1985 au plus
        tard;

    2.  l'acte visé au point 1 ne constitue pas un acte de
        "juridiction" posé par la Turquie au sens de l'article 1 de la
        Convention (art. 1);

    3.  la Turquie n'a pas violé les droits de la requérante aux
        termes de l'article 8 de la Convention (art. 8).

EN DROIT

31.     La requérante et le gouvernement cypriote affirment que depuis
l'occupation du nord de Chypre par la Turquie l'intéressée s'est vu
refuser l'accès à ses biens, dont elle a en conséquence perdu toute
maîtrise.  Selon eux, il y aurait là, au mépris de l'article 1 du
Protocole n° 1 (P1-1), une ingérence continue et injustifiée dans le
droit de Mme Loizidou au respect de ses biens, ainsi qu'une violation
continue du droit au respect du domicile garanti par l'article 8 de la
Convention (art. 8).

        Le gouvernement turc combat cette allégation et soutient à
titre principal que la Cour n'a pas compétence ratione temporis pour
en connaître.

I.      SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

32.     La Cour rappelle les conclusions auxquelles elle est parvenue
dans l'arrêt sur les exceptions préliminaires en l'espèce: l'article 46
de la Convention (art. 46) accorde aux Parties contractantes la faculté
de limiter, comme la Turquie dans sa déclaration du 22 janvier 1990,
l'acceptation de leur juridiction à des faits postérieurs à la date du
dépôt; il s'ensuit que la juridiction de la Cour ne vaut que pour le
manquement continu allégué aux droits de propriété de la requérante
postérieur au 22 janvier 1990.  La Cour doit maintenant examiner cette
allégation puisque dans l'arrêt précité, elle a décidé de joindre au
fond les questions soulevées par l'exception d'incompétence
ratione temporis (arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995
(exceptions préliminaires), série A n° 310, pp. 33-34, paras. 102-105).

    A.  Le libellé de la déclaration relative à l'article 46 (art. 46)

33.     Dans son mémoire sur le fond, le gouvernement cypriote soutient
que le libellé de la déclaration de la Turquie relative à l'article 46
(art. 46) est ambigu.  Faute d'une virgule à la dernière phrase du
texte anglais, après le mot "facts", à sa deuxième occurrence, on ne
sait pas au juste si les termes "s'étant déroulés après la date de
dépôt" se rapportent aux "facts" (la première fois que ce vocable est
utilisé) ou "judgments" (paragraphe 24 ci-dessus).  Il formule la même
observation pour les déclarations du gouvernement turc relatives à
l'article 25 (art. 25).  Selon lui, tous les organes chargés de
l'application de la Convention, investis de la juridiction, jouissent
de celle-ci rétroactivement à la date de la ratification de la
Convention sauf restriction ratione temporis expresse et sans
ambiguïté.  Or cette dernière condition ne se trouverait pas remplie
en l'espèce.

34.     Pour la Cour, cette thèse n'a aucun fondement.  Lire le texte
actuel comme le voudrait le gouvernement cypriote rendrait la
dernière phrase de la déclaration quasiment inintelligible.
L'intention du gouvernement turc d'exclure de sa compétence toutes les
questions se rapportant à des faits survenus avant la date de dépôt de
la déclaration relative à l'article 46 (art. 46) ressortirait
suffisamment des mots employés à la dernière phrase et pourrait
raisonnablement en être déduite.  D'ailleurs, la Commission a
interprété dans le même sens les termes et la ponctuation identiques
des déclarations de la Turquie relatives à l'article 25 (art. 25)
(voir la décision sur la recevabilité des requêtes nos 15299/89,
15300/89 et 15318/89 (jointes), Chrysostomos, Papachrysostomou et
Loizidou c. Turquie du 4 mars 1991, Décisions et rapports (D. R.) 68,
pp. 286-288, paras. 50-60).

    B.  Autres arguments des comparants

35.     Le gouvernement turc, quant à lui, prétend que le processus de
"dépossession" au nord de Chypre a commencé en 1974 pour aboutir à une
expropriation irréversible en vertu de l'article 159 par. 1 b) de la
Constitution de la "RTCN" du 7 mai 1985 (paragraphe 18 ci-dessus),
expropriation justifiée au regard de la théorie de la nécessité en
droit international.  Il affirme à ce propos que la "RTCN" est un
Etat démocratique et constitutionnel dont la Constitution a été
acceptée par référendum.  Au terme d'une évolution politique et
administrative, la population cypriote turque aurait établi la "RTCN"
en vertu de son droit à l'autodétermination; la "RTCN" aurait donc la
capacité de légiférer valablement.  En outre, l'idonéité et le
caractère autonome de l'administration dans la partie septentrionale
de Chypre auraient été reconnus dans diverses décisions judiciaires
britanniques (Hesperides Hotels Ltd and Another
v. Aegean Turkish Holidays Ltd and Another, Weekly Law Reports 1977,
vol. 3, p. 656 (Court of Appeal), et Polly Peck International PLC
v. Asil Nadir and Others, All England Reports 1992, vol. 2, p. 238
(Court of Appeal)).

        D'ailleurs, en concluant à la régularité de l'arrestation et
de la détention des requérants dans l'affaire Chrysostomos et
Papachrysostomou c. Turquie, la Commission puis le Comité des Ministres
du Conseil de l'Europe auraient reconnu la validité des lois
pertinentes de la "RTCN" (voir le rapport de la Commission du
8 juillet 1993, paras. 143-170, et la Résolution DH (95) 245 du
19 octobre 1995).

        Selon le gouvernement turc, la requérante a ainsi perdu
définitivement la propriété de ses immeubles bien avant la date
critique du 22 janvier 1990, soit le 7 mai 1985 au plus tard.  On
pourrait d'ailleurs distinguer la présente affaire de la cause
Papamichalopoulos et autres c. Grèce - dans laquelle la Cour a constaté
par son arrêt du 24 juin 1993 (série A n° 260-B) qu'il y avait eu une
ingérence continue dans les droits de propriété des requérants -, au
motif que le gouvernement grec n'y a soulevé aucune exception
ratione temporis.

        Il s'ensuit, d'après lui, que la Cour se trouve en l'occurrence
face à un acte instantané antérieur à l'acceptation par le Gouvernement
de la juridiction de la Cour en vertu de l'article 46 (art. 46).
Celle-ci serait donc incompétente ratione temporis pour connaître des
griefs de l'intéressée.

36.     Selon la requérante, rejointe par le gouvernement cypriote, le
fait qu'elle n'ait jamais pu accéder à ses biens depuis 1974 et qu'en
conséquence elle ait perdu toute maîtrise de ceux-ci, constitue une
violation continue de ses droits, et la jurisprudence des organes de
la Convention et d'autres tribunaux internationaux reconnaîtraient ce
concept.  Elle souligne qu'il faut prendre en compte les principes du
droit international pour interpréter la Convention et prétend que la
Constitution de 1985 de la "RTCN" est frappée d'invalidité - comme
l'admet la communauté internationale - au regard du droit international
car elle tire son origine du recours illégal à la force par la Turquie.
Une seconde raison serait que les autorités turques fonderaient leur
politique sur la discrimination raciale, au mépris de l'article 14 de
la Convention (art. 14) et du droit international coutumier.  Il ne
faudrait donc accorder aucun effet aux dispositions de la
Constitution de 1985 qui prononcent des confiscations.

37.     Pour le gouvernement cypriote, le déni du respect des biens des
Cypriotes grecs dans la zone occupée relève d'un processus systématique
et continu.  Ce Gouvernement conteste toutefois que ce processus ait
entraîné une perte de propriété.  Il en veut pour preuve la
loi du 28 août 1995 sur l'établissement et le partage des terres et des
biens de valeur équivalente qui, selon lui, vise à étendre des permis
jusque-là limités d'occuper les propriétés grecques; et aussi le fait
que la Turquie prétendait dans un mémoire diffusé au sein du
Comité des Ministres en 1987 qu'il n'y avait pas eu confiscation des
biens grecs au nord de Chypre.

38.     Comme l'a expliqué son délégué à l'audience sur les exceptions
préliminaires, la Commission considère elle aussi que les griefs de la
requérante tirés des articles 1 du Protocole n° 1 et 8 de la Convention
(P1-1, art. 8) ont trait à des violations revêtant pour l'essentiel un
caractère continu.  Dans ses observations écrites sur les exceptions
préliminaires, le délégué estimait donc que la Cour a compétence pour
connaître desdits griefs dans la mesure où ils portent sur la période
postérieure au 22 janvier 1990.  D'ailleurs, à l'audience sur le fond,
le délégué, avec l'aval de la requérante, a invité la Cour à examiner
s'il fallait tenir la Turquie pour forclose à présenter de nouveaux
faits relatifs aux dispositions de la Constitution de 1985, non
mentionnés pendant la procédure devant la Commission.

    C.  Appréciation de la Cour

39.     La Cour relève d'abord, quant à la thèse de la forclusion, que
rien ne l'empêche en principe, quand elle examine un grief au fond, de
prendre connaissance de faits nouveaux, complétant et précisant ceux
établis par la Commission, si elle les juge pertinents (arrêts
McMichael c. Royaume-Uni du 24 février 1995, série A n° 307-B, p. 51,
par. 73, et Gustafsson c. Suède du 25 avril 1996, Recueil des arrêts
et décisions 1996-II, p. 655, par. 51).

40.     Bien qu'en l'espèce le gouvernement turc ait soulevé dans la
procédure devant elle l'exception d'incompétence ratione temporis, la
Commission ne s'est pas livrée dans sa décision du 4 mars 1991 sur la
recevabilité à un examen ou une analyse du point de savoir si les faits
dénoncés représentaient une situation continue ou un acte instantané.
Ce point, s'il fut abordé dans une certaine mesure devant la Cour au
stade des exceptions préliminaires, ne fit l'objet d'une argumentation
détaillée que dans la procédure sur le fond, les nouvelles informations
se trouvant mentionnées pour la première fois dans le mémoire du
gouvernement turc mais aussi dans les annexes à celui du
gouvernement cypriote.  Cela étant, il échet de repousser le moyen de
forclusion.

41.     La Cour rappelle qu'elle a souscrit à la notion de violation
continue de la Convention et à ses effets sur les limites temporelles
à la compétence des organes de la Convention (voir, entre autres, les
arrêts Papamichalopoulos et autres c. Grèce du 24 juin 1993, série A
n° 260-B, pp. 69-70, paras. 40 et 46, et Agrotexim et autres c. Grèce
du 24 octobre 1995, série A n° 330-A, p. 22, par. 58).

        La présente affaire concerne donc les violations alléguées de
caractère continu si la requérante, aux fins de l'article 1 du
Protocole n° 1 (P1-1) et de l'article 8 de la Convention (art. 8), peut
toujours être considérée - ce que la Cour doit encore examiner - comme
la propriétaire légale des terres en cause.

42.     La Cour s'est penchée sur l'allégation du gouvernement turc
d'après laquelle "le processus de "dépossession" des propriétés au nord
de Chypre a commencé en 1974 pour aboutir à une expropriation
irréversible par le jeu de l'article 159 de la Constitution de la
"RTCN" du 7 mai 1985" (paragraphe 35 ci-dessus).  La manière dont cette
affirmation est formulée donne à entendre qu'aux yeux du gouvernement
turc, la requérante n'avait pas perdu la propriété des terres avant le
7 mai 1985; s'il y avait lieu de penser autrement, le gouvernement turc
a omis de préciser comment la perte de propriété s'est produite avant
cette date.  La Cour s'attachera donc à la thèse du Gouvernement
d'après laquelle il y a eu perte de propriété en 1985 par le jeu de
l'article 159 de la Constitution de la "RTCN" (paragraphe 18
ci-dessus).

        La Cour prend acte à ce propos de la Résolution 541 (1983) du
Conseil de sécurité des Nations unies déclarant juridiquement invalide
la proclamation de l'institution de la "RTCN" et exhortant tous les
Etats à ne pas reconnaître d'autre Etat cypriote que la
République de Chypre.  Le Conseil de sécurité a réitéré cette
exhortation dans sa Résolution 550 (adoptée le 11 mai 1984).
En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a lui
aussi condamné la proclamation de cet Etat et a invité tous les Etats
à refuser de reconnaître la "RTCN" (paragraphes 19-21 ci-dessus).  La
Communauté européenne et les chefs de gouvernement du Commonwealth ont
adopté une position dans le même sens (paragraphes 22-23 ci-dessus).
Qui plus est, seul le gouvernement cypriote est reconnu au plan
international comme le gouvernement de la République de Chypre dans le
cadre des relations diplomatiques et contractuelles et dans le
fonctionnement des organisations internationales (voir les décisions
de la Commission sur la recevabilité des requêtes nos 6780/74 et
6950/75, Chypre c. Turquie, 26 mai 1975, D. R. 2, pp. 148-149, et
n° 8007/77, Chypre c. Turquie, 10 juillet 1978, D. R. 13, p. 220).

43.      Il échet de rappeler que la Convention doit s'interpréter à
la lumière des règles d'interprétation énoncées dans la Convention de
Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, dont l'article 31
par. 3 c) précise qu'entre en ligne de compte "toute règle pertinente
de droit international applicable aux relations entre les parties"
(voir, entre autres, les arrêts Golder c. Royaume-Uni du
21 février 1975, série A n° 18, p. 14, par. 29, Johnston et autres
c. Irlande du 18 décembre 1986, série A n° 112, p. 24, par. 51, et
Loizidou (exceptions préliminaires) précité, p. 27, par. 73).

        La Cour estime que les principes qui sous-tendent la Convention
ne peuvent s'interpréter et s'appliquer dans le vide.  Considérant le
caractère particulier de la Convention en tant que traité sur les
droits de l'homme, elle doit aussi prendre en compte toute règle
pertinente de droit international lorsqu'elle se prononce sur des
différends concernant sa juridiction en vertu de l'article 49 de la
Convention (art. 49).

44.     Il ressort à cet égard de la pratique internationale et des
diverses résolutions rédigées en termes énergiques mentionnées plus
haut (paragraphe 42 ci-dessus) que la communauté internationale ne
tient pas la "RTCN" pour un Etat au regard du droit international et
que la République de Chypre demeure l'unique gouvernement légitime de
Chypre - lui-même tenu de respecter les normes internationales de
protection des droits de l'homme et des minorités.  Dans ce contexte,
la Cour ne saurait attribuer une validité juridique aux fins de la
Convention à des dispositions comme l'article 159 de la
loi fondamentale sur laquelle le gouvernement turc s'appuie.

45.     La Cour se borne toutefois à la conclusion qui précède et
n'estime pas souhaitable, encore moins nécessaire, d'énoncer ici une
théorie générale sur la légalité des actes législatifs et
administratifs de la "RTCN".  Elle note cependant que le
droit international reconnaît en pareil cas la légitimité de certains
arrangements et transactions juridiques, par exemple en ce qui concerne
l'inscription à l'état civil des naissances, mariages ou décès, "dont
on ne pourrait méconnaître les effets qu'au détriment des habitants du
territoire" (voir, à ce propos, l'avis consultatif sur les conséquences
juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud
en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la Résolution 276 (1970) du
Conseil de sécurité, Recueil de la Cour internationale de Justice 1971,
vol. 16, p. 56, par. 125).

46.     En conséquence, la requérante ne peut passer pour avoir perdu
son droit sur ses biens par le jeu de l'article 159 de la Constitution
de la "RTCN" de 1985.  Le gouvernement turc n'a avancé aucun autre fait
emportant perte du titre de propriété relatif aux biens de
l'intéressée, et la Cour n'en a point constaté.  Dans ces conditions,
elle note que le gouvernement légitime de Chypre n'a cessé d'affirmer
sa position, à savoir que les propriétaires cypriotes grecs de
biens immobiliers dans la partie septentrionale de Chypre, telle la
requérante, conservent leurs titres et doivent être autorisés à
reprendre le libre usage de leurs biens; la requérante a de son côté
adopté à l'évidence la même attitude.

47.     Partant, aux fins de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et
de l'article 8 de la Convention (art. 8), la requérante doit toujours
être tenue pour la propriétaire légale des terres.  Il convient donc
de rejeter l'exception d'incompétence ratione temporis.

II.     SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE n° 1
        (P1-1)

48.     La requérante prétend que le déni continu de l'accès à ses
biens dans le nord de Chypre et la perte en résultant de toute maîtrise
de sa propriété sont imputables à l'Etat turc et emportent violation
de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), ainsi libellé:

          "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses
        biens.  Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
        d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi
        et les principes généraux du droit international.

          Les dispositions précédentes (P1-1) ne portent pas atteinte
        au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois
        qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens
        conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement
        des impôts ou d'autres contributions ou des amendes."

    A.  La question de l'imputabilité

49.     Dans le droit fil de son argumentation sur l'exception
préliminaire d'incompétence ratione materiae (arrêt Loizidou
(exceptions préliminaires) cité au paragraphe 32 ci-dessus, pp. 22-23,
paras. 57-58), la requérante réaffirme que la présente affaire est
exceptionnelle en ce que les autorités qui se seraient ingérées dans
son droit au respect de ses biens ne sont pas celles de l'unique
gouvernement légitime du territoire où est sise la propriété.  En
raison de cette particularité, pour déterminer si la Turquie est
responsable de l'infraction alléguée aux droits garantis à l'intéressée
par l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) quant à ses biens au nord de
Chypre, la Cour devrait prendre en compte les principes de la
responsabilité de l'Etat en droit international.  Mme Loizidou réitère
à cet égard sa critique d'après laquelle la Commission s'est trop
attachée à la participation directe de fonctionnaires turcs dans le
déni persistant de l'accès auquel elle s'en prend.  La preuve que des
fonctionnaires turcs sont directement mêlés à des violations de la
Convention, même si elle est pertinente, ne constituerait pas une
condition juridique de la responsabilité en droit international public.

        La requérante prétend ensuite que le concept de responsabilité
de l'Etat repose sur l'idée réaliste que celui-ci doit rendre des
comptes.  Un Etat serait responsable à raison d'événements
ressortissant au domaine dont il est responsable au plan international,
même si le comportement ou les événements dénoncés échappent en
pratique à son contrôle.  Même les actes de fonctionnaires constituant
des excès de pouvoir seraient donc susceptibles d'engager sa
responsabilité.

        D'après le droit international, toujours selon l'intéressée,
l'Etat tenu pour responsable d'un territoire donné le demeure même si
celui-ci est administré par le biais d'une administration locale.
Telle serait la situation juridique, que l'administration locale soit
illégitime, quand elle naît d'un recours illégal à la force, ou
légitime, comme dans le cas d'un protectorat ou d'un autre territoire
dépendant.  Un Etat ne saurait, par délégation, se soustraire à la
responsabilité qu'entraînent des manquements à ses obligations en droit
international, notamment ceux concernant ses obligations au regard de
la Convention, laquelle, comme le montre le libellé de son article 1
(art. 1), implique de reconnaître les droits qu'elle définit.

        Mme Loizidou affirme que la création de la "RTCN" est entachée
d'invalidité juridique et que nul Etat, à l'exception de la Turquie,
et nulle organisation internationale ne l'ont reconnue.  La
République de Chypre ne pouvant manifestement pas être tenue pour
responsable de la partie de l'île occupée par la Turquie, c'est
celle-ci qui devrait en être comptable.  Sinon, il existerait un vide
dans la partie septentrionale de Chypre du point de vue de la
responsabilité née des violations des droits de l'homme, dont
l'acceptation serait contraire au principe de l'effectivité qui
sous-tend la Convention.  En tout cas, il existerait des preuves
écrasantes que la Turquie a le contrôle global effectif des événements
survenant dans la zone occupée.  L'intéressée ajoute que le fait que
la Cour, au stade des exceptions préliminaires de la présente cause,
ait conclu à la juridiction de la Turquie pose une forte présomption
de responsabilité de la Turquie pour les violations qui se produisent
dans la zone occupée.

50.     D'après le gouvernement cypriote, la Turquie a le contrôle
militaire et politique effectif du nord de Chypre.  Elle ne saurait se
soustraire à ses obligations au regard du droit international en
prétendant transférer l'administration du nord de Chypre à un régime
"fantoche" illégal.

51.     Le gouvernement turc nie que la Turquie possède la juridiction
sur le nord de Chypre au sens de l'article 1 de la Convention (art. 1).
D'abord, il rappelle la jurisprudence de la Commission qui limite la
juridiction de la Turquie "à la zone frontalière et non à l'ensemble
du nord de Chypre sous la mainmise des autorités cypriotes turques"
(voir les décisions de la Commission sur la recevabilité des requêtes
nos 6780/74, 6950/75 et 8007/77, citées au paragraphe 42 ci-dessus).
Ensuite, la présomption du contrôle et de la responsabilité avancée par
la requérante serait réfragable.  Il serait fort révélateur à cet égard
que, dans son rapport Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie du
8 juillet 1993, la Commission ait constaté que l'arrestation, la
détention et le procès des requérants au nord de Chypre ne
constituaient pas des "actes" imputables à la Turquie.  De plus, la
Commission n'aurait décelé aucun indice d'un contrôle opéré par les
autorités turques sur l'administration pénitentiaire ou
l'administration de la justice par les autorités cypriotes turques dans
le cas de la requérante (citation au paragraphe 32 ci-dessus).

        Le gouvernement turc prétend en outre que la question de la
juridiction visée à l'article 1 de la Convention (art. 1) ne coïncide
pas avec celle de la responsabilité de l'Etat en droit international.
L'article 1 (art. 1) ne se rapporterait pas à cette dernière.  Selon
ce Gouvernement, cette disposition (art. 1) exigerait la preuve que
l'acte dénoncé a été effectivement commis par une autorité de
l'Etat défendeur ou s'est produit sous son contrôle direct et que
ladite autorité exerçait, à l'époque de la violation alléguée, la
juridiction effective sur la requérante.

        D'ailleurs, de ce point de vue, la Turquie n'aurait pas en
l'espèce exercé le contrôle et la juridiction effectifs sur la
requérante puisque à la date critique du 22 janvier 1990, les autorités
de la communauté cypriote turque, organisée constitutionnellement au
sein de la "RTCN" et n'exerçant aucunement la juridiction pour le
compte de la Turquie, avaient la maîtrise des droits patrimoniaux de
la requérante.

        Le gouvernement turc souligne une fois encore à ce propos que
la "RTCN" est un Etat démocratique et constitutionnel, politiquement
indépendant de tous les autres Etats souverains, y compris la Turquie.
L'administration au nord de Chypre aurait été instituée par la
population cypriote turque dans l'exercice de son droit à
l'autodétermination, et non pas par la Turquie.  De plus, les forces
turques au nord de Chypre se trouveraient dans cette région pour
protéger les Cypriotes turcs, avec l'assentiment de l'autorité
dirigeante de la "RTCN".  Ni les forces turques ni le gouvernement turc
n'y détiendraient en quoi que ce soit le pouvoir étatique.  De
surcroît, pour apprécier l'indépendance de la "RTCN", on devrait garder
à l'esprit qu'il existe des partis politiques ainsi que des élections
démocratiques au nord de Chypre et que la Constitution a été élaborée
par une assemblée constituante et adoptée par voie de référendum.

52.     Quant à la question de l'imputabilité, la Cour rappelle d'abord
que dans son arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité
(pp. 23-24, par. 62), elle a souligné que, selon sa jurisprudence
constante, la notion de "juridiction" au sens de l'article 1 de la
Convention (art. 1) ne se circonscrit pas au territoire national des
Hautes Parties contractantes.  La responsabilité de ces dernières peut
donc entrer en jeu à raison d'actes ou d'omissions émanant de leurs
organes et déployant leurs effets en dehors de leur territoire.
Conformément aux principes pertinents de droit international régissant
la responsabilité de l'Etat, la Cour a dit - ce qui revêt un intérêt
particulier en l'occurrence - qu'une Partie contractante peut également
voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d'une action
militaire - légale ou non - elle exerce en pratique le contrôle sur une
zone située en dehors de son territoire national.  L'obligation
d'assurer, dans une telle région, le respect des droits et libertés
garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu'il
s'exerce directement, par l'intermédiaire des forces armées de l'Etat
concerné ou par le biais d'une administration locale subordonnée
(arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, ibidem).

53.     En second lieu, la Cour précise qu'elle s'attachera aux
questions posées en l'espèce sans toutefois perdre de vue le contexte
général.

54.     Il est important pour l'appréciation par la Cour du problème
de l'imputabilité que le gouvernement turc ait reconnu que la perte,
par la requérante, de la maîtrise de sa propriété provient de
l'occupation de la partie septentrionale de Chypre par les troupes
turques et l'établissement de la "RTCN" dans cette région
(arrêt précité sur les exceptions préliminaires, p. 24, par. 63).
D'ailleurs, les troupes turques ont sans contredit empêché l'intéressée
à plusieurs reprises d'accéder à sa propriété (paragraphes 12-13
ci-dessus).

        Pendant toute la procédure, le gouvernement turc a pourtant nié
que les faits dénoncés engagent la responsabilité de l'Etat; il a
affirmé que ses forces armées agissent exclusivement en coopération
avec les autorités prétendument indépendantes et autonomes de la "RTCN"
et pour leur compte.

55.     La Cour rappelle que le système de la Convention confie en
premier lieu à la Commission l'établissement et la vérification des
faits (articles 28 par. 1 et 31) (art. 28-1, art. 31).  Toutefois, elle
n'est pas liée par les constatations du rapport et demeure libre
d'apprécier ceux-ci elle- même, à la lumière de tous les éléments
qu'elle possède (voir notamment les arrêts Cruz Varas et autres
c. Suède du 20 mars 1991, série A n° 201, p. 29, par. 74,
Klaas c. Allemagne du 22 septembre 1993, série A n° 269, p. 17,
par. 29, et McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995,
série A n° 324, p. 50, par. 168).

56.     La Commission considère que la présence à Chypre de forces
turques exerçant un contrôle global dans la zone frontalière a eu pour
conséquence de priver la requérante et continue de la priver de l'accès
à la partie septentrionale de Chypre (rapport de la Commission du
8 juillet 1993, p. 16, paras. 93-95).  Il faut appréhender la portée
limitée de ce constat à la lumière de la qualification que la
Commission a donnée au grief de la requérante: celui-ci porterait
essentiellement sur la liberté de mouvement à travers la zone tampon
(paragraphes 59 et 61 ci-dessous).  La Cour doit pourtant apprécier le
dossier en vue de rechercher si le refus continu de l'accès de la
requérante à ses biens et la perte de toute maîtrise qui en résulte
pour elle sont imputables à la Turquie.

        Il ne s'impose pas de déterminer si, comme la requérante et le
gouvernement cypriote l'avancent, la Turquie exerce en réalité dans le
détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de la
"RTCN".  Le grand nombre de soldats participant à des missions actives
dans le nord de Chypre (paragraphe 16 ci-dessus) atteste que l'armée
turque exerce en pratique un contrôle global sur cette partie de l'île.
D'après le critère pertinent et dans les circonstances de la cause, ce
contrôle engage sa responsabilité à raison de la politique et des
actions de la "RTCN" (paragraphe 52 ci-dessus).  Les personnes touchées
par cette politique ou ces actions relèvent donc de la "juridiction"
de la Turquie aux fins de l'article 1 de la Convention (art. 1).
L'obligation qui lui incombe de garantir à la requérante les droits et
libertés définis dans la Convention s'étend en conséquence à la partie
septentrionale de Chypre.

        Cette conclusion dispense la Cour de se prononcer sur les
arguments formulés devant elle par les comparants concernant la
légalité ou l'illégalité prétendue au regard du droit international de
l'intervention militaire de la Turquie dans l'île en 1974 puisque,
comme elle l'a relevé ci-dessus, l'établissement de la responsabilité
de l'Etat sur le terrain de la Convention ne commande pas pareil examen
(paragraphe 52 ci-dessus).  Il suffit de rappeler à ce propos sa
constatation selon laquelle la communauté internationale estime que la
République de Chypre est l'unique gouvernement légitime de l'île et a
toujours refusé d'admettre la légitimité de la "RTCN" en tant qu'Etat
au sens du droit international (paragraphe 44 ci-dessus).

57.     Il s'ensuit que le déni continu de l'accès de la requérante à
ses biens dans le nord de Chypre et la perte de la maîtrise de ceux-ci
qui en résulte pour elle sont une question qui relève de la
"juridiction" de la Turquie au sens de l'article 1 (art. 1) et est donc
imputable à cet Etat.

    B.  Ingérence dans les droits de propriété

58.     La requérante et le gouvernement cypriote soulignent que,
contrairement à l'interprétation qu'en donne la Commission, la plainte
ne se limite pas à l'accès aux biens mais va beaucoup plus loin et
concerne une situation de fait: en raison du déni continu de l'accès,
la requérante a en pratique perdu toute maîtrise de ses biens ainsi que
toute possibilité de les utiliser, vendre, léguer, hypothéquer, mettre
en valeur et d'en avoir la jouissance.  Cette situation pourrait
s'assimiler à une expropriation de facto au sens de la jurisprudence
de la Cour.  Ils contestent qu'il y ait eu expropriation formelle, mais
ajoutent que si et dans la mesure où des tentatives d'expropriation
formelle ont été menées, il faut écarter les dispositions législatives
pertinentes pour incompatibilité avec le droit international.

59.     Pour le gouvernement turc et la Commission, l'affaire concerne
uniquement l'accès aux biens; le droit au respect des biens n'a pas
pour corollaire le droit à la liberté de mouvement.

        Le gouvernement turc ajoute que si l'on attribuait à la
requérante une liberté absolue d'accès à ses biens, indépendamment de
la situation politique de fait sur l'île, cela nuirait aux pourparlers
intercommunautaires, seul moyen adéquat de résoudre ce problème.

60.     La Cour note d'abord, compte tenu de la décision de la
Commission sur la recevabilité, que la requérante ne limitait pas son
grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) à la question de
l'accès matériel à sa propriété.  Comme il ressort du formulaire de
requête à la Commission, l'intéressée alléguait que la Turquie, en lui
refusant l'accès à ses biens, "a peu à peu porté atteinte, au cours des
seize dernières années, au droit de la requérante en tant que
propriétaire et en particulier à son droit au respect de ses biens, ce
qui constitue une violation continue de l'article 1 (P1-1)" (voir le
rapport de la Commission du 8 juillet 1993, p. 21, et la décision sur
la recevabilité des requêtes Chrysostomos, Papachrysostomou et Loizidou
c. Turquie, D. R. 68, p. 263).  D'ailleurs, c'est de ce grief tel qu'il
est formulé ci-dessus que la requérante et le gouvernement turc
traitent dans leurs observations écrites et orales.

61.     A la lumière de ce qui précède, la Cour ne peut accepter que
l'on dépeigne le grief de l'intéressée comme se limitant au droit à la
liberté de mouvement.  L'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) trouve donc
à s'appliquer.

62.     Quant à la question de savoir s'il y a eu infraction à
l'article 1 (P1-1), la Cour rappelle d'abord que, comme elle l'a
constaté, il y a lieu de considérer, aux fins de cet article (P1-1),
que la requérante est demeurée propriétaire légale des biens dont il
s'agit (paragraphes 39-47 ci-dessus).

63.     Toutefois, du fait qu'elle se voit refuser l'accès à ses biens
depuis 1974, l'intéressée a en pratique perdu toute maîtrise de ceux-ci
ainsi que toute possibilité d'usage et de jouissance.  Le déni continu
de l'accès doit donc passer pour une ingérence dans ses droits garantis
par l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).  Dans les circonstances
exceptionnelles de la cause invoquées par l'intéressée et le
gouvernement cypriote (paragraphes 49-50 ci-dessus), cette ingérence
ne saurait s'analyser ni en une privation de propriété ni en une
réglementation de l'usage des biens au sens des premier et
second alinéas de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1-1, P1-1-2).
Ingérence dans le droit au respect des biens, elle relève en revanche
manifestement de la première phrase de cette disposition (P1-1).  La
Cour note à cet égard qu'un obstacle de fait peut enfreindre la
Convention à l'égal d'un obstacle juridique (voir, mutatis mutandis,
l'arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, p. 14,
par. 25).

64.     Hormis une référence à la théorie de la nécessité pour
justifier les actes de la "RTCN" et au fait que les droits de propriété
ont été l'objet de pourparlers intercommunautaires, le gouvernement
turc ne tente pas d'avancer des arguments justifiant l'ingérence
susmentionnée, imputable à la Turquie, dans les droits de propriété de
la requérante.

        Il n'explique pas en quoi la nécessité de reloger des réfugiés
cypriotes turcs déplacés dans les années qui suivirent l'intervention
turque dans l'île en 1974 peut justifier la négation totale des droits
de propriété de la requérante par le refus absolu et continu de l'accès
et une prétendue expropriation sans réparation.

        La circonstance que les droits de propriété aient été l'objet
de pourparlers intercommunautaires auxquels participèrent les
deux communautés de Chypre ne peut pas, elle non plus, justifier cette
situation au regard de la Convention.

        Cela étant, la Cour conclut qu'il y a eu et continue d'y avoir
violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).

III.    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
        (art. 8)

65.     La requérante dénonce aussi une ingérence injustifiée dans son
droit au respect de son domicile, contraire à l'article 8 de la
Convention (art. 8) dont le paragraphe 1 (art. 8-1) dispose entre
autres:

          "Toute personne a droit au respect (...) de son domicile
        (...)"

        Elle souligne à cet égard qu'elle a grandi à Kyrenia où sa
famille vivait depuis des générations et où son père et son grand-père
furent des médecins respectés.  Elle admet avoir déménagé à Nicosie
après son mariage en 1972 et y avoir élu domicile depuis lors.  Elle
aurait toutefois envisagé d'habiter l'un des appartements dont la
construction avait commencé à l'époque de l'occupation turque du nord
de Chypre en 1974 (paragraphe 12 ci-dessus).  A la suite de cette
dernière, il aurait été impossible d'achever les travaux et les
événements ultérieurs auraient empêché l'intéressée de retourner vivre
dans ce qu'elle considère comme sa ville.

66.     La Cour relève que la requérante n'avait pas son domicile sur
les terres en question.  Selon elle, ce serait forcer la notion de
"domicile" figurant à l'article 8 (art. 8) que de l'étendre de manière
à inclure un bien-fonds sur lequel on envisage d'édifier une maison à
des fins d'habitation.  Ce terme ne peut pas davantage s'interpréter
comme couvrant la région d'un Etat où l'on a grandi et où la famille
a ses racines mais où l'on ne vit plus.

        Partant, il n'y a pas eu ingérence dans les droits de la
requérante au regard de l'article 8 (art. 8).

IV.     SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)

67.     L'article 50 de la Convention (art. 50) dispose:

          "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou
        une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre
        autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou
        partiellement en opposition avec des obligations découlant de
        la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie
        ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de
        cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour
        accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction
        équitable."

68.     Dans son mémoire, la requérante formule les prétentions
suivantes: a) réparation pour préjudice matériel - perte des revenus
de la propriété depuis janvier 1987: 531 900 livres cypriotes;
b) réparation du tort moral - dommages-intérêts à titre de sanction du
même montant que celui réclamé pour préjudice matériel; c) autorisation
d'exercer ses droits garantis à l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1)
librement à l'avenir; et d) une somme non précisée pour frais et
dépens.

        Dans son mémoire, le gouvernement turc n'exprime pas
d'observations sur les questions ainsi soulevées.  Les comparants n'ont
pas davantage abordé ces questions à l'audience de la Cour sur le fond.

69.     Dans ces conditions, la Cour, compte tenu du caractère
exceptionnel de l'affaire, estime que la question de l'application de
l'article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état.  Il y a donc lieu de
la réserver et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de
l'éventualité d'un accord entre le gouvernement turc et la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.      Rejette, par onze voix contre six, l'exception préliminaire
        d'incompétence ratione temporis;

2.      Dit, par onze voix contre six, que le déni de l'accès aux
        biens de la requérante et la perte de la maîtrise de ceux-ci
        qui en résulte pour elle sont imputables à la Turquie;

3.      Dit, par onze voix contre six, qu'il y a violation de
        l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1);

4.      Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas violation de l'article 8
        de la Convention (art. 8);

5.      Dit, à l'unanimité, que la question de l'application de
        l'article 50 de la Convention (art. 50) ne se trouve pas en
        état; en conséquence,

        a)      la réserve;

        b)      invite le gouvernement turc et la requérante à lui
                adresser par écrit, dans les six mois, leurs
                observations sur ladite question et notamment à lui
                donner connaissance de tout accord auquel ils
                pourraient aboutir;

        c)      réserve la procédure ultérieure et délègue au
                président le soin de la fixer au besoin.

        Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience
publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le
18 décembre 1996.

Signé: Rolv RYSSDAL
       Président

Signé: Herbert PETZOLD
       Greffier