COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
En l'affaire Loizidou c. Turquie (1), La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement A (2), en une grande chambre composée des juges dont le nom suit: MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, F. Gölcüklü, L.-E. Pettiti, B. Walsh, A. Spielmann, S.K. Martens, Mme E. Palm, MM. R. Pekkanen, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, A.B. Baka, M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber, G. Mifsud Bonnici, P. Jambrek, U. Lohmus, ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 octobre 1995, 24 janvier et 28 novembre 1996, Rend, sur le fond, l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date: _______________ Notes du greffier 1. L'affaire porte le n° 40/1993/435/514. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes. 2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors. _______________ PROCÉDURE 1. L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement de la République de Chypre ("le gouvernement cypriote") le 9 novembre 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 15318/89) dirigée contre la République turque ("le gouvernement turc"), et dont une ressortissante cypriote, Mme Titina Loizidou, avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 22 juillet 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25). 2. Par un arrêt du 23 mars 1995 sur diverses exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement turc (série A n° 310), la Cour a rejeté une exception concernant l'abus allégué de la procédure et dit que les faits allégués par la requérante étaient de nature à relever de la "juridiction" de la Turquie au sens de l'article 1 de la Convention (art. 1) et que les restrictions territoriales dont sont assorties les déclarations de la Turquie relatives aux articles 25 et 46 de la Convention (art. 25, art. 46) n'étaient pas valides mais que ces déclarations renfermaient des acceptations valides de la compétence de la Commission et de la Cour. Elle a aussi joint au fond l'exception préliminaire d'incompétence ratione temporis. 3. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. R. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, les agents des Gouvernements, l'avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38) quant au fond. Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les 29 juin, 17 juillet et 18 juillet 1995 respectivement les mémoires de la requérante, du gouvernement cypriote et du gouvernement turc. Par une lettre du 2 août, l'adjoint au secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué s'exprimerait à l'audience. 4. Le 13 septembre 1995, comme le président les y avait invités par une lettre du 8 septembre, la Commission, la requérante et les gouvernements cypriote et turc ont présenté leurs observations sur la question de la référence, dans l'instance devant la Cour, à un rapport confidentiel de la Commission dans l'affaire Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie, alors pendante devant le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe. 5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats sur le fond se sont déroulés en public le 25 septembre 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire. Ont comparu: - pour le gouvernement turc MM. B. Çaglar, agent, T. Özkarol, E. Apakan, H. Golsong, Mme D. Akçay, MM. Ö. Koray, Z. Necatigil, conseils; - pour le gouvernement cypriote MM. A. Markides, Attorney-General, agent, M. Triantafyllides, Barrister-at-Law, M. Shaw, Barrister-at-Law, Mmes T. Polychronidou, conseil de la République A', S.M. Joannides, conseil de la République A', conseils, M. P. Polyviou, Barrister-at-Law, Mme C. Palley, consultante auprès du ministère des Affaires étrangères, M. N. Emiliou, consultant auprès du ministère des Affaires étrangères, conseillers; - pour la Commission M. S. Trechsel, délégué; - pour la requérante M. A. Demetriades, Barrister-at-Law, M. I. Brownlie QC, Mme J. Loizidou, Barrister-at-Law, conseils. La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Trechsel, Demetriades, Brownlie, Markides, Shaw et Çaglar, Mme Akçay, MM. Necatigil et Golsong, ainsi que des réponses à ses questions. 6. Le 26 septembre 1995, M. Macdonald a décidé, en vertu de l'article 24 par. 3 du règlement A, de se retirer de la grande chambre. Conformément à cette disposition, il en a informé le président qui l'a dispensé de siéger. 7. Le 27 septembre 1995, le président a reçu du gouvernement turc une requête tendant au retrait de M. Macdonald de la chambre. La Cour a estimé qu'il n'y avait pas lieu de répondre, compte tenu de la décision susmentionnée de M. Macdonald de se déporter. 8. Le 6 octobre 1995, le gouvernement cypriote a produit diverses décisions judiciaires qui avaient été mentionnées à l'audience. 9. A la suite de la publication, par le Comité des Ministres, du rapport de la Commission dans l'affaire Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie, le président a, par une lettre du 19 octobre 1995, invité la requérante et le gouvernement cypriote à formuler leurs commentaires éventuels. Le 6 novembre, ils ont déposé des observations complémentaires. Le gouvernement turc y a répondu le 23 novembre. 10. Le 3 novembre 1995, le gouvernement turc a produit un article qui avait été mentionné à l'audience. EN FAIT Les circonstances de l'espèce 11. La requérante, ressortissante cypriote, a grandi à Kyrenia, dans le nord de Chypre. En 1972, elle s'est mariée et a déménagé à Nicosie avec son mari. 12. Elle prétend être propriétaire des parcelles nos 4609, 4610, 4618, 4619, 4748, 4884, 5002, 5004, 5386 et 5390 à Kyrenia, dans le nord de Chypre. Avant l'invasion turque dans cette région, le 20 juillet 1974, des travaux de construction d'appartements, dont l'un devait servir de domicile à la famille de l'intéressée, auraient été entamés sur la parcelle n° 5390. Qu'elle est propriétaire de ces biens est attesté par des certificats d'enregistrement délivrés au moment de l'acquisition par le bureau cypriote du cadastre. Selon la requérante, les forces turques l'ont empêchée et l'empêchent encore de retourner à Kyrenia et d'avoir la jouissance de ses biens. 13. Le 19 mars 1989, Mme Loizidou participa à une manifestation organisée par un groupe de femmes (le mouvement "Les femmes rentrent chez elles") dans la localité de Lymbia proche du village turc d'Akincilar, dans la zone occupée du nord de Chypre. La manifestation visait à revendiquer le droit, pour les réfugiés cypriotes grecs, de retourner chez eux. A la tête de quelque cinquante manifestantes, la requérante monta vers l'église de la Sainte-Croix, dans la zone de Chypre occupée par les Turcs; le groupe passa devant le poste de garde des Nations unies. Lorsqu'il parvint au cimetière, il fut encerclé par des soldats turcs qui l'empêchèrent de continuer. 14. Mme Loizidou fut finalement appréhendée par des membres des forces de police cypriotes turques et emmenée en ambulance à Nicosie. Elle fut relâchée vers minuit, après plus de dix heures de détention. 15. Dans son rapport du 31 mai 1989 (document du Conseil de sécurité S/20663) sur l'opération des Nations unies à Chypre (pour la période du 1er décembre 1988 au 31 mai 1989), le Secrétaire général des Nations unies décrit en ces termes (au paragraphe 11) la manifestation du 19 mars 1989: "En mars 1989, le projet d'un groupe de femmes chypriotes grecques d'organiser une grande manifestation, qui avait reçu une large publicité, et leur intention déclarée de franchir la ligne du cessez-le-feu des forces turques ont provoqué une tension considérable. Il est important de rappeler à ce propos qu'après les manifestations violentes qui s'étaient déroulées dans la zone tampon des Nations unies en novembre 1988, le Gouvernement chypriote avait donné l'assurance qu'il prendrait à l'avenir toutes les mesures nécessaires pour assurer le respect de la zone tampon (...). La Force a donc demandé au Gouvernement de prendre des mesures efficaces pour interdire à tous les manifestants de pénétrer dans cette zone, étant donné que la présence de manifestants provoquerait une situation qui serait peut-être difficile à contrôler. La manifestation susmentionnée a eu lieu le 19 mars 1989. Deux mille femmes environ ont traversé la zone tampon à Lymbia et certaines d'entre elles ont réussi à franchir la ligne du cessez-le-feu des forces turques. Un groupe moins nombreux a franchi cette même ligne à Akhna. A Lymbia, un grand nombre de femmes chypriotes turques sont arrivées peu après les Chypriotes grecques et ont organisé une contre-manifestation, en demeurant toutefois de leur côté de la ligne du cessez-le-feu. Des soldats turcs non armés se sont opposés aux manifestantes et, en grande partie grâce à la manière dont ces soldats et la police chypriote turque se sont conduits, la manifestation s'est déroulée sans incident sérieux. Cinquante-quatre manifestantes au total ont été arrêtées par la police chypriote turque dans les deux localités susmentionnées; elles ont été libérées et remises à la Force plus tard dans la même journée." A. La présence militaire turque au nord de Chypre 16. Les forces armées turques, comptant plus de 30 000 hommes, sont stationnées à travers la zone occupée du nord de Chypre, qui fait constamment l'objet de patrouilles et renferme des postes de contrôle sur tous les grands axes de communication. L'état-major de l'armée se trouve à Kyrenia. Le 28e régiment d'infanterie est basé à Asha (Assia); il couvre le secteur allant de Famagouste à Mia Milia, banlieue de Nicosie, et est fort de 14 500 hommes. Le 39e régiment d'infanterie, avec 15 500 hommes environ, est basé au village de Myrtou et couvre le secteur allant du village de Yerolakkos à Lefka. Les TOURDYK (Forces turques à Chypre en vertu du Traité de garantie (Turkish Forces in Cyprus under the Treaty of Guarantee)) sont stationnées au village de Orta Keuy près de Nicosie; elles couvrent un secteur allant de l'aéroport international de cette ville à la rivière Pedhieos. Un bataillon naval turc et un avant-poste sont basés respectivement à Famagouste et Kyrenia. Des membres de l'armée de l'air turque sont basés à Lefkoniko, Krini et d'autres terrains d'aviation. Les forces aériennes turques sont stationnées en métropole, à Adana. 17. Les forces turques et tous les civils qui pénètrent dans les zones militaires sont passibles des tribunaux militaires turcs, ainsi que le prévoient pour les "citoyens de la RTCN" le décret de 1979 sur les zones militaires interdites (article 9) et l'article 156 de la Constitution de la "RTCN". B. L'article 159 par. 1 b) de la Constitution de la "RTCN" 18. Les passages pertinents de l'article 159 par. 1 b) de la Constitution du 7 mai 1985 de la "République turque de Chypre du Nord" (la "RTCN") sont ainsi libellés: "Tous les biens immobiliers, bâtiments et installations qui furent trouvés abandonnés le 13 février 1975 lorsque fut proclamé l'Etat fédéré turc de Chypre ou qui furent considérés par la loi comme abandonnés ou sans propriétaire postérieurement à la date susmentionnée, ou qui auraient dus être en la possession ou sous le contrôle de l'Etat même si leur appartenance n'avait pas encore été déterminée (...) et (...) situés dans les limites de la RTCN au 15 novembre 1983, seront propriété de la RTCN nonobstant le fait qu'ils ne soient pas enregistrés comme tels au bureau du cadastre; et celui-ci sera modifié en conséquence." C. La réponse internationale à l'établissement de la "RTCN" 19. Le 18 novembre 1983, en réponse à la proclamation de la "RTCN", le Conseil de sécurité des Nations unies adopta la Résolution 541 (1983) dont les passages pertinents sont ainsi libellés: "Le Conseil de sécurité, (...) 1. Déplore la proclamation des autorités chypriotes turques présentée comme déclaration de sécession d'une partie de la République de Chypre; 2. Considère la proclamation susmentionnée (...) comme juridiquement nulle et demande son retrait (...) 6. Demande à tous les Etats de respecter la souveraineté, l'indépendance, l'intégrité territoriale et le non-alignement de la République de Chypre; 7. Demande à tous les Etats de ne pas reconnaître d'autre Etat chypriote que la République de Chypre (...)" 20. La Résolution 550 (1984) adoptée le 11 mai 1984 en réponse à l'échange d'"ambassadeurs" entre la Turquie et la "RTCN" déclare notamment ceci: "Le Conseil de sécurité, (...) 1. Réaffirme sa Résolution 541 (1983) et demande qu'elle soit appliquée d'urgence et effectivement; 2. Condamne toutes les mesures sécessionnistes, y compris le prétendu échange d'ambassadeurs entre la Turquie et les dirigeants chypriotes turcs, déclare ces mesures illégales et invalides et demande qu'elles soient immédiatement rapportées; 3. Réitère l'appel lancé à tous les Etats de ne pas reconnaître le prétendu Etat dit "République turque de Chypre-Nord", créé par des actes de sécession, et leur demande de ne pas encourager ni aider d'aucune manière l'entité sécessionniste susmentionnée; 4. Demande à tous les Etats de respecter la souveraineté, l'indépendance, l'intégrité territoriale, l'unité et le non-alignement de la République de Chypre (...)" 21. En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe décida de continuer à considérer le gouvernement de la République de Chypre comme le seul gouvernement légitime de Chypre et appela au respect de la souveraineté, de l'indépendance, de l'intégrité territoriale et de l'unité de la République de Chypre. 22. Le 16 novembre 1983, les Communautés européennes publièrent la déclaration suivante: "Les dix Etats membres de la Communauté européenne sont profondément préoccupés par la proclamation d'indépendance d'une 'République turque de Chypre du Nord'. Ils rejettent cette proclamation, qui est contraire aux résolutions successives des Nations unies. Les Dix réitèrent leur soutien inconditionnel à l'indépendance, à la souveraineté, à l'intégrité territoriale et à l'unité de la République de Chypre. Ils continuent de considérer le gouvernement du président Kyprianou comme le seul gouvernement légitime de la république de Chypre. Ils demandent à toutes les parties intéressées de ne pas reconnaître cet acte, qui crée une situation préoccupante dans la région." 23. Les chefs de gouvernement du Commonwealth, réunis à New Delhi du 23 au 29 novembre 1983, publièrent un communiqué de presse déclarant notamment ce qui suit: "[Les] chefs de gouvernement condamnent la déclaration que les autorités cypriotes turques ont publiée le 15 novembre 1983 et annonçant la création d'un Etat sécessionniste à Chypre-Nord, dans la zone sous occupation étrangère. Souscrivant pleinement à la Résolution 541 du Conseil de sécurité, ils dénoncent la déclaration, juridiquement nulle, et réaffirment qu'il y a lieu de ne pas la reconnaître et de la retirer immédiatement. Ils exhortent également tous les Etats à ne pas faciliter ou aider en quoi que ce soit l'entité sécessionniste illégale. Ils considèrent cet acte illégal comme un défi à la communauté internationale et demandent l'application des Résolutions pertinentes des Nations unies sur Chypre." D. La déclaration de la Turquie, du 22 janvier 1990, relative à l'article 46 de la Convention (art. 46) 24. Le 22 janvier 1990, le ministre turc des Affaires étrangères déposa auprès du Secrétaire général du Conseil de l'Europe la déclaration suivante relative à l'article 46 de la Convention (art. 46): "Au nom du Gouvernement de la République de Turquie et conformément à l'article 46 (art. 46) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, je déclare par la présente ce qui suit: Le Gouvernement de la République de Turquie, conformément à l'article 46 (art. 46) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, reconnaît par la présente comme obligatoire et de plein droit et sans convention spéciale la juridiction de la Cour européenne des Droits de l'Homme sur toutes les affaires concernant l'interprétation et l'application de la Convention qui relèvent de l'exercice de sa juridiction au sens de l'article 1 de la Convention (art. 1), accompli à l'intérieur des frontières du territoire national de la République de Turquie et à condition en outre que de telles affaires aient été préalablement examinées par la Commission dans le cadre du pouvoir qui lui a été conféré par la Turquie. Cette déclaration est faite sous condition de réciprocité, incluant la réciprocité des obligations acceptées dans le cadre de la Convention. Elle est valable pour une période de 3 ans à compter de la date de son dépôt et s'étend à toutes les affaires concernant des faits, incluant des jugements qui reposent sur ces faits, s'étant déroulés après la date du dépôt de la présente déclaration." 25. Cette déclaration fut renouvelée, en des termes quasiment identiques, pour une période de trois ans à partir du 22 janvier 1993. PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION 26. Mme Loizidou a saisi la Commission (requête n° 15318/89) le 22 juillet 1989. Elle affirmait que son arrestation et sa détention étaient contraires aux articles 3, 5 et 8 de la Convention (art. 3, art. 5, art. 8). Elle prétendait en outre que le refus d'accès à sa propriété s'analysait en une violation continue de l'article 8 de la Convention (art. 8) et de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). 27. Le 4 mars 1991, la Commission a retenu les griefs de l'intéressée pour autant qu'ils soulevaient des questions sur le terrain des articles 3, 5 et 8 (art. 3, art. 5, art. 8) quant à son arrestation et à sa détention, et sur celui de l'article 8 (art. 8) et de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) quant aux violations continues de son droit d'accéder à sa propriété qui se seraient produites après le 29 janvier 1987. Elle a rejeté la plainte, fondée sur ces deux dernières dispositions (art. 8, P1-1), d'une violation continue des droits de propriété de la requérante avant le 29 janvier 1987. Dans son rapport du 8 juillet 1993 (article 31) (art. 31), elle formule l'avis qu'il n'y a pas eu violation de l'article 3 (art. 3) (unanimité); de l'article 8 (art. 8) en ce qui concerne la vie privée de la requérante (onze voix contre deux); de l'article 5 par. 1 (art. 5-1) (neuf voix contre quatre); de l'article 8 (art. 8) en ce qui concerne son domicile (neuf voix contre quatre) et de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) (huit voix contre cinq). Le texte intégral de l'avis de la Commission et des trois opinions séparées dont il s'accompagne figure en annexe à l'arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310. CONCLUSIONS PRÉSENTÉES A LA COUR 28. Dans son mémoire, la requérante prie la Cour de dire et déclarer: 1. que l'Etat défendeur est responsable des violations continues de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1); 2. que l'Etat défendeur est responsable des violations continues de l'article 8 de la Convention (art. 8); 3. que l'Etat défendeur a l'obligation de fournir une réparation équitable conformément aux dispositions de l'article 50 de la Convention (art. 50); et 4. que l'Etat défendeur a l'obligation de permettre à la demanderesse d'exercer librement ses droits à l'avenir conformément aux constats de violations du Protocole et de la Convention. 29. Le gouvernement cypriote soutient que: 1. la Cour a compétence ratione temporis pour connaître de l'affaire de la requérante parce que la déclaration de la Turquie relative à l'article 46 de la Convention (art. 46) n'a pas clairement exclu sa compétence quant aux violations examinées par la Commission après la déclaration turque du 22 janvier 1990. La Turquie est donc responsable des violations continues dont se plaint la requérante pour la période commençant le 28 janvier 1987; 2. en toute hypothèse, la Turquie est responsable de violations continues survenues au cours de la période commençant le 22 janvier 1990 et que la Commission a examinées; 3. il existe une situation continue, qui perdure dans la zone sous occupation turque et qui enfreint les droits de la requérante tels que les garantissent les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (art. 8, P1-1). 30. Dans son mémoire, le gouvernement turc formule les thèses suivantes: 1. la requérante fut irrévocablement privée de sa propriété située dans le nord de Chypre par un acte du gouvernement de la République turque de Chypre du Nord le 7 mai 1985 au plus tard; 2. l'acte visé au point 1 ne constitue pas un acte de "juridiction" posé par la Turquie au sens de l'article 1 de la Convention (art. 1); 3. la Turquie n'a pas violé les droits de la requérante aux termes de l'article 8 de la Convention (art. 8). EN DROIT 31. La requérante et le gouvernement cypriote affirment que depuis l'occupation du nord de Chypre par la Turquie l'intéressée s'est vu refuser l'accès à ses biens, dont elle a en conséquence perdu toute maîtrise. Selon eux, il y aurait là, au mépris de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), une ingérence continue et injustifiée dans le droit de Mme Loizidou au respect de ses biens, ainsi qu'une violation continue du droit au respect du domicile garanti par l'article 8 de la Convention (art. 8). Le gouvernement turc combat cette allégation et soutient à titre principal que la Cour n'a pas compétence ratione temporis pour en connaître. I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT 32. La Cour rappelle les conclusions auxquelles elle est parvenue dans l'arrêt sur les exceptions préliminaires en l'espèce: l'article 46 de la Convention (art. 46) accorde aux Parties contractantes la faculté de limiter, comme la Turquie dans sa déclaration du 22 janvier 1990, l'acceptation de leur juridiction à des faits postérieurs à la date du dépôt; il s'ensuit que la juridiction de la Cour ne vaut que pour le manquement continu allégué aux droits de propriété de la requérante postérieur au 22 janvier 1990. La Cour doit maintenant examiner cette allégation puisque dans l'arrêt précité, elle a décidé de joindre au fond les questions soulevées par l'exception d'incompétence ratione temporis (arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310, pp. 33-34, paras. 102-105). A. Le libellé de la déclaration relative à l'article 46 (art. 46) 33. Dans son mémoire sur le fond, le gouvernement cypriote soutient que le libellé de la déclaration de la Turquie relative à l'article 46 (art. 46) est ambigu. Faute d'une virgule à la dernière phrase du texte anglais, après le mot "facts", à sa deuxième occurrence, on ne sait pas au juste si les termes "s'étant déroulés après la date de dépôt" se rapportent aux "facts" (la première fois que ce vocable est utilisé) ou "judgments" (paragraphe 24 ci-dessus). Il formule la même observation pour les déclarations du gouvernement turc relatives à l'article 25 (art. 25). Selon lui, tous les organes chargés de l'application de la Convention, investis de la juridiction, jouissent de celle-ci rétroactivement à la date de la ratification de la Convention sauf restriction ratione temporis expresse et sans ambiguïté. Or cette dernière condition ne se trouverait pas remplie en l'espèce. 34. Pour la Cour, cette thèse n'a aucun fondement. Lire le texte actuel comme le voudrait le gouvernement cypriote rendrait la dernière phrase de la déclaration quasiment inintelligible. L'intention du gouvernement turc d'exclure de sa compétence toutes les questions se rapportant à des faits survenus avant la date de dépôt de la déclaration relative à l'article 46 (art. 46) ressortirait suffisamment des mots employés à la dernière phrase et pourrait raisonnablement en être déduite. D'ailleurs, la Commission a interprété dans le même sens les termes et la ponctuation identiques des déclarations de la Turquie relatives à l'article 25 (art. 25) (voir la décision sur la recevabilité des requêtes nos 15299/89, 15300/89 et 15318/89 (jointes), Chrysostomos, Papachrysostomou et Loizidou c. Turquie du 4 mars 1991, Décisions et rapports (D. R.) 68, pp. 286-288, paras. 50-60). B. Autres arguments des comparants 35. Le gouvernement turc, quant à lui, prétend que le processus de "dépossession" au nord de Chypre a commencé en 1974 pour aboutir à une expropriation irréversible en vertu de l'article 159 par. 1 b) de la Constitution de la "RTCN" du 7 mai 1985 (paragraphe 18 ci-dessus), expropriation justifiée au regard de la théorie de la nécessité en droit international. Il affirme à ce propos que la "RTCN" est un Etat démocratique et constitutionnel dont la Constitution a été acceptée par référendum. Au terme d'une évolution politique et administrative, la population cypriote turque aurait établi la "RTCN" en vertu de son droit à l'autodétermination; la "RTCN" aurait donc la capacité de légiférer valablement. En outre, l'idonéité et le caractère autonome de l'administration dans la partie septentrionale de Chypre auraient été reconnus dans diverses décisions judiciaires britanniques (Hesperides Hotels Ltd and Another v. Aegean Turkish Holidays Ltd and Another, Weekly Law Reports 1977, vol. 3, p. 656 (Court of Appeal), et Polly Peck International PLC v. Asil Nadir and Others, All England Reports 1992, vol. 2, p. 238 (Court of Appeal)). D'ailleurs, en concluant à la régularité de l'arrestation et de la détention des requérants dans l'affaire Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie, la Commission puis le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe auraient reconnu la validité des lois pertinentes de la "RTCN" (voir le rapport de la Commission du 8 juillet 1993, paras. 143-170, et la Résolution DH (95) 245 du 19 octobre 1995). Selon le gouvernement turc, la requérante a ainsi perdu définitivement la propriété de ses immeubles bien avant la date critique du 22 janvier 1990, soit le 7 mai 1985 au plus tard. On pourrait d'ailleurs distinguer la présente affaire de la cause Papamichalopoulos et autres c. Grèce - dans laquelle la Cour a constaté par son arrêt du 24 juin 1993 (série A n° 260-B) qu'il y avait eu une ingérence continue dans les droits de propriété des requérants -, au motif que le gouvernement grec n'y a soulevé aucune exception ratione temporis. Il s'ensuit, d'après lui, que la Cour se trouve en l'occurrence face à un acte instantané antérieur à l'acceptation par le Gouvernement de la juridiction de la Cour en vertu de l'article 46 (art. 46). Celle-ci serait donc incompétente ratione temporis pour connaître des griefs de l'intéressée. 36. Selon la requérante, rejointe par le gouvernement cypriote, le fait qu'elle n'ait jamais pu accéder à ses biens depuis 1974 et qu'en conséquence elle ait perdu toute maîtrise de ceux-ci, constitue une violation continue de ses droits, et la jurisprudence des organes de la Convention et d'autres tribunaux internationaux reconnaîtraient ce concept. Elle souligne qu'il faut prendre en compte les principes du droit international pour interpréter la Convention et prétend que la Constitution de 1985 de la "RTCN" est frappée d'invalidité - comme l'admet la communauté internationale - au regard du droit international car elle tire son origine du recours illégal à la force par la Turquie. Une seconde raison serait que les autorités turques fonderaient leur politique sur la discrimination raciale, au mépris de l'article 14 de la Convention (art. 14) et du droit international coutumier. Il ne faudrait donc accorder aucun effet aux dispositions de la Constitution de 1985 qui prononcent des confiscations. 37. Pour le gouvernement cypriote, le déni du respect des biens des Cypriotes grecs dans la zone occupée relève d'un processus systématique et continu. Ce Gouvernement conteste toutefois que ce processus ait entraîné une perte de propriété. Il en veut pour preuve la loi du 28 août 1995 sur l'établissement et le partage des terres et des biens de valeur équivalente qui, selon lui, vise à étendre des permis jusque-là limités d'occuper les propriétés grecques; et aussi le fait que la Turquie prétendait dans un mémoire diffusé au sein du Comité des Ministres en 1987 qu'il n'y avait pas eu confiscation des biens grecs au nord de Chypre. 38. Comme l'a expliqué son délégué à l'audience sur les exceptions préliminaires, la Commission considère elle aussi que les griefs de la requérante tirés des articles 1 du Protocole n° 1 et 8 de la Convention (P1-1, art. 8) ont trait à des violations revêtant pour l'essentiel un caractère continu. Dans ses observations écrites sur les exceptions préliminaires, le délégué estimait donc que la Cour a compétence pour connaître desdits griefs dans la mesure où ils portent sur la période postérieure au 22 janvier 1990. D'ailleurs, à l'audience sur le fond, le délégué, avec l'aval de la requérante, a invité la Cour à examiner s'il fallait tenir la Turquie pour forclose à présenter de nouveaux faits relatifs aux dispositions de la Constitution de 1985, non mentionnés pendant la procédure devant la Commission. C. Appréciation de la Cour 39. La Cour relève d'abord, quant à la thèse de la forclusion, que rien ne l'empêche en principe, quand elle examine un grief au fond, de prendre connaissance de faits nouveaux, complétant et précisant ceux établis par la Commission, si elle les juge pertinents (arrêts McMichael c. Royaume-Uni du 24 février 1995, série A n° 307-B, p. 51, par. 73, et Gustafsson c. Suède du 25 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, p. 655, par. 51). 40. Bien qu'en l'espèce le gouvernement turc ait soulevé dans la procédure devant elle l'exception d'incompétence ratione temporis, la Commission ne s'est pas livrée dans sa décision du 4 mars 1991 sur la recevabilité à un examen ou une analyse du point de savoir si les faits dénoncés représentaient une situation continue ou un acte instantané. Ce point, s'il fut abordé dans une certaine mesure devant la Cour au stade des exceptions préliminaires, ne fit l'objet d'une argumentation détaillée que dans la procédure sur le fond, les nouvelles informations se trouvant mentionnées pour la première fois dans le mémoire du gouvernement turc mais aussi dans les annexes à celui du gouvernement cypriote. Cela étant, il échet de repousser le moyen de forclusion. 41. La Cour rappelle qu'elle a souscrit à la notion de violation continue de la Convention et à ses effets sur les limites temporelles à la compétence des organes de la Convention (voir, entre autres, les arrêts Papamichalopoulos et autres c. Grèce du 24 juin 1993, série A n° 260-B, pp. 69-70, paras. 40 et 46, et Agrotexim et autres c. Grèce du 24 octobre 1995, série A n° 330-A, p. 22, par. 58). La présente affaire concerne donc les violations alléguées de caractère continu si la requérante, aux fins de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et de l'article 8 de la Convention (art. 8), peut toujours être considérée - ce que la Cour doit encore examiner - comme la propriétaire légale des terres en cause. 42. La Cour s'est penchée sur l'allégation du gouvernement turc d'après laquelle "le processus de "dépossession" des propriétés au nord de Chypre a commencé en 1974 pour aboutir à une expropriation irréversible par le jeu de l'article 159 de la Constitution de la "RTCN" du 7 mai 1985" (paragraphe 35 ci-dessus). La manière dont cette affirmation est formulée donne à entendre qu'aux yeux du gouvernement turc, la requérante n'avait pas perdu la propriété des terres avant le 7 mai 1985; s'il y avait lieu de penser autrement, le gouvernement turc a omis de préciser comment la perte de propriété s'est produite avant cette date. La Cour s'attachera donc à la thèse du Gouvernement d'après laquelle il y a eu perte de propriété en 1985 par le jeu de l'article 159 de la Constitution de la "RTCN" (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour prend acte à ce propos de la Résolution 541 (1983) du Conseil de sécurité des Nations unies déclarant juridiquement invalide la proclamation de l'institution de la "RTCN" et exhortant tous les Etats à ne pas reconnaître d'autre Etat cypriote que la République de Chypre. Le Conseil de sécurité a réitéré cette exhortation dans sa Résolution 550 (adoptée le 11 mai 1984). En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a lui aussi condamné la proclamation de cet Etat et a invité tous les Etats à refuser de reconnaître la "RTCN" (paragraphes 19-21 ci-dessus). La Communauté européenne et les chefs de gouvernement du Commonwealth ont adopté une position dans le même sens (paragraphes 22-23 ci-dessus). Qui plus est, seul le gouvernement cypriote est reconnu au plan international comme le gouvernement de la République de Chypre dans le cadre des relations diplomatiques et contractuelles et dans le fonctionnement des organisations internationales (voir les décisions de la Commission sur la recevabilité des requêtes nos 6780/74 et 6950/75, Chypre c. Turquie, 26 mai 1975, D. R. 2, pp. 148-149, et n° 8007/77, Chypre c. Turquie, 10 juillet 1978, D. R. 13, p. 220). 43. Il échet de rappeler que la Convention doit s'interpréter à la lumière des règles d'interprétation énoncées dans la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, dont l'article 31 par. 3 c) précise qu'entre en ligne de compte "toute règle pertinente de droit international applicable aux relations entre les parties" (voir, entre autres, les arrêts Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A n° 18, p. 14, par. 29, Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, série A n° 112, p. 24, par. 51, et Loizidou (exceptions préliminaires) précité, p. 27, par. 73). La Cour estime que les principes qui sous-tendent la Convention ne peuvent s'interpréter et s'appliquer dans le vide. Considérant le caractère particulier de la Convention en tant que traité sur les droits de l'homme, elle doit aussi prendre en compte toute règle pertinente de droit international lorsqu'elle se prononce sur des différends concernant sa juridiction en vertu de l'article 49 de la Convention (art. 49). 44. Il ressort à cet égard de la pratique internationale et des diverses résolutions rédigées en termes énergiques mentionnées plus haut (paragraphe 42 ci-dessus) que la communauté internationale ne tient pas la "RTCN" pour un Etat au regard du droit international et que la République de Chypre demeure l'unique gouvernement légitime de Chypre - lui-même tenu de respecter les normes internationales de protection des droits de l'homme et des minorités. Dans ce contexte, la Cour ne saurait attribuer une validité juridique aux fins de la Convention à des dispositions comme l'article 159 de la loi fondamentale sur laquelle le gouvernement turc s'appuie. 45. La Cour se borne toutefois à la conclusion qui précède et n'estime pas souhaitable, encore moins nécessaire, d'énoncer ici une théorie générale sur la légalité des actes législatifs et administratifs de la "RTCN". Elle note cependant que le droit international reconnaît en pareil cas la légitimité de certains arrangements et transactions juridiques, par exemple en ce qui concerne l'inscription à l'état civil des naissances, mariages ou décès, "dont on ne pourrait méconnaître les effets qu'au détriment des habitants du territoire" (voir, à ce propos, l'avis consultatif sur les conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la Résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Recueil de la Cour internationale de Justice 1971, vol. 16, p. 56, par. 125). 46. En conséquence, la requérante ne peut passer pour avoir perdu son droit sur ses biens par le jeu de l'article 159 de la Constitution de la "RTCN" de 1985. Le gouvernement turc n'a avancé aucun autre fait emportant perte du titre de propriété relatif aux biens de l'intéressée, et la Cour n'en a point constaté. Dans ces conditions, elle note que le gouvernement légitime de Chypre n'a cessé d'affirmer sa position, à savoir que les propriétaires cypriotes grecs de biens immobiliers dans la partie septentrionale de Chypre, telle la requérante, conservent leurs titres et doivent être autorisés à reprendre le libre usage de leurs biens; la requérante a de son côté adopté à l'évidence la même attitude. 47. Partant, aux fins de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et de l'article 8 de la Convention (art. 8), la requérante doit toujours être tenue pour la propriétaire légale des terres. Il convient donc de rejeter l'exception d'incompétence ratione temporis. II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE n° 1 (P1-1) 48. La requérante prétend que le déni continu de l'accès à ses biens dans le nord de Chypre et la perte en résultant de toute maîtrise de sa propriété sont imputables à l'Etat turc et emportent violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), ainsi libellé: "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes (P1-1) ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes." A. La question de l'imputabilité 49. Dans le droit fil de son argumentation sur l'exception préliminaire d'incompétence ratione materiae (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) cité au paragraphe 32 ci-dessus, pp. 22-23, paras. 57-58), la requérante réaffirme que la présente affaire est exceptionnelle en ce que les autorités qui se seraient ingérées dans son droit au respect de ses biens ne sont pas celles de l'unique gouvernement légitime du territoire où est sise la propriété. En raison de cette particularité, pour déterminer si la Turquie est responsable de l'infraction alléguée aux droits garantis à l'intéressée par l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) quant à ses biens au nord de Chypre, la Cour devrait prendre en compte les principes de la responsabilité de l'Etat en droit international. Mme Loizidou réitère à cet égard sa critique d'après laquelle la Commission s'est trop attachée à la participation directe de fonctionnaires turcs dans le déni persistant de l'accès auquel elle s'en prend. La preuve que des fonctionnaires turcs sont directement mêlés à des violations de la Convention, même si elle est pertinente, ne constituerait pas une condition juridique de la responsabilité en droit international public. La requérante prétend ensuite que le concept de responsabilité de l'Etat repose sur l'idée réaliste que celui-ci doit rendre des comptes. Un Etat serait responsable à raison d'événements ressortissant au domaine dont il est responsable au plan international, même si le comportement ou les événements dénoncés échappent en pratique à son contrôle. Même les actes de fonctionnaires constituant des excès de pouvoir seraient donc susceptibles d'engager sa responsabilité. D'après le droit international, toujours selon l'intéressée, l'Etat tenu pour responsable d'un territoire donné le demeure même si celui-ci est administré par le biais d'une administration locale. Telle serait la situation juridique, que l'administration locale soit illégitime, quand elle naît d'un recours illégal à la force, ou légitime, comme dans le cas d'un protectorat ou d'un autre territoire dépendant. Un Etat ne saurait, par délégation, se soustraire à la responsabilité qu'entraînent des manquements à ses obligations en droit international, notamment ceux concernant ses obligations au regard de la Convention, laquelle, comme le montre le libellé de son article 1 (art. 1), implique de reconnaître les droits qu'elle définit. Mme Loizidou affirme que la création de la "RTCN" est entachée d'invalidité juridique et que nul Etat, à l'exception de la Turquie, et nulle organisation internationale ne l'ont reconnue. La République de Chypre ne pouvant manifestement pas être tenue pour responsable de la partie de l'île occupée par la Turquie, c'est celle-ci qui devrait en être comptable. Sinon, il existerait un vide dans la partie septentrionale de Chypre du point de vue de la responsabilité née des violations des droits de l'homme, dont l'acceptation serait contraire au principe de l'effectivité qui sous-tend la Convention. En tout cas, il existerait des preuves écrasantes que la Turquie a le contrôle global effectif des événements survenant dans la zone occupée. L'intéressée ajoute que le fait que la Cour, au stade des exceptions préliminaires de la présente cause, ait conclu à la juridiction de la Turquie pose une forte présomption de responsabilité de la Turquie pour les violations qui se produisent dans la zone occupée. 50. D'après le gouvernement cypriote, la Turquie a le contrôle militaire et politique effectif du nord de Chypre. Elle ne saurait se soustraire à ses obligations au regard du droit international en prétendant transférer l'administration du nord de Chypre à un régime "fantoche" illégal. 51. Le gouvernement turc nie que la Turquie possède la juridiction sur le nord de Chypre au sens de l'article 1 de la Convention (art. 1). D'abord, il rappelle la jurisprudence de la Commission qui limite la juridiction de la Turquie "à la zone frontalière et non à l'ensemble du nord de Chypre sous la mainmise des autorités cypriotes turques" (voir les décisions de la Commission sur la recevabilité des requêtes nos 6780/74, 6950/75 et 8007/77, citées au paragraphe 42 ci-dessus). Ensuite, la présomption du contrôle et de la responsabilité avancée par la requérante serait réfragable. Il serait fort révélateur à cet égard que, dans son rapport Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie du 8 juillet 1993, la Commission ait constaté que l'arrestation, la détention et le procès des requérants au nord de Chypre ne constituaient pas des "actes" imputables à la Turquie. De plus, la Commission n'aurait décelé aucun indice d'un contrôle opéré par les autorités turques sur l'administration pénitentiaire ou l'administration de la justice par les autorités cypriotes turques dans le cas de la requérante (citation au paragraphe 32 ci-dessus). Le gouvernement turc prétend en outre que la question de la juridiction visée à l'article 1 de la Convention (art. 1) ne coïncide pas avec celle de la responsabilité de l'Etat en droit international. L'article 1 (art. 1) ne se rapporterait pas à cette dernière. Selon ce Gouvernement, cette disposition (art. 1) exigerait la preuve que l'acte dénoncé a été effectivement commis par une autorité de l'Etat défendeur ou s'est produit sous son contrôle direct et que ladite autorité exerçait, à l'époque de la violation alléguée, la juridiction effective sur la requérante. D'ailleurs, de ce point de vue, la Turquie n'aurait pas en l'espèce exercé le contrôle et la juridiction effectifs sur la requérante puisque à la date critique du 22 janvier 1990, les autorités de la communauté cypriote turque, organisée constitutionnellement au sein de la "RTCN" et n'exerçant aucunement la juridiction pour le compte de la Turquie, avaient la maîtrise des droits patrimoniaux de la requérante. Le gouvernement turc souligne une fois encore à ce propos que la "RTCN" est un Etat démocratique et constitutionnel, politiquement indépendant de tous les autres Etats souverains, y compris la Turquie. L'administration au nord de Chypre aurait été instituée par la population cypriote turque dans l'exercice de son droit à l'autodétermination, et non pas par la Turquie. De plus, les forces turques au nord de Chypre se trouveraient dans cette région pour protéger les Cypriotes turcs, avec l'assentiment de l'autorité dirigeante de la "RTCN". Ni les forces turques ni le gouvernement turc n'y détiendraient en quoi que ce soit le pouvoir étatique. De surcroît, pour apprécier l'indépendance de la "RTCN", on devrait garder à l'esprit qu'il existe des partis politiques ainsi que des élections démocratiques au nord de Chypre et que la Constitution a été élaborée par une assemblée constituante et adoptée par voie de référendum. 52. Quant à la question de l'imputabilité, la Cour rappelle d'abord que dans son arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité (pp. 23-24, par. 62), elle a souligné que, selon sa jurisprudence constante, la notion de "juridiction" au sens de l'article 1 de la Convention (art. 1) ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties contractantes. La responsabilité de ces dernières peut donc entrer en jeu à raison d'actes ou d'omissions émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors de leur territoire. Conformément aux principes pertinents de droit international régissant la responsabilité de l'Etat, la Cour a dit - ce qui revêt un intérêt particulier en l'occurrence - qu'une Partie contractante peut également voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d'une action militaire - légale ou non - elle exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. L'obligation d'assurer, dans une telle région, le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu'il s'exerce directement, par l'intermédiaire des forces armées de l'Etat concerné ou par le biais d'une administration locale subordonnée (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, ibidem). 53. En second lieu, la Cour précise qu'elle s'attachera aux questions posées en l'espèce sans toutefois perdre de vue le contexte général. 54. Il est important pour l'appréciation par la Cour du problème de l'imputabilité que le gouvernement turc ait reconnu que la perte, par la requérante, de la maîtrise de sa propriété provient de l'occupation de la partie septentrionale de Chypre par les troupes turques et l'établissement de la "RTCN" dans cette région (arrêt précité sur les exceptions préliminaires, p. 24, par. 63). D'ailleurs, les troupes turques ont sans contredit empêché l'intéressée à plusieurs reprises d'accéder à sa propriété (paragraphes 12-13 ci-dessus). Pendant toute la procédure, le gouvernement turc a pourtant nié que les faits dénoncés engagent la responsabilité de l'Etat; il a affirmé que ses forces armées agissent exclusivement en coopération avec les autorités prétendument indépendantes et autonomes de la "RTCN" et pour leur compte. 55. La Cour rappelle que le système de la Convention confie en premier lieu à la Commission l'établissement et la vérification des faits (articles 28 par. 1 et 31) (art. 28-1, art. 31). Toutefois, elle n'est pas liée par les constatations du rapport et demeure libre d'apprécier ceux-ci elle- même, à la lumière de tous les éléments qu'elle possède (voir notamment les arrêts Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A n° 201, p. 29, par. 74, Klaas c. Allemagne du 22 septembre 1993, série A n° 269, p. 17, par. 29, et McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A n° 324, p. 50, par. 168). 56. La Commission considère que la présence à Chypre de forces turques exerçant un contrôle global dans la zone frontalière a eu pour conséquence de priver la requérante et continue de la priver de l'accès à la partie septentrionale de Chypre (rapport de la Commission du 8 juillet 1993, p. 16, paras. 93-95). Il faut appréhender la portée limitée de ce constat à la lumière de la qualification que la Commission a donnée au grief de la requérante: celui-ci porterait essentiellement sur la liberté de mouvement à travers la zone tampon (paragraphes 59 et 61 ci-dessous). La Cour doit pourtant apprécier le dossier en vue de rechercher si le refus continu de l'accès de la requérante à ses biens et la perte de toute maîtrise qui en résulte pour elle sont imputables à la Turquie. Il ne s'impose pas de déterminer si, comme la requérante et le gouvernement cypriote l'avancent, la Turquie exerce en réalité dans le détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de la "RTCN". Le grand nombre de soldats participant à des missions actives dans le nord de Chypre (paragraphe 16 ci-dessus) atteste que l'armée turque exerce en pratique un contrôle global sur cette partie de l'île. D'après le critère pertinent et dans les circonstances de la cause, ce contrôle engage sa responsabilité à raison de la politique et des actions de la "RTCN" (paragraphe 52 ci-dessus). Les personnes touchées par cette politique ou ces actions relèvent donc de la "juridiction" de la Turquie aux fins de l'article 1 de la Convention (art. 1). L'obligation qui lui incombe de garantir à la requérante les droits et libertés définis dans la Convention s'étend en conséquence à la partie septentrionale de Chypre. Cette conclusion dispense la Cour de se prononcer sur les arguments formulés devant elle par les comparants concernant la légalité ou l'illégalité prétendue au regard du droit international de l'intervention militaire de la Turquie dans l'île en 1974 puisque, comme elle l'a relevé ci-dessus, l'établissement de la responsabilité de l'Etat sur le terrain de la Convention ne commande pas pareil examen (paragraphe 52 ci-dessus). Il suffit de rappeler à ce propos sa constatation selon laquelle la communauté internationale estime que la République de Chypre est l'unique gouvernement légitime de l'île et a toujours refusé d'admettre la légitimité de la "RTCN" en tant qu'Etat au sens du droit international (paragraphe 44 ci-dessus). 57. Il s'ensuit que le déni continu de l'accès de la requérante à ses biens dans le nord de Chypre et la perte de la maîtrise de ceux-ci qui en résulte pour elle sont une question qui relève de la "juridiction" de la Turquie au sens de l'article 1 (art. 1) et est donc imputable à cet Etat. B. Ingérence dans les droits de propriété 58. La requérante et le gouvernement cypriote soulignent que, contrairement à l'interprétation qu'en donne la Commission, la plainte ne se limite pas à l'accès aux biens mais va beaucoup plus loin et concerne une situation de fait: en raison du déni continu de l'accès, la requérante a en pratique perdu toute maîtrise de ses biens ainsi que toute possibilité de les utiliser, vendre, léguer, hypothéquer, mettre en valeur et d'en avoir la jouissance. Cette situation pourrait s'assimiler à une expropriation de facto au sens de la jurisprudence de la Cour. Ils contestent qu'il y ait eu expropriation formelle, mais ajoutent que si et dans la mesure où des tentatives d'expropriation formelle ont été menées, il faut écarter les dispositions législatives pertinentes pour incompatibilité avec le droit international. 59. Pour le gouvernement turc et la Commission, l'affaire concerne uniquement l'accès aux biens; le droit au respect des biens n'a pas pour corollaire le droit à la liberté de mouvement. Le gouvernement turc ajoute que si l'on attribuait à la requérante une liberté absolue d'accès à ses biens, indépendamment de la situation politique de fait sur l'île, cela nuirait aux pourparlers intercommunautaires, seul moyen adéquat de résoudre ce problème. 60. La Cour note d'abord, compte tenu de la décision de la Commission sur la recevabilité, que la requérante ne limitait pas son grief tiré de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) à la question de l'accès matériel à sa propriété. Comme il ressort du formulaire de requête à la Commission, l'intéressée alléguait que la Turquie, en lui refusant l'accès à ses biens, "a peu à peu porté atteinte, au cours des seize dernières années, au droit de la requérante en tant que propriétaire et en particulier à son droit au respect de ses biens, ce qui constitue une violation continue de l'article 1 (P1-1)" (voir le rapport de la Commission du 8 juillet 1993, p. 21, et la décision sur la recevabilité des requêtes Chrysostomos, Papachrysostomou et Loizidou c. Turquie, D. R. 68, p. 263). D'ailleurs, c'est de ce grief tel qu'il est formulé ci-dessus que la requérante et le gouvernement turc traitent dans leurs observations écrites et orales. 61. A la lumière de ce qui précède, la Cour ne peut accepter que l'on dépeigne le grief de l'intéressée comme se limitant au droit à la liberté de mouvement. L'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) trouve donc à s'appliquer. 62. Quant à la question de savoir s'il y a eu infraction à l'article 1 (P1-1), la Cour rappelle d'abord que, comme elle l'a constaté, il y a lieu de considérer, aux fins de cet article (P1-1), que la requérante est demeurée propriétaire légale des biens dont il s'agit (paragraphes 39-47 ci-dessus). 63. Toutefois, du fait qu'elle se voit refuser l'accès à ses biens depuis 1974, l'intéressée a en pratique perdu toute maîtrise de ceux-ci ainsi que toute possibilité d'usage et de jouissance. Le déni continu de l'accès doit donc passer pour une ingérence dans ses droits garantis par l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Dans les circonstances exceptionnelles de la cause invoquées par l'intéressée et le gouvernement cypriote (paragraphes 49-50 ci-dessus), cette ingérence ne saurait s'analyser ni en une privation de propriété ni en une réglementation de l'usage des biens au sens des premier et second alinéas de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1-1, P1-1-2). Ingérence dans le droit au respect des biens, elle relève en revanche manifestement de la première phrase de cette disposition (P1-1). La Cour note à cet égard qu'un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l'égal d'un obstacle juridique (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A n° 32, p. 14, par. 25). 64. Hormis une référence à la théorie de la nécessité pour justifier les actes de la "RTCN" et au fait que les droits de propriété ont été l'objet de pourparlers intercommunautaires, le gouvernement turc ne tente pas d'avancer des arguments justifiant l'ingérence susmentionnée, imputable à la Turquie, dans les droits de propriété de la requérante. Il n'explique pas en quoi la nécessité de reloger des réfugiés cypriotes turcs déplacés dans les années qui suivirent l'intervention turque dans l'île en 1974 peut justifier la négation totale des droits de propriété de la requérante par le refus absolu et continu de l'accès et une prétendue expropriation sans réparation. La circonstance que les droits de propriété aient été l'objet de pourparlers intercommunautaires auxquels participèrent les deux communautés de Chypre ne peut pas, elle non plus, justifier cette situation au regard de la Convention. Cela étant, la Cour conclut qu'il y a eu et continue d'y avoir violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION (art. 8) 65. La requérante dénonce aussi une ingérence injustifiée dans son droit au respect de son domicile, contraire à l'article 8 de la Convention (art. 8) dont le paragraphe 1 (art. 8-1) dispose entre autres: "Toute personne a droit au respect (...) de son domicile (...)" Elle souligne à cet égard qu'elle a grandi à Kyrenia où sa famille vivait depuis des générations et où son père et son grand-père furent des médecins respectés. Elle admet avoir déménagé à Nicosie après son mariage en 1972 et y avoir élu domicile depuis lors. Elle aurait toutefois envisagé d'habiter l'un des appartements dont la construction avait commencé à l'époque de l'occupation turque du nord de Chypre en 1974 (paragraphe 12 ci-dessus). A la suite de cette dernière, il aurait été impossible d'achever les travaux et les événements ultérieurs auraient empêché l'intéressée de retourner vivre dans ce qu'elle considère comme sa ville. 66. La Cour relève que la requérante n'avait pas son domicile sur les terres en question. Selon elle, ce serait forcer la notion de "domicile" figurant à l'article 8 (art. 8) que de l'étendre de manière à inclure un bien-fonds sur lequel on envisage d'édifier une maison à des fins d'habitation. Ce terme ne peut pas davantage s'interpréter comme couvrant la région d'un Etat où l'on a grandi et où la famille a ses racines mais où l'on ne vit plus. Partant, il n'y a pas eu ingérence dans les droits de la requérante au regard de l'article 8 (art. 8). IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50) 67. L'article 50 de la Convention (art. 50) dispose: "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable." 68. Dans son mémoire, la requérante formule les prétentions suivantes: a) réparation pour préjudice matériel - perte des revenus de la propriété depuis janvier 1987: 531 900 livres cypriotes; b) réparation du tort moral - dommages-intérêts à titre de sanction du même montant que celui réclamé pour préjudice matériel; c) autorisation d'exercer ses droits garantis à l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) librement à l'avenir; et d) une somme non précisée pour frais et dépens. Dans son mémoire, le gouvernement turc n'exprime pas d'observations sur les questions ainsi soulevées. Les comparants n'ont pas davantage abordé ces questions à l'audience de la Cour sur le fond. 69. Dans ces conditions, la Cour, compte tenu du caractère exceptionnel de l'affaire, estime que la question de l'application de l'article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état. Il y a donc lieu de la réserver et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre le gouvernement turc et la requérante. PAR CES MOTIFS, LA COUR 1. Rejette, par onze voix contre six, l'exception préliminaire d'incompétence ratione temporis; 2. Dit, par onze voix contre six, que le déni de l'accès aux biens de la requérante et la perte de la maîtrise de ceux-ci qui en résulte pour elle sont imputables à la Turquie; 3. Dit, par onze voix contre six, qu'il y a violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (P1-1); 4. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas violation de l'article 8 de la Convention (art. 8); 5. Dit, à l'unanimité, que la question de l'application de l'article 50 de la Convention (art. 50) ne se trouve pas en état; en conséquence, a) la réserve; b) invite le gouvernement turc et la requérante à lui adresser par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir; c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin. Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 18 décembre 1996. Signé: Rolv RYSSDAL Président Signé: Herbert PETZOLD Greffier