Deux jours avant le lancement à Lausanne, par attac-Vaud, le syndicat comedia, Le POP & Gauche en mouvement, solidaritéS et A Gauche Toute!, de l’initiative vaudoise «pour le droit à un salaire minimum», un titre de 24 Heures du 3 avril 2008 me jetait dans la sidération: «Les salariés suisses s’estiment bien payés». C’était à la rubrique «Economie», et le sous-titre était «Enquête». Bigre.
Devant une telle assertion, j’avais le choix entre deux, voire trois hypothèses. Un: le correcteur a laissé passer une coquille. Deux: les Suisses sont victimes de la même illusion que les salariés américains sondés pour Time Magazine et CNN en 2000, dont 19% pensent faire partie du 1% des Américains les plus riches, tandis que 20% estiment que ça ne saurait tarder. Trois: l’article, voire le sondage, ne sont pas fiables.
Evidemment, j’ai commencé par vérifier la troisième hypothèse. Je me suis armée pour cela de l’indispensable ouvrage du Québécois Normand Baillargeon, que je venais de me procurer. Son Petit cours d’autodéfense intellectuelle*, entre autres conseils judicieux, recommande d’appliquer quelques règles d’or devant des données chiffrées.
Il a fallu pour cela que je surmonte ma «mathophobie» et que je tente de corriger un peu mon «innumérisme»**. Soutenue par Normand Baillargeon, j’ai empoigné une calculette et cherché les réponses à quelques questions.
Qui a produit ces données? La chaire de gestion des ressources humaines de l’Université de Zurich et la chaire professorale de psychologie du travail et de l’organisation de l’EPFZ, pour le baromètre suisse des ressources humaines, qu’elles réalisent conjointement chaque année. Selon leur communiqué,
«la qualité du poste est considérée comme autrement plus importante [que le salaire], et si la satisfaction évolue parallèlement à l’accroissement du revenu brut, elle augmente encore davantage lorsque les entreprises prennent des mesures au niveau de la gestion des ressources humaines, notamment à travers l’évaluation des prestations et le développement personnel (…)».
Comment l’échantillon a-t-il été constitué? Aucune indication, ni dans l’article de 24 Heures, ni dans le communiqué des auteurs de l’enquête.
Combien de personnes ont-elles été interrogées? 1370, mais on ne trouve nulle part la formule consacrée selon laquelle l’échantillon est représentatif et qu’il a été constitué selon la méthode des quotas.
Quand? Entre avril et juin 2007. Ce n’est donc pas tout frais. Entre-temps, le coût de la vie a méchamment augmenté…
Quelles questions leur ont été posées? Aucune indication. A l’évidence, les questions posées aux sondés sont un secret très bien gardé en Suisse. (Contrairement à la France, où les instituts de sondage publient les questions. )
Les données sont-elles plausibles? Ça dépend comment on subodore que les sondés ont été sélectionnés (voir la liste des sponsors ci-dessous).
Si on donne des pourcentages, donne-t-on aussi les nombres absolus afférents concernés? Non. Les graphiques sont-ils clairs? C’est un camembert, ça ne mange pas de pain.
Selon l’article, «49% des travailleurs du pays se disent satisfaits, voire très satisfaits de leur rétribution. Seuls 13% des sondés se déclarent mécontents alors que la question indiffère le gros dernier tiers.» La calculette me dit que 673 personnes sont satisfaites, voire très satisfaites, 178 sont très mécontentes… et 521 (38%) sont indifférentes. Vous avez bien lu. A la question: «Etes-vous content de votre salaire?», il semble bien que 521 personnes ont répondu: «Je n’en ai strictement rien à battre !» Est-ce vraiment plausible? C’est là qu’il faudrait vraiment savoir comment la question a été formulée.
Restait la question: quelles sont les limites de l’interprétation des résultats obtenus? Une autre règle d’or me suggère une réponse: qui a commandé cette enquête et qui en a remboursé les coûts? Le baromètre des ressources humaines est réalisé annuellement par deux institutions universitaires au-dessus de tout soupçon. Mais comme les enquêtes coûtent cher, le communiqué précise:
«Le projet a pu être réalisé grâce au généreux soutien des institutions suivantes: Adecco Suisse (sponsor principal), AXA Winterthour, Axpo, IBM, ainsi que la fondation Ecoscientia.»
Alors: cette enquête est-elle vraiment fiable? Est-ce plausible que les «salariés suisses» dans leur ensemble soient vraiment satisfaits de leur salaire? Peut-être s’ils sont cadres chez AXA, Axpo ou IBM, sponsors du baromètre. En effet, Adecco est la sixième plus importante entreprise suisse, derrière Roche et Novartis, mais devant Migros ; Winterthour a été vendue en 2006 pour 12,3 milliards de francs par le Crédit suisse à AXA, entreprise du CAC 40, Axpo est une entreprise de distribution d’énergie qui se déploie avec la nouvelle Loi sur l’approvisionnement en électricité, et IBM, on connaît. Ce serait bien le diable si des entreprises faisant des milliards de francs de chiffres d’affaire ne traitaient pas correctement, sinon leurs employés subalternes, du moins leurs cadres (encore que…). Ce n’est pas moi qui le dis, mais Economie suisse d’avril 2007, dans son commentaire du précédent baromètre suisses des relations humaines (soutenu financièrement par Novartis, Migros, Winterthour et la fondation Ecoscientia):
«Selon les chiffres obtenus, les bonnes conditions de travail bénéficient avant tout aux actifs occupés justifiant d’une bonne formation et occupant une position supérieure.»
On ne rit pas devant tant de rigueur scientifique.
L’Union syndicale suisse (USS), qui n’est pourtant pas un foudre dans la défense des travailleurs, a donc bien raison de dénoncer dans l’étude publiée ce printemps «un tableau effrayant du paysage salarial suisse». Elle rappelle opportunément qu’en Suisse «700’000 personnes gagnent toujours moins que 4000 francs par mois» et que 200’000 sont des travailleurs pauvres.
L’initiative vaudoise «pour le droit à un salaire minimum» vient donc à point. On peut télécharger des feuilles de signatures là. Signez-la et faites-la signer !
* Normand Baillargeon, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Lux Editeur, Montréal, 2006, 338 p.
** L’innumérisme est l’équivalent, pour les nombres, de l’illettrisme. C’est un handicap fort répandu et très gênant dans une société qui a fait de la quantification son alpha et son oméga. On en parle cependant beaucoup moins que de l’illettrisme, sans doute parce qu’il frappe des gens tout à fait instruits par ailleurs, voire des intellectuels connus.
5 commentaires
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6 avril 2008 à 12:55
www.romanding.ch
Les salariés suisses contents de leurs salaires? Vraiment?…
Deux jours avant le lancement à Lausanne, par Attac-Vaud, le syndicat Comedia, Le POP & Gauche en mouvement, solidaritéS et A Gauche toute!, de l’initiative vaudoise «pour le droit à un salaire minimum», un titre de 24 Heures du 3 avril 2008 me jet…
6 avril 2008 à 13:11
kalvin
Il est aussi souvent intéressant de mettre en comparaison le minimum vital LP insaisissable calculé par les OP qui ne sont pourtant pas des assistants sociaux et le salaire minimum de Fr 4’000: résultat des courses, compte tenu des dépenses absolument indispensables que sont notamment les loyers et primes d’assurances, on peut à peine vivre avec ce montant, et surtout on est considéré comme frisant ou même en dessous du fameux minimum vital …. à méditer car ce qui vaut pour une administration vaut peut-être pour une autre ou pour le patronat.
6 avril 2008 à 18:57
zozieau
Si je puis me permettre une autre hypothèse .. comme cela est souvent le cas quand les journalistes font de la vulgarisation, ils mettent un titre accrocheur qui ne reflète pas les résultats et les hypothèses de l’étude. Je n’ai en effet pas l’impression à lecture du communiqué de presse que la variable « satisfaction en matière de salaire » ait été traitée de façon indépendante par rapport à d’autres, comme le titre le laisse entendre.
Car dans le registre « choisir entre la peste et le choléra », il ne me paraît pas impossible que, même dans des professions très mal payées, on préfère un horaire fixe et garanti (qui permet si c’est un temps partiel d’occuper un autre job de façon à arriver à un 100%) à une augmentation salariale liée à un dérèglement total des heures travaillées, niveau horaire et nombre de ces dernières.
Il n’en reste pas moins qu’il serait intéressant de connaître les questions et la composition de l’échantillon de la population sondée. Et que je signerai l’initiative du POP, même si je pense qu’elle ne règle pas la question du sous-emploi, et qu’elle risque peut-être de l’agraver.
6 avril 2008 à 20:26
alinetestuz
@zoziau
D’accord pour le biais introduit par le journaliste. Il n’empêche: même si une vendeuse préfère un horaire fixe et garanti, il n’est pas sur qu’un « dérèglement total des heures travaillées, niveau horaire et nombre de ces dernières » aboutisse à un salaire satisfaisant. Je te renvoie au commentaire de Kalvin, qui rappelle que même les Offices de poursuite admettent qu’on peut, parfois, à peine vivre avec un salaire de 4000 francs, compte tenu des loyers et des primes d’assurance. Surtout si on a deux enfants, et même un seul. C’est pourquoi je me demande si ce sondage, axé sur les « ressources humaines », n’a pas mis l’accent, dans son échantillon, sur des salariés bénéficiant de RRH. Car, à ma connaissance, les entreprises de nettoyage font l’économie de mesures dans ce domaine, ainsi que de d' »évaluation des prestations et de développement personnel »…
9 avril 2008 à 09:44
David Payot
Magie des sondages… Dans le même genre d’idée, j’avais remarqué dernièrement qu’à peu près tous les journaux romands, relayant une enquête sur leur part de lectorat respective, se montraient très satisfaits de leur propre situation. Est-ce que cela signifie qu’ils ne chercheront pas à augmenter leur lectorat et leurs parts de marché?