« La France a trempé ses mains aussi loin
que possible dans le sang des Rwandais » résumait
l’écrivain sénégalais Boubacar
Boris Diop (1) .
Nous ne reviendrons pas ici sur la question des responsabilités
de l’État français dans le soutien à l’État
criminel rwandais entre 1990 et 1994 et même plus tard,
lorsque ce soutien s’est exercé au profit de
l’organisation génocidaire réfugiée
au Zaïre, ou encore dans l’animosité sournoise
et constante manifestée par divers organes de l’État
français après 1994 pour entraver toute chance
de construction d’un État rwandais démocratique.
Cela reviendrait à répéter une fois
encore des évidences. Il nous paraît ici plus
important d’examiner les processus de fabrication de
la décision politique et de l’intervention militaire
française qui conduisent progressivement à ce
que le génocide de 1994 apparaisse, à l’issue
de dérives successives, comme « l’intérêt
de la France » au Rwanda. On pourrait s’interroger
sur les raisons de l’absence de contre-pouvoir, le
rôle du Parlement, de la presse, de l’opinion
publique…
À cet égard, les auditions de la mission d’information
parlementaire conduite en 1998 par Paul Quilès (2) ,
ancien ministre de la Défense, constituent une source
documentaire d’un grand intérêt malgré certaines
lacunes du travail des parlementaires, ces lacunes et ces
insuffisances étant elles-mêmes souvent révélatrices
des pesanteurs et des dysfonctionnements de ce qu’il
est convenu d’appeler la « politique africaine
de la France ». Les ouvrages de François-Xavier
Verschave ont par ailleurs excellemment démontré les
causes et les mécanismes de ces dérives.
La décision de l’intervention française
au Rwanda et les conditions de cette décision méritent
que nous nous y arrêtions, car tout le drame se noue
alors pour les quatre années 1990 à 1993.
L’origine de l’intervention
française au Rwanda
La déclaration de Maurice Schmitt, chef d’état-major
des armées jusqu’au 23 avril 1991, et à ce
titre responsable de la mise en place de l’opération Noroît,
est particulièrement éclairante. Selon lui,
cette opération répondait à« des
informations du colonel René Galinié, selon
lesquelles des affrontements entre Hutu et Tutsi à Kigali,
qui faisaient suite à une attaque du FPR, pouvaient
mettre en danger la vie de ressortissants étrangers,
et en particulier de ressortissants français ».
Maurice Schmitt précise que le 3 octobre 1990, il
participait à un voyage de François Mitterrand
au Moyen-Orient avec Jean-Pierre Chevènement, Roland
Dumas et Hubert Védrine, ainsi que l’amiral
Jacques Lanxade. Le 4 octobre, un déjeuner est prévu
avec avec le roi Fahd d’Arabie. Juste avant, deux messages
arrivent de l’Élysée et de l’état-major
aux armées, « ces messages précisant
que des risques graves d’exactions existaient à Kigali
et que le président Habyarimana demandait l’intervention
de l’armée française », affirme
Maurice Schmitt.
Le général Schmitt précise :
« Un mini conseil de défense
très bref s’est tenu sur l’heure à Ryad,
sous la présidence du président de la République, à la
suite duquel l’ordre a été donné d’envoyer
au plus vite deux compagnies à Kigali avec la mission
de protéger les Européens, les installations
françaises, et de contrôler l’aérodrome
et d’assurer l’évacuation des Français
et des étrangers qui le demandent. Ces troupes ne
devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien
de l’ordre, qui étaient du ressort du gouvernement
rwandais. »
Réflexion rapide, suite rapide. Le général
Schmitt précise encore que ces deux compagnies, parties
de Bouar, étaient arrivées le soir même à Kigali.
On se demande sur quelles informations une décision
d’une telle importance a été prise aussi
rapidement, la DGSE n’ayant à cette date guère
d’informations sur le Rwanda, et l’avis de l’attaché de
Défense étant, on le découvrira à l’occasion
de son audition, beaucoup plus réservé sur
la nécessité de cette opération militaire
que ne l’affirme, huit ans plus tard, le général
Schmitt.
Autre singularité, le Premier ministre de l’époque,
Michel Rocard, n’a pas été consulté ni
même informé de la décision d’intervention
militaire. C’est ce qu’il déclare à la
mission parlementaire, précisant qu’il a appris
par la presse la décision présidentielle (un
mode de fonctionnement de l’État français
que l’on croyait l’apanage des républiques
bananières).
Il semble que les membres du gouvernement et les Premiers
ministres qui se sont succédés entre 1990 et
1994 aient fait preuve d’une médiocre curiosité sur
le dossier des interventions françaises au Rwanda,
au nom du « domaine réservé ».
Le manque d’informations est patent à l’audition
des ministres et Premiers ministres concernés. Interrogé le
21 avril, l’ancien Premier ministre Édouard
Balladur « souhaite avoir accès aux documents
officiels qui portent la trace de l’ensemble des décisions
qui regardent cette période ». Que ne l’avait-il
demandé en exerçant ses responsabilités à Matignon…
Un autre ancien Premier ministre français, Pierre
Messmer, analyse ce mode très particulier de fonctionnement
des institutions, (à peine entamé par les règles
de la « cohabitation ») dans un ouvrage
très intéressant, Les Blancs s’en
vont, récits de décolonisation (3) .
Selon lui, il s’agit d’un archaïsme lié à la
gestion très particulière de la politique africaine
de la France concernant ce qu’on appelle « les
pays du champ ». Il y porte une appréciation
personnelle sur l’attitude du chef de l’État
français concernant cette zone : « Je
disais et je maintiens que François Mitterrand était
un maniaque de la gesticulation militaire en Afrique. » Et
Pierre Messmer ajoute : « Un homme d’État
doit être jugé sur les résultats de sa
politique […]. L’idée qu’il se
faisait de l’Afrique était complètement
dépassée ».
Quelle était donc cette idée, et sur quelles
informations reposait la décision prise dans les conditions
que rapporte le général Schmitt, et qui allait
aboutir, au terme de dérapages successifs, à un
appui direct à une dictature préparant le génocide
de 1994 ?
En d’autres termes, quelle est l’étendue
et quelle est la pertinence des informations qui permettent
au président de la République et au gouvernement
de trouver les fondements de décisions d’interventions
militaires dans un pays lointain et peu connu ? Pays
peu connu à la fois par le personnel politique, par
la presse et par l’opinion publique.
Rappelons que les informations des autorités politiques
françaises peuvent provenir de quatre sources principales
:
– Contacts directs à l’occasion de rencontres
en France ou au Rwanda avec les autorités politiques
de ce pays.
– Renseignements glanés auprès des africanistes,
des journalistes, des ONG, des défenseurs des droits
de l’homme, etc.
– Rapports des ambassadeurs et chargés de missions.
– Rapports des services de renseignements civils (DGSE)
ou militaires (DRM).
Tout ceci n’évacue pas la force des préjugés,
des souvenirs scolaires et livresques plus ou moins vagues,
des idées toutes faites, des racontars, des fantasmes,
qui constituent un ensemble de représentations de
l’Afrique particulièrement prévalants,
y compris chez les élites politiques.
L’analyse des auditions de la Mission permet de constater
que certaines sources d’information seront pratiquement
toujours écartées, comme si elles émanaient
de personnalités perçues comme « hostiles à la
France », dans un contexte où l’État
français devait se considérer en situation
de guerre. De nombreux acteurs de la politique française
entendus par la Mission d’information (certains même
siégeant parmi les membres de la Mission !) semblent
considérer que les émetteurs de messages sur
le Rwanda peuvent être catalogués en deux « camps »,
d’une part celui des amis et d’autre part celui
des adversaires de la France. Cette vision purement manichéenne
et manipulatrice évacue évidemment le contenu
de l’information en instrumentalisant ses porteurs.
Durant toute l’opération Noroît,
les télégrammes militaires examinés
par la Mission décrivent le FPR comme l’ennemi.
Il y a lieu de penser que cette vision exclusivement militaire
et antagoniste a pesé sur l’orientation du Renseignement,
mais également sur le comportement des militaires
(parfois les mêmes, notamment au niveau de commandement)
engagés dans les opérations Noroît, Amaryllis et Turquoise.
Les avis des journalistes et des ONG sur le risque de génocide
au Rwanda ont été délibérément écartés.
Les avertissements des défenseurs des droits de l’Homme,
en particulier de la mission conduite par la FIDH au début
de 1993, ont été ignorés, voire même
traités avec ironie et suspicion.
L’audition du général Jean-Pierre Huchon,
chef de la mission militaire de coopération au moment
du génocide, confirme la permanence de cette attitude.
Alors que le 13 mai 1994, le Premier ministre Alain Juppé emploie
pour la première fois le mot de génocide, le
général Huchon déclare « qu’il
avait communication d’informations à travers
la presse, et surtout à travers les organisations
humanitaires, mais il s’est interrogé sur le
degré de fiabilité de celles-ci. » Quelle
perspicacité, plus d’un mois après le
début des massacres massifs…
Pour des raisons culturellement et historiquement compréhensibles,
sinon toujours justifiables, les services français
de Renseignement militaire considèrent avec méfiance
ou hostilité les avis et informations des organisations
de défense des droits de l’Homme. Mais cette
prévention est à l’évidence partagée
par les membres des cabinets ministériels et les collaborateurs
directs du président de la République concernés
par le dossier Rwanda durant la période 1990-1994
et plus tard. Les voix divergentes sont écartées
ou réduites au silence. Les réponses des intéressés
lors des auditions de la Mission d’information sont
loin de faire la lumière sur ce problème. Le
caractère insuffisant, partial ou gravement erroné,
des informations communiquées aux autorités,
apparaît de façon criante au fil des dépositions
devant la mission d’information parlementaire.
L’un des épisodes les plus caractéristiques
de ces lacunes est la gestion de la fausse attaque de Kigali
par le FPR dans la nuit du 4 au 5octobre 1990. Je rappelle
qu’il s’agit, et ce n’est évidemment
pas un hasard, de la nuit qui suit l’arrivée
des premiers soldats français de l’opération Noroît.
Des coups de feu ont été tirés durant
plusieurs heures dans la capitale, y compris sur la façade
de bâtiments diplomatiques français, sans qu’on
relève le lendemain un seul mort ou blessé.
Dès le 5 octobre, il apparaîtra clairement qu’il
s’agissait d’une provocation du gouvernement
rwandais, encouragé par la présence des militaires
français, pour légitimer l’arrestation
massive des Tutsi de la capitale. Christophe Mfizi, alors
directeur de l’Office rwandais d’information
(auditionné par la Mission), est le premier convaincu
que les militaires français ont été l’objet
d’un montage. Pourtant, huit ans plus tard, l’amiral
Lanxade (chef d’état major particulier du président
de la République à cette époque, puis
chef d’état-major des armées) reconnaît
seulement devant la Mission d’information que « l’on
pouvait avoir un doute sur la nature et l’origine des
incidents dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990». Il
est le seul à avoir ce qu’il appelle « un
doute ». Au contraire, tous les acteurs officiels
français du dossier Rwanda, à commencer par
les militaires, s’évertueront durant la crise à défendre
la thèse du régime Habyarimana de l’attaque
contre Kigali. Ce faisant, ils adhèrent à un
complot dont leur pays n’est pas forcément bénéficiaire
et dont le chef de l’État français sera
plus ou moins dupe.
En 1998, devant la mission d’information parlementaire,
les services français du Renseignement militaire affirmaient
encore n’avoir pas d’avis sur la fausse attaque
du 5 octobre. On constate d’ailleurs que de 1990 à 1994,
les militaires français montrent une grande difficulté à porter
un regard critique sur les informations fournies par le gouvernement
rwandais. Il semble impossible que cette attitude contraire à l’évidence
et à toutes les règles du renseignement ne
soit pas dictée par de solides intérêts.
Rappelons à cet égard que la solde d’un
militaire français en opération au Rwanda est
multipliée par quatre à cinq, comme c’est
le cas en Bosnie, mais que la part dépassant le niveau
en France n’est pas soumise à impôt sur
le revenu. Ainsi un colonel touche-t-il mensuellement environ
80000 F, mais il ne paye l’impôt sur le revenu
que pour 20000 à 25000 F. De nombreux autres avantages
de résidence, de promotion, de retraite, etc, sont
liés à ce type d’opération. Confier à l’armée
française et à son service de renseignement
militaire le soin d’informer l’État français
sur la nécessité de l’opération Noroît et
sur la nécessité de maintenir sur place des
militaires français ne peut évidemment
manquer de susciter des conflits entre les intérêts
catégoriels des militaires et l’intérêt
supérieur de l’État. C’est ce que
l’on pourrait appeler la primauté d’une
logique d’intérêts matériels sur
l’idéologie, si l’idéologie n’était
pas la mise en forme d’intérêts…
Au fil des dépositions des responsables militaires
français qui étaient présents au Rwanda,
leur manque de pragmatisme en matière de renseignement
ne manque pas de surprendre. Il semble fortement encouragé par
la réceptivité des autorités politiques
françaises à tout message justifiant l’intervention
armée de la France au Rwanda. Certaines remarques
de personnes auditionnées conduisent à penser
que le « domaine réservé » de
la politique africaine permet aussi à des acteurs
civils non politiques de se livrer à un « jeu
de guerre » en filtrant systématiquement
les informations qui risqueraient de limiter leur marge de
manœuvre. Pour justifier ce jeu, ils survalorisent
la guerre d’influence entre la France et « le
monde anglo-saxon » en Afrique. Pour le petit
monde de la « Françafrique » qui
a fait du syndrôme de Fachoda son fond de commerce,
contenir les anglophones, défendre la francophonie
reste le meilleur rideau de fumée élevé devant
l’accumulation de prébendes et la mise en coupe
réglée des jeunes nations africaines.
Le refus d’entendre les
voix discordantes
Le témoignage du général Jean Varret,
ancien chef de la Mission militaire de Coopération
(octobre 1990 à avril 1993) et attaché de Défense,
provoque de nombreuses interrogations sur les causes et les
conditions de son limogeage en 1993. Résumé de
la Mission : « le général Jean Varret
a expliqué qu’il avait donné des instructions
au DAMI, à la suite de quoi on lui avait indiqué que
ses instructions n’étaient pas les bonnes et
on lui avait retiré son commandement. »
À la question : qui est ce « on »,
il répond « mon ministre ».
Cet épisode est important et mérite de retenir
l’attention. Le général Jean Varret aurait à cette époque
reçu des informations signalant la participation directe
de militaires français aux opérations contre
le FPR (ces militaires français se seraient vantés
de leur participation aux combats). Le général
Varret aurait alors rappelé au DAMI sa détermination à sanctionner
tout manquement « à la stricte définition
de sa mission. »
Suite du résumé de l’audition du général
Varret : « À son retour à Paris,
le ministère lui a demandé de ne plus s’occuper
de cette affaire ». Notons que la mission du général
Varret s’achevait en principe en juillet-août
1993. Quelle urgence nécessitait un désaveu
public (auparavant, il avait été question qu’il
accomplisse une quatrième année, à la
demande de l’amiral Lanxade) ?
Le procès-verbal d’audition du général
Jean Varret provoque de nombreuses questions sur l’existence
d’un lobby au sein de l’armée française,
poussant à un engagement accru au Rwanda et fermant
délibérément les yeux sur les dérives
autoritaires du régime rwandais, comme sur certains
dérapages sémantiques (le général
Rwagafilita appelait ouvertement les Tutsi « la
cinquième colonne »).
Le colonel René Galinié évoque devant
la Mission d’information parlementaire « la menace
de massacre de Tutsis qui planait en permanence, comme l’indiquent
les messages envoyés à l’époque. » Il
précise qu’il avait déjà fait état, « en
janvier 1990, dans son rapport d’attaché de
Défense, de ce risque d’élimination physique
et de massacres. » Pourquoi ses successeurs n’évoquent-ils
plus cette menace, alors qu’elle n’a cessé de
s’accentuer ?
Le préfet Claude Silberzahn, alors chef de la DGSE,
soulève des interrogations sur l’existence d’un
lobby qui aurait filtré les informations sur la situation
au Rwanda, afin d’inciter les autorités françaises à poursuivre
plus avant l’engagement militaire de notre pays. Les
services de la DGSE « avaient regretté, dès
1991, l’engagement croissant de l’appareil militaire
français dans l’affaire du Rwanda, les services
de la DGSE avaient préconisé par écrit
et par oral, dès 1992, le désengagement militaire
de la France et prévu, dès cette même
année, le retour victorieux des émigrés
de l’Ouganda. Si elle avait fait entendre sa voix,
la DGSE n’avait pas véritablement été entendue
[…] M. Claude Silberzahn a estimé que la DGSE
ne saurait porter la responsabilité de ce qu’il
a qualifié de ‘bavure d’ingérence’,
essentiellement due, selon lui, à un appareil militaire
français présomptueux sur ses moyens, décalé par
rapport à la réalité, inconscient de
son ignorance du terrain. »C’est l’ancien
patron de la DGSE qui emploie ces termes !
L’obsession d’un complot
anglo-saxon contre la francophonie
Certains acteurs entendus par la Mission d’information
ont mis en relief l’obsession anti-américaine
du président de la République, obsession qui
aurait été relayée par les différents
intervenants du dossier Rwanda. Ainsi François Léotard :
« De toutes les
conversations que j’ai pu avoir avec le président
Mitterrand – c’est toujours délicat
car le président Mitterrand n’est plus
là –, la personne qui définissait
avec le plus de précision les rapports de force
avec les anglo-saxons et nous dans cette région,
c’était le président de la République,
avec un grand sens de la stratégie et de l’histoire.
Le président de la République avait une
conception géostratégique de cette région
tout à fait précise, culturellement et
historiquement étayée, qu’il exprimait
sans cesse dans les conseils de défense ».
Le témoignage de l’amiral Lanxade, chef d’état-major
particulier du président de la République d’avril
1989 à avril 1991, puis chef d’état-major
des armées d’avril 1991 à septembre 1995,
confirme cette appréciation : « Le
président considérait que l’agression
du FPR était une action déterminée contre
une zone francophone à laquelle il convenait de s’opposer ».
Le « complot américain » ou « anglo-américain » contre
la France est une obsession récurrente du débat
politique français, mais qui semble avoir atteint
son paroxysme avec l’intervention au Rwanda. On en
trouve la trace dans divers propos privés des acteurs
politiques de la crise, mais aussi dans de nombreux articles
de presse « inspirés » ou dans des dérapages
sémantiques délibérés, comme
la qualification des combattants du FPR de « Khmers
Noirs », mélangeant obsession anti-américaine
et phobie anticommuniste.
Or nous ne sommes pas ici dans un jeu de rôles mais
dans la préparation d’un génocide. Le
caractère obsédant, et parfois presque fanatique,
du thème du « complot anglo-saxon contre
la France », rend illisibles les intentions et
actions des acteurs locaux des conflits. Mais n’est-ce
pas son but ?
Les faiblesses structurelles du
Renseignement militaire français au Rwanda
Curieusement, en juin 1993, lorsque le préfet Jacques
Dewatre prend ses fonctions à la tête de la
DGSE, aucune autorité politique ne mentionne le Rwanda
comme priorité en Afrique, alors que la France y maintient
encore un détachement militaire de plusieurs centaines
d’hommes. Il serait intéressant d’interroger
le Premier ministre de l’époque et ses ministres,
concernés sur cette lacune.
Devant la Mission d’information, un officier s’étonne
encore, le 17 juin 1998, du manque d’informations des
forces françaises sur la situation au Rwanda, ce qui,
selon lui, fut une des raisons de l’engagement des
forces spéciales, chargées d’acquérir
du renseignement militaire. Lors de l’audition du colonel
Didier Tauzin, chef du groupe 1 de Turquoise, est
signalée l’absence de communications directes
entre le DAMI et la Mission militaire de
coopération (MMC). Didier Tauzin est alors auditeur à l’Institut
des hautes études de Défense nationale. Il
a été un acteur important de l’engagement
militaire français au Rwanda comme chef de corps du
1er régiment parachutiste d’infanterie de Marine
du 12 décembre 1992 au 28 juillet 1997. Il a commandé le
DAMI Panda en février-mars 1993.
Le colonel Didier Tauzin a été également
conseiller militaire du président Buyoya au Burundi. À tous
ces titres, il est dans l’armée française
l’un de meilleurs connaisseurs de l’Afrique des
Grands Lacs, et particulièrement bien placé pour
porter une analyse sur les dysfonctionnements de l’information
et du Renseignement militaires français au Rwanda.
Interrogé par les parlementaires, le colonel Tauzin
se livre à d’instructives considérations
sur les effectifs et les circuits de commandement. Ses rares
appréciations sur les enjeux humains prêtent
cependant à discussion, par exemple quand il affirme
abruptement : « Par ailleurs les Tutsi sont par
nature des guerriers, ce qui n’est pas le cas des Hutu ».
Cette évaluation d’une situation militaire par
l’atavisme plus ou moins guerrier des divers protagonistes
ne manque pas d’inquiéter de la part d’un
militaire de haut rang qui a été conseiller
d’un chef d’État de la région et
peut-être l’un des informateurs du Renseignement
militaire.
À cet égard, la déposition du général
Jean Heinrich, directeur du Renseignement militaire depuis
sa fondation, en juin 1992, jusqu’en décembre
1993, date de la fin de l’opération Noroît (faut-il
n’y voir qu’une coïncidence ?), mérite
d’être largement citée.
L’autosatisfaction du Renseignement
militaire
Le général Jean Heinrich ne manque pas de
déclarer que le Renseignement militaire possédait
une équipe et notamment un expert africaniste de la
zone de très grande qualité.
« Les services de renseignement français
s’étaient rapidement rendus compte qu’ils étaient
parmi les mieux, voire les mieux informés de la situation
au Rwanda, leur renseignements étaient nettement supérieurs à ceux
que pouvaient avoir les Américains ou les Allemands. »
L’ex-directeur du Renseignement militaire témoigne
pourtant d’une connaissance quelque peu embryonnaire
de la société politique et de l’histoire
rwandaises lorsqu’il est invité à analyser
le génocide :
« Quant à savoir si la direction du Renseignement
militaire avait prévu les événements
d’avril-mai 1994, le général Jean Heinrich
a déclaré qu’elle ne les avait certainement
pas prévus dans leur ampleur, l’irrationnel
ne pouvant être totalement prévu (sic)
mais que les prémisses de novembre 1993 étaient
annonciatrices au moins d’exactions, le FPR ayant déjà à cette époque
commis des actions de ce type dans la région de Ruhengeri
et de Gisenyi ».
Cette explication est curieuse, le FPR n’étant
pas le seul belligérant à avoir commis à cette
date des exactions dans la région Est du Rwanda (le
général Heinrich semble oublier que des militaires
français ont été les témoins
directs d’exécutions de Tutsi Bagogwe lors de
la vague de massacre des Bagogwe en 1992), notamment dans
l’enceinte du camp lui-même appelé Bagogwe,
où est alors basé un détachement français.
Surtout, le génocide de 1994 n’a rien, au plan
politique, d’un « événement
irrationnel ». Suffisamment d’études
ont démontré qu’il a été l’aboutissement
d’un plan concerté, pour qu’il soit inutile
d’y revenir. Que le directeur du Renseignement militaire
qualifie cette tragédie d’ « irrationnelle » mériterait
quelques explications. Au même titre que le colonel
Tauzin lorsqu’il évoque l’atavisme guerrier
des Tutsi.
Il apparaît clairement que le Renseignement militaire
français a été tout simplement incapable
d’imaginer que les autorités rwandaises puissent
faire preuve de duplicité. La DRM s’est laissée
gagner par une sorte de consensus sur les objectifs de la
guerre et l’idéologie qui sous-tendait le régime
tribaliste de Kigali. Elle a considéré le président
Juvénal Habyarimana comme une autorité de même
nature que celle des autorités françaises et
qu’il aurait été inconvenant de suspecter.
Il y a une sorte d’imprégnation politique et
idéologique du corps expéditionnaire français
par le régime rwandais.
Le témoignage du général Jean Varret,
ancien chef de la Mission militaire de coopération,
contredit en bien des points les thèses du Renseignement
Militaire. Ce témoin démontre que la la dérive
fascisante du régime Habyarimana et sa volonté de
liquider la minorité tutsie étaient perceptibles
dès le début des années 1990 (le général
Varret a été en poste au Rwanda entre 1990
et 1994).
Le général Varret explique « que ses
rencontres avec les militaires rwandais avaient conforté cette
analyse. Ainsi le colonel Serubuga, chef d’état-major
des armées à 100% hutues, l’avaient beaucoup étonné,
lorsqu’il avait expliqué à propos de
la démocratie que « entre militaires, vous
savez ce que ça vaut. »Le colonel Serubuga
lui avait d’emblée demandé d’importants
renforts de gendarmerie dans la mesure où celle-ci
devait enquêter sur les intrusions du FPR à l’intérieur
du pays. Lors d’une autre réunion qui avait
lieu avec le colonel Serubuga et ses adjoints, une situation
curieuse s’était produite. Le colonel ne demandait
rien, mais ses subordonnés, parmi lesquels le colonel
Rwagafilita, chargé des basses œuvres du colonel
Serubuga, patron de la gendarmerie, l’adjoint du colonel
Serubuga, réclamaient des armements lourds, dont des
canons.
Après qu’il [NDLR le général Jean
Varret] lui eut lui-même répondu que la gendarmerie
n’avait pas besoin de ce type d’équipement
mais au plus de grenades lacrymogènes et qu’ils
avaient surtout besoin d’apprendre leur travail de
maintien de l’ordre, le colonel Serubuga lui avait
dit en aparté qu’il avait besoin de cet armement
et que le président Habyarimana était d’accord
pour que la France le lui donne. Devant ses propres réticences,
celui-ci avait ajouté que le problème tutsi était
très simple : « Ils sont très peu nombreux
et nous allons les liquider ».
On s’interroge évidemment sur le fait que les
militaires français intervenant au Rwanda n’aient
pas plus souvent recueilli des confidences sur la préparation
du génocide, soit dans leur travail de renseignement,
pour lequel ils sont supposés très qualifiés,
soit par le biais de confidences entre militaires, confidences
favorisées par la « fraternité d’armes ».
Une lacune d’autant plus troublante que le rapport
de la commission d’enquête belge a pointé quantité de
documents très précis annonçant le génocide
et les modalités de sa préparation. Il semble
difficile de croire que les militaires français sur
place étaient moins bien informés que les militaires
belges déployés dans le cadre de la MINUAR à une
date il est vrai plus tardive.
L’aveuglement volontaire
de la DRM
Le résumé, par la Mission, de la déposition
du général Heinrich est particulièrement éclairant :
« Pour la DRM, le renseignement à acquérir
portait sur le FPR, sur l’Ouganda et sur l’aide
que ce pays accordait au FPR, et non sur les milices
ou l’armement de l’armée Rwandaise,
faisant observer que la présence française
auprès de l’année rwandaise justifiait
cette priorité de recherche. »
Il convient de rappeler que, pour des raisons notamment d’économie,
la DGSE avait laissé au Renseignement militaire le
soin de suivre la situation au Rwanda. On peut s’interroger
sur la pertinence de ce choix et sur la qualité des
informations recueillies, limitées à une seule
des parties au conflit. Cette question dépasse le
cas du Rwanda et mériterait une recherche approfondie
: à la lumière de la tragédie du Rwanda,
le Renseignement militaire peut-il être considéré comme
une source d’information fiable pour les dirigeants
français dans les pays ou régions où il
appuie une intervention militaire française ?
Autre source d’interrogations, le « splendide
isolement » de la DRM. Claude Silberzahn, directeur
de la DGSE de 1988 à 1993, reconnaît qu’en
l’absence de correspondant au Rwanda, son service « s’adressait
très normalement à un service ami, notamment
le service belge qui y était fortement implanté,
comme il l’était également au Burundi
et au Zaïre, dans le cadre de l’immense bourse
d’échanges qui réunit les services entre
eux. » Il ajoute qu’il existait « un
marché permanent du renseignement qui fonctionnait
selon le système du donnant-donnant. »
Au contraire, le général Jean Heinrich reconnaît
une absence de coopération de ses services avec les
Belges sur le théâtre d’opération
et dans la période concernée. Ainsi qu’ « une
absence de coordination avec la DGSE » :« Le
général Jean Heinrich a répondu que
si la collaboration entre la DRM et la DGSE est bonne, la
coordination faisait malheureusement défaut ».
Que signifie une bonne collaboration entre services de renseignements,
en l’absence de coordination ? Comment expliquer que
sur bien des points cruciaux, le directeur de la DGSE apporte
la contradiction au directeur du RM (sur le risque de génocide
décelé avant 1990 par la DGSE, sur le regret
d’un engagement croissant de l’appareil militaire
français dès 1991, sur la prévision
de la victoire du FPR dès 1992, sur le camp auquel
appartiennent les auteurs de l’attentat contre l’avion
présidentiel) ?
L’absence de distance critique
de la DRM
Rappelons que l’intervention française au Rwanda
après le 4 octobre 1990 a mis en œuvre au moins
deux entités :
1) Le DAMI-Panda, sous la direction du lieutenant-colonel
Tauzin, avec 70 officiers, sous-officiers et spécialistes
du 1er Régiment de parachutistes de l’Infanterie
de Marine (RPIMA).
2) Le détachement Noroît proprement dit, composé d’unités
tournantes de l’armée conventionnelle, qui sont
relayées tous les quatre mois.
Mais derrière cette simplicité apparente se
cachent de nombreux antagonismes et des confusions de rôles.
Le témoignage du Général Jean Varret,
ancien chef de la mission militaire de coopération
(octobre 1990 à avril 1993) éclaire d’un
jour particulier les problèmes de commandement militaire
français au Rwanda. Le général Varret était à la
fois chef de la Mission d’assistance militaire (MAM)
et attaché de Défense.
C’est un bon connaisseur de l’Afrique. Il a été volontaire
pour le poste au Rwanda, pour lequel il a reçu l’appui
de l’amiral Jacques Lanxade, chef d’état-major
particulier du président de la République.
Le général Jean Varret note que le détachement
d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) était
tiraillé entre les ministères de la Défense,
celui des Affaires étrangères et la cellule
Afrique de l’Élysée.
Le général Jean Varret se plaint notamment
de ce que « en juillet 1991, une mission sur place
réalisée par M. Paul Dijoud, M. Jean-Christophe
Mitterrand et le colonel Jean-Pierre Huchon s’était
déroulée à son insu et s’était
appuyée sur l’aide du colonel René Galinié,
chef de la mission d’assistance technique militaire » (son
prédécesseur au Rwanda). Il a vu entre 1991
et 1993 le nombre des assistants techniques militaires et
membres du DAMI au Rwanda passer de trente à cent,
et l’aide directe augmenter de 20 à 44 millions
de francs. Il note que l’armée rwandaise, exclusivement
composée de Hutu, est passée de 15 000 à 40
000 hommes, dont 8 000 gendarmes.
En février-mars 1993, le DAMI est brièvement
passé sous les ordres du colonel Delors, chef de l’opération Noroît.
Après le remplacement du général Jean
Varret par le colonel Cussac, ce dernier a retrouvé son
autorité sur le DAMI et les AMT.
Les déclarations du général Huchon sur
les relations d’autorité entre le DAMI et la
MMC restent peu claires. Visiblement, des tensions existent
entre les groupes et unités de militaires français
au Rwanda. On ne peut exclure que ces dysfonctionnements
aient altéré les processus de décision,
ainsi que la capacité opérationnelle du Renseignement
militaire.
En réalité, l’attaché de Défense
joue à la fois un rôle de commandant des opérations
et un rôle de coordinateur du Renseignement militaire.
Une dualité qui ne favorise évidemment pas
le recul nécessaire à l’égard
des sources, mais qui tend au contraire à instrumentaliser
le renseignement au gré des contingences quotidiennes.
D’autre part, en tant que conseiller de l’ambassadeur,
l’attaché de Défense partage avec lui
ses informations et ses appréciations sur la situation
militaire. Il serait intéressant de comparer les télégrammes
diplomatiques et les rapports quotidiens de l’attaché de
Défense. Comme l’a relevé le préfet
Claude Silberzahn, il y a identité d’analyse
entre l’ambassadeur de France et la Mission militaire
de Coopération, limitant d’autant la diversité des
informations délivrées à l’autorité politique.
Les ambiguïtés de l’Opération Turquoise
La décision de lancer Turquoise est prise
le 18 juin 1994. Elle représente 3060 hommes, dont
508 étrangers des pays suivants : Sénégal,
Guinée-Bisau, Tchad, Mauritanie, Égypte, Niger,
Congo-Brazzaville. Elle conduit à engager 700 véhicules
et 800 tonnes de matériel.
Présentée aujourd’hui par l’effet
de sa médiatisation comme une opération de
bout en bout humanitaire Turquoise soulève
pourtant de nombreuses questions sur les motivations de ses
concepteurs et l’adéquation des moyens militaires
déployés, aussi bien en spécialistes
de services « action » qu’en
armements de toute nature, notamment de chasseurs-bombardiers.
Dans son audition du 21 avril, Édouard Balladur évoquant
différentes options qui lui auraient été présentées,
indique clairement que certains dirigeants politiques envisageaient
une action armée bien davantage qu’une intervention
humanitaire :
« Une intervention sous
forme d’interposition, présentée par
ceux qui en sont les tenants comme une manière de
stopper l’avance des trouves du FPR. Elle aurait impliqué une
action de guerre menée par les troupes françaises
sur un sol étranger. Je m’y suis opposé.
Ma conviction était que notre pays ne devait pas s’immiscer
dans ce qui apparaîtrait rapidement comme une opération
de type colonial. […] Notre opération fut finalement
menée conformément aux principes que j’avais
définis. Les soldats français désarmèrent
et neutralisèrent les milices hutues et les FAR qui
se trouvaient dans la zone démilitarisée ».
Alain Juppé semble confirmer l’existence de
sérieuses divergences sur le sens à donner à Turquoise : « La
presse a prétendu qu’il y avait eu une opposition
au sein du gouvernement sur l’opération Turquoise.
Je précise que j’étais pour cette opération. »
Selon l’amiral Lanxade, dans les conseils restreints,
personne ne s’est opposé à l’intervention Turquoise. « Des
discussions internes ont néanmoins eu lieu […]
la France risquant d’être considérée
comme se plaçant en situation d’interposition
au profit des génocidaires. »
Il est regrettable que la Mission d’information n’ait
pas cherché à identifier les partisans de l’intervention
armée. Ceci permettrait de mieux comprendre quels
réseaux d’influence et quelles motivations inspiraient
précédemment l’action de la France au
Rwanda.
François Léotard indique que « la zone
humanitaire sûre a été décidée
lors d’un conseil de défense avec le président
de la République. Le contour en a été défini
avec le chef d’état-major des armées ».
Il faut noter la déposition du général
Jean-Claude Lafourcade, commandant des forces Turquoise du
22 juin au 21 août 1994. Interrogé par la Mission,
il reconnaît que la zone humanitaire sûre a été décidée
après-coup, « face aux événements,
lorsque l’opération s’est trouvée
confrontée au FPR. »Certaines auditions
ou sources extérieures laissent supposer que les militaires
français de Turquoise n’ont été convaincus
de l’existence d’un génocide que plusieurs
jours après leur déploiement, perdant ainsi
l’occasion de sauver de nombreuses vies. Malheureusement,
la Mission pose peu de questions pertinentes à ce
sujet.
Turquoise face
aux FAR et aux miliciens Interahamwe
Les discours des militaires et ceux des politiques se rejoignent
dans le registre de l’autocongratulation. Pour les
uns et les autres, l’action de la France a été « admirable » et
contester cette thèse signalerait un complot alimenté de
l’étranger. Au point d’atteindre à l’invraisemblance.
Le général Lafourcade semble plus soucieux
de relayer le discours officiel que de décrire la
réalité lorsqu’il affirme que les FAR
et les Interahamwe ont été désarmés,
et qu’il évoque en 1998, quatre ans après
les faits, la « stricte neutralité » de
l’opération française Turquoise.
Alain Juppé se montre plus prudent en affirmant : « dans
celle zone, les armes étaient proscrites [...] mais
nous n’avons pas pu arrêter les criminels :
cette opération était au-delà de nos
possibilités et n ‘était pas mentionnée
dans notre mandat. » Et il ajoute : « On
nous reproche de ne pas avoir arrêté la RTLM.
Nous n’avions pas mission de l’arrêter :
nous l’avons recherchée, mais lorsque nous l’avons
localisée, elle émettait depuis l’extérieur
du Rwanda ».
Le général Philippe Mercier, qui fut chef d’état-major
du ministre de la Défense (24 mai 1994 au 31 août
1995), indique dans sa déposition le 3 juin 1998,
que c’est à partir du 20 juillet 1994 que l’opération Turquoise est « devenue à dominante
humanitaire ». On peut se demander ce qu’elle était
exactement avant. Et si le Renseignement militaire n’avait
pas, jusqu’à cette date, volontairement négligé de
prendre la mesure du génocide en privilégiant
l’information sur le FPR et ses positions, tout comme
avant le mois d’avril 1994 il ne s’intéressait
qu’aux informations émanant de la zone FPR.
Aujourd’hui, on peut se demander si la chaîne
de commandement militaire était réellement
décidée à appliquer les consignes du
Premier ministre Édouard Balladur, ou si elle n’avait
pas le sentiment qu’une autre action, plus offensive,
plus excitante, avait la caution de l’Élysée.
L’adhésion idéologique
au régime Habyarimana
L’audition du général Jean-Pierre Huchon,
ancien chef de la mission militaire de coopération
du 20 mai 1993 au 30 septembre 1995, après avoir été chargé auprès
de l’état-major particulier du président
de la République des affaires africaines, est révélatrice
de ce qu’il est difficile de ne pas qualifier d’animosité aveugle
de certains acteurs français à l’encontre
du FPR, et au contraire d’adhésion irréfléchie
aux thèses et à l’idéologie du
pouvoir rwandais.
Le général Huchon accable dans sa déposition
le FPR qui tuerait systématiquement les témoins
de ses exactions. Une appréciation qui contraste avec
le jugement bienveillant porté sur les Forces Armées
Rwandaises par l’intéressé.
Après l’attentat du 6 avril 1994 et le déclenchement
des tueries, le seul véritable effort d’information
reconnu par le général Huchon est la fourniture
au général Bizimungu, chef d’état-major
des FAR, d’un téléphone sécurisé pour
communiquer avec lui, et 17 petits postes à sept fréquences « pour
faciliter les communications entre les unités de la
ville de Kigali (car) il est très vite apparu que
personne ne contrôlait la situation. »
On peut éprouver un certain malaise en notant ce commentaire
du général Huchon concernant les rencontres à Paris
avec l’attaché militaire rwandais durant le
génocide : « Les contacts avec
l’attaché rwandais ont permis de faire passer
des messages de modération, de ne pas basculer dans
l’extrémisme. »
L’ancien chef d’état-major Maurice Schmitt « a
estimé que l’origine du génocide pouvait
se situer dans l’effroyable panique qui a saisi les
Hutus à la suite de l’offensive du FPR dans
le Nord du pays », résume la Mission d’information.
Là encore, cette thèse est calquée sur
le système de défense des « génocidaires » devant
le tribunal d’Arusha.
Aussi longtemps qu’ils ont joué un rôle
au Rwanda, puis dans leur défense devant la Mission
d’information parlementaire, les conseillers de François
Mitterrand et les militaires construisent leur action puis
leurs explications sur le postulat que le génocide
a été accompli dans l’intérêt
de la France. Même si la majorité des Français
ne partagent pas cette appréciation.
NOTES
(1).
Boubacar Boris Diop est un des écrivains africains
qui ont participé à l’initiative de
Fest’Africa en 2000. Voir sur ce point le volume
dirigé par C. Coquio et A. Kalisky,
Rwanda :
témoignages et littérature, publié dans
la revue francoallemande
Lendemains, 2003 (avec
un texte de Boris Diop).
(2). Enquête
sur la tragédie rwandaise (1990-1994), Mission
d’information commune, Assemblée Nationale,
Documents d’information, rapport n°1271. Trois
tomes, 4 volumes. 1998. Présidence : Paul
Quilès. Rapporteurs : Pierre Brana, Bernard
Cazeneuve. Les auditions, évoquées ou citées
ici, de Maurice Schmitt (29 avril 1998 pp 187-196), Édouard
Balladur, François Léotard, Alain Juppé,
Michel Roussin (21 avril), Georges Martres, Jean-Christophe
Mitterrand (22 avril), Hubert Védrine (5 mai),
Jean Varret, René Galinié, Jacques Lanxade
(6 mai), Robert Galley, Jean-Michel Marlaud (13 mai),
Bruno Delaye, Christian Quesnot (19 mai), Philippe Mercier
(3 juin), sont rassemblées dans le Volume d’Auditions
III, 1. Les auditions de Pierre Joxe (9 juin), Jean-Pierre
Chevènement (16 juin), Jean-Claude Lafourcade,
Patrice Sartre (17 juin), Jean Heinrich (25 juin), Michel
Rocard, Édith Cresson, Roland Dumas (30 juin),
sont rassemblées dans le volume III, 2.
(3).
Ed. Albin Michel, 1998. Sur l’implication dans les
réseaux françafricains de Pierre Messmer
lui-même, ancien premier ministre de Pompidou, proche
de Pierre Juillet, qui fut un des initiateurs de J. Chirac à ces
réseaux, on consultera le livre de F.-X.Verschave, Noir
Chirac, Paris, Les Arènes, 2002, en particulier
pp. 46-47.