25/01/2011

"l'autre chose" de Mallarmé

Mallarmé confie qu’il a « toujours rêvé et tenté autre chose ». Quoi ? « … c’est difficile à dire : un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hazard, fusent-elles merveilleuses.. J’irai plus loin, je dirai : le Livre persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies » (Correspondance complète, p. 587-586). L’aveu du poète a un double effet de chic et de cliché. Il donne à croire que l’œuvre faite ou en train de se faire n’est rien au regard de l’Œuvre à faire. Écrire s’accomplit donc par renoncement à quelque grand Texte impossible, et le poème ne surgit plus d’une combinaison de règles d’écriture et de génie créateur ; il est la marque inscrite, c’est « un moment » d’un processus qui passe par lui sans s’y arrêter, qui tente d’aller « plus loin ».

Aller « plus loin » par où ? Jusqu’où ?
Arrêtons-nous un instant à la réflexion de Mallarmé sur la langue qui a bouleversé la poésie du XIXe siècle et d’après, jusqu’à aujourd’hui. Vers 1863, le poète articule l’existence de deux langues différentes, radicalement hétérogènes : l’une destinée à la simple information, n’a pas d’autre ambition que de raconter, de décrire ou d’enseigner ; elle permet l’échange entre les hommes. Les mots ressemblent alors à des pièces de monnaie qu’on se passe de main en main ; l’autre, fondamentale, s’efforce de revenir à l'origine sacrée de la langue et, en retrouvant des pouvoirs magiques, échappe à la banalité pour parvenir à exprimer les essences. C’est à partir de ces considérations posées en toute simplicité que Mallarmé s’apprête à faire passer une étude scientifique du langage. Pour lui, parole et écriture sont complémentaires. Le texte poétique reflète les manifestations de l’Idée et fait surgir une musicalité. Le mot s’inscrit sur la blancheur de la page, « pli de sombre dentelle, qui retient l’infini ». Ainsi est-il que les mots du poème, réservés aux seuls initiés, parviennent à susciter la notion pure, dégagée de toute réalité. La disposition typographique y contribue de même, elle aide à l’éclosion du sens. Partition musicale et grimoire d’idées, l’écriture de poèmes chez Mallarmé tente de réinvestir le mot de ses pouvoirs perdus.

Et, il est bon de temps en temps de se plonger, de replonger dans l’œuvre d’un poète, ici Mallarmé, pour faire revivre l’évidence que le vers permet de combiner les mots et parvient à « autre chose », à une sonorité inattendue, à une idée saillante, prodigieuse. On voit alors que le poète crée des voisinages inhabituels. Il sait disposer les paroles pour qu’elle se renforcent, s’opposent, s’estompent ou se complètent. Ces paroles perdent un peu de leur autonomie pour vivre dans le vers. Dans une lettre à Henri Cazalis du 5 décembre 1866, Mallarmé précise sa pensée : « … ce à quoi nous devons viser surtout est que, dans le poème, les mots – qui déjà sont assez eux pour ne plus recevoir d’impression du dehors – se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les transitions d’une gamme. Sans qu’il y ait d’espace entre eux, et quoiqu’ils se touchent à merveille, je crois que quelquefois vos mots vivent un peu trop de leur propre vie comme les pierreries d’une mosaïque de joyaux ». (Corr. I, p. 234).

Portrait par Manet, 1876
Outre ses poèsies et des idées, reste aussi dans l’esprit des lecteurs, Mallarmé peint par Édouard Manet. Un sourire énigmatique sur les lèvres cachées, le poète dissimule sa vision tragique de la vie derrière une apparente sérénité. Même dans les moments difficiles où sa raison vacille, il se retient de sombrer dans la rigidité de l’excessif sérieux. Il va jusqu’à se pasticher lui-même dans Prose à Cazalis. Mallarmé sait que le sourire constitue un des meilleurs remparts : sourire c’est conserver son mystère ; donner à voir et à entendre « autre chose ». 

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