C’est dès 1990 qu’Altman écrit Short Cuts, avec Frank Barhydt, d’après neuf nouvelles et un poème de Raymond Carver. La veuve de l’écrivain, Tess Gallagher1, rappelle combien leur méthode d’écriture s’inspirait alors du jazz qu’Altman admirait tant :


« Comme des musiciens de jazz, ils se lançaient dans des sortes de riffs sur les nouvelles de Carver, inventant leurs propres personnages pour les ajouter aux siens, notant les scènes sur des fiches de diverses couleurs qui leur permettaient d’avoir une vue d’ensemble de cette vaste mosaïque sur un mur des premiers bureaux de la production, à Malibu » .


Ce n’est que deux ans plus tard, lors d’une projection privée organisée à son intention, que Tess Gallagher ressentit « dans son plexus solaire » la secousse produite par la fusion entre deux univers, celui de Carver et celui d’Altman. Ce choc, nous sommes quelques-uns à l’avoir éprouvé devant le film. Une scène en particulier, située dès le début du film, imposa une évidence, qui ne devait plus me quitter pendant tout le film : la musique y jouait un rôle particulier, à mille lieux de la fonction ornementale à laquelle elle est trop souvent réduite. Gérard Camy2 rappelle combien la musique prend une part importante dans les films d’Altman :


« Depuis toujours, la musique a tenu une place primordiale dans les films qu’Altman a réalisés. Mais depuis Nashville, cette musique devient un élément fondamental de la structure même de son œuvre. L’entrelacs de lignes thématiques, harmoniques et mélodiques, les silences, les pauses et les soupirs de la composition symphonique semblent rythmer le déroulement de l’histoire et offrent un réseau infini de possibilités que le cinéaste exploite avec bonheur. Le jazz, qui sourd de tous les plans de Kansas City, participe à l’évolution de l’intrigue relativement mince, l’organise, la précède, l’accompagne de brusques solos de saxophone en reprises collectives, violentes ou nostalgiques, endiablées et mélancoliques, du band à l’unisson ».


On peut aller encore plus loin, comme Michel Cerceau3 le fait dans le même ouvrage au sujet de Short Cuts, et voir le film entier comme une composition symphonique :


« Altman établit, en dépit de l’absence apparente de relations dramatiques, des jeux de résonance (parallèles, antithèses ou contrepoints, peu importe). Bien plus encore que de composition dramatique ou de mise en perspective, c’est de composition symphonique, donc, qu’il faut parler ».


Et Cerceau d’évoquer les nombreuses résonances, les effets de rimes et les leitmotivs qui ponctuent le film. Cependant, cette exploration du film dans l’axe horizontal (axe de la mélodie) ne rend pas suffisamment compte du travail à l’œuvre dans la simultanéité. Il s’avère en effet utile d’étudier et d’écouter attentivement ce qui se joue dans l’axe vertical (axe de l’harmonie), pour qui veut, comme ici, traquer le chant là où, apparemment, il n’y a que voix parlée.


Des 27 personnages de Short Cuts (Altman aime le film dit « choral » : on ne compte pas moins de 24 personnages dans Nashville, et 48 dans A Wedding, deux autres de ses films), trois ont été inventés par Altman, et non tirés de l’œuvre de Carver. Deux sont des femmes, Tess et Zoé Trainer, incarnées par Annie Ross et Lori Singer, musiciennes dans le film et dans la vie. Il manquait donc, aux yeux (ou aux oreilles) d’Altman, de la musique dans les récits de Carver :


« Si l’on se demande le pourquoi des modifications et additions apportées par Altman, on constate qu’elles visent moins à renforcer la construction dramatique, ou la psychologie, qu’à enrichir le contrepoint des thèmes et motifs dans une composition essentiellement musicale4».


Et nous allons constater que si le troisième de ces personnages inventés (Stormy Weathers, joué par Peter Gallagher) n’est pas musicien dans le film (bien qu’il joue d’un drôle d’instrument, la tronçonneuse), la musique, elle, est loin de l’ignorer.



1 Short cuts (script), Robert Altman et Frank Barhydt, préface Tess Gallaguer, Editions de l’Olivier, 1994.


2 Lectures d’une œuvre, Short Cuts Raymond Carver Robert Altman, ouvrage collectif coordonné par Philippe Romanski, Editions du Temps, 1999.


3 Op. cit. , p. 176.


4 Jean-Pierre Coursodon, « Short Cuts, Carver in Altmanland », Positif n° 395, janvier 1994.

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