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Intervention d’Arnaud Ramière de Fortanier

Les archives de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez

Le gouvernement égyptien nationalise en 1956 la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, – et non le canal qui n’a jamais cessé d’être égyptien – quelques années avant la fin de sa concession centenaire prévue de toute façon pour 1968, dans les limites de ses actifs sur place : il n’y a ainsi jamais eu de revendication égyptienne en ce qui concerne les archives de la Compagnie universelle demeurées en France. L’Égypte s’acquitta sans problème de l’indemnisation fixée par la Banque mondiale ; ce n’est pas assez connu. S’en suivit quelques temps de flottement  à Paris pour redonner une identité juridique au nouvel ensemble, à la direction générale en particulier qui avait son siège historique au 1 de la rue d’Astorg ; la Compagnie financière de Suez est alors créée avec comme premier président Jacques Georges-Picot, le dernier directeur général de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez : ce dernier jugea qu’il n’appartenait pas au nouvel organisme, alors essentiellement financier, d’assurer la mémoire et la gestion du patrimoine historique de l’épopée du canal de Suez et de son fondateur, des Lesseps, des princes d’Arenberg, des Vogüé, des Charles-Roux sans parler des grands ingénieurs qui firent le canal depuis les savants de Bonaparte et les premiers saint-simoniens… C’est ainsi qu’il fonde en 1978 l’association du Souvenir de Ferdinand de Lesseps et du canal de Suez à qui il fit attribuer l’ensemble du patrimoine archivistique, documentaire, historique et artistique en risque de déshérence et à la veille d’une nouvelle nationalisation, française cette fois-ci ;  il lui ménagea les moyens matériels et humains nécessaires à son bon fonctionnement. Il en est le premier président : c’est dire à quel niveau la décision a été prise.

Arnaud Ramière de Fortanier, pré­si­dent de l’Association du Souvenir Ferdinand de Lesseps et du Canal de Suez

Je fis la connaissance de Jacques Georges-Picot à Marseille en 1983 à l’occasion de la grande exposition sur l’Orient des Provençaux où pour la première fois les collections de l’association furent présentées en public aux Archives de la Ville ; ce fut l’occasion d’une poignée de main mémorable avec le nouveau ministre d’État socialiste Gaston Defferre, lui-même gendre de François Charles-Roux qui avait été le président de la Compagnie universelle lors de sa nationalisation par Gabal Abdel Nasser. La roue tournait…

La plus grande partie des archives avait été déposée aux Archives nationales dès 1977, à Fontainebleau avant d’être transférée à Roubaix dans le magnifique bâtiment  des Archives nationales du Monde du Travail. Il s’agit de près d’un kilomètre et demi linéaire d’archives administratives, financières et techniques, y compris les dossiers individuels des personnels et du transit maritime. Parfaitement classé, l’inventaire est désormais en ligne sur le site des Archives nationales, de notre association et de la Bibliothèque d’Alexandrie.

Très rapidement, on y trouve en particulier sous la cote principale AQ 153 :

Organes directeurs : assemblées générales des actionnaires, commission consultative internationale des travaux, comité consultatif de Londres, comité de direction, conseil d’administration, commission de vérification des comptes, commission des finances, commission des travaux, conseil supérieur des travaux, correspondances des présidents et administrateurs.

Secrétariat général, agence supérieure, assemblées générales, bureaux et agences, etc.

Conférence des chefs de service d’Égypte, contentieux, correspondance, cultes, documentation générale, documentation historique, domaine commun (municipalité de Port-Saïd). Écoles, immeubles, missions.

Nationalisation, accord international et indemnisation.

Personnel, dossiers individuels, recrutement, recensement, grèves, œuvres sociales. Règlement sur l’emploi des ouvriers indigènes pendant le percement du canal (1856), règlement des retraites (1856-1876).

Relations avec les armées égyptienne, turque, britannique et française.

Transit, dossiers armateurs, mouvements maritimes, règlement de navigation, taxation.

Travaux et questions techniques, relevés hydrographiques.

Matériel : dragues, porteurs de déblais, remorqueurs, bateaux pilotes et pilotines, ferry-boats et bacs, matériel de balisage, appareils de levage Schneider, ponton grue automoteur du Creusot…

Plans cadastraux, d’églises, de l’hôpital…

En 1989, afin d’assurer la pérennité de ce fonds en cas de catastrophe, fusion ou nouvelle nationalisation, et éviter une dispersion éventuelle, l’association s’est rapprochée de la Fondation de France à qui elle a apporté la propriété de ses collections, ce qui leur a conféré un statut d’inaliénabilité en tant que fondation hébergée, SUEZ  faisant  l’apport d’un capital de un million de francs de l’époque, nécessaire pour le garantir. Ainsi était créé un Fonds intitulé « Fondation Association du Souvenir de Ferdinand de Lesseps ». L’objet du fonds étant, je cite :

« De perpétuer et de défendre le souvenir de la vie et de l’œuvre de Ferdinand de Lesseps, du Canal de Suez et de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez,

De conserver et d’acquérir éventuellement des objets et documents relatifs à la construction du canal maritime de Suez depuis son origine jusqu’à la cessation de son exploitation,

D’organiser toute manifestation scientifique, culturelle, artistique se rapportant directement ou indirectement aux objets définis dans les deux alinéas précédents,

D’accueillir des chercheurs s’intéressant aux objets ci-dessus et de les aider.

L’association du souvenir de Ferdinand de Lesseps et du Canal de Suez, tant qu’elle serait en mesure de le faire, remplirait l’objet du Fonds en accord avec la Fondation de France »

En 1997 enfin, à l’initiative de l’ambassade d’Égypte, l’UNESCO inscrit sur le registre de la mémoire du monde le patrimoine documentaire de la Compagnie universelle conservé tant en France qu’en Égypte, assorti d’une convention prévoyant un micro filmage  pour en faciliter l’accès aux chercheurs égyptiens ; d’où la constitution d’un fonds virtuel « Canal de Suez » à la Bibliothèque d’Alexandrie, et les apports successifs d’abord de microfilms puis d’enregistrements numériques qui apparaissent désormais sur le site internet de l’Alexandrina. En 2002, une importante exposition suivie d’un colloque a eu lieu dès son ouverture à la Bibliothèque d’Alexandrie, consacrée au canal de Suez et coorganisée par notre association qui se situe délibérément dans une perspective de rapprochement franco-égyptien sur un sujet rendu sensible, dans un contexte de repentance tout azimut, par l’histoire coloniale et par les retombée de la malheureuse expédition, dite de Suez de notre côté, appelée plutôt sur place « agression tripartite ». Chaque année un chercheur égyptien se voit invité à venir à Roubaix travailler sur les Archives du canal dans la perspective de la réécriture d’une histoire controversée  qui fait partie tout de même de notre patrimoine commun. Cette année, c’est une architecte-historienne qui travaille ainsi au Caire sur les archives, cartes et plans du canal en arabe.

Le 2 juin 1999, une plaque commémorative est inaugurée solennellement en haut de l’escalier d”honneur de l’immeuble historique de la rue d’Astorg par Federico Mayor, directeur général de l’Unesco, en présence de SE M. Fathi Saleh, ambassadeur d’Égypte auprès de l’Unesco, et bien sûr de Gérard Mestrallet, président directeur général de Suez, Jean-Paul Calon étant président de l’Association du Souvenir. La réciproque devait en principe être réalisée à Ismaïlia mais ce qui a été inauguré quelques temps après là bas est plutôt un monument commémoratif des différentes guerres de Suez ; notre association y fut invitée et mise à l’honneur : seul Français ou presque, j’y reçus un accueil chaleureux malgré l’ambigüité d’une bruyante manifestation patriotique quelque peu prévisible… M. Moufid Cheehab, ministre en exercice – toujous en place à ce jour d’ailleurs –  fit une partie de son discours en français en raison de ma présence.

Parallèlement, une convention particulière est signée avec les Archives nationales d’Égypte au Caire en présence de Mme de Boisdeffre alors directrice des Archives de France.

La valorisation de ce fonds est assurée par l’association avec en plus un musée aménagé rue d’Astorg dans l’ancienne salle du Conseil, et de nombreuses publications, expositions et manifestations, y compris internationales comme récemment à Barcelone, Florianópolis (Brésil), Séoul et Shanghai ; cette année probablement à Houston (Texas) ou de nouveau à Barcelone. Une convention sur trois ans a enfin été signée avec le Cnrs, l’Institut national d’histoire de l’art (l’INHA, plusieurs universités dont celle de Tours, et l’Institut français d’archéologie orientale (l’Ifao) pour étudier systématiquement l’histoire des villes du canal, avec la publication de trois ouvrages illustrés sur Port-Saïd, Ismaïlia et Suez un quatrième étant programmé sur le canal de Suez lui-même. Il s’agit du projet Isthme dirigé par Mercédès Volait, grande spécialiste de l’architecture moderne égyptienne.

Un bulletin a été créé pour publier les principaux résultats des recherches effectuées dans ces fonds.

Nous avons là un exemple original de gestion et de sauvegarde d’un fonds archivistique privé dans des circonstances dramatiques totalement imprévues, mais avec une souplesse et une adaptabilité remarquables avec un accompagnement amical et efficace d’un service d’État comme les Archives nationales qui jouent loyalement la logique du « dépôt » ; on constate enfin, malgré les aléas, une prise en charge continue, sans rupture, au milieu de deux nationalisations dramatiques et de plusieurs fusions inquiétantes, la dernière – mais s’agit-il bien de la dernière ?- n’étant pas la moindre, celle qui nous donne d’être reçus aujourd’hui par GDF SUEZ dans une tour de La Défense dont la modernité n’aurait pas déplu à Ferdinand de Lesseps.

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